Molécules et noyaux déformés Les anions multipolaires : une ionisation tout en douceur Ioniser une molécule provoque usuellement une modification plus ou moins importante de la configuration des noyaux. Pour un assez grand nombre de systèmes moléculaires, il est néanmoins possible d’opérer en douceur en créant de nouveaux ions négatifs qui possèdent un électron très faiblement lié à grande distance des molécules neutres. L’étude de ces anions est née d’un vieux problème de la mécanique quantique, celui des états liés dans un potentiel en 1/r2. Elle conduit à des applications dans la spectrométrie de masse de systèmes neutres, grâce à un processus d’ionisation aisément réversible, ou dans la compréhension des mutations induites par les rayonnements ionisants à la suite de la capture d’électrons par les bases de l’ADN et de l’ARN. LES ÉTATS LIÉS DU POTENTIEL EN 1/r2 armi les systèmes quantiques, l’atome d’hydrogène joue un rôle privilégié car l’électron y est essentiellement soumis à l’interaction coulombienne variant en 1/r. La résolution de l’équation de Schrödinger montre alors qu’il existe une infinité d’états liés, repérés principalement par un nombre quantique n, et dont les énergies sont données par la formule de Rydberg, 2 En = − R/n , établie il y a un siècle. La situation est très différente pour un potentiel attractif à symétrie sphé2 rique en − C/r qui présente un comportement physique pathologique en tout ou rien. Ce potentiel admet une infinité d’états liés d’énergies infiniment négatives si C est supérieur à une valeur critique de 1/8 (en unités atomiques) mais plus aucun état lié si C < 1/8. Pour tous les potentiels à 3 4 plus courte portée, en C/r , C/r ..., il existe toujours une infinité d’états liés quelle que soit la valeur de C. P – Laboratoire de physique des lasers, UMR 7538 CNRS, Institut Galilée, Université Paris 13, avenue J.-B. Clément, 93430 Villetaneuse. 52 L’étude d’un potentiel en 1/r2 a longtemps été considérée comme parfaitement académique et « dépourvue de sens physique direct » (Traité de mécanique quantique de Landau et Lifschitz § 35). Elle a néanmoins acquis un début d’intérêt physique lorsqu’en 1947 Fermi et Teller ont prédit qu’un électron devait être lié à un dipôle électrique ponctuel – dans 2 un potentiel qui varie bien en − 1/r mais qui est aussi fortement anisotrope – pourvu que ce moment dipolaire atteigne la valeur critique de 1,625 debye [un dipôle est constitué de 2 charges opposées – voir encadré 1 – 1 debye (D) = 3,3 10− 30 C.m.]. Vingt ans après, des théoriciens, dont J.-M. LévyLeblond, étendent ce résultat à un dipôle de taille finie. En 1970, des physiciens moléculaires prédisent l’existence d’anions baptisés « dipolaires » qu’il serait possible d’obtenir à partir de molécules réelles possédant un dipôle permanent de plus de 2,5 debye. Quelques observations d’ions dipolaires ont effectivement lieu à partir de 1984, mais dans des conditions expérimentales non contrôlées ne permettant pas de préciser le mécanisme de création de ces ions. Ce n’est que lors de ces dernières années que nous avons pu étudier de façon systématique de tels ions dipolaires et, très récemment, des ions quadripolaires (voir leur définition dans l’encadré 1). D’UNE ORBITALE DIFFUSE À L’AUTRE Dans un anion multipolaire, l’électron en excès se trouve dans une orbitale de très grande extension spatiale. Un moyen pour parvenir à l’y placer est de « préparer » l’électron à partir d’un atome dans un état très excité (« état de Rydberg ») où il se trouve déjà dans une orbitale diffuse (cf. Images de la Physique 1985). Lors d’une collision entre un atome de Rydberg dans un état caractérisé par le nombre quantique n et une molécule possédant un moment dipolaire ou quadripolaire permanent, il y a possibilité de capture par la molécule neutre d’un électron initialement lié au cœur ionique de l’atome excité. Ce processus de transfert d’électron se révèle très efficace mais uniquement dans une très faible plage d’excitation des atomes de Rydberg caractérisée par le nombre quantique n, centrée autour d’une valeur optimale n = nmax. Ce comportement très particulier en fonction du nombre n permet, comme le montre la