Les médias au Maghreb et en Afrique subsaharienne, 253-270 > LES DISCOURS MÉDIATIQUES AFRICAINS EN CONFRONTATION IBTISSEM CHACHOU Université de Mostaganem, Algérie DZ-27000 [email protected] CONNIVENCES IRONIQUE ET LUDIQUE DANS LE DÉTOURNEMENT DE LA PUBLICITÉ SUR FACEBOOK EN ALGÉRIE : LA LIBERTÉ D’EXPRESSION CITOYENNE DANS LES RÉSEAUX SOCIAUX Résumé. — Dans cet article, nous étudions les différents procédés de détournement de publicités réalisés par des internautes algériens sur le réseau social Facebook. La réflexion porte sur les procédés de disqualification ironique et parodique des panneaux publicitaires d’entreprises publiques et privées pendant l’été 2012. Cette disqualification fait suite à des dysfonctionnements en matière de prestations de services. Les détournements stylistiques, argumentatifs, iconiques et énonciatifs variés élaborés concernent surtout les logos, les devises, les slogans, les images, les rédactionnels, les noms de produits et les noms des entreprises. Mots clés. — Internautes algériens, détournement publicitaire, ironie, parodie, disqualification, Facebook. 253 I. Chachou L’ objectif de cette contribution est de décrire une forme de créativité ludique et ironique chez les internautes algériens comme mode d’expression libre dans l’appropriation des nouvelles technologies de la communication. Il s’agit du détournement parodique1 de textes publicitaires et d’images à l’aide de photoshop2. Si l’inventivité des jeunes Algériens dans la production de certaines pratiques sociodiscursives a déjà retenu l’attention de chercheurs, le numérique offre de nos jours de nouvelles perspectives d’études dans la saisie des modes de production, de réception et de circulation de messages verbaux plurimodaux d’ordre diaphasiques3. Cette créativité se manifeste par les procédés de la re/ siglaison et de la re/nomination, par les créations sloganoïdes et le défigement des locutions4 propres au milieu des entreprises. Ce détournement concerne les spots publicitaires des entreprises étatiques et les logos d’entreprises privées dont le contenu est tourné en dérision à cause des dysfonctionnements de leurs prestations de service qui ont pénalisé les citoyens durant l’été 2012, notamment en matière d’électricité et de connexion. La subversion ironique qui vise à ruiner l’autorité de l’annonceur officiel concerne trois entreprises. À cet effet, les jeunes internautes ont rivalisé d’ardeur dans la manière de dénoncer les mauvaises prestations de ces entreprises. Le détournement des publicités commerciales s’est opéré selon deux procédés : la parodie et l’ironie. L’ironie est définie comme « un acte d’énonciation » ( Charaudeau, 2006 : 20 ) qui vise à créer la connivence avec l’interlocuteur et « un acte de discours qui s’inscrit dans une situation de communication » ( idem : 21 ). L’auteur définit trois types de connivence qui varient en fonction de l’acte d’énonciation et de la situation de communication, et qu’on peut retrouver dans une même production. La première connivence, dite ludique, consiste en « une fusion émotionnelle de l’auteur et du destinataire » ( idem : 36 ), la seconde, critique, « propose au destinataire une dénonciation du faux-semblant de vertu qui cache des valeurs négatives » ( ibid. ). Ces catégories se vérifient surtout dans le sous-corpus de la campagne publicitaire « Mazel Waqfine ». La troisième et dernière « est la connivence de dérision » qui suggère « l’insignifiance de la cible » ( ibid. ) par sa disqualification. Recueil et présentation du corpus Notre corpus se compose de vingt images détournées à des fins de dérision. Elles sont conçues par les internautes algériens et échangées sur Facebook. En tant que membre de ce réseau, nous avons manifesté un intérêt particulier pour Il consiste en une « transformation ludique, comique ou satirique d’un texte singulier » ( Sangsue, 1994 : 73 ). 2 Il s’agit d’un logiciel de retouche d’images. 3 « On parle de variation diaphasique lorsqu’on observe une différenciation des usages selon les situations de discours ; ainsi la production langagière est-elle influencée par le caractère plus ou moins formel du contexte d’énonciation et se coule-t-elle en des registres ou des styles différents » ( Moreau, 1997 : 49 ). 