Connivences ironique et ludique dans le détournement de la

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Les médias au Maghreb et en Afrique subsaharienne, 253-270
> LES DISCOURS MÉDIATIQUES
AFRICAINS EN CONFRONTATION
IBTISSEM CHACHOU
Université de Mostaganem, Algérie
DZ-27000
CONNIVENCES IRONIQUE ET LUDIQUE
DANS LE DÉTOURNEMENT DE LA PUBLICITÉ
SUR FACEBOOK EN ALGÉRIE : LA LIBERTÉ D’EXPRESSION
CITOYENNE DANS LES RÉSEAUX SOCIAUX
Résumé. — Dans cet article, nous étudions les différents procédés de détournement de
publicités réalisés par des internautes algériens sur le réseau social Facebook. La réflexion
porte sur les procédés de disqualification ironique et parodique des panneaux publicitaires
d’entreprises publiques et privées pendant l’été 2012. Cette disqualification fait suite
à des dysfonctionnements en matière de prestations de services. Les détournements
stylistiques, argumentatifs, iconiques et énonciatifs variés élaborés concernent surtout les
logos, les devises, les slogans, les images, les rédactionnels, les noms de produits et les
noms des entreprises.
Mots clés. Internautes algériens, détournement publicitaire, ironie, parodie,
disqualification, Facebook.
254 les discours médiatiques africains en confrontation
I. Chachou
L’objectif de cette contribution est de décrire une forme de créativité ludique
et ironique chez les internautes algériens comme mode d’expression libre
dans l’appropriation des nouvelles technologies de la communication. Il
s’agit du détournement parodique1 de textes publicitaires et d’images à l’aide de
photoshop2. Si l’inventivité des jeunes Algériens dans la production de certaines
pratiques sociodiscursives a déjà retenu l’attention de chercheurs, le numérique
offre de nos jours de nouvelles perspectives d’études dans la saisie des modes
de production, de réception et de circulation de messages verbaux plurimodaux
d’ordre diaphasiques3. Cette créativité se manifeste par les procédés de la re/
siglaison et de la re/nomination, par les créations sloganoïdes et le défigement
des locutions4 propres au milieu des entreprises. Ce détournement concerne
les spots publicitaires des entreprises étatiques et les logos d’entreprises privées
dont le contenu est tourné en dérision à cause des dysfonctionnements de leurs
prestations de service qui ont pénalisé les citoyens durant l’été 2012, notamment
en matière d’électricité et de connexion. La subversion ironique qui vise à ruiner
l’autorité de l’annonceur officiel concerne trois entreprises. À cet effet, les jeunes
internautes ont rivalisé d’ardeur dans la manière de dénoncer les mauvaises
prestations de ces entreprises. Le détournement des publicités commerciales
s’est opéré selon deux procédés : la parodie et l’ironie. L’ironie est définie comme
« un acte d’énonciation » ( Charaudeau, 2006 : 20 ) qui vise à créer la connivence
avec l’interlocuteur et « un acte de discours qui s’inscrit dans une situation de
communication » ( idem : 21 ). L’auteur définit trois types de connivence qui varient
en fonction de l’acte d’énonciation et de la situation de communication, et qu’on
peut retrouver dans une même production. La première connivence, dite ludique,
consiste en « une fusion émotionnelle de l’auteur et du destinataire » ( idem : 36 ),
la seconde, critique, « propose au destinataire une dénonciation du faux-semblant
de vertu qui cache des valeurs négatives » ( ibid. ). Ces catégories se vérifient
surtout dans le sous-corpus de la campagne publicitaire « Mazel Waqfine ». La
troisième et dernière « est la connivence de dérision » qui suggère « l’insignifiance
de la cible » ( ibid. ) par sa disqualification.
Recueil et présentation du corpus
Notre corpus se compose de vingt images détournées à des fins de dérision.
Elles sont conçues par les internautes algériens et échangées sur Facebook. En
tant que membre de ce réseau, nous avons manifesté un intérêt particulier pour
1 Il consiste en une « transformation ludique, comique ou satirique d’un texte singulier » ( Sangsue,
1994 : 73 ).
