Les anions multipolaires : une ionisation tout en douceur P

publicité
Molécules et noyaux déformés
Les anions multipolaires :
une ionisation tout en douceur
Ioniser une molécule provoque usuellement une modification plus ou moins importante
de la configuration des noyaux. Pour un assez grand nombre de systèmes moléculaires, il est
néanmoins possible d’opérer en douceur en créant de nouveaux ions négatifs qui possèdent
un électron très faiblement lié à grande distance des molécules neutres. L’étude de ces anions
est née d’un vieux problème de la mécanique quantique, celui des états liés dans un potentiel en
1/r2. Elle conduit à des applications dans la spectrométrie de masse de systèmes neutres, grâce à
un processus d’ionisation aisément réversible, ou dans la compréhension des mutations induites
par les rayonnements ionisants à la suite de la capture d’électrons par les bases de l’ADN
et de l’ARN.
LES ÉTATS LIÉS DU POTENTIEL EN 1/r2
armi les systèmes quantiques,
l’atome d’hydrogène joue un
rôle privilégié car l’électron y
est essentiellement soumis à l’interaction coulombienne variant en 1/r.
La résolution de l’équation de
Schrödinger montre alors qu’il existe
une infinité d’états liés, repérés principalement par un nombre quantique
n, et dont les énergies sont données
par la formule de Rydberg,
2
En = − R/n , établie il y a un siècle.
La situation est très différente pour
un potentiel attractif à symétrie sphé2
rique en − C/r qui présente un comportement physique pathologique en
tout ou rien. Ce potentiel admet une
infinité d’états liés d’énergies infiniment négatives si C est supérieur à
une valeur critique de 1/8 (en unités
atomiques) mais plus aucun état lié si
C < 1/8. Pour tous les potentiels à
3
4
plus courte portée, en C/r , C/r ..., il
existe toujours une infinité d’états
liés quelle que soit la valeur de C.
P
– Laboratoire de physique des lasers,
UMR 7538 CNRS, Institut Galilée, Université Paris 13, avenue J.-B. Clément, 93430
Villetaneuse.
52
L’étude d’un potentiel en 1/r2 a
longtemps été considérée comme parfaitement académique et « dépourvue
de sens physique direct » (Traité de
mécanique quantique de Landau et
Lifschitz § 35). Elle a néanmoins
acquis un début d’intérêt physique
lorsqu’en 1947 Fermi et Teller ont
prédit qu’un électron devait être lié à
un dipôle électrique ponctuel – dans
2
un potentiel qui varie bien en − 1/r
mais qui est aussi fortement anisotrope – pourvu que ce moment
dipolaire atteigne la valeur critique
de 1,625 debye [un dipôle est
constitué de 2 charges opposées
– voir encadré 1 – 1 debye (D) =
3,3 10− 30 C.m.]. Vingt ans après,
des théoriciens, dont J.-M. LévyLeblond, étendent ce résultat à un
dipôle de taille finie. En 1970, des
physiciens moléculaires prédisent
l’existence d’anions baptisés « dipolaires » qu’il serait possible d’obtenir
à partir de molécules réelles possédant
un dipôle permanent de plus de
2,5 debye. Quelques observations
d’ions dipolaires ont effectivement
lieu à partir de 1984, mais dans
des conditions expérimentales non
contrôlées ne permettant pas de préciser le mécanisme de création de ces
ions. Ce n’est que lors de ces dernières années que nous avons pu étudier
de façon systématique de tels ions
dipolaires et, très récemment, des ions
quadripolaires (voir leur définition
dans l’encadré 1).
D’UNE ORBITALE DIFFUSE À L’AUTRE
Dans un anion multipolaire, l’électron en excès se trouve dans une
orbitale de très grande extension spatiale. Un moyen pour parvenir à l’y
placer est de « préparer » l’électron à
partir d’un atome dans un état très
excité (« état de Rydberg ») où il se
trouve déjà dans une orbitale diffuse
(cf. Images de la Physique 1985).
Lors d’une collision entre un atome
de Rydberg dans un état caractérisé
par le nombre quantique n et une
molécule possédant un moment dipolaire ou quadripolaire permanent, il y
a possibilité de capture par la molécule neutre d’un électron initialement
lié au cœur ionique de l’atome excité.
