Les vibrations d`une molécule de sel

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Molécules et agrégats
Les vibrations
d’une molécule de sel
Lorsqu’une molécule vibre, la distance entre les atomes change rapidement. Ce mouvement est suivi
en temps réel à l’aide de lasers femtoseconde. On détermine ainsi s’il existe des distances privilégiées pour lesquelles l’électron de la liaison chimique est plus efficacement arraché lors du processus
d’ionisation. Le changement de la dynamique dans un agrégat par rapport à celle de la molécule
isolée renseigne sur la structure de l’agrégat. Ainsi, une molécule de sel se « dissout » dans un
agrégat d’une dizaine de molécules d’ammoniac, alors qu’elle reste à la surface d’un agrégat d’eau.
G
râce au développement des
lasers à impulsion femtoseconde, on suit en temps réel
les mouvements des atomes à l’intérieur d’une molécule. Un premier
laser excite le système, c’est-à-dire
qu’il crée le mouvement de vibration
des atomes. Un second laser ultrabref sonde le système à différents
retards. La succession de ces mesures pompe-sonde constitue le film du
mouvement moléculaire. A l’aide de
ces méthodes, les molécules sont
observées pendant qu’elles réagissent ou qu’elles se fragmentent, et les
potentiels moléculaires peuvent être
déterminés.
Lorsque l’on connaît la dynamique de vibration d’une molécule,
on utilise cette molécule comme
sonde de la structure d’un agrégat
moléculaire. Ces petits agrégats sont
des systèmes composés de quelques
molécules seulement. Ils permettent
d’étudier un phénomène physique
ou chimique au niveau élémentaire,
sans perturbation par le milieu environnant. La dynamique d’une molécule est modifiée d’une façon qui
dépend de l’arrangement de cet
agrégat. En retour, cela fournit des
informations sur la nature même de
l’agrégat.
Cette méthode est appliquée ici au
cas de la molécule d’iodure de
sodium (sel NaI) dont la dynamique
– Laboratoire de photophysique moléculaire, UPR 3361 CNRS, université Paris
Sud, 91405 Orsay cedex.
42
est bien établie, et à ses agrégats
avec différentes molécules polaires.
On découvre ainsi qu’une molécule
de sel ne se dissout pas facilement
dans une nano-gouttelette d’eau à
basse température.
IONISATION D’UN PAQUET
D’ONDE MOLÉCULAIRE
Le mouvement des atomes dans
l’espace est un phénomène où la description classique est en général une
bonne approximation. En revanche,
dès que l’on cherche à les confiner en
contrôlant leur quantité de mouvement, le comportement des atomes
devient quantique en vertu du principe d’incertitude d’Heisenberg.
Dans une molécule au sein de
laquelle les atomes sont confinés par
la liaison chimique, l’énergie de
vibration des noyaux est quantifiée.
C’est donc dans un cadre quantique
que les vibrations moléculaires sont
étudiées par la spectroscopie.
Lorsque les états électroniques
fondamental et excité d’une molécule ont des distances d’équilibre
très différentes, on peut préparer un
paquet d’onde avec un laser ultrarapide et considérer son évolution
temporelle dans le potentiel interatomique. Classiquement, on dit
que si l’impulsion lumineuse est
beaucoup plus courte que le temps
caractéristique d’une vibration
moléculaire, on porte « instantanément » la molécule dans un état
excité, c’est-à-dire en gardant la distance entre les atomes identique à
celle qu’elle était dans l’état fonda-
mental à l’instant t = 0 de l’excitation.
Une expérience d’observation de
mouvements moléculaires se déroule
en deux temps qui justifient l’appellation d’expérience pompe-sonde. Une
première impulsion laser (la pompe)
prépare le système dans l’état excité.
Cette opération définit l’origine du
temps de l’expérience. C’est elle qui
déclenche le chronomètre (encadré
1). Une seconde impulsion (la sonde)
« photographie » le système à différents instants ultérieurs. Il existe plusieurs manières de faire cette
« photo », l’ionisation étant la plus
efficace et universelle. C’est ce processus d’ionisation de paquets d’onde
que nous allons décrire maintenant
pour le cas de NaI.