2 Il s’agit d’un logiciel de retouche d’images.
3 « On parle de variation diaphasique lorsqu’on observe une différenciation des usages selon les
situations de discours ; ainsi la production langagière est-elle inuencée par le caractère plus ou
moins formel du contexte d’énonciation et se coule-t-elle en des registres ou des styles différents »
( Moreau, 1997 : 49 ).
4 Voir I. Chachou ( 2011 : 113-130 ).
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Connivences ironique et ludique dans le détournement de la publicité sur Facebook en Algérie
les discours médiatiques africains en confrontation
ces parodies en observant régulièrement le mode de détournement des logos
et des slogans de certaines entreprises. À l’image des tags, l’identité des créateurs
est inconnue et est parfois usurpée, ce qui nous amène à les considérer comme
des créations collectives. De façon aléatoire, nous avons constitué le corpus
au fur et à mesure de la circulation et du partage des images sur les pages du
réseau. Sans doute à la faveur des vacances d’été, ces partages se sont accentués
durant les mois de juillet et d’août 2012. Les pages principales sont : Zawaliya
Club : https ://www.facebook.com/zawaliya.club.dz ?fref=ts ( 34676 membres ), et
El qahwa du coin ( café du coin ) https ://www.facebook.com/BlediBOOK ?fref=ts
( 684 membres ).
Les deux premières entreprises publiques prises pour cible par le détournement
de leur logo sont Sonelgaz et Algérie Télécom. La troisième, El-Watanya Télécom,
privée et d’origine koweïtienne, opère dans la téléphonie mobile. Le détournement
repose sur une visée humoristique. Il s’agit pour les internautes de dénoncer le
dysfonctionnement de ces entreprises en jouant sur les connivences ironique et
humoristique. D’après Patrick Charaudeau ( 2006 : 40 ), « la stratégie du discours
humoristique a une fonction libératrice de soi par rapport aux contraintes du
monde avec la complicité de l’autre ». Les jeunes internautes occupent ainsi le
champ symbolique de la dominance en inventant le lexique et en parodiant
les textes institutionnels. Il en résulte que « l’acte humoristique met l’humoriste
dans une position d’omnipotence » ( Bourdieu, 2001 : 145 ). Ce qui permet aux
créateurs d’opérer en toute liberté une mise à distance critique par rapport à
la signification d’origine, surtout par détournement de la matérialité discursive et
iconique. L’analyse que nous proposons porte essentiellement sur les procédés
de détournement par l’introduction de nouveaux éléments linguistiques dans
les textes publicitaires, lesquels mettent en œuvre un régime humoristique et
parodique visant à disqualifier le produit. Nous procéderons par rapprochement,
puis par comparaison de l’image parodiée avec celle d’origine afin de faire
ressortir les dissemblances. Pour des raisons méthodologiques, nous proposons
une catégorisation de notre corpus en trois sous-corpus qui regroupent chacun
les formes parodiées des publicités ou des logos des trois entreprises citées
précédemment.
Les parodies de Sonelgaz
Dans le premier exemple ( F1 ), nous observons que le code iconographique et le
logo des images d’origine sont détournés. Une bougie occupe la moitié du logo
à un niveau tropologique ou figuré. La parodie se décline en un code visuel qui
connote une posture ironique de la part de l’internaute. Ancrée dans le contexte
social en Algérie, l’image suggère dans son contenu les pannes d’électricité
256 les discours médiatiques africains en confrontation
I. Chachou
intempestives qui obligent comme au bon vieux temps le recours aux bougies5
pour s’éclairer. Sur le plan argumentatif, on peut parler d’antiphrase ( Morier,
1981 ), dans la mesure où l’éclairage à la bougie se pose en contresens de la
fourniture de l’électricité par la société qui en a la charge. La prédication positive
sur le produit relève de l’ironie, laquelle consiste en une révélation positive qui
masque une pensée négative. Il en résulte une sorte de jeu entre ce qui est dit
et le contenu qui se profile à l’arrière-plan de l’image. En effet, alors que le fond
du logo officiel beigne dans une couleur vive donc lumineuse, et que tout ce
tableau est encadré par un rectangle de couleur blanche, la réplique parodiée est
envahie par le noir au fond duquel scintille la flamme d’une bougie. L’écart entre
ces deux images contrastées trace les grandes lignes de la posture auctoriale des
internautes algériens face aux irrégularités dans la fourniture en électricité.