figure 1, de différencier clairement la formation d’un ion multipolaire (celui d’adénine) de celle d’un ion négatif de va− lence (SF6 ) dont la dépendance en n est monotone (les notions d’ions Molécules et noyaux déformés Encadré 1 ANIONS DE VALENCE ET ANIONS MULTIPOLAIRES Les atomes et les molécules sont des édifices neutres formés d’un nombre d’électrons liés à un nombre égal de protons par l’attraction coulombienne. Alors qu’il est relativement aisé d’arracher un ou plusieurs électrons du cortège électronique pour obtenir des ions positifs (cations) à partir de n’importe quel atome, molécule ou agrégat, il est plus délicat d’attacher un électron excédentaire tout en minimisant les perturbations. En effet, ce nouvel électron subit à la fois l’attraction des noyaux et la répulsion des autres électrons déjà présents qui participent aux liaisons chimiques (électrons de valence). Un anion est dit de valence lorsque le nouvel électron pénètre dans une orbitale libre, semblable à celles qui assurent la stabilité chimique de l’édifice moléculaire. La réorganisation plus ou moins grande de la géométrie des noyaux se traduit par une différence de structure entre l’ion négatif ainsi formé et le système neutre (molécule isolée ou agrégat) qui lui a donné naissance. Elle peut s’accompagner d’excitation de vibrations, d’évaporation ou même de la dissociation de l’un des constituants. Cela est particulièrement important dans un édifice fragile tel qu’un agrégat moléculaire au sein duquel les molécules sont liées entre elles par des interactions de faible énergie (van der Waals ou liaisons hydrogène). Suivant la distribution des charges dans la molécule, celle-ci peut posséder un moment dipolaire µ ou quadripolaire Q. Ces moments sont représentés de manière simplifiée par 2 charges opposées dans le cas dipolaire et 3 charges alignées, la charge centrale étant l’opposé du double des charges extrêmes, dans le cas quadripolaire. Si une molécule ne présente pas d’orbitale disponible pour un nouvel électron mais un moment dipolaire µ ou quadripolaire Q, un électron incident perçoit tout d’abord à grande distance un potentiel h ou chargequi peut être attractif charge-dipôle − µ cos 2 r quadripole − Q3 ~ 3 cos2h − 1 !, puis un potentiel répulsif à 4r courte distance au voisinage du nuage électronique de la molécule (h est l’angle entre la direction incidente de l’électron et l’axe principal de symétrie de la molécule). L’ensemble est susceptible de former un puits de potentiel dans lequel il peut y avoir un état lié si µ ou Q est supérieur à une valeur critique. L’orbitale de l’électron en excès possède alors une grande extension spatiale, l’anion est dit à caractère multipolaire. Figure - Densité de probabilité, dans un plan contenant l’axe dipolaire, de l’électron en excès d’un anion multipolaire d’adénine (µ = 2,5 debye, Q = + 13 debye.Å). Cette densité est obtenue à partir d’un modèle électrostatique ajusté sur la valeur expérimentale de l’énergie de liaison E = 11,5 meV. Le lobe principal correspond à l’attraction dipolaire dans la direction du dipôle et le lobe secondaire à l’attraction quadripolaire relativement moins importante. Les deux lobes sont séparés par un creux de probabilité de présence au voisinage de l’origine des coordonnées, où le nuage électronique des électrons de valence de la molécule neutre repousse l’électron excédentaire. 53 Figure 1 - Evolution du taux de formation d’anions formés par transfert d’électron entre des atomes de Rydberg de nombre quantique principal n et des molécules neutres d’adénine (anions multipolaires) ou de SF6 (anions de valence). La courbe en trait plein est le résultat d’un modèle simple d’échange de charge ajusté sur les points expérimentaux discrets à l’aide du seul paramètre qui est la valeur de l’énergie de liaison de l’électron en excès E = 11,5 meV. multipolaires et de valence sont rappelées dans l’encadré 1). Ces résultats expérimentaux sont obtenus grâce au dispositif de jets croisés représenté dans la figure 2. Des atomes de xénon sont portés préalablement dans des états métastables par bombardement électroni- que avant d’être excités sélectivement dans des états de Rydberg. Ce jet d’atomes