IONISATION FEMTOSECONDE DE NaI
La molécule de NaI est l’un des
plus beaux exemples permettant de
suivre l’évolution du paquet d’onde.
Les travaux de A.H. Zewail, qui a
obtenu le prix Nobel de chimie en
1999, ont montré que l’on accède à
l’évolution de ces paquets d’onde
par des techniques de fluorescence
induite par laser.
Dans la molécule isolée, l’état
fondamental X possède une structure
de paire d’ions en contact Na+ I–
(NaI est un sel), alors que le premier
état électronique excité A présente
une structure neutre qui correspond
à l’interaction entre les atomes de
sodium et d’iode dans leur état fondamental (encadré 2). L’excitation de
Molécules et agrégats
Encadré 1
SCHÉMA EXPÉRIMENTAL
Grâce à un jet supersonique, on prépare des molécules de NaI
en phase vapeur ou des agrégats qui contiennent une molécule de NaI et des molécules de solvant. Pour augmenter la
taille moyenne des agrégats, on accroît la pression de vapeur
saturante des molécules de solvant, soit en chauffant, soit en
augmentant la concentration du mélange He/solvant. Le flux
d’hélium sert à refroidir les agrégats et à les entraîner entre
les plaques d’un spectromètre d’électron et d’ion.
Les molécules y sont excitées et ionisées par les impulsions
laser (figure 1). Les ions ainsi obtenus sont accélérés par un
champ électrique, puis volent dans une zone libre de champ
et sont enfin détectés. En mesurant le temps qui sépare l’impulsion lumineuse de l’arrivée sur le détecteur, on détermine
la masse de l’ion puisque le temps de vol est proportionnel
à la racine carrée de la masse.
Dans les expériences femtoseconde, le retard entre l’impulsion
de pompe et celle de sonde change selon le chemin optique
relatif des faisceaux laser à raison de 6,7 ps par mm de déplacement de la ligne à retard optique.
Le principe d’une mesure pompe-sonde est illustré sur la
figure 2 : une première impulsion laser, la pompe (flèche
bleue), porte la molécule à l’état excité et définit le temps 0 de
l’expérience. Cette impulsion pompe crée un paquet d’onde
sur le mur répulsif du potentiel de l’état excité (à gauche). Il
est repoussé vers les grandes distances internucléaires jusqu’à
ce qu’il heurte le mur de potentiel de droite et rebrousse che-
Figure 1 - Vue simplifiée du dispositif expérimental.
la molécule par absorption d’un photon pompe correspond au transfert de
l’électron de I – vers Na +.
Dans ces expériences, un premier
photon prépare un paquet d’onde
Figure 2 - Principe d’une mesure pompe-sonde.
min. Le paquet d’onde oscille ainsi dans le puits de l’état
excité avec une période T. Pour caractériser ce mouvement,
on envoie une seconde impulsion laser, la sonde (flèche violette), avec un retard variable entre la pompe et la sonde. A
t = 0, le photon sonde peut ioniser la molécule (flèche t0) et
on observe un signal d’ion, de même qu’au temps t1. En
revanche, quand le paquet d’onde s’éloigne vers t2, on ne
peut plus atteindre la courbe de l’ion, et le signal d’ion
revient à zéro pour croître à nouveau quand le paquet d’onde
revient dans la partie gauche du potentiel, autour du temps
t = T (figure 2 en bas). Les oscillations du paquet d’onde
dans l’état excité se reflètent dans le signal d’ion.
L’une des difficultés de cette expérience consiste à mesurer le
temps t = 0 où les impulsions laser arrivent en même temps
à l’intersection du jet et du spectromètre. Pour y parvenir, on
ajoute une molécule aromatique (de type benzène) dans le jet.