Figure 1: Sonelgaz : Parce que la bougie c’est aussi une énergie et le logo officiel.
Le logo de la même entreprise est représenté autrement dans les images
qui suivent. Contrairement à l’exemple précédent où l’affiche publicitaire est
différente de l’originale, dans ( F2 ), le logo d’origine est conservé à l’identique,
seuls quelques éléments sont ajoutés On observe, dans ce deuxième exemple,
que le détournement est d’ordre lexico-sémantique6. Il repose sur un jeu de mots
autour de « gaz », employé dans l’expression « ça gaze » ( transcrite sans « e »
final ) et qui équivaut à « ça boume ». Cette expression joue sur la rime avec
le nom de l’entreprise « Sonelgaz ». L’expression qui joue sur l’association du
graphisme et du contenu correspond à un « pet » dans le sens figuré et familier.
L’idée sous-jacente est l’équivalent des verbes « éclater » ou « exploser ». Le
travail créatif des internautes porte sur le détournement du logo d’origine dont le
slogan publicitaire est valorisant : « Parce que la bougie c’est aussi une énergie ».
Au niveau du discours publicitaire, la stratégie d’argumentation dithyrambique
est, elle-même, parodiée à des fins d’étiquetage ironisant sur le produit :
5 L’Algérie est le premier fournisseur de gaz pour la France, le troisième pour l’Europe.
6 Il est à noter que « la créativité de la langue publicitaire est d’abord lexicale » ( Adam, Bonhomme,
2003 : 159 ).
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Connivences ironique et ludique dans le détournement de la publicité sur Facebook en Algérie
les discours médiatiques africains en confrontation
Figure 2: Sonelgaz, ça gaz et le logo officiel.
L’exemple ( F3 ) est une réclamation/contestation autour du même sujet. Cette
dernière est présentée dans l’image suivante comme l’œuvre d’un internaute
étranger aux préoccupations des Algériens, en l’occurrence, le président américain
Barack Obama. L’identité de l’énonciateur rend « absurde » ( Charaudeau, 2006 :
35 ) la nature du propos. L’effet humoristique pour un interprétant algérien
provient de la mise en scène du discours humoristique : figurer le discours
représenté du président américain en arabe algérien sur un sujet brûlant en
Algérie. Cette « incohérence paradoxale » ( idem ) vise à produire un effet de
connivence ludique entre l’auteur/ l’internaute et le destinataire/le public sur la
toile. Il s’agit d’une ironie polyphonique qui atteste la distinction d’Oswald Ducrot
entre le locuteur et l’énonciateur, selon laquelle « parler de façon ironique, cela
revient pour un locuteur L, à présenter l’énonciation comme exprimant la position
d’un énonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le locuteur L n’en prend
pas la responsabilité et, bien plus, qu’il la tient pour absurde » ( in Charaudeau &
Maingueneau, 2002 : 331 ). Mais qu’elle soit ludique, humoristique ou critique, la
création peut être plus complexe encore au point de déclencher une polémique
hors des frontières de l’Algérie, en Turquie plus précisément. En effet, diffusée
par la Maison Blanche, cette photo montre le président américain en pleine
conversation avec son homologue turc Tayyip Erdogan. La batte de baseball que
Barack Obama tient dans la main est à l’origine de la polémique. Cette image a
été interprétée par l’opposition en Turquie comme une preuve de la soumission
du président turc à son homologue américain. Il est probable aussi que cette
image représente tout simplement le rapport de force que l’auteur de la parodie
a souhaité reproduire par la copie du dispositif scénique, l’objectif étant d’infliger
une humiliation à l’entreprise Sonelgaz défaillante. Le rapport de force implique
deux acteurs, un président exerçant son autorité sur son interlocuteur qui n’est
autre qu’une entreprise étatique algérienne dont les prestations de service sont
critiquées. L’adverbe algérien « tani » qui signifie « encore » en français, dénote
la répétition de l’incident et témoigne de l’exaspération du citoyen représenté
ici par un personnage public dont l’autorité et la notoriété peuvent aider à faire
aboutir la réclamation :
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