Ce processus de transfert d’électron
se révèle très efficace mais uniquement dans une très faible plage d’excitation des atomes de Rydberg caractérisée par le nombre quantique n,
centrée autour d’une valeur optimale
n = nmax. Ce comportement très particulier en fonction du nombre n permet, comme le montre la figure 1, de
différencier clairement la formation
d’un ion multipolaire (celui d’adénine) de celle d’un ion négatif de va−
lence (SF6 ) dont la dépendance en n
est monotone (les notions d’ions
Molécules et noyaux déformés
Encadré 1
ANIONS DE VALENCE ET ANIONS MULTIPOLAIRES
Les atomes et les molécules sont des édifices neutres formés
d’un nombre d’électrons liés à un nombre égal de protons par
l’attraction coulombienne. Alors qu’il est relativement aisé
d’arracher un ou plusieurs électrons du cortège électronique
pour obtenir des ions positifs (cations) à partir de n’importe
quel atome, molécule ou agrégat, il est plus délicat d’attacher
un électron excédentaire tout en minimisant les perturbations.
En effet, ce nouvel électron subit à la fois l’attraction des
noyaux et la répulsion des autres électrons déjà présents qui
participent aux liaisons chimiques (électrons de valence). Un
anion est dit de valence lorsque le nouvel électron pénètre
dans une orbitale libre, semblable à celles qui assurent la
stabilité chimique de l’édifice moléculaire. La réorganisation
plus ou moins grande de la géométrie des noyaux se traduit
par une différence de structure entre l’ion négatif ainsi formé
et le système neutre (molécule isolée ou agrégat) qui lui a
donné naissance. Elle peut s’accompagner d’excitation de
vibrations, d’évaporation ou même de la dissociation de l’un
des constituants. Cela est particulièrement important dans un
édifice fragile tel qu’un agrégat moléculaire au sein duquel
les molécules sont liées entre elles par des interactions de
faible énergie (van der Waals ou liaisons hydrogène).
Suivant la distribution des charges dans la molécule, celle-ci
peut posséder un moment dipolaire µ ou quadripolaire Q. Ces
moments sont représentés de manière simplifiée par 2 charges
opposées dans le cas dipolaire et 3 charges alignées, la
charge centrale étant l’opposé du double des charges
extrêmes, dans le cas quadripolaire. Si une molécule ne
présente pas d’orbitale disponible pour un nouvel électron
mais un moment dipolaire µ ou quadripolaire Q, un électron
incident perçoit tout d’abord à grande distance un potentiel
h ou chargequi peut être attractif charge-dipôle − µ cos
2
r
quadripole − Q3 ~ 3 cos2h − 1 !, puis un potentiel répulsif à
4r
courte distance au voisinage du nuage électronique de la
molécule (h est l’angle entre la direction incidente de
l’électron et l’axe principal de symétrie de la molécule).
L’ensemble est susceptible de former un puits de potentiel
dans lequel il peut y avoir un état lié si µ ou Q est supérieur
à une valeur critique. L’orbitale de l’électron en excès
possède alors une grande extension spatiale, l’anion est dit à
caractère multipolaire.
Figure - Densité de probabilité, dans un plan contenant l’axe dipolaire, de l’électron en excès d’un anion multipolaire d’adénine (µ = 2,5 debye,
Q = + 13 debye.Å). Cette densité est obtenue à partir d’un modèle électrostatique ajusté sur la valeur expérimentale de l’énergie de liaison
E = 11,5 meV. Le lobe principal correspond à l’attraction dipolaire dans la direction du dipôle et le lobe secondaire à l’attraction quadripolaire relativement moins importante. Les deux lobes sont séparés par un creux de probabilité de présence au voisinage de l’origine des coordonnées, où le
nuage électronique des électrons de valence de la molécule neutre repousse l’électron excédentaire.
53
Figure 1 - Evolution du taux de formation
d’anions formés par transfert d’électron entre
des atomes de Rydberg de nombre quantique
principal n et des molécules neutres d’adénine
(anions multipolaires) ou de SF6 (anions de valence). La courbe en trait plein est le résultat
d’un modèle simple d’échange de charge ajusté
sur les points expérimentaux discrets à l’aide du
seul paramètre qui est la valeur de l’énergie de
liaison de l’électron en excès E = 11,5 meV.
multipolaires et de valence sont rappelées dans l’encadré 1).
Ces résultats expérimentaux sont
obtenus grâce au dispositif de jets
croisés représenté dans la figure 2.