de xénon métastables et le laser qui réalise leur excitation fonctionnent en impulsion. Ils sont synchronisés avec un jet supersonique de molécules ou d’agrégats moléculaires de façon à ce que les atomes de Rydberg entrent en collision avec les molécules ou agrégats étudiés. Après capture d’électron par ces derniers (en régime de collision unique), les anions créés sont accélérés par un champ électrique pour être ensuite détectés individuellement par des galettes de microcanaux et triés en masse selon leur temps de vol. La valeur de l’énergie de liaison E de l’électron en excès sur la molécule peut être déduite de la variation en fonction de n du taux de capture par le système moléculaire de l’électron externe de l’atome excité dans un état de Rydberg. Pour cela, on ajuste la mesure expérimentale avec les résultats d’un modèle de cette dépendance en n. Le calcul s’effectue en prenant en compte les distributions de vitesse des jets atomiques et moléculaires, en connaissant l’état quantique de l’atome excité et en utilisant les données de la littérature concernant le Figure 2 - Schéma de principe du montage expérimental des expériences de formation d’ions négatifs par la méthode de transfert d’électrons de Rydberg. Les anions multipolaires formés peuvent être détachés par un champ électrique statique externe et une grille permet ensuite de ne détecter que les particules neutres. 54 système moléculaire accepteur (structure, dipôle, quadripôle, polarisabilité,...). La molécule ou l’agrégat accepteur est alors décrit de façon semiempirique comme un ensemble de charges électrostatiques en ne gardant qu’un seul paramètre ajustable, la distance à partir de laquelle l’électron capturé « ressent » la répulsion du nuage électronique de la molécule à laquelle il est lié. Si l’on considère la formation d’un ion de valence, l’orbitale de l’électron capturé est localisée dans une région de très faible taille devant celle de l’atome excité et on utilise alors un modèle dit à électron « quasi libre », déjà introduit par Fermi pour décrire les collisions faisant intervenir des atomes très excités. Le cœur ionique positif de l’atome excité ne joue là qu’un rôle de spectateur et la valeur de n n’est pas un paramètre critique. Au contraire, dans la formation d’un ion multipolaire, les orbitales de l’électron, avant et après capture, sont de dimensions comparables et le modèle d’interaction électronmolécule localisée précédent ne s’applique plus. On utilise alors un modèle collisionnel avec croisements entre courbes de potentiel covalentes (atome excité et système moléculaire neutre) et ioniques (cœur de l’atome excité et anion formé) semblables à celles décrivant une molécule ionique. Pour chaque système étudié, l’allure de la variation relative en fonction de n de son taux de capture d’électrons provenant d’atomes excités renseigne immédiatement sur la nature multipolaire ou de valence de l’anion créé (figure 1). Accumulées sur un grand nombre d’ions multipolaires (plus d’une trentaine) formés à partir de molécules ou d’agrégats possédant différents moments dipolaires ou quadripolaires, les valeurs de l’énergie de liaison E déduites de la confrontation au modèle ou bien d’une autre méthode indépendante qui sera décrite plus loin, se situent dans le domaine thermique et sub- Molécules et noyaux déformés UNE IONISATION NON PERTURBATRICE ET RÉVERSIBLE Figure 3 - Energie de liaison de l’électron en excès dans des ions dipolaires ou quadripolaires, en fonction des moments dipolaires ou quadripolaires pour plusieurs espèces moléculaires neutres étudiées ; carrés et ronds noirs : valeurs expérimentales, carrés et ronds blancs : valeurs calculées maximales pour des ions qui n’ont pu être observés. Les courbes illustrent les résultats de la modélisation électrostatique semi-empirique de ces anions multipolaires. La courbe en pointillés et les courbes en traits pleins correspondent respectivement aux molécules polaires (µcrit ≈ 2,5 D) et aux molécules acceptrices à moment quadripolaire positif (Qcrit ≈ + 45 D.Å) ou négatif (Qcrit ≈ − 52 D.