Cette molécule n’est ionisée et détectée que si l’ impulsion
pompe à 266 nm arrive avant l’impulsion sonde à 310 nm. En
changeant continûment le retard entre les deux impulsions, le
signal décrit une fonction de Heaviside (dite « en marche
d’escalier ». Le saut de la marche donne le temps t = 0 et sa
largeur la somme des largeurs temporelles des deux impulsions.
dans l’état excité A (figure 1, flèche
de X vers A), à la distance d’équilibre
de l’état fondamental (2,7 Å). Les
deux atomes Na et I, tous deux
neutres, ressentent alors une force
fortement répulsive : le paquet d’on-
de évolue rapidement vers les
grandes distances internucléaires. Au
point de croisement entre la courbe
neutre et la courbe ionique Na+– I–
(7 Å), il y a dans 90 % des cas un
transfert d’électron entre Na et I, le
43
Encadré 2
LA MOLÉCULE DE NaI
Les molécules de sel sont caractérisées par des liaisons
ioniques, par contraste avec des liaisons covalentes. Dans ces
dernières, des électrons sont mis en commun pour former une
liaison chimique. En revanche, dans une liaison ionique, un
ou plusieurs électrons sont échangés entre les atomes qui sont
alors liés par une force électrostatique de Coulomb en 1/R (où
R est la distance entre les atomes). Les molécules de sel les
plus simples contiennent deux atomes, un halogène (F,Cl, I...)
et un alcalin (Li, Na, K…). L’atome alcalin, qui a un potentiel
d’ionisation très bas, donne un électron à l’atome d’halogène
pour former, par exemple, Na+Cl– qui est notre sel de cuisine.
Les courbes de potentiel de la molécule de NaI (variation de
l’énergie potentielle entre les atomes en fonction de R) sont
représentées sur la figure ci-contre.
– L’état fondamental de la molécule d’iodure de sodium (NaI)
est de nature ionique. L’atome de sodium donne un électron à
l’atome d’iode et forme une paire d’ions Na+ I –. Le potentiel
est répulsif à courte distance et coulombien en 1/R à distance
supérieure à ≈ 3 Å.
– Le premier état excité correspond à une interaction entre les
atomes neutres Na et I dans leur état fondamental. Comme il
n’y a pas de liaison chimique entre Na et I à la distance
d’équilibre de l’état fondamental, les deux atomes subissent
une force répulsive. Dès que la distance est supérieure à
≈ 4 Å, l’interaction entre ces deux atomes est très faible. Il en
résulte une courbe essentiellement plate en fonction de R et la
molécule devrait se dissocier rapidement à l’état excité. A une
distance de 7 Å, la courbe de l’état fondamental croise celle
du premier état excité. Comme ces deux états ont la même
symétrie, ils sont faiblement couplés. Or, en mécanique quantique, lorsque deux états couplés ont la même énergie, ils se
repoussent. Le potentiel auquel sont soumis les atomes est
alors représenté par la courbe mixte (en gras sur la figure).
couple Na+I– se forme (encadré 2).
Après ce transfert, l’essentiel du
paquet d’onde poursuit son chemin
sur la courbe ionique jusqu’à 12 Å
où il fait demi-tour (figure 1). Au
point de croisement, il y a de nouveau transfert d’électron et le système parcourt la courbe de potentiel
de l’état neutre jusqu’à sa position
initiale (2,7 Å) puis repart. A chaque
passage au point de croisement, une
petite partie du paquet d’onde
(10 %) ne subit pas de transfert
44
Figure - Courbes de potentiel de NaI.
Il présente un vaste puits de potentiel au fond très plat. Du
fait de ce croisement, la molécule est piégée dans ce puits,
avec toutefois un petite probabilité de se dissocier.
– Les états plus excités (B,C) correspondent à des états excités
de l’atome de sodium en interaction avec l’atome d’iode dans
son état fondamental. Ce sont des états peu liés, essentiellement neutres mais faiblement couplés aux états ioniques.
– Enfin, dans l’ion NaI+, un électron est arraché à l’atome de
sodium. L’énergie de liaison est due principalement à une
interaction charge/dipôle induit. Elle est faible et diminue
rapidement avec R.
d’électron, s’échappe et conduit à la
dissociation de NaI en deux atomes
neutres, sodium et iode. Le paquet
d’onde oscille ainsi entre 2,7 et 12 Å,
avec une atténuation progressive
d’intensité due à la fuite au point de
croisement.
Pour observer le mouvement du
paquet d’onde, un deuxième laser
décalé temporellement le sonde par
absorption d’un photon. Pour engendrer des oscillations temporelles, il
faut que cette absorption ne se produise que pour une distance internucléaire donnée.