Des atomes de xénon sont portés
préalablement dans des états métastables par bombardement électroni-
que avant d’être excités sélectivement dans des états de Rydberg. Ce
jet d’atomes de xénon métastables et
le laser qui réalise leur excitation
fonctionnent en impulsion. Ils sont
synchronisés avec un jet supersonique de molécules ou d’agrégats moléculaires de façon à ce que les atomes de Rydberg entrent en collision
avec les molécules ou agrégats étudiés. Après capture d’électron par ces
derniers (en régime de collision unique), les anions créés sont accélérés
par un champ électrique pour être ensuite détectés individuellement par
des galettes de microcanaux et triés
en masse selon leur temps de vol.
La valeur de l’énergie de liaison E
de l’électron en excès sur la molécule
peut être déduite de la variation en
fonction de n du taux de capture par le
système moléculaire de l’électron externe de l’atome excité dans un état de
Rydberg. Pour cela, on ajuste la mesure expérimentale avec les résultats
d’un modèle de cette dépendance en
n. Le calcul s’effectue en prenant en
compte les distributions de vitesse des
jets atomiques et moléculaires, en
connaissant l’état quantique de
l’atome excité et en utilisant les données de la littérature concernant le
Figure 2 - Schéma de principe du montage expérimental des expériences de formation d’ions négatifs
par la méthode de transfert d’électrons de Rydberg. Les anions multipolaires formés peuvent être détachés par un champ électrique statique externe et une grille permet ensuite de ne détecter que les particules neutres.
54
système moléculaire accepteur (structure, dipôle, quadripôle, polarisabilité,...). La molécule ou l’agrégat accepteur est alors décrit de façon semiempirique comme un ensemble de
charges électrostatiques en ne gardant
qu’un seul paramètre ajustable, la distance à partir de laquelle l’électron
capturé « ressent » la répulsion du
nuage électronique de la molécule à
laquelle il est lié.
Si l’on considère la formation d’un
ion de valence, l’orbitale de l’électron capturé est localisée dans une région de très faible taille devant celle
de l’atome excité et on utilise alors
un modèle dit à électron « quasi libre », déjà introduit par Fermi pour
décrire les collisions faisant intervenir des atomes très excités. Le cœur
ionique positif de l’atome excité ne
joue là qu’un rôle de spectateur et la
valeur de n n’est pas un paramètre
critique. Au contraire, dans la formation d’un ion multipolaire, les orbitales de l’électron, avant et après capture, sont de dimensions comparables
et le modèle d’interaction électronmolécule localisée précédent ne s’applique plus. On utilise alors un modèle collisionnel avec croisements
entre courbes de potentiel covalentes
(atome excité et système moléculaire
neutre) et ioniques (cœur de l’atome
excité et anion formé) semblables à
celles décrivant une molécule
ionique.
Pour chaque système étudié, l’allure de la variation relative en fonction de n de son taux de capture
d’électrons provenant d’atomes excités renseigne immédiatement sur la
nature multipolaire ou de valence de
l’anion créé (figure 1). Accumulées
sur un grand nombre d’ions multipolaires (plus d’une trentaine) formés
à partir de molécules ou d’agrégats
possédant différents moments dipolaires ou quadripolaires, les valeurs
de l’énergie de liaison E déduites de
la confrontation au modèle ou bien
d’une autre méthode indépendante
qui sera décrite plus loin, se situent
dans le domaine thermique et sub-
Molécules et noyaux déformés
UNE IONISATION NON PERTURBATRICE
ET RÉVERSIBLE
Figure 3 - Energie de liaison de l’électron en excès dans des ions dipolaires ou quadripolaires, en
fonction des moments dipolaires ou quadripolaires pour plusieurs espèces moléculaires neutres
étudiées ; carrés et ronds noirs : valeurs expérimentales, carrés et ronds blancs : valeurs calculées maximales pour des ions qui n’ont pu être observés. Les courbes illustrent les résultats de la
modélisation électrostatique semi-empirique de
ces anions multipolaires. La courbe en pointillés
et les courbes en traits pleins correspondent
respectivement
aux
molécules
polaires
(µcrit ≈ 2,5 D) et aux molécules acceptrices à
moment quadripolaire positif (Qcrit ≈ + 45 D.Å)
ou négatif (Qcrit ≈ − 52 D.Å).
thermique. Elles se trouvent être
directement reliées à la valeur optimale nmax par une relation empirique
2,8
simple : E = 23 eV/nmax, relation qui
peut être justifiée approximativement
à l’aide du modèle ionique-covalent
évoqué ci-dessus.