Å). thermique. Elles se trouvent être directement reliées à la valeur optimale nmax par une relation empirique 2,8 simple : E = 23 eV/nmax, relation qui peut être justifiée approximativement à l’aide du modèle ionique-covalent évoqué ci-dessus. En effectuant une sélection parmi la grande quantité de molécules polaires ou quadripolaires, principalement des cétones, aldéhydes ou nitriles, il a été possible de déterminer le moment dipolaire et le moment quadripolaire critiques nécessaires pour lier un électron (figure 3). Les valeurs expérimentales obtenues sont µcrit ≈ 2,5 D, en très bon accord avec la prédiction théorique de 1970 et avec les calculs quantiques les plus récents, et Qcrit ≈ 45 D.Å, qui constitue une valeur élevée pour des molécules usuelles. Quant aux ions qui seraient formés par un potentiel en 1/r4 (interactions octopolaires ou de polarisation), les moments critiques attendus très grands rendent leur observation expérimentale encore hypothétique. L’énergie de liaison E de l’électron en excès dans les anions multipolaires est très faible, typiquement comprise entre 10–4 et 10–1 eV. L’attachement de cet électron perturbe très peu les liaisons chimiques intramoléculaires (quelques eV) et même les faibles liaisons intermoléculaires telles que les liaisons hydrogène (quelques centaines de meV) ou les interactions de van der Waals (quelques dizaines de meV). Autrement dit, on s’attend à ce que la formation d’un anion multipolaire à partir d’une espèce neutre (molécule ou agrégat moléculaire) ne modifie ni sa structure, ni même ses vibrations internes. Contrairement aux procédés d’ionisation usuels (formation d’ions positifs ou négatifs de valence) qui provoquent toujours une réorganisation du système neutre initial, on dispose ici d’un procédé qui permet d’apporter une charge à un système moléculaire neutre sans le dénaturer et qui, surtout, est aisément réversible. On peut s’en convaincre en effectuant une seconde mesure de l’énergie de liaison E, indépendamment de celle obtenue à partir du comportement en n du taux de formation. Dans un champ électrique statique externe de grandeur raisonnable (typiquement quelques kV/cm pour des valeurs de E de quelques meV), l’électron en excès d’un ion multipolaire peut échapper à la faible attraction multipolaire de l’espèce moléculaire neutre. Audelà d’un champ critique, l’électron se détache en traversant par effet tunnel la barrière de potentiel formée par la superposition du potentiel moléculaire et du potentiel électrique externe (figure 4). Une modélisation simple de ce processus permet là aussi, en ne se servant que du seul paramètre ajustable évoqué précédemment, de déterminer la valeur de E à partir des résultats expérimentaux. Les valeurs de E ainsi obtenues lors du processus de détachement sont, dans la grande majorité des cas étudiés, très proches de celles mesurées au moment du pro- Figure 4 - Fraction d’anions dipolaires de la molécule d’adénine détachés lors du passage de ces ions à travers une courte zone de champ électrique statique. La courbe en trait plein est le résultat d’un modèle de détachement par effet tunnel de l’électron en excès qui est ajusté sur les points expérimentaux à l’aide du seul paramètre qui est la valeur de l’énergie de liaison de cet électron E égale à 11,5 meV. cessus d’attachement par transfert d’électron de Rydberg. D’autres expériences de spectroscopie de photo-électrons, menées en particulier à l’Université John Hopkins de Baltimore, ont également montré que la structure électronique et nucléaire n’était pratiquement pas affectée lors de l’ionisation multipolaire. De récents calculs, en particulier ceux de notre groupe et ceux du Laboratoire de Chimie quantique de l’Université d’Arizona, ne font aussi apparaître que de très faibles perturbations de la géométrie ou de l’état électronique des espèces neutres, ce qui est remarquable lorsqu’il s’agit de l’ionisation d’agrégats moléculaires dont les énergies de liaison intermoléculaires sont faibles. LA SPECTROMÉTRIE DE MASSE DE SYSTÈMES MOLÉCULAIRES NEUTRES L’étude des interactions entre molécules au sein des liquides ou bien entre molécules biologiques (liaisons hydrogène ou liaisons de van der Waals) s’est considérablement développée au cours des dernières années grâce aux jets supersoniques qui