Lettre à mon ami musulman
Cher Mourad,
Tu as passé seulement quelques heures avec nous, dans nos bureaux de Montréal..
Pourtant, une relation de sympathie (réciproque, je l’espère) s’est rapidement créée entre
nous. Après avoir parlé affaires, nous avons échangé sur le sujet si délicat de nos
croyances religieuses, à savoir comment elles peuvent aussi bien nous rapprocher que
nous séparer. J’ai senti que, comme moi, tu avais au cœur des espérances de paix et de
fraternité pour tous les peuples de la terre. C’est pourquoi, avant que tu ne repartes pour
l’Algérie, je t’ai exprimé mon intention de t’écrire à ce sujet une lettre plutôt spéciale. Et
tu as accepté avec générosité.
Je dis une lettre plutôt spéciale en cela que tu étais d’accord pour que je la publie. Spéciale
encore parce qu’elle aura l’ampleur d’un petit volume, j’y mettrai même des titres chaque
fois que je change de sujet, pour que tu puisses t’y retrouver plus facilement. Elle est
spéciale enfin parce que l’intention de mon texte est ambitieuse et le sujet fort délicat.
(Je tiens à te dire tout de suite que j’ai l’intention d’écrire aussi aux Juifs et aux chrétiens.)
Mes intentions
Déjà pour exprimer mes intentions je sens le besoin de prendre des précautions. La
démarche que je veux tenter est pleine de risques. Non pas à cause de toi. Je t’ai saisi
comme un homme simple au cœur généreux. Mais à cause des autres qui liront ce message.
Tu connais le mouvement qu’on appelle l’œcuménisme? Peut-être connais-tu aussi
l’origine grecque de ce mot. Ici, tu permettras que je fasse semblant d’être un peu savant,
pour me donner une contenance. Je dis donc que l’origine grecque de ce mot est
déroutante, parce que, tout seul, sans son évolution historique, l’adjectif œcuménique
signifierait seulement habitée. Or il s’agit de toute la terre habitée. Je dirai à ma façon que
l’œcuménisme est conçu comme une sorte d’harmonisation des religions dans la prière et
la bonne entente, par toute la terre habitée. En grec ancien : ___’ ____ ___ __________
[___] (Pron : kat olin tin icoumenin yin). Je dois dire que j’élargis ici le sens du mot, qui
s’applique habituellement à la réunification des églises chrétiennes.
Mais il ne suffit pas de dire que mon intention est œcuménique. La conception que chacun
a de ce rêve d’unité demeure floue. On l’imagine selon son cœur et à sa façon, sans trop
savoir jusqu’où il va (le rêve) ni par quels chemins il faut passer pour le réaliser. Ce n’est
pas si simple qu’on voudrait le croire. Je vais donc m’expliquer clairement sur ce point,
pour que tout soit clair entre toi et moi.
La première tentation que nous pouvons avoir au sujet de l’œcuménisme, c’est
naturellement de vouloir gommer les différences et dire : « Laissons de côté ce qui nous
distingue. Accrochons-nous à ce que nous avons en commun ». La dernière partie de cette
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proposition est bonne. Il faut porter attention à ce que nous avons en commun. Mais la
première partie (gommer les différences) est un piège.
Permets-moi un petit détour. Nous savons que des représentants de toutes les grandes
religions se sont réunis à Assise et ont prié ensemble il y a quelques années. Il y avait
dans cet événement un signe pour l’avenir. Un autre fait semblable dure depuis dix ans en
Syrie. À Soufanieh, depuis le début des années 1980, dans la banlieue de Damas, des
chrétiens catholiques, des chrétiens orthodoxes et des musulmans prient ensemble dans la
maison d’un couple de croyants on peut voir des signes extraordinaires de
l’intervention de la vierge Marie, Mère de Jésus. Je crois que ce genre de rassemblement
dans la prière est le chemin principal vers l’accomplissement du rêve œcuménique. L’unité
que nous cherchons viendra, c’est ma conviction, des interventions du Ciel plus encore
que de nos stratégies inspirées par la bonne volonté. C’est pourquoi je dis que le chemin le
plus harmonieux pour réaliser le grand rêve œcuménique est probablement d’être à
l’écoute du Ciel, d’être attentifs aux signes, de prier ensemble dans un esprit de fraternité,
parce que nous sommes tous membres d’une même famille humaine ayant un même Dieu
comme créateur et père. Je reviendrai là-dessus.