En effectuant une sélection parmi la
grande quantité de molécules polaires
ou quadripolaires, principalement des
cétones, aldéhydes ou nitriles, il a été
possible de déterminer le moment
dipolaire et le moment quadripolaire
critiques nécessaires pour lier un électron (figure 3). Les valeurs expérimentales obtenues sont µcrit ≈ 2,5 D,
en très bon accord avec la prédiction
théorique de 1970 et avec les calculs
quantiques les plus récents, et
Qcrit ≈ 45 D.Å, qui constitue une valeur élevée pour des molécules usuelles. Quant aux ions qui seraient formés par un potentiel en 1/r4
(interactions octopolaires ou de
polarisation), les moments critiques
attendus très grands rendent leur observation expérimentale encore
hypothétique.
L’énergie de liaison E de l’électron
en excès dans les anions multipolaires est très faible, typiquement comprise entre 10–4 et 10–1 eV. L’attachement de cet électron perturbe très peu
les liaisons chimiques intramoléculaires (quelques eV) et même les faibles
liaisons intermoléculaires telles que
les liaisons hydrogène (quelques centaines de meV) ou les interactions de
van der Waals (quelques dizaines de
meV). Autrement dit, on s’attend à ce
que la formation d’un anion multipolaire à partir d’une espèce neutre
(molécule ou agrégat moléculaire) ne
modifie ni sa structure, ni même ses
vibrations internes. Contrairement
aux procédés d’ionisation usuels (formation d’ions positifs ou négatifs de
valence) qui provoquent toujours une
réorganisation du système neutre initial, on dispose ici d’un procédé qui
permet d’apporter une charge à un
système moléculaire neutre sans le
dénaturer et qui, surtout, est aisément
réversible.
On peut s’en convaincre en effectuant une seconde mesure de l’énergie de liaison E, indépendamment de
celle obtenue à partir du comportement en n du taux de formation. Dans
un champ électrique statique externe
de grandeur raisonnable (typiquement
quelques kV/cm pour des valeurs de E
de quelques meV), l’électron en excès d’un ion multipolaire peut échapper à la faible attraction multipolaire
de l’espèce moléculaire neutre. Audelà d’un champ critique, l’électron se
détache en traversant par effet tunnel
la barrière de potentiel formée par la
superposition du potentiel moléculaire
et du potentiel électrique externe (figure 4). Une modélisation simple de
ce processus permet là aussi, en ne se
servant que du seul paramètre ajustable évoqué précédemment, de déterminer la valeur de E à partir des résultats expérimentaux. Les valeurs de
E ainsi obtenues lors du processus de
détachement sont, dans la grande majorité des cas étudiés, très proches de
celles mesurées au moment du pro-
Figure 4 - Fraction d’anions dipolaires de la
molécule d’adénine détachés lors du passage de
ces ions à travers une courte zone de champ
électrique statique. La courbe en trait plein est le
résultat d’un modèle de détachement par effet
tunnel de l’électron en excès qui est ajusté sur
les points expérimentaux à l’aide du seul paramètre qui est la valeur de l’énergie de liaison de
cet électron E égale à 11,5 meV.
cessus d’attachement par transfert
d’électron de Rydberg.
D’autres expériences de spectroscopie de photo-électrons, menées en
particulier à l’Université John Hopkins de Baltimore, ont également
montré que la structure électronique
et nucléaire n’était pratiquement pas
affectée lors de l’ionisation multipolaire. De récents calculs, en particulier ceux de notre groupe et ceux
du Laboratoire de Chimie quantique
de l’Université d’Arizona, ne font
aussi apparaître que de très faibles
perturbations de la géométrie ou de
l’état électronique des espèces neutres, ce qui est remarquable lorsqu’il
s’agit de l’ionisation d’agrégats moléculaires dont les énergies de liaison
intermoléculaires sont faibles.