4 Voir I. Chachou ( 2011 : 113-130 ). 1 254 les discours médiatiques africains en confrontation Connivences ironique et ludique dans le détournement de la publicité sur Facebook en Algérie ces parodies en observant régulièrement le mode de détournement des logos et des slogans de certaines entreprises. À l’image des tags, l’identité des créateurs est inconnue et est parfois usurpée, ce qui nous amène à les considérer comme des créations collectives. De façon aléatoire, nous avons constitué le corpus au fur et à mesure de la circulation et du partage des images sur les pages du réseau. Sans doute à la faveur des vacances d’été, ces partages se sont accentués durant les mois de juillet et d’août 2012. Les pages principales sont : Zawaliya Club : https ://www.facebook.com/zawaliya.club.dz ?fref=ts ( 34676 membres ), et El qahwa du coin ( café du coin ) https ://www.facebook.com/BlediBOOK ?fref=ts ( 684 membres ). Les deux premières entreprises publiques prises pour cible par le détournement de leur logo sont Sonelgaz et Algérie Télécom. La troisième, El-Watanya Télécom, privée et d’origine koweïtienne, opère dans la téléphonie mobile. Le détournement repose sur une visée humoristique. Il s’agit pour les internautes de dénoncer le dysfonctionnement de ces entreprises en jouant sur les connivences ironique et humoristique. D’après Patrick Charaudeau ( 2006 : 40 ), « la stratégie du discours humoristique a une fonction libératrice de soi par rapport aux contraintes du monde avec la complicité de l’autre ». Les jeunes internautes occupent ainsi le champ symbolique de la dominance en inventant le lexique et en parodiant les textes institutionnels. Il en résulte que « l’acte humoristique met l’humoriste dans une position d’omnipotence » ( Bourdieu, 2001 : 145 ). Ce qui permet aux créateurs d’opérer en toute liberté une mise à distance critique par rapport à la signification d’origine, surtout par détournement de la matérialité discursive et iconique. L’analyse que nous proposons porte essentiellement sur les procédés de détournement par l’introduction de nouveaux éléments linguistiques dans les textes publicitaires, lesquels mettent en œuvre un régime humoristique et parodique visant à disqualifier le produit. Nous procéderons par rapprochement, puis par comparaison de l’image parodiée avec celle d’origine afin de faire ressortir les dissemblances. Pour des raisons méthodologiques, nous proposons une catégorisation de notre corpus en trois sous-corpus qui regroupent chacun les formes parodiées des publicités ou des logos des trois entreprises citées précédemment. Les parodies de Sonelgaz Dans le premier exemple ( F1 ), nous observons que le code iconographique et le logo des images d’origine sont détournés. Une bougie occupe la moitié du logo à un niveau tropologique ou figuré. La parodie se décline en un code visuel qui connote une posture ironique de la part de l’internaute. Ancrée dans le contexte social en Algérie, l’image suggère dans son contenu les pannes d’électricité les discours médiatiques africains en confrontation 255 I. Chachou intempestives qui obligent comme au bon vieux temps le recours aux bougies5 pour s’éclairer. Sur le plan argumentatif, on peut parler d’antiphrase ( Morier, 1981 ), dans la mesure où l’éclairage à la bougie se pose en contresens de la fourniture de l’électricité par la société qui en a la charge. La prédication positive sur le produit relève de l’ironie, laquelle consiste en une révélation positive qui masque une pensée négative. Il en résulte une sorte de jeu entre ce qui est dit et le contenu qui se profile à l’arrière-plan de l’image. En effet, alors que le fond du logo officiel beigne dans une couleur vive donc lumineuse, et que tout ce tableau est encadré par un rectangle de couleur blanche, la réplique parodiée est envahie par le noir au fond duquel scintille la flamme d’une bougie. L’écart entre ces deux images contrastées trace les grandes