permettent de créer des assemblées (agrégats) de molécules faiblement 55 liées. Au sein d’un jet d’agrégats, on ne trouve pas une taille bien définie mais une distribution en masse assez large. Même si l’on dispose de lasers finement accordables dans le domaine d’absorption des molécules étudiées, il est souvent très difficile de distinguer par des méthodes spectroscopiques à quelle structure moléculaire on a affaire. S’il s’agit de molécules polaires, la formation d’ions dipolaires permet d’ioniser, de façon non perturbante et réversible, tous les agrégats dont le moment dipolaire total, somme géométrique des dipôles moléculaires constituants, est supérieur à la valeur critique µcrit ≈ 2,5 D. Après une accélération par un premier champ électrique suffisamment faible pour ne pas les détacher, les anions formés sont triés par temps de vol, ce qui permet d’en effectuer la sélection en masse. Dans un second temps, on détache l’électron en excès des anions grâce à un second champ électrique statique suffisant pour finalement retrouver l’agrégat neutre initial après l’avoir sélectionné en masse. Nous pouvons donner deux exemples caractéristiques : les petits agrégats homogènes de molécules d’eau (dipôle moléculaire 1,85 D < µcrit) ou d’acétonitrile (dipôle moléculaire 3,92 D > µcrit). Chaque fois que les calculs théoriques et les résultats expérimentaux concernant la structure de l’eau ou l’acétonitrile en phase liquide prévoyaient que les structures d’équilibre de ces agrégats devaient posséder un moment dipolaire total supérieur à la valeur critique, nous avons bien observé la formation d’ions dipolaires, et seulement dans ces cas-là. Le cas du dimère mixte eauacétonitrile, qui possède deux configurations géométriques (isomères) énergétiquement voisines mais de moments dipolaires totaux différents, nous permet de montrer que l’on peut faire encore mieux (voir encadré 2). L’énergie de liaison E de l’électron attaché dépend en effet beaucoup du moment dipolaire total. Pour chaque valeur du moment résultant, il existe donc, en première approximation, une valeur optimale nmax du nombre quantique n des atomes de Rydberg qui conduit à l’observation de l’anion dipolaire correspondant. Avec le laser accordable créant les atomes de Rydberg, on sélectionne l’isomère désiré en favorisant ou non le transfert d’électron vers telle ou telle configuration géométrique. La sélection peut être effectuée également en Encadré 2 SÉLECTION D’ISOMÈRES NEUTRES D’AGRÉGATS MOLÉCULAIRES POLAIRES Le cas illustré ici est celui du dimère acétonitrile-eau. Les calculs de chimie quantique, effectués dans le groupe de P. Millié au CEA Saclay, prévoyaient deux isomères géométriques de même énergie de liaison intermoléculaire (180 meV) mais de moments dipolaires permanents totaux très différents. L’un de grand moment dipolaire (5,5 debye) et l’autre de moment dipolaire juste supérieur au dipôle critique (2,6 debye). L’énergie de liaison E de l’électron en excès dans un ion dipolaire dépendant fortement du moment dipolaire total de l’espèce neutre qui l’attache, on s’attendait donc à observer deux types d’anions dipolaires bien distincts et à mesurer deux valeurs de E bien différentes. La figure montre que c’est bien le cas en ce qui concerne l’évolution du taux de formation d’anions en fonction du nombre quantique principal de l’électron de Rydberg transféré. La modélisation de chacun des deux pics observés à l’aide du seul paramètre ajustable qu’est l’énergie de liaison E donne E = 35 meV pour le pic à nmax = 10 − 11, qui est naturellement attribué à l’isomère de grand moment dipolaire, et E = 2 meV pour le pic moins marqué à nmax ≈ 28, qui correspond à l’isomère de faible moment dipolaire. Les expériences de détachement par champ électrique externe confirment totalement ces deux valeurs. A l’issue de la zone de détachement, on obtient donc un jet de 56 dimères neutres, sélectionnés à la fois en masse et en isomère, en changeant le niveau de Rydberg impliqué dans le processus de transfert d’électron. Figure - Evolution du taux de formation d’anions dipolaires formés par transfert d’électron entre des atomes de Rydberg de nombre quantique principal n et des dimères