LA SPECTROMÉTRIE DE MASSE DE
SYSTÈMES MOLÉCULAIRES NEUTRES
L’étude des interactions entre molécules au sein des liquides ou bien
entre molécules biologiques (liaisons
hydrogène ou liaisons de van der
Waals) s’est considérablement développée au cours des dernières années
grâce aux jets supersoniques qui permettent de créer des assemblées
(agrégats) de molécules faiblement
55
liées. Au sein d’un jet d’agrégats, on
ne trouve pas une taille bien définie
mais une distribution en masse assez
large. Même si l’on dispose de lasers
finement accordables dans le domaine d’absorption des molécules
étudiées, il est souvent très difficile
de distinguer par des méthodes
spectroscopiques à quelle structure
moléculaire on a affaire. S’il s’agit de
molécules polaires, la formation
d’ions dipolaires permet d’ioniser, de
façon non perturbante et réversible,
tous les agrégats dont le moment
dipolaire total, somme géométrique
des dipôles moléculaires constituants,
est supérieur à la valeur critique
µcrit ≈ 2,5 D. Après une accélération
par un premier champ électrique suffisamment faible pour ne pas les détacher, les anions formés sont triés
par temps de vol, ce qui permet d’en
effectuer la sélection en masse. Dans
un second temps, on détache l’électron en excès des anions grâce à un
second champ électrique statique suffisant pour finalement retrouver
l’agrégat neutre initial après l’avoir
sélectionné en masse. Nous pouvons
donner deux exemples caractéristiques : les petits agrégats homogènes
de molécules d’eau (dipôle moléculaire 1,85 D < µcrit) ou d’acétonitrile
(dipôle moléculaire 3,92 D > µcrit).
Chaque fois que les calculs théoriques et les résultats expérimentaux
concernant la structure de l’eau ou
l’acétonitrile en phase liquide prévoyaient que les structures d’équilibre de ces agrégats devaient posséder
un moment dipolaire total supérieur à
la valeur critique, nous avons bien
observé la formation d’ions dipolaires, et seulement dans ces cas-là.
Le cas du dimère mixte eauacétonitrile, qui possède deux configurations géométriques (isomères)
énergétiquement voisines mais de
moments dipolaires totaux différents,
nous permet de montrer que l’on peut
faire encore mieux (voir encadré 2).
L’énergie de liaison E de l’électron
attaché dépend en effet beaucoup du
moment dipolaire total. Pour chaque
valeur du moment résultant, il existe
donc, en première approximation,
une valeur optimale nmax du nombre
quantique n des atomes de Rydberg
qui conduit à l’observation de l’anion
dipolaire correspondant. Avec le laser
accordable créant les atomes de Rydberg, on sélectionne l’isomère désiré
en favorisant ou non le transfert
d’électron vers telle ou telle configuration géométrique. La sélection
peut être effectuée également en
Encadré 2
SÉLECTION D’ISOMÈRES NEUTRES D’AGRÉGATS
MOLÉCULAIRES POLAIRES
Le cas illustré ici est celui du dimère acétonitrile-eau. Les
calculs de chimie quantique, effectués dans le groupe de
P. Millié au CEA Saclay, prévoyaient deux isomères
géométriques de même énergie de liaison intermoléculaire
(180 meV) mais de moments dipolaires permanents totaux très
différents. L’un de grand moment dipolaire (5,5 debye) et
l’autre de moment dipolaire juste supérieur au dipôle critique
(2,6 debye). L’énergie de liaison E de l’électron en excès dans
un ion dipolaire dépendant fortement du moment dipolaire
total de l’espèce neutre qui l’attache, on s’attendait donc à
observer deux types d’anions dipolaires bien distincts et à
mesurer deux valeurs de E bien différentes. La figure montre
que c’est bien le cas en ce qui concerne l’évolution du taux de
formation d’anions en fonction du nombre quantique principal
de l’électron de Rydberg transféré. La modélisation de chacun
des deux pics observés à l’aide du seul paramètre ajustable
qu’est l’énergie de liaison E donne E = 35 meV pour le pic à
nmax = 10 − 11, qui est naturellement attribué à l’isomère de
grand moment dipolaire, et E = 2 meV pour le pic moins
marqué à nmax ≈ 28, qui correspond à l’isomère de faible
moment dipolaire. Les expériences de détachement par champ
électrique externe confirment totalement ces deux valeurs. A
l’issue de la zone de détachement, on obtient donc un jet de
56
dimères neutres, sélectionnés à la fois en masse et en isomère,
en changeant le niveau de Rydberg impliqué dans le processus
de transfert d’électron.
Figure - Evolution du taux de formation d’anions dipolaires formés par
transfert d’électron entre des atomes de Rydberg de nombre quantique
principal n et des dimères neutres acétonitrile-eau.