Par ailleurs, gommer nos différences ne me paraît pas un chemin de sagesse, parce que ces
différences vont resurgir en diverses circonstances dans le grand brassage humain qui
constitue notre histoire commune, et alors nous serons pris au dépourvu. C’est ma
conviction que nous serons mieux armés si nous avons vu clairement ce qui risque de nous
diviser.
Je crois que tu m’approuveras si je dis : Nos différences, il faut plutôt les connaître le
mieux possible et les reconnaître en les acceptant de plein cœur et en gardant du respect
les uns à l’égard des autres.
Je dis que chacun est responsable de gérer l’héritage religieux qu’il a reçu. Tu as reçu dans
ton berceau l’héritage musulman (sunnite?) et c’est cet héritage que tu as à gérer le mieux
possible. J’ai reçu l’héritage chrétien catholique et c’est à moi de le gérer comme une
invitation à la perfection et à l’amour. Jésus a utilisé une parabole pour expliquer ce devoir
de gérer chacun son héritage. Il parle d’un maître qui confie 500 pièces d’or à un de ses
serviteurs, 200 à un deuxième et 100 à un troisième. Les deux premiers font fructifier leur
avoir et rapportent en surplus autant de pièces d’or qu’ils en ont reçues. Le maître leur
adresse une louange égale à tous les deux. Le troisième a enterré son bien et ne l’a pas fait
fructifier, et il reçoit le blâme de son maître. Chaque personne, chaque peuple a son
héritage à gérer.
Le Dieu unique que nous adorons, juifs, chrétiens et musulmans, et qui est, tu le crois
aussi j’espère, un Dieu d’Amour, n’est certainement pas effrayé par nos différences. Je le
présente comme un Dieu d’Amour, ce qui ne l’empêche pas d’être juste, omniscient et
tout-puissant, comme dit le Coran. Sur ce point, un ami me fait la remarque que le Dieu du
Coran n’est pas un Dieu d’amour… C’est vrai qu’il menace épouvantablement, mais j’ai
lu des versets on le dit « plein de bonté et de miséricorde » (16, 49), « indulgent et
plein d’amour » (85, 14). Avant chaque sourate, on le dit « clément et miséricordieux ». Je
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crois qu’il nous bénit aussi longtemps qu’il reconnaît son image dans l’amour que
nous avons les uns pour les autres en dépit de ce qui nous différencie. Le soleil
éclaire indistinctement les gens de toutes les religions. De même l’amour de Dieu
est répandu sur l’humanité entière et nous sert de modèle à imiter.
La clé de cette acceptation mutuelle de nos différences, à mon avis, c’est la
compréhension. Si tu sais pourquoi je pense et agis autrement que toi, si tu sais, par
exemple, pourquoi je prie d’une façon différente de la tienne, si tu connais mes
intentions et ma bonne volonté, ce sera plus facile pour toi d’accepter nos différences.
C’est pourquoi l’essentiel de mon propos c’est d’expliquer, de partager avec toi, d’une
part, la compréhension que j’ai des éléments qui nous rapprochent l’un de l’autre et,
d’autre part, la compréhension que j’ai d’une foule de points plus délicats nos
différences sont plus évidentes et les risques de brouillage, plus grands. Je le répète en
d’autres mots, mon hypothèse est que si nous comprenons tous les deux ce qui nous unit
et ce qui nous divise, le caractère harmonieux de notre relation se conservera mieux, et
nous pourrons continuer à être différents tout en devenant des amis.
Je te suis reconnaissant de me donner l’occasion de faire cette démarche, et j’espère, avec
l’aide du Ciel, répondre à tes attentes. Mais je t’avertis, ce n’est pas aussi simple qu’on
pourrait le croire au premier abord.
I. Ce qui peut nous rapprocher
J’ai choisi de te signaler sept points qui semblent favoriser notre compréhension mutuelle.
1. La croyance en un Dieu unique
2. La ressemblance des attributs divins
3. La croyance en la résurrection des morts et en la vie éternelle
4. Des éléments d’une morale commune
5.La vénération de Marie Mère de Jésus
6. La spiritualité et le mysticisme
7. Les grands personnages bibliques
J’ai déjà évoqué dans les paragraphes précédents la croyance principale qui peut fonder
notre espérance de voir s’élaborer lentement un monde œcuménique ou fraternel
sur le plan religieux. Je parle principalement des trois religions qui sont les plus
rapprochées l’une de l’autre, soit le judaïsme, l’islamisme et le christianisme et je reviens
d’abord sur le premier thème déjà énoncé, soit :
1. La croyance en un Dieu unique
Je disais : parce que nous sommes tous membres d’une même famille humaine ayant un
même Dieu comme créateur et maître de tout. En effet, les trois religions que j’ai nommées
sont monothéistes (elles reconnaissent un Dieu unique) et je crois que tous les croyants
des trois religions sont conscients que, même s’ils donnent à leur Dieu un nom différent,
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ils adorent en définitive le même Dieu. Je te parlerai plus loin de la croyance chrétienne en
la Trinité divine, qui est présentée dans le Coran comme une inconcevable aberration.
Peut-être n’y a-t-il aucun problème pour toi à ce sujet, mais je veux prendre tout de
suite ici la précaution d’affirmer que la religion chrétienne est, depuis ses origines,
monothéiste (fondée sur la relation avec un Dieu unique). Elle vient du judaïsme, qui fut,
à ma connaissance, la première religion connue à proposer l’existence d’un seul Dieu,
créateur de l’univers visible et invisible. Quand j’étais jeune, les enfants catholiques
recevaient leur éducation religieuse à partir d’un manuel que nous appelions le catéchisme
(c’est un mot emprunté au grec et qui suggère l’idée d’une transmission de la doctrine).
Nous apprenions le catéchisme par questions et réponses. Or la première question du
petit manuel était : « Combien y a-t-il de Dieux? » Et la réponse était : « Il n’y a qu’un
seul Dieu ». Je ne parlerai pas tout de suite de la deuxième. Tout ceci, donc, pour le cas
tu aurais pu penser que les chrétiens adorent trois dieux. J’espère que tu ne seras pas vexé
que j’aie pu le supposer, toi qui es un homme instruit.
Serait-il injuste d’imaginer que certains imams auraient du plaisir, quand ils parlent du
christianisme, à laisser entendre que nous associons à Dieu d’autres « divinités »? Comme
s’ils ne pouvaient pas faire valoir leur religion sans déprécier celle des chrétiens?
Le caractère monot iste du christianisme est un p oint de grande imp ortance p our
la comp hension ent re chrétiens et musulmans. Je sais bien que t u p ourrais
m’aimer même si j’adorais t rois dieux et des statues de saint s, mais tu aurais du
mal à respecter ma religion, p arce que le Coran insiste énormément sur le fait
qu’il ne faut p as « associer » à Dieu d’aut res divinités. J’imagine que cette
insistance vise surtout les idotres contemp orains de M ahomet qui auraient
voulu accep ter le Dieu du p rophète tout en continuant à rendre un culte aux
div inités que leurs ancêtres avaient adorées. Ils avai en t peu r s an s dou te d’ê tre
punis p ar ces divinit és s’ils les abandonnaient p our la religion de M ahomet, dont
l’authent icit é n’était p as forcément évident e à leurs y eux. M ais l’ensemble du
t exte donne l’imp ression que, aux y eux du p rophète, le culte rendu à Jésus et à
l’Esp rit Saint , t out comme la vénération de la Vierge M arie et des aut res saint s,
est p erçue comme une sorte dassociationnisme. Je vais revenir sur ce t me,
mais je voudrais insister sur ce p oint : la foi chrét ienne enseigne l’exist ence dun
Die u uni que et n’imp orte quel chrétien p eut dire comme les musulmans : Il n’y a
de Dieu que Dieu.
Nous avons p ar conséquent ce p oint en commun de p ouvoir p rier ensemble ce
Dieu unique, « cateur du ciel et de la t erre, de lunivers visible et invisible ». Un
jour, l’an p assé, je faisais une séance de t ravail à domicile avec un M ontréalais
d’origine africaine et de religion musulmane, un jeune homme au grand cœur et
t out à fait sympathique. Au moment d’att aquer la p iz za (je ne cuisine p as et
j’avais commandé du restaurant), il m’a deman si je voulais bien faire la p rière
avant de manger. J’étais à la fois réjoui et int imidé, mais davantage réjoui de voir
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que lui et moi, non seulement nous p ouvions bâtir quelque chose de p ositif
ensemble sur le p lan des affaires, mais aussi p rier le même Dieu comme des fres
aut our de la table familiale.
2. La ressemblance des attributs divins
De plus, ce Dieu est présenté dans le Coran avec des attributs (des qualités) que les
chrétiens Lui reconnaissent aussi. Comme je le disais plus haut, au début de chaque
sourate, on le qualifie de clément et miséricordieux, ce qui nous convient tout à fait à nous
chrétiens. Je pourrais même dire que la miséricorde divine est l’attribut le plus fondateur
d’espoir chez les chrétiens, parce que nous nous reconnaissons imparfaits, nous avons
conscience de ne pas faire toujours le bien que nous voulons et de faire parfois le mal que
nous ne voulons pas. Mais nous savons aussi que, si nous reconnaissons nos fautes et
demandons pardon, Dieu est tout disposé à faire miséricorde et à pardonner. Cet attribut
est rappelé à plusieurs reprises dans le Coran.
Je ne te mentionnerai pas tous les attributs divins que j’ai trouvés dans ton Livre (avec un
L majuscule, ce mot et synonyme de Bible), puisque tu les connais probablement par
cœur. Mais pour moi qui le lisais pour la première fois, c’était quelque chose de frappant
que ces espèces de refrains par lesquels se terminent la plupart des énoncés du Livre. Je
t’en cite quelques uns pour te montrer que j’ai retenu.
« Dieu est puissant et sage » (4, 163). _ Tu accepteras, j’imagine, que je transcrive à partir
de la traduction dont je dispose, soit celle d’Albin de Biberstein Kaziminski, interprète de
la légation française en Perse, texte édité chez Jean de Bonnot à Paris. C’est une traduction
qui fait autorité. Le traducteur emploie le mot Dieu (et je ferai de même) chaque fois que le
texte original nomme Allah. De même, dans l’introduction, il traduit par Mahomet le nom
de Mohammed ou Mouhammad. _ Je reviens donc à nos petits refrains : En 4, 168, on
trouve : « Il est savant et sage ». En 5, 96 tout comme en 14, 206 : « certes Dieu est
puissant et vindicatif ». Un peu plus de sévérité ici, mais, nous en trouvons aussi dans
notre Bible. En 16, 49 : « Dieu est plein de bonté et de miséricorde ». En 16, 62, le refrain
est : « Il est sage et puissant ». Un peu plus loin 16, 72 : « Dieu est savant et puissant ».
Et si nous allons beaucoup plus loin, vers la fin du livre, nous trouvons encore ce genre de
leitmotiv : « Dieu mérite qu’on le craigne; il aime à pardonner » (74, 55). « Il est indulgent
et plein d’amour » (85, 14).
Chez les Juifs et les chrétiens, il est présenté comme plus désireux de se rapprocher des
humains; au point même de comparer ce rapprochement amoureux à des fiançailles.
Mais, dans l’ensemble, le Dieu auquel tu rends un culte ressemble au mien sous bien des
rapports.
3. La croyance en la résurrection des morts et en la vie éternelle
Le Coran insiste en plusieurs passages sur la résurrection des morts et sur la vie éternelle,
une vie après la mort que les croyants passeront dans le bonheur et les incroyants, dans
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