Dans les expériences de A.H.
Zewail, l’évolution du paquet d’onde
est caractérisée par fluorescence
induite par laser. Le laser sonde
porte le système dans un état excité
(par exemple l’état B correspondant
au premier état excité de l’atome de
sodium) et la lumière qui résulte de
la désexcitation est recueillie. Dans
ce cas, la sélectivité en fonction de la
distance internucléaire est assurée
par le principe qui suit. L’absorption
d’un photon ne change ni la position
des atomes ni leur énergie cinétique.
L’absorption n’a lieu que lorsque la
différence d’énergie entre les
courbes de potentiel de l’état initial
(A) et de l’état final (B) est égale à
l’énergie du photon : c’est une
condition de résonance.
7
e-
6
Na +I
e
5
Énergie / eV
+
-
C
4
3
395 nm
2
1
0
310 nm
266 nm
B
A
Point de croisement
-1
-2
Na(4p)+I
Na(3p)+I
Na++ INa(3s)+I
X
-3
2
4
6
8
10 12 14 16 18 20
R(Na-I) / Angström
Figure 1 - Courbes de potentiel de la molécule
de NaI obtenues par des calculs de chimie quantique. Le paquet d’onde formé par excitation de
NaI (flèche 310 nm) oscille dans l’état A issu
d’un croisement des courbes Na – – I et
Na+– – I –. A chaque passage au point de croisement, une petite partie du paquet d’onde
s’échappe, menant à la formation de deux
atomes séparés Na et I. Le mouvement du
paquet d’onde est sondé par ionisation à un
photon (flèche en tirets 266 nm) ou par ionisation à deux photons par l’intermédiaire de l’état
C (flèches 395 nm). Après absorption du, ou
des, photon(s), un électron est émis.
L’ionisation à un photon a lieu autour du point
de rebroussement à 12 Å (voir texte).
Dans le cas de l’ionisation à deux photons, la
transition de A vers C n’a lieu que lorsque le
paquet d’onde est à 10 Å.
Dans notre cas, le photon sonde
ionise la molécule en portant directement le système dans un double
continuum d’ionisation et de dissociation. Si l’on obtient facilement
des conditions de résonance entre
deux états neutres, cela paraît moins
évident lors de l’ionisation dans un
continuum de dissociation.
L’expérience qui est représentée
sur la figure 2 montre bien que l’on
observe la vibration de la molécule
en l’ionisant avec un photon à
266 nm (flèche en tiret, figure 1).
Cela indique que le processus d’ionisation se produit bien pour une
distance internucléaire fixée. Dans
ce cas, nous détectons deux ions par
spectrométrie de masse à temps de
vol : NaI+ et Na+ issu de la dissociation de NaI+. Le maximum de signal
d’ion est observé après 0,6 ps. Le
paquet d’onde initialement localisé à
très courte distance (2,7 Å) évolue
jusqu’à 12 Å, puis fait demi-tour et,
avec la longueur d’onde de pompe
utilisée (310 nm), la période de
vibration est de 1,2 ps ; le maximum
de signal correspond donc à une
demi-période ; il est obtenu lorsque
la distance internucléaire est voisine
de 12 Å, au point de rebroussement
externe (figure 1 à droite).
Ce résultat s’explique en utilisant
des arguments de mécanique classique et des considérations sur la
nature de l’état électronique A dans
lequel évolue le paquet : à courte
distance, cet état est essentiellement
un état neutre Na – I (les deux
atomes sont dans leur état fondamental) alors qu’à grande distance,
la nature de l’état est de type ionique
Na+– I–. Lors de l’ionisation à courte
distance, c’est un électron du sodium
qui est éjecté (l’énergie du photon
sonde ne permet pas d’ioniser
l’atome d’iode) alors qu’à grande
distance, c’est l’électron de l’anion
I– qui part (l’énergie du photon
sonde est suffisante pour arracher
l’électron de l’anion). Or, la section
efficace d’ionisation de l’anion I– est
200 fois plus grande que celle de
l’atome de sodium : on ionise le
paquet d’onde essentiellement lorsqu’il est localisé sur la courbe de
potentiel à caractère ionique, soit
aux grandes distances internucléaires. Une fois l’électron arraché
à I–, on obtient soit l’ion NaI+ stable,
soit son produit de dissociation Na+.
Nous avions pensé « à tort » que
si l’on devait observer l’ion NaI+, on
devait le détecter en opposition de
phase (donc à courte distance) par
rapport à l’ion Na+ issu de la dissociation de NaI+. En effet, NaI+ est
Signal d’ion Na (V) Signal d’ion NaI (V)
Molécules et agrégats
0.6
+
NaI
0.4
0.2
Na+
4
2
0
-1
0
1
2
3
∆t (ps)
Figure 2 - Observation des oscillations du
paquet d’onde par ionisation à un photon de la
molécule NaI. En abscisse : retard en picosecondes entre l’impulsion pompe (310 nm) et
l’impulsion sonde (266 nm). En ordonnée :
signal d’ion. En bas, Na+, en haut, NaI+. Les
deux échelles sont dans la même unité et reflètent l’abondance relative des deux ions. La
faible atténuation des oscillations successives
est due à la fuite du paquet d’onde au point de
croisement entre l’état fondamental ionique et
l’état excité covalent. Lorsque les impulsions
laser arrivent en même temps (t = 0 ), l’ionisation de (NaI)2 formé en très faible quantité
lors de la vaporisation du sel NaI, donne un
signal à la masse de l’ion NaI+.
très stable à courte distance internucléaire (0,5 eV), son énergie de liaison diminue lorsque la distance augmente. Au voisinage du point de
rebroussement externe, soit à 12 Å,
l’ion NaI+ n’est quasiment pas lié :
son énergie de liaison est alors de
0,003 eV. De plus, l’excès d’énergie
(énergie du photon moins l’énergie
nécessaire pour arracher l’électron)
apporté par les photons est de 0,3 eV,
donc très grand devant l’énergie de
liaison de NaI+ à 12 Å. Et c’est pourtant à 12 Å qu’est observé l’ion
NaI+ ! Pourquoi ?
Comme l’électron est 2 000 fois
plus léger que le proton (et 200 000
fois plus que l’atome d’iode), son
éjection lors de l’ionisation ne
change quasiment pas l’énergie cinétique des atomes (l’énergie communiquée à I par l’électron éjecté de I–
est de l’ordre de 10–6 eV). Au point
45
de rebroussement externe (12 Å), les
atomes sont immobiles l’un par rapport à l’autre, et le restent lors de
l’ionisation : c’est l’électron éjecté
qui emporte tout l’excès d’énergie et
la très faible interaction entre Na+ et
I suffit à maintenir la stabilité de
l’ion NaI+.
En revanche, dès que l’énergie
cinétique des atomes, lors de leur
oscillation, est plus grande que
l’énergie potentielle qui les lie dans
l’ion, l’ion NaI+ n’est pas stable et se
casse en Na+ + I. Si l’on étudie classiquement ce processus en résolvant
les équations du mouvement dans le
potentiel moléculaire, on calcule que
l’ion NaI+ n’est formé que pendant
les 10 fs où le paquet d’onde est
localisé autour du point de rebroussement externe, alors que Na+ est
obtenu pendant 200 fs – soit lorsque
la distance Na-I est comprise entre
8 Å et 11,8 Å. Compte tenu de la largeur temporelle des lasers (150 fs),
cette différence se traduit par une
différence de largeur temporelle des
oscillations suivant l’ion observé : la
figure 2 montre bien que la largeur
des pics de récurrences associés à
l’ion NaI+ est plus étroite que celle
des pics associés à Na+.
IONISATION DU PAQUET D’ONDE
A DEUX PHOTONS
Bien souvent dans les expériences
de photoionisation femtoseconde en
phase gazeuse, le laser sonde n’a pas
une énergie suffisante (une longueur
d’onde assez courte) pour ioniser
directement le système (ce qui est le
cas des agrégats). C’est l’absorption
de plusieurs photons qui fournit suffisamment d’énergie pour arracher
un électron. On fait implicitement
l’hypothèse que l’absorption de
deux photons d’une même impulsion laser est très rapide par rapport
à la dynamique des atomes. Nous
verrons que cette hypothèse n’est
pas forcément justifiée.
Lors d’une ionisation multiphotonique résonante passant par un état
intermédiaire, l’aspect des oscillations est fortement dominé par la
46
condition de résonance du premier
photon sonde absorbé. Dans notre
cas, pour une longueur d’onde du
laser sonde de 395 nm comme indiqué sur la figure 1, le premier photon
de l’impulsion sonde est en résonance lorsque la distance Na…I est
de 10 Å. Cette distance est parcourue en 300 fs par le paquet d’onde.
Le processus d’ionisation est le suivant : lorsque la distance est de
10 Å, un photon du laser sonde est
absorbé, portant le système dans
l’état excité C qui correspond au
deuxième état excité du sodium
Na (4p). Une fois dans cet état, la
molécule absorbe un deuxième photon qui la porte dans le continuum
d’ionisation : l’électron est éjecté.
Les signaux obtenus en ionisant
avec un ou deux photons sont très différents alors que, dans les deux cas,
c’est la même dynamique du paquet
d’onde dans l’état A qui est sondée
(figures 2 et 3) : avec la sonde à deux
photons, le signal d’ion est maximum
pour deux délais pompe-sonde distincts (pics verts et bleus) par période
d’oscillation (1,2 ps), alors que l’on
n’observe qu’un pic par période pour
la sonde à un photon.
Le premier pic (bleu) est observé
à 300 fs. Il correspond au premier
passage du paquet d’onde à la distance de 10 Å où la condition de
résonance vers l’état C est réalisée
(le paquet d’onde va du point tournant interne où il est préparé vers le
point de rebroussement externe). Le
deuxième pic (vert) correspond à
cette même condition de résonance,
lorsque le paquet d’onde revient du
point de rebroussement externe
(12 Å).
De plus, une asymétrie marquée
entre ces deux séries de pics apparaît. Les pics de récurrences sont
plus intenses lorsque le paquet
d’onde est rentrant (vert) que lorsqu’il est sortant (bleu). On en déduit
que l’efficacité d’ionisation du
paquet d’onde dépend du sens de
propagation. L’évolution temporelle
du paquet d’onde dans l’état intermédiaire joue un rôle crucial.
L’interprétation de ce résultat a
priori surprenant utilise des arguments de mécanique classique en
considérant que la section efficace
d’ionisation varie avec la distance
Na – I, car la nature de l’état électronique excité C change avec la distance internucléaire. En particulier,
son faible caractère ionique (dû aux
couplages entre états neutres et
ioniques) augmente quand la distance
Figure 3 - Observation des oscillations du paquet d’onde dans l’état A de NaI par ionisation à deux
photons. Le photon pompe est à 310 nm et deux photons sonde (à 395 nm) sont utilisés. Les pics bleus
correspondent au paquet d’onde qui se déplace du point tournant interne (2,7 Å) vers le point tournant
externe (12 Å), la première oscillation est décalée de 300 fs. Les pics verts correspondent au paquet
d’onde qui se déplace dans l’autre sens. Les carrés noirs sont les points expérimentaux et la courbe en
rouge est la somme de tous les pics (bleus et verts).
Molécules et agrégats
internucléaire diminue (encadré 2).
Après l’absorption du premier photon
sonde, NaI se retrouve dans l’état C
qui est pratiquement plat en énergie
(figure 1). Lors du passage à l’état
excité, l’énergie cinétique des atomes
se conserve. Donc dans l’état C, les
atomes continuent à se déplacer à la
même vitesse et dans la même direction que celles qu’ils avaient à 10 Å
dans l’état A (vitesse de 0,02 Å par
fs). Pendant la durée du laser sonde
(≈150 fs), la distance entre les
atomes change de 3 Å. Comme la
probabilité
d’absorption
du
deuxième photon est faible lors de
l’étape d’ionisation, la distance entre
les atomes dans l’état C change en
moyenne de plus d’1 Å avant l’absorption du deuxième photon sonde.
Dans le cas du paquet d’onde rentrant, l’absorption du deuxième photon se produit à une distance
moyenne de 9 Å, alors qu’elle a lieu
à 11 Å dans le cas du paquet d’onde
sortant. Comme la section efficace
d’ionisation est plus grande à courte
distance, le paquet d’onde rentrant
est ionisé plus efficacement que le
paquet d’onde sortant.
Ces arguments qualitatifs sont
confirmés par une analyse complète
de dynamique moléculaire quantique réalisée par E. Charron et
A. Suzor-Weiner. En particulier, le
rôle de la largeur temporelle de l’impulsion sonde sur cette asymétrie est
parfaitement décrit.
DE LA MOLÉCULE ISOLÉE AUX AGRÉGATS :
LES AGRÉGATS NaI-(H2O)n , NaI-(NH3)n ,
NaI-(CH3CN)n
Dans les livres de physique des
lycées, on trouve souvent un petit
dessin qui montre qu’une molécule
de sel NaCl se dissout en deux ions
Na+ et Cl– entourés chacun de molécules d’eau. Dans la molécule isolée,
les ions Na+ et Cl– sont en contact,
alors qu’ils sont séparés par le solvant en solution polaire. Pour éloigner Na+ de Cl–, il faut un nombre
de molécules de solvant tel que
l’énergie d’interaction ion-solvant
(ions Na+– solvant et Cl–– solvant)
soit plus importante que l’énergie de
liaison ion-ion (entre Na+ et Cl–).
Ces énergies de solvatation ne sont
pas des valeurs faciles à obtenir, ni
par le calcul, ni par l’expérience.
C’est pourquoi nous avons mené des
expériences pour mesurer le nombre
de molécules de solvant nécessaires
pour séparer les ions. En fabriquant
dans le vide des agrégats qui
contiennent une molécule de sel et
en ajoutant des molécules de solvant
une par une, nous apportons quelques réponses à cette question.
On ne peut plus exciter les agrégats,
ni les ioniser, ni donc les détecter.
Comme nous ne détectons que les
agrégats de taille inférieure à dix avec
NH3 et CH3CN, nous interprétons ce
résultat expérimental comme le fait
que l’ammoniac et l’acétonitrile
solubilisent NaI pour dix molécules
de solvant et plus. L’observation de
gros agrégats avec l’eau (n > 60)
indique qu’il n’y a pas solubilisation. La molécule de NaI reste peutêtre en surface de l’agrégat d’eau.
Comme pour la molécule NaI, on
forme des agrégats sel-solvant dans
un jet supersonique. On ionise ces
agrégats avec des lasers. En enlevant
un électron à l’agrégat, on obtient
une espèce chargée positivement
facile à détecter. Sa masse est obtenue en mesurant le temps de vol de la
particule pour atteindre le détecteur,
comme indiqué dans l’encadré 1.
Les agrégats formés dans le jet
contiennent une molécule de NaI et
des molécules de solvant (entre une
et 60). Trois solvants ont été
étudiés : l’eau, l’ammoniac (NH3) et
l’acétonitrile (CH3CN). Dans le cas
de l’eau, on détecte tous les agrégats
de une à 60 molécules. Mais avec
l’ammoniac ou l’acétonitrile, nous
n’observons pas d’agrégats qui
contiennent plus de dix molécules de
solvant bien que les autres tailles
soient présentes dans le jet (ce dont
nous nous assurons par ailleurs).
Figure 4 - Schéma de la dynamique de dissociation de NaI en agrégat (Na est rouge et I
orange). En haut : si NaI est en surface de
l’agrégat, les molécules de solvant (H2O) que
l’on ajoute n’interagissent pas avec NaI : la
dynamique de dissociation est indépendante de
la taille de l’agrégat. En bas : si NaI est dans
l’agrégat, chaque molécule de solvant (NH3)
interagit avec NaI : la dynamique dépend de la
taille de l’agrégat.
Cette forte influence du solvant
s’interprète par analogie avec NaI
isolé. Pour ioniser l’agrégat, il faut
qu’un photon pompe porte NaI dans
l’état excité (équivalent à l’état A où
l’on forme les paquets d’onde dans
la molécule isolée), puis qu’un photon sonde éjecte l’électron. D’après
la nature des états mis en jeux (l’état
fondamental est Na+– –I– et l’état
excité est Na– – –I), l’absorption du
premier photon correspond au transfert d’un électron de I– vers Na+. Si,
dans l’agrégat, les ions sont séparés
par des molécules de solvant, il est
très difficile de transférer l’électron.
Nous avons utilisé les expériences
femtoseconde pour obtenir des informations sur la structure des agrégats
en sondant en temps réel la dynamique de rupture de la liaison NaI à
l’état excité dans l’agrégat. Pour des
agrégats comprenant quatre à dix
molécules de solvant (figure 4), la
dynamique de fragmentation doit
être différente selon la structure de
l’agrégat. Si la molécule de NaI reste
en surface de l’agrégat, elle n’est pas
sensible à l’ajout d’une molécule de
solvant qui n’est pas en contact avec
elle (figure 4 en haut) et la dyna47
mique de fragmentation est indépendante de la taille, ce que l’on observe
pour les agrégats d’eau. En revanche,
lorsque les molécules de solvant
entourent la molécule de sel
(figure 4 en bas), étape préliminaire
à la séparation des charges, la dynamique de fragmentation est fortement dépendante de la taille des
agrégats, ce que l’on observe avec
NH3 et CH3CN. Dans le cas des
agrégats NaI-(CH3CN)n, des calculs
montrent que, pour plus de neuf
molécules de solvant, les agrégats où
Na+ et I– sont séparés par trois molécules d’acétonitrile sont plus stables
que ceux dans lesquels les ions Na+
et I– restent en contact. L’accord de
ces calculs avec l’expérience est
excellent.
Pour conclure, remarquons que
cette question de la séparation des
charges dans un environnement fini
a des implications importantes sur la
réactivité des aérosols dans la très
haute atmosphère, réactivité qui
dépend de la localisation des
charges. L’hypothèse communément
admise, selon laquelle les espèces
ioniques (acides, bases, sels) sont
sous forme d’ions solvatés dans les
aérosols, n’est pas forcément toujours justifiée, surtout pour de très
petits aérosols à très basse température. Seules des expériences en liaison avec des modélisations permettront de trancher ce point.
Il reste à savoir pourquoi NaI
reste à la surface d’un agrégat d’eau.
Les fortes liaisons hydrogènes entre
molécules d’eau rendent l’agrégat
tellement rigide que la molécule de
sel n’y pénètre pas et n’acquiert pas
la structure où Na+ et I– sont solvatés. NaI s’insère en revanche facilement dans l’agrégat d’acétonitrile
car les interactions entre les molécules de CH3CN ne sont pas très
grandes comparées à celles qui existent entre NaI et CH3CN.
POUR EN SAVOIR PLUS
Herk (J.L.), Materny (A.),
Zewail (A.H.), « Femtosecond
control of an elementary unimolecular reaction from the transition
state region », Chem. Phys. Lett.
228, 15, 1994.
Dedonder-Lardeux (C.), Grégoire (G.), Jouvet (C.), Martrenchard (S.) and Solgadi (D.),
« Charge separation in Molecular
Article proposé par :
C. Dedonder, tél. 01 69 15 78 76, [email protected]
S. Martrenchard, tél. 01 69 15 82 52
G. Grégoire, tél. 04 76 51 43 42
C. Jouvet, tél. 01 69 15 63 13, [email protected]
Les auteurs remercient le CEA/DRECAM/SPAM qui leur a permis de réaliser ces
expériences en leur prêtant tout le dispositif expérimental.
48
Clusters: Dissolution of a salt in a
Salt-(Solvent)n cluster », Chemical Review, 100, 4023, 2000.
Jouvet (C.), Martrenchard (S.),
Solgadi
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Mestdagh (J.M.), D’Oliveira
(P.), Meynadier (P.), Perdrix
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Grégoire (G.), Charron (E.),
Mons (M.), Dimicoli (I.), Jouvet
(C.), Martrenchard (S.), Piuzzi
(F.), Solgadi (D.), DedonderLardeux (C.) and Suzor-Weiner
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detection »,
The
European Physical. J. D., 1, 187,
1998.
Grégoire (G.), Mons (M.),
Dimicoli (I.), Dedonder-Lardeux
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small NaI-Sn clusters S: H2O,
NH3. A tool to probe the structure
of the cluster », J. Chem. Phys.
112, 8794, 2000.
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