5. Économie politique internationale
LES NOUVELLES APPROCHES
DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE INTERNATIONALE
par
Jean-Christophe GRAZ (*)
Dans sa définition la plus large, l’économie politique internationale (EPI)
a pour objet les interactions entre l’économique et le politique et entre le
national et linternational (Gilpin 1987). Cet objet nest pas nouveau puis-
quil était déjàau cœur des débats mercantilistes et de la critique opérée par
les pères fondateurs de l’économie politique classique. Dans la tradition dis-
ciplinaire des sciences sociales, ce nest pourtant qu’à partir des années 1970
que lEPI fut institutionnalisée dans le milieu académique anglo-américain
comme sous-discipline des relations internationales. Au-delàdes enjeux
manifestes de la crise du système de Bretton Woods, de la crise économique
et de la crise pétrolière, les liens privilégiés entre le milieu académique et les
sphères dirigeantes américaines ont en effet conduit àorienter lanalyse en
direction dune recherche appliquée qui réponde àces nouveaux symp-
tômes réels ou imaginaires du déclin américain.
Le premier constat fut dadmettre que le paradigme réaliste, qui dominait
l’étude des relations internationales depuis la Seconde Guerre mondiale,
noffrait pas les outils adéquats. La dynamique àl’œuvre dans la remise en
cause des principaux piliers de lordre économique international dépassait
largement la compétition par la puissance et le droit. Le comitéde rédaction
de la revue International Organization a donc initiéun projet collectif dans
les années 1972-73 en vue de publier un numéro spécial consacréàce qui
était encore appeléàl’époque la «politique des relations économiques interna-
tionales ». Cette initiative a incontestablement marquélinstitutionnalisation
de ce nouvel objet d’étude tout en assurant le statut quasiment incontour-
nable de la revue dans ce domaine. Les objectifs présentés par les éditeurs
du numéro spécial sont significatifs de lorientation de leur projet. Àleurs
yeux, il fallait apprécier, àlaune d’études de cas empiriques, la puissance
danalyse que pourrait offrir une intégration des méthodes éprouvées de la
théorie économique et des sciences politiques, intégration qui devait consti-
tuer «une composante essentielle de la plupart des recherches destinées àorien-
(*) Chargédenseignement invitéàlInstitut Universitaire de hautes études internationales, Genève.
ter lagenda en économie internationale »(1). En clair, il sagissait dexaminer
les conditions de restauration dun ordre économique international libéral
sous la responsabilitédes grandes puissances.
On peut considérer que lEPI a depuis lors suivi deux trajectoires oppo-
sées : lune, orthodoxe, qui préserve les principaux postulats de l’école réa-
liste en y ajoutant les hypothèses centrales de la science économique utilita-
riste celle-ci domine encore largement le milieu académique américain;
lautre, hétérodoxe, qui vise àlinterdisciplinaritéet au syncrétisme théori-
que en vue de cerner les différentes facettes dune économie transnationale
opérant au sein dun système dautoritépolitique fragmenté–on retrouve
celle-ci dans quelques universitésaméricaines, mais principalement au
Royaume-Uni, au Canada et certains autres pays qui acceptent langlais
comme langue vernaculaire de la communautéscientifique. Àde rares
exceptions près, la France ne semble avoir découvert que récemment les
potentialitésquouvre un champ d’étude pourtant déjàinvesti il y a plu-
sieurs décennies par des universitaires de renom comme François Perroux
ou Fernand Braudel (Coussy 1998 ; Kébabdjian 1999 ; Laroche 1998) (2). La
présentation qui suit ne s’étend pas sur la genèse de ce champ d’étude. Elle
revient dabord sur limportance qua jouéla théorie des régimes internatio-
naux dans linstitutionnalisation de lEPI dans le monde académique anglo-
saxon dans le courant de la décennie 1980. Elle évoque ensuite la première
vague de critiques hétérodoxes qui lui furent adressées et qui ont lancéun
programme de recherche alternatif en EPI. Dans un troisième temps, elle
examine la manière dont les approches dominantes en EPI sont en train de
répondre àces critiques autour dun nouveau paradigme, le «constructi-
visme ». Elle sachève enfin sur le renouveau des approches hétérodoxes qui
convoquent de nombreuses traditions disciplinaires des sciences humaines
pour profondément remodeler les objets et les cadres danalyse de lEPI
contemporaine.
LATHÉORIE DES RÉGIMES
Dans les années soixante-dix, cest principalement autour de la probléma-
tique de l’« interdépendance complexe »que fut institutionnaliséle nouveau
champ d’étude de lEPI. Cette notion visait àrompre avec la vision domi-
nante des relations internationales, le réalisme, qui avait pour principal
objet la politique de puissance des États, en particulier dans le domaine de
jean-christophe graz558
(1) International Organization, 29(1), hiver 1975; le numéro spécial est intitulé«World Politics and Inter-
national Economics ».
(2) Il convient dajouter que la revue É´ conomies et Sociétés, fondée en 1944 par François Perroux, publie
depuis 1998 tous les deux ans un numéro spécial intitulé«Études d’économie politique internationale »dans
la série P (relations économiques internationale). La revue L’économie politique –éditée par le mensuel Alter-
natives économiques a, quant àelle, étélancée en 1999 en vue de réanimer de façon critique la discussion
publique sur des thèmes qui recoupent de près les nouveaux objets investis par le champ d’étude de lEPI.
la sécurité.Linterdépendance complexe supposait de nouveaux acteurs des
relations internationales, comme les firmes multinationales, les ONG, les
institutions internationales. Elle inaugurait de nouveaux objets, comme les
relations monétaires et financières internationales, laide publique au déve-
loppement, la politique commerciale, linternationalisation de la production
ou lorganisation du marchépétrolier.
Àpartir des années quatre-vingt et jusquau milieu des années quatre-
vingt dix, les analyses en termes de «régimes internationaux »furent incon-
testablement au cœur du programme de recherche mis en place pour appré-
hender ces nouveaux objets (3). Selon la définition canonique présentée dans
louvrage collectif dirigépar Krasner (1983 : 2), un régime désigne un
ensemble de principes, de normes, de règles et de procédures de décision,
explicites ou implicites, autour desquelles les attentes des acteurs conver-
gent dans un domaine spécifique des relations internationales. Le concept de
régime fut dabord une réponse aux réflexions issues de la «théorie de la sta-
bilitéhégémonique ».Ledébat portait sur le rôle dévolu àla puissance hégé-
monique dans la formation, leffectivitéet la pérennitédun régime de coo-
pération internationale. Alors que pour les partisans de la théorie de la sta-
bilitéhégémonique l’évolution de lordre économique international est
conditionnée par les phases de montéeetdedéclin hégémonique, ce nest
plus le cas pour les tenants de la théorie des régimes. En se focalisant sur
les conditions de coopération économique internationale dans un contexte
«post-hégémonique »,lapport décisif dauteurs comme Keohane (1984) ou
Axelrod (1992) fut demprunter àl’économie institutionnaliste et àla théo-
rie des jeux sur laquelle elle repose des modèles de causalitéformelle en vue
dexpliquer les possibilités de coopération interétatique en dehors dun ordre
économique international imposépar les grandes puissances. Dans cette
perspective, un régime sexplique par lintérêt rationnel des États àcoopérer
en vue de réduire les coûts de transaction, dobtenir une meilleure informa-
tion, de diminuer les incertitudes mutuelles et de rendre plus lourd le coût
dalternatives non désirées.
Le débat sest dès lors déplacéentre deux approches concurrentes de la
théