de sens. La sociologie remplit ainsi dans les sociétés modernes le rôle que remplissaient dans
les sociétés traditionnelles la sagesse populaire et le sens commun à base de fatalisme, d’idées
reçues, ou préjugés et d’idées toutes faites. La théorie sociologique a pour finalité d’élucider
cette énigme primordiale de la sociologie qu’exprime la célèbre formule de Marx selon
laquelle « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les
conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du
passé » (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1851). En d’autres termes, la sociologie essaye de
rapporter nos expériences personnelles à des enjeux collectifs, comme le fait la sagesse popu-
laire, mais sur une base rationnelle.
Le sociologue s’efforce de réfléchir à ce qui semble anodin et de comprendre ce qui passe
pour évident et normal aux yeux de la plupart d’entre nous qui sommes englués dans la vie
ordinaire. Les récits de voyageurs aventuriers, militaires ou savants, comme les ethnologues,
nous ont pourtant appris que d’autres schémas culturels, d’autres structures sociales,
d’autres coutumes ont cours sous d’autres latitudes et tropiques, où ils passent pour tout
aussi naturels, sans que rien ne nous permette de considérer ces sociétés comme moins
raffinées, moins complexes ou moins avancées que les nôtres, sinon nos préjugés tenaces.
Or, la sociologie consiste précisément à combattre ces préjugés, ou du moins de les révéler
au grand jour pour ce qu’ils sont : un résidu culturel et un indice de notre identité sociale
qui se définit par rapport à autrui. « Vérité de ce côté des Pyrénées, erreur au-delà », disait
déjà Pascal. La sociologie est par essence une discipline relativiste et comparative. D’ailleurs,
pour être bon sociologue, il faut être doué d’« imagination sociologique », pour reprendre
une formule de Charles Wright Mills, soit cette faculté (que le sociologue partage avec
l’écrivain) de s’intéresser et de se mettre à la place des autres, mais aussi d’imaginer
comment le monde pourrait être autre que ce qu’il est, ou encore d’y voir autre chose que
ce qu’on a l’habitude d’y voir, et même ce que l’on ne voit plus à force d’habitude.
Le sociologue va donc se placer, délibérément, dans la peau, dans la situation de l’autre, de
l’étranger, afin de mettre au jour les manières de sentir, de penser, mais aussi toute la part
d’impensé, d’évidences de sens commun qui orientent, expliquent et donnent sens à nos
actions. Le Candide de Voltaire, mais surtout le « Comment peut-on être Persan ? » que
Montesquieu utilise comme un dispositif de mise à distance culturelle, leur permettent bien
entendu, en moralistes qu’ils sont, de dire leur vérité aux Français de l’époque, mais surtout
de se livrer à une véritable étude de mœurs sociologique. En vérité, ils adoptent là la posture
intellectuelle du sociologue qui doit toujours travailler à se rendre étrangères les évidences
du sens commun. Le sociologue est du reste toujours un peu moraliste — mais non mora-
lisateur ; les sciences sociales ont d’ailleurs longtemps été qualifiées de sciences morales, au
sens de sciences des mœurs. Il n’est pas non plus indifférent, comme on le verra plus loin,
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