Molécules et noyaux déformés
aval en ajustant le champ électrique
de détachement de façon à ne neutraliser que l’ion dipolaire dont l’énergie de liaison E de l’électron est la
plus faible. La spectrométrie ne se
contente plus alors d’analyser en
masse mais permet aussi de déterminer et de sélectionner une géométrie
particulière d’un système moléculaire
neutre.
UN PROCESSUS BIOLOGIQUE
ÉLÉMENTAIRE EN PHASE GAZEUSE
De nombreuses molécules biologiques sont fortement polaires. Parmi
celles-ci citons, par exemple, de nombreux acides aminés, constituants élémentaires des protéines, et les quatre
bases de l’ADN thymine (T), adénine
(A), cytosine (C) et guanine (G) ainsi
que l’uracile (U) qui remplace la thymine dans l’ARN. Ces molécules
constituent les « lettres » de l’alphabet génétique et leur séquence code le
message génétique. Lorsqu’un rayonnement ionisant pénètre dans un tissu
biologique, il libère des radicaux libres et des électrons qui se thermalisent rapidement. Depuis longtemps,
les biologistes ont montré que les
électrons viennent se localiser préférentiellement sur les bases de l’ADN
fortement polaires. Supposons par
exemple qu’un électron soit capté par
la cytosine C. L’anion correspondant
C– ne va plus être « reconnu » en tant
que lettre de l’alphabet génétique et la
protéine chargée de la transcription va
« sauter une lettre ». Dans l’ARN
messager qu’elle produit, il y aura
alors une erreur qui pourra conduire à
la production d’une protéine non prévue au programme. C’est l’un des mécanismes de mutation induite par le
rayonnement ionisant qui peuvent
éventuellement conduire à une lésion
tumorale ou à un cancer. Un problème
qui se pose est de déterminer, soit expérimentalement, soit par un calcul de
chimie quantique, quelle est la base
qui possède la plus forte affinité électronique et peut donc préférentiellement conduire à une mutation. Bien
que la taille relativement modeste de
ces molécules (entre 12 et 16 atomes)
permette de mener des calculs de
chimie quantique assez précis, une
controverse existait néanmoins dans
le début des années 90 au sujet de
leurs anions. Selon les méthodes de
calcul, les anions stables dont on prédisait l’existence pouvaient avoir un
électron en excès se localisant dans
une orbitale de valence vacante (anion
de valence conventionnel) ou bien
dans une orbitale très diffuse (anion
dipolaire), avec des énergies de
liaison incertaines.
La réponse expérimentale a été obtenue dans notre groupe avec la possibilité de réaliser des jets supersoniques de ces molécules et leurs ions
négatifs. Par suite de leur forts moments dipolaires, les bases de l’ADN
et de l’ARN se présentent comme de
fines poudres. Il est délicat d’en obtenir une densité importante en phase
gazeuse car elles ne se subliment
qu’au-dessus de températures comprises entre 180 et 250 °C et se décomposent ensuite rapidement une
dizaine de degrés au-delà.
Les mesures expérimentales de
l’énergie de liaison électronique des
ions négatifs (affinité électronique)
ont montré que la thymine (T) et
l’uracile (U) sont les bases les plus
susceptibles d’attacher des électrons
de faible énergie, répondant ainsi au
problème posé. Ce résultat est en accord avec les observations effectuées
en irradiant l’ADN en phase condensée puis en détectant les radicaux formés en résonance électronique
(RPE). L’intérêt des études en phase
gazeuse est qu’elles sont effectuées
en régime de collision unique et que
la capture d’électron est observée
directement et non plus comme un
intermédiaire au sein d’une cascade
d’événements.
Plus surprenante a été l’observation simultanée des deux types
d’anions (de valence et multipolaires)
pour les deux bases T et U, alors que
l’adénine, par exemple, ne peut donner naissance qu’à des anions de type
multipolaire. Si l’on attache des électrons directement sur une molécule T
ou U isolée, on n’obtient que des ions
multipolaires. Mais si l’on transfère
des électrons sur U ou T faiblement
Figure 5 - Courbes de détachement des ions négatifs de la molécule d’uracile. Les ions sont formés soit par attachement direct d’électrons de
Rydberg sur la molécule isolée (cercles), et la
courbe est alors caractéristique du détachement
d’anions multipolaires, soit par l’attachement sur
un dimère uracile-argon suivi de l’évaporation
de l’atome d’argon (carrés), et la courbe est
alors caractéristique d’un anion de valence qui
ne détache pas.