lignes de la posture auctoriale des internautes algériens face aux irrégularités dans la fourniture en électricité. Figure 1 : Sonelgaz : Parce que la bougie c’est aussi une énergie et le logo officiel. Le logo de la même entreprise est représenté autrement dans les images qui suivent. Contrairement à l’exemple précédent où l’affiche publicitaire est différente de l’originale, dans ( F2 ), le logo d’origine est conservé à l’identique, seuls quelques éléments sont ajoutés On observe, dans ce deuxième exemple, que le détournement est d’ordre lexico-sémantique6. Il repose sur un jeu de mots autour de « gaz », employé dans l’expression « ça gaze » ( transcrite sans « e » final ) et qui équivaut à « ça boume ». Cette expression joue sur la rime avec le nom de l’entreprise « Sonelgaz ». L’expression qui joue sur l’association du graphisme et du contenu correspond à un « pet » dans le sens figuré et familier. L’idée sous-jacente est l’équivalent des verbes « éclater » ou « exploser ». Le travail créatif des internautes porte sur le détournement du logo d’origine dont le slogan publicitaire est valorisant : « Parce que la bougie c’est aussi une énergie ». Au niveau du discours publicitaire, la stratégie d’argumentation dithyrambique est, elle-même, parodiée à des fins d’étiquetage ironisant sur le produit : L’Algérie est le premier fournisseur de gaz pour la France, le troisième pour l’Europe. Il est à noter que « la créativité de la langue publicitaire est d’abord lexicale » ( Adam, Bonhomme, 2003 : 159 ). 5 6 256 les discours médiatiques africains en confrontation Connivences ironique et ludique dans le détournement de la publicité sur Facebook en Algérie Figure 2 : Sonelgaz, ça gaz et le logo officiel. L’exemple ( F3 ) est une réclamation/contestation autour du même sujet. Cette dernière est présentée dans l’image suivante comme l’œuvre d’un internaute étranger aux préoccupations des Algériens, en l’occurrence, le président américain Barack Obama. L’identité de l’énonciateur rend « absurde » ( Charaudeau, 2006 : 35 ) la nature du propos. L’effet humoristique pour un interprétant algérien provient de la mise en scène du discours humoristique : figurer le discours représenté du président américain en arabe algérien sur un sujet brûlant en Algérie. Cette « incohérence paradoxale » ( idem ) vise à produire un effet de connivence ludique entre l’auteur/ l’internaute et le destinataire/le public sur la toile. Il s’agit d’une ironie polyphonique qui atteste la distinction d’Oswald Ducrot entre le locuteur et l’énonciateur, selon laquelle « parler de façon ironique, cela revient pour un locuteur L, à présenter l’énonciation comme exprimant la position d’un énonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le locuteur L n’en prend pas la responsabilité et, bien plus, qu’il la tient pour absurde » ( in Charaudeau & Maingueneau, 2002 : 331 ). Mais qu’elle soit ludique, humoristique ou critique, la création peut être plus complexe encore au point de déclencher une polémique hors des frontières de l’Algérie, en Turquie plus précisément. En effet, diffusée par la Maison Blanche, cette photo montre le président américain en pleine conversation avec son homologue turc Tayyip Erdogan. La batte de baseball que Barack Obama tient dans la main est à l’origine de la polémique. Cette image a été interprétée par l’opposition en Turquie comme une preuve de la soumission du président turc à son homologue américain. Il est probable aussi que cette image représente tout simplement le rapport de force que l’auteur de la parodie a souhaité reproduire par la copie du dispositif scénique, l’objectif étant d’infliger une humiliation à l’entreprise Sonelgaz défaillante. Le rapport de force implique deux acteurs, un président exerçant son autorité sur son interlocuteur qui n’est autre qu’une entreprise étatique algérienne dont les prestations de service sont critiquées. L’adverbe algérien « tani » qui signifie « encore » en français, dénote la répétition de l’incident et témoigne de l’exaspération du citoyen représenté ici par un personnage public dont l’autorité