neutres acétonitrile-eau. Molécules et noyaux déformés aval en ajustant le champ électrique de détachement de façon à ne neutraliser que l’ion dipolaire dont l’énergie de liaison E de l’électron est la plus faible. La spectrométrie ne se contente plus alors d’analyser en masse mais permet aussi de déterminer et de sélectionner une géométrie particulière d’un système moléculaire neutre. UN PROCESSUS BIOLOGIQUE ÉLÉMENTAIRE EN PHASE GAZEUSE De nombreuses molécules biologiques sont fortement polaires. Parmi celles-ci citons, par exemple, de nombreux acides aminés, constituants élémentaires des protéines, et les quatre bases de l’ADN thymine (T), adénine (A), cytosine (C) et guanine (G) ainsi que l’uracile (U) qui remplace la thymine dans l’ARN. Ces molécules constituent les « lettres » de l’alphabet génétique et leur séquence code le message génétique. Lorsqu’un rayonnement ionisant pénètre dans un tissu biologique, il libère des radicaux libres et des électrons qui se thermalisent rapidement. Depuis longtemps, les biologistes ont montré que les électrons viennent se localiser préférentiellement sur les bases de l’ADN fortement polaires. Supposons par exemple qu’un électron soit capté par la cytosine C. L’anion correspondant C– ne va plus être « reconnu » en tant que lettre de l’alphabet génétique et la protéine chargée de la transcription va « sauter une lettre ». Dans l’ARN messager qu’elle produit, il y aura alors une erreur qui pourra conduire à la production d’une protéine non prévue au programme. C’est l’un des mécanismes de mutation induite par le rayonnement ionisant qui peuvent éventuellement conduire à une lésion tumorale ou à un cancer. Un problème qui se pose est de déterminer, soit expérimentalement, soit par un calcul de chimie quantique, quelle est la base qui possède la plus forte affinité électronique et peut donc préférentiellement conduire à une mutation. Bien que la taille relativement modeste de ces molécules (entre 12 et 16 atomes) permette de mener des calculs de chimie quantique assez précis, une controverse existait néanmoins dans le début des années 90 au sujet de leurs anions. Selon les méthodes de calcul, les anions stables dont on prédisait l’existence pouvaient avoir un électron en excès se localisant dans une orbitale de valence vacante (anion de valence conventionnel) ou bien dans une orbitale très diffuse (anion dipolaire), avec des énergies de liaison incertaines. La réponse expérimentale a été obtenue dans notre groupe avec la possibilité de réaliser des jets supersoniques de ces molécules et leurs ions négatifs. Par suite de leur forts moments dipolaires, les bases de l’ADN et de l’ARN se présentent comme de fines poudres. Il est délicat d’en obtenir une densité importante en phase gazeuse car elles ne se subliment qu’au-dessus de températures comprises entre 180 et 250 °C et se décomposent ensuite rapidement une dizaine de degrés au-delà. Les mesures expérimentales de l’énergie de liaison électronique des ions négatifs (affinité électronique) ont montré que la thymine (T) et l’uracile (U) sont les bases les plus susceptibles d’attacher des électrons de faible énergie, répondant ainsi au problème posé. Ce résultat est en accord avec les observations effectuées en irradiant l’ADN en phase condensée puis en détectant les radicaux formés en résonance électronique (RPE). L’intérêt des études en phase gazeuse est qu’elles sont effectuées en régime de collision unique et que la capture d’électron est observée directement et non plus comme un intermédiaire au sein d’une cascade d’événements. Plus surprenante a été l’observation simultanée des deux types d’anions (de valence et multipolaires) pour les deux bases T et U, alors que l’adénine, par exemple, ne peut donner naissance qu’à des anions de type multipolaire. Si l’on attache des électrons directement sur une molécule T ou U isolée, on n’obtient que des ions multipolaires. Mais si l’on transfère des électrons sur U ou T faiblement Figure 5 - Courbes de détachement des ions négatifs de la molécule d’uracile. Les ions sont formés soit par attachement direct d’électrons de Rydberg sur la molécule isolée (cercles), et la courbe est alors caractéristique