liés à un seul atome de gaz rare
comme l’argon, l’attachement est
alors suivi de l’évaporation de l’atome
et conduit exclusivement à des anions
de valence. La distinction entre les
deux espèces d’anions est claire aussi
bien dans les expériences de transfert
d’électron de Rydberg que dans les
expériences de détachement (figure 5). A partir d’un problème d’intérêt biologique, nous avons ainsi été
amenés à étudier la manière de déposer de façon parfaitement contrôlée
des électrons sur une molécule soit
dans une orbitale de valence, soit dans
une orbitale diffuse.
PERSPECTIVES
On a vu que les anions dipolaires
ou quadripolaires sont des ions aux
propriétés remarquables, possédant la
structure de leurs parents neutres. Plus
d’une cinquantaine ont déjà été observés et étudiés. Leur caractère chargé
les rend aisés à manipuler avec des
champs électromagnétiques d’accélération, de déviation, de freinage ou de
confinement et ils sont également susceptibles d’être neutralisés sans difficulté. Une première application envisageable est le refroidissement de
molécules ou d’agrégats polaires. On
peut concevoir de piéger ces ions et de
57
les refroidir avec de l’hélium aux environs de quelques K. De très longs
temps de confinement devraient alors
permettre de les faire entrer en collision avec les atomes froids d’une mélasse optique pour les amener à de très
basses températures. Un simple
champ électrique de très brève durée
ou une impulsion laser pourrait alors
détacher l’électron en excès sans perturber la température. Les molécules
ou agrégats polaires, contrairement
aux atomes froids qui tombent sous
l’effet de la gravitation lorsque l’on
supprime les champs laser de confinement, présenteraient l’intérêt de
pouvoir orbiter autour d’un fil créant
un faible gradient de champ électrique en restant ainsi « suspendus » et
confinés dans une région de l’espace
de façon contrôlée.
En comparant directement les résultats des calculs de chimie quantique et les mesures expérimentales de
structure des complexes élémentaires
base de l’ADN-acide aminé en phase
gazeuse par les méthodes évoquées
plus haut, on espère étendre à des
molécules d’intérêt biologique l’arsenal des moyens développés en physique moléculaire au cours des dernières années pour des édifices plus
simples. Nombre de processus élémentaires en biologie moléculaire ne
font en effet intervenir que des interactions très spécifiques entre des
fonctions bien localisées de très grosses molécules (protéines, ADN...).
Sur le plan théorique, ils ne sont
pourtant traités le plus souvent
qu’avec des modèles semiempiriques qu’il semble temps de
confronter avec les calculs de chimie
quantique et leur alter ego que sont
les expériences bien contrôlées en
phase gazeuse.
POUR EN SAVOIR PLUS
Une revue générale sur les anions dipolaires peut être trouvée dans :
Desfrançois (C.), Abdoul-Carime (H.),
Article proposé par : C. Desfrançois et J.P. Schermann, tél. 01 49 40 38 16.
courriel : [email protected], [email protected]
Dans cet article sont présentés les résultats d’un travail d’équipe auquel ont participé H. Abdoul-Carime, Y. Bouteiller, S. Carles, V. Périquet.
58
Schermann (J.P.), Int. Journ. Modern
Phys. B 10, 1339, 1996.
Pour la modélisation des expériences
voir :
Desfrançois (C.), Phys. Rev. A 51,
3667, 1995.
La détermination de la structure de petits agrégats polaires est décrite dans :
Desfrançois (C.), Abdoul-Carime
(H.), Khelifa (N.), Schermann (J.P.),
Brenner (V.), Millié (P.), J. Chem.
Phys. 102, 4952, 1995.
La séparation d’isomères géométriques
en spectrométrie de masse est décrite
dans :
Desfrançois (C.), Abdoul-Carime
(H.), Schulz (C.P.), Schermann (J.P.),
Science 269, 1707, 1995.
Pour l’aspect biologique de l’attachement d’électrons sur les bases de
l’ADN voir :
Colson (A.O.), Sevilla (M.D.), J. Rad.
Biol. 67, 627, 1995.
Le passage de la molécule isolée à la
phase liquide :
Gregory (J.K.), Clary (D.C.), Liu
(K.), Brown (M.G.), Saykally (R.J.)
Science 275, 814, 1997.
Téléchargement