et la notoriété peuvent aider à faire aboutir la réclamation : les discours médiatiques africains en confrontation 257 I. Chachou Figure 3. Allô Sonelgaz, l’électricité a encore été coupée. Dans les exemples ( F4 ) et ( F5 ), le logo officiel de l’entreprise se trouve ici soumis à deux détournements. Le premier remplace le nom de l’entreprise en français par le slogan « Toujours debout » de l’opérateur de téléphonie mobile El Wataniya Télécom7. La seconde parodie n’est autre que le célèbre slogan populaire repris lors des manifestations des « printemps arabes » en Tunisie, en Egypte et dans d’autres pays : « Le peuple veut la chute du régime »8. Ce slogan est ici remplacé par : « Le peuple veut la chute de Sonelgaz ». Le terme subverti ici est « régime », « en-nidam » en arabe, que les internautes remplacent par « Sonelgaz ». Le slogan hautement symbolique des révolutions arabes est détourné et recontextualisé pour faire « dégager » 9 l’auteur des prestations en cause : Figure 4 : Sonelgaz : On est toujours debout et le logo officiel. Même si la parodie F4 a sa place dans le deuxième sous-corpus regroupant toutes les parodies de l’entreprise El Wataniya Télécom, nous avons préféré l’insérer ici parce qu’elle se prête à la même analyse que F5. Il faut noter que les trois entreprises sont critiquées en même temps. Le fait d’utiliser un slogan pour une entreprise autre que celle d’origine renforce la connivence critique qui passe par l’affichage d’un slogan mensonger. 8 En arabe : « Ech-chaâb yourid isqat en-nidâm ». 9 « Dégage » est un autre terme-phare de la révolution arabe, utilisé d’abord en Tunisie en décembre 2010, il sera repris puis traduit dans d’autres pays arabophones par le mot « Erhal ». 7 258 les discours médiatiques africains en confrontation Connivences ironique et ludique dans le détournement de la publicité sur Facebook en Algérie Figure 5 : Le peuple veut la chute de Sonelgaz. Figure 6 : Sonelgaz investit dans les énergies renouvelables – Mots de Tête d’Algérie10. Concernant10la figure ( 6 ), les bougies occupent, sur le plan iconique, l’ensemble du territoire national. Le nom de l’entreprise fait l’objet d’un détournement lexico-sémantique, il est remplacé par « Sonelgag » pour traduire la situation comique de celle-ci : « SONELGAG » et « Mots de Tête d’Algérie ». Sur le plan argumentatif, la phrase d’accroche sert de support à la parodie. L’argumentation est de nature élogieuse, elle est fondée sur un positionnement écologique, une pratique de plus en plus courante dans l’élaboration des discours publicitaires. Comme le souligne Marc Bonhomme ( 2013 : 12 ), « c’est la cause écologique Il s’agit du nom du site qui diffuse les caricatures de Razen. 10 les discours médiatiques africains en confrontation 259 I. Chachou qui bénéficie le plus de la sollicitude des publicitaires depuis près de deux décennies, le développement durable leur fournissant une nouvelle éthique ». La prédication positive sur l’entreprise relève ici de l’ironie, laquelle consiste en un dit positif qui masque en même temps qu’il révèle une pensée négative. Il en résulte qu’une sorte de jeu subtil entre ce qui est dit et ce qui est laissé à entendre se profile à l’arrière-plan discursif. Les énergies renouvelables que sont les bougies, imposées en réalité par nécessité et non par souci écologique, sont opposées dans ce slogan à l’énergie électrique, non fournie par l’entreprise, et à l’énergie non-renouvelable qu’est le gaz. La même illustration ( F7 ) s’accompagne d’un slogan qui relève de « la contextualisation narrative » ( Adam & Bonhomme, 2003 : 132 ). En effet, le contexte narratif s’y installe par une imitation11 du récit biblique. Il s’agit ici de la traduction du prologue de l’Évangile selon Jean : « Au commencement était le verbe »12. Le temps mythique, qui rappelle le rôle de leader de l’entreprise en matière d’éclairage public en Algérie, justifie la stratégie de promotion de la marque ou de l’identité de marque à laquelle recourent les publicitaires. Cet éclairage est illustré par des bougies, dispositif traditionnel toujours en usage en cas de pannes d’électricité. Ainsi tout se passe comme si la valeur positive liée à l’ancienneté de l’entreprise se révélait négative, compte tenu de la fréquence des coupures d’électricité en Algérie : Figure 7 : L’historique de l’éclairage – Au commencement, il y avait Sonelgaz. « La publicité se remarque par une prédilection pour les formes textuelles empruntées aux domaines discursifs les plus divers » ( Adam, Bonhomme, 2003 : 162 ). 