du détachement d’anions multipolaires, soit par l’attachement sur un dimère uracile-argon suivi de l’évaporation de l’atome d’argon (carrés), et la courbe est alors caractéristique d’un anion de valence qui ne détache pas. liés à un seul atome de gaz rare comme l’argon, l’attachement est alors suivi de l’évaporation de l’atome et conduit exclusivement à des anions de valence. La distinction entre les deux espèces d’anions est claire aussi bien dans les expériences de transfert d’électron de Rydberg que dans les expériences de détachement (figure 5). A partir d’un problème d’intérêt biologique, nous avons ainsi été amenés à étudier la manière de déposer de façon parfaitement contrôlée des électrons sur une molécule soit dans une orbitale de valence, soit dans une orbitale diffuse. PERSPECTIVES On a vu que les anions dipolaires ou quadripolaires sont des ions aux propriétés remarquables, possédant la structure de leurs parents neutres. Plus d’une cinquantaine ont déjà été observés et étudiés. Leur caractère chargé les rend aisés à manipuler avec des champs électromagnétiques d’accélération, de déviation, de freinage ou de confinement et ils sont également susceptibles d’être neutralisés sans difficulté. Une première application envisageable est le refroidissement de molécules ou d’agrégats polaires. On peut concevoir de piéger ces ions et de 57 les refroidir avec de l’hélium aux environs de quelques K. De très longs temps de confinement devraient alors permettre de les faire entrer en collision avec les atomes froids d’une mélasse optique pour les amener à de très basses températures. Un simple champ électrique de très brève durée ou une impulsion laser pourrait alors détacher l’électron en excès sans perturber la température. Les molécules ou agrégats polaires, contrairement aux atomes froids qui tombent sous l’effet de la gravitation lorsque l’on supprime les champs laser de confinement, présenteraient l’intérêt de pouvoir orbiter autour d’un fil créant un faible gradient de champ électrique en restant ainsi « suspendus » et confinés dans une région de l’espace de façon contrôlée. En comparant directement les résultats des calculs de chimie quantique et les mesures expérimentales de structure des complexes élémentaires base de l’ADN-acide aminé en phase gazeuse par les méthodes évoquées plus haut, on espère étendre à des molécules d’intérêt biologique l’arsenal des moyens développés en physique moléculaire au cours des dernières années pour des édifices plus simples. Nombre de processus élémentaires en biologie moléculaire ne font en effet intervenir que des interactions très spécifiques entre des fonctions bien localisées de très grosses molécules (protéines, ADN...). Sur le plan théorique, ils ne sont pourtant traités le plus souvent qu’avec des modèles semiempiriques qu’il semble temps de confronter avec les calculs de chimie quantique et leur alter ego que sont les expériences bien contrôlées en phase gazeuse. POUR EN SAVOIR PLUS Une revue générale sur les anions dipolaires peut être trouvée dans : Desfrançois (C.), Abdoul-Carime (H.), Article proposé par : C. Desfrançois et J.P. Schermann, tél. 01 49 40 38 16. courriel : [email protected], [email protected] Dans cet article sont présentés les résultats d’un travail d’équipe auquel ont participé H. Abdoul-Carime, Y. Bouteiller, S. Carles, V. Périquet. 58 Schermann (J.P.), Int. Journ. Modern Phys. B 10, 1339, 1996. Pour la modélisation des expériences voir : Desfrançois (C.), Phys. Rev. A 51, 3667, 1995. La détermination de la structure de petits agrégats polaires est décrite dans : Desfrançois (C.), Abdoul-Carime (H.), Khelifa (N.), Schermann (J.P.), Brenner (V.), Millié (P.), J. Chem. Phys. 102, 4952, 1995. La séparation d’isomères géométriques en spectrométrie de masse est décrite dans : Desfrançois (C.), Abdoul-Carime (H.), Schulz (C.P.), Schermann (J.P.), Science 269, 1707, 1995. Pour l’aspect biologique de l’attachement d’électrons sur les bases de l’ADN voir : Colson (A.O.), Sevilla (M.D.), J. Rad. Biol. 67, 627, 1995. Le passage de la molécule isolée à la phase liquide : Gregory (J.K.), Clary (D.C.), Liu (K.), Brown (M.G.), Saykally (R.J.) Science 275, 814, 1997.