12 Ce texte est très parodié dans différents discours : journalistiques, publicitaires, scientifiques, littéraires, cinématographiques, etc. 11 260 les discours médiatiques africains en confrontation Connivences ironique et ludique dans le détournement de la publicité sur Facebook en Algérie Dans l’exemple ( F8 ), les internautes poursuivent le même objectif de disqualification de la cible. En effet, la devise qui annonce la stratégie économique de l’entreprise est empruntée à un opérateur de téléphonie mobile étatique. L’objectif est de produire un décalage entre le sens voulu par l’opérateur et celui revisité par les internautes. C’est la mise en regard du nom de l’entreprise, Sonelgaz, et d’une devise d’Algérie Télécom qui fonde la parodie. Il est important d’observer ici que c’est la devise d’une entreprise étatique qui sert de contrediscours ironique pour discréditer une autre entreprise étatique. La devise « Que chacun parle » est dé-contextualisée et affectée d’une signification nouvelle. De fait, elle n’invite plus à communiquer librement, comme le suggère son sens initial13, mais a contrario à contester les prestations de l’entreprise14 : Figure 8 : Radio ici et là-bas. Sonelgaz. Et que chacun parle. Sonelgaz et que chacun parle : Pardieu – Où est l’électricité ô bavarde – Merde, vous avez esquinté mon PC et ma télé. Sonelgaz que Dieu la maudisse. Sonelgaz on éteint la lumière. Dans l’exemple ( F9 ), la parodie s’appuie sur l’emprunt du genre télévisé ( voir Adam & Bonhomme, 2003 : 141 ), consistant en l’annonce d’un programme. Le détournement a lieu sur l’ENTV, télévision étatique, dite l’unique jusqu’à il y a quelque temps15. La parodie des logos et des panneaux publicitaires de la Société Nationale d’Électricité atteste l’agacement des internautes algériens confrontés de manière récurrente aux coupures d’électricité. C’est pourquoi ils reproduisent le programme télévisé en y insérant une rubrique « coupure d’électricité » comme si cela allait de soi : Voir la devise employée dans son contexte d’origine plus bas dans les parodies d’Algérie Télécom. Voici la traduction des énoncés recensés ( à lire de droite à gauche ) : « Que Dieu maudisse la religion de votre père », « Où est l’électricité bande de lâches », « Vous m’avez bousillé le PC et la télé », « Allô Sonelgaz ohé allô », « Sonelgaz, Dieu vous maudisse », « Sonelgaz nous a privés d’électricité ». 15 D’autres chaînes étatiques et privées ont vu le jour depuis quelques années. Dans la presse arabophone, la chaîne ENTV est dite « elyatima », c’est-à-dire l’orpheline. 13 14 les discours médiatiques africains en confrontation 261 I. Chachou Figure 9. Rendez-vous. 19h00 à 20h00 : Publicité. 20h00 à 20h30 : Journal télévisé. 8h30 à 9h30 : Coupure d’électricité. 9h30 à 12h00 : La suite des programmes. On vous souhaite une très bonne soirée. Les parodies de Wataniya Télécom La campagne publicitaire « Mazel Waqfine » ( Toujours debout ) a été produite à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’indépendance du pays qui a coïncidé avec la date du 05 Juillet 2012. En partant de l’hypothèse que la célébration de la fête de l’indépendance sert de contexte au déploiement d’une intense propagande dans les discours officiels, cette campagne est interprétée par les internautes comme démagogique. Il est donc tout à fait logique que cette situation serve d’effet déclencheur pour une intense production critique citoyenne. Les marques de désapprobation explicite du discours officiel dans celui des internautes sur Youtube et Facebook ne font pas défaut. Les publicités détournées dénoncent les dysfonctionnements constatés dans la gestion de différents secteurs de la vie publique et des prestations de services qui y sont fournies, lesquels contrasteraient avec le discours élogieux du gouvernement algérien. Il est toutefois important de préciser que la tendance à l’exagération des traits obéit à un principe de représentation caricaturale de l’objet tourné en dérision. Les parodies se sont accentuées avec le licenciement d’une employée suite à un différent avec un chanteur que l’opérateur emploie à des fins publicitaires. L’affaire a suscité beaucoup de critiques sur les réseaux sociaux, ainsi qu’un élan de solidarité en faveur de l’employée victime d’une « hogra » ( abus de pouvoir ). Dans le premier exemple ( F10 ) de cette série, la formule d’accroche « On est toujours debout » est remplacée par « On dort encore ». Le slogan qui sert de base au processus de détournement est le suivant : « 50 ans d’indépendance et l’électricité continue à être coupée ». Cette mouture de base fonctionne en 262 les discours médiatiques africains en confrontation Connivences ironique et ludique dans le détournement de la publicité sur Facebook en Algérie résonance avec la composante linguistique du logo conçu à l’occasion du 50ème anniversaire de l’indépendance de l’Algérie. Le texte est une reprise d’une chanson « Allô tricité », « tricité » résultant d’un processus de troncation du terme français « électricité ». Le texte original est contestataire16. La composante linguistique du logo dénonce l’aspect pécuniaire de l’opérateur Nedjma : « Nedjma aime votre argent ». Le même slogan est repris dans la recréation suivante : Figure 10 : À gauche : On dort encore. Nedjma : J’aime votre argent. 50 ans et l’électricité continue d’être coupée. À droite : Le logo officiel : On est toujours debout. La parodie ( 11 ) du slogan « Mazel Waqfine » met en scène trois bougies qui se consument en entonnant le refrain : « On est toujours debout ». Le caractère humoristique résulte du choix des interlocuteurs. Les bougies et les codes iconographiques dénotent la durée de la coupure d’électricité. Le slogan détourné ne renvoie plus à l’idée d’origine, c’est-à-dire de résistance dont le peuple algérien a fait preuve durant son histoire. À l’examen de l’image, la représentation iconographique qui paraît positive s’avère négative, parce qu’en réalité, elle disqualifie voire démythifie le concept du slogan et la légitimité historique sur laquelle il s’appuie : Figure 11. Ôôoooooo Öooooo on est toujours debout. Les parodies d’Algérie Télécom Deux slogans, qui sont repris et associés dans la parodie suivante, appartiennent à deux opérateurs de téléphonie étatique ; mais seul le second est objet de détournement. En effet, « Algérie Télécom et tout le monde souffre » se « Bientôt s’ouvrira la porte, allô triciti, Le pays redeviendra charmant, allô triciti, etc. » 16 les discours médiatiques africains en confrontation 263 I. Chachou substitue à « Algérie Télécom et tout le monde parle ». Ce dernier est le slogan de l’entreprise de téléphonie mobile Mobilis17. L’étatique sert à disqualifier l’étatique dont les prestations de service souffrent d’un dysfonctionnement. Les lenteurs de connexion sont suggérées par un rapprochement métonymique avec la figure de la tortue, une image péjorativement connotée. En jouant sur cette connivence ludique entre l’auteur et le récepteur, l’image est renforcée par une phrase d’assise à fonction conative18 : « Cliquez sur j’aime, peut-être que la connexion sera plus rapide ». Le destinataire se retrouve impliqué dans la réalisation de la parodie. La fonction « j’aime » de Facebook est récupérée à des fins de dérision. Face à une situation absurde au regard de l’internaute algérien, on propose une solution absurde attribuée à l’opérateur qui est présenté comme narcissique, sinon sarcastique19. Figure 12 : En haut : Algérie Télécom et tout le monde souffre. Cliquez sur « j’aime », peut-être que le débit de connexion sera meilleur. En bas : Les logos officiels. Les mêmes lenteurs de connexion sont en cause dans l’exemple suivant. L’ironie est mise en œuvre ici par un détournement lexico-sémantique sur l’axe des substitutions20. Littéralement, « Algérie Télécom » donne en arabe institutionnel « Les communications d’Algérie ». Le terme « itisalet », c’est-à-dire « communications », est remplacé par « infisalet » qui est l’équivalent en français du mot « séparations » pour figurer les problèmes de déconnexion. L’image de la tortue, symbolisant l’entreprise, ironise sur l’état de ses prestations de service, dans la mesure où la métonymie référentielle renvoie à la lenteur dans le déplacement de l’animal : Il est utilisé également dans la parodie ( F5 ). « R. Jakobson utilise le terme de fonction conative pour désigner la fonction impérative ou injonctive, qui tend à imposer au destinataire un comportement déterminé » ( Dubois et al., 1994 : 57 ). 19 Voir la catégorie du sceptique de Sigmund Freud évoquée par P. Charaudeau ( 2006 : 35 ). 20 Il s’agit de deux mots proches phonétiquement, avec la même syllabe finale. 17 18 264 les discours médiatiques africains en confrontation Connivences ironique et ludique dans le détournement de la publicité sur Facebook en Algérie Figure 13 : Algérie Télécom. Les séparations d’Algérie et tout le monde souffre. Dans l’exemple ( F14 ), c’est le même procédé de détournement qui est reproduit en substituant « séparations » à « communications ». Le détournement lexicosémantique est opéré ici en arabe institutionnel et en français. « Télécom », abréviation de « Télécommunications » est remplacée par « Téléconne ». Le préfixe « télé », signifiant « loin » en grec, est gardé, alors que le terme « communications » issu du latin communicare qui veut dire « partager » est, lui, remplacé, par « conne » dont le sens est vulgaire. La disqualification par la re/ nomination dévalorisante s’appuie sur l’incompétence de l’entreprise figurant sur son enseigne : Figure 14 : À gauche : Les séparations d’Algérie. ALGÉRIE TELECONNE. À droite : L’image d’origine. L’image ( F15 ) comporte, à l’instar des autres publicités parodiées, un condensé d’éléments d’informations détournées dont : le slogan, la devise, l’image et le texte où sont explicités les détails de l’offre, le débit, la date de lancement, etc. La conception de ces éléments participe du détournement des stratégies de crédibilisation du discours publicitaire ( Lochard & Boyer, 1998, 23 ). La persuasion commerciale accentue le contraste entre la réalité des offres d’Algérie Télécom et son discours. La logique d’argumentation procède d’un dispositif d’énonciation parodique intégrant des procédés linguistiques et iconiques. Ils s’articulent autour du nom de l’offre « halazoune » qui veut dire en français « escargot ». Le terme composé est « halazounbox », l’équivalent en français de « escargotbox », en référence à un boîtier qui permettrait une connexion optimale à l’internet : les discours médiatiques africains en confrontation 265 I. Chachou Figure 15 : Algérie télécom introduit enfin la HALAZOUNBOX. Le débit internet qui ne dépasse pas actuellement les 2 mégas passera à 200 mégas avec HALAZOUNBOX. Série limitée, disponible exclusivement dans les points de vente, date de lancement 4 Avril 2035. S’inscrivant toujours dans l’objectif de critiquer les prestations de service d’Algérie Télécom, les internautes détournent la devise du logo et la phrase d’assise de l’affiche ( F16 ). Le support iconographique consiste en un escargot, métonymie référentielle de la lenteur : « avancer comme un escargot ». La phrase d’assise, elle, consiste en une antiphrase qui associe dans un même énoncé deux idées paradoxales pour mettre en exergue un contraste important : Figure 16 : Algérie Télécom. « Tu m’as affaibli » Télécom. Un monde nouveau vous ralentit. Dans les figures 17 et 18, sont détournés la valeur perlocutoire du slogan ainsi que l’argumentation métonymique qui s’articule autour de la valorisation du produit et de l’euphorisation du client ( Adam & Bonhomme, 2003 : 172 ). Le caractère ironique provient de l’énonciation attribuée à l’opérateur historique qui s’adresse à ses usagers à travers ces deux énoncés : « Parce que vous n’avez pas le choix » et « Le seul choix ». Le but est de leur signifier qu’ils sont réduits à une « mauvaise » extrémité qui ne leur laisse pas d’alternative. Détournée, cette argumentation induit la dévalorisation du produit et la dysphorisation du client, ce qui contraste avec la nature de l’argumentation publicitaire : 266 les discours médiatiques africains en confrontation Connivences ironique et ludique dans le détournement de la publicité sur Facebook en Algérie Figure 17 : Algérie Télécom. Le seul choix. Figure 18 : Algérie Télécom. Parce que vous n’avez pas le choix. La même intention caustique apparaît dans l’exemple ( F19 ) où la parodie ironique est fondée sur la re/dénomination dévalorisante de l’entreprise Algérie Télécom. L’écran met en scène le moteur de recherche Google qui ne reconnaît pas le nom de l’entreprise. Après vingt deux secondes de recherche, il suggère une appellation péjorative. C’est un procédé lexico-sémantique basé sur l’axe des associations ou celui des substitutions défini plus haut qui est à l’origine de cette ironie. L’énonciation y est polyphonique : Figure 19 : Google : Algérie Télécom. Essayez l’orthographe : Les coupures d’Algérie ( Télécom ). les discours médiatiques africains en confrontation 267 I. Chachou La dernière image conçue par les internautes est composée de plusieurs slogans et logos, tous détournés et empruntés à des entreprises nationales et internationales. Le détournement met l’accent, en employant un concentré d’éléments, sur la disqualification de la cible Algérie Télécom. Trois slogans sont détournés, les deux premiers sont ceux d’Algérie Télécom et de Mobilis. Le troisième est le logo de la marque Nokia : Figure 20 : Algérie Télécom = Les coupures d’Algérie Télécom. Et tout le monde parle = Et tout le monde souffre. Fawri Internet Haut débit = Fawri : Déconnecting People. À droite : Les logos officiels. Conclusion Il ressort de ces quelques exemples de parodies que les internautes recourent à des procédés, argumentatifs, iconiques, énonciatifs et linguistiques très variés et parfois savamment élaborés. Ils consistent notamment en des détournements de l’argumentation iconique et discursive des textes officiels : logos, devises, slogans, images, rédactionnels, noms de produits, noms des entreprises, etc. On y observe particulièrement les détournements des stratégies de crédibilisation du discours publicitaire, de l’argumentation dithyrambique de ses messages, des supports médiatiques étatiques et de leurs contenus. Dans certaines créations, l’argumentation s’appuie sur une mise en discours à thématique écologique. Les internautes algériens conçoivent des dispositifs d’énonciation complexes et réfléchis pour disqualifier la cible, à l’image du phénomène de la re/sémantisation des devises par leur recontextualisation/banalisation, ainsi que de la re/ 268 les discours médiatiques africains en confrontation Connivences ironique et ludique dans le détournement de la publicité sur Facebook en Algérie nomination dévalorisante des produits et des noms d’entreprises. Ils procèdent également à la disqualification et à la démythification des idées à l’origine de la conception des campagnes publicitaires. Dans cette perspective, des prédications positives à visées ironiques sur les produits et des contre-valeurs dysphoriques sont pensées et exprimées. Les internautes créent de l’empathie en procédant à des détournements lexico-sémantiques et à l’emploi de variations diaphasiques. L’inventivité et le déploiement de compétences parémiologiques, sloganoïdes à caractère publicitaire sont à la base même de ces réalisations. Références Adam J.-M., Bonhomme, M, 2003, L’Argumentation publicitaire, rhétorique de l’éloge et de la persuasion, Paris, Nathan Université. Bonhomme M., éd., 2013, Semen, 36, « Les nouveaux discours publicitaires ». Bourdieu P., 2001, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Éd. Le Seuil. Chachou I., 2011, « L’algérianisation du français. Vous avez dit sabir ? », Lengas, Revue de sociolinguistique, 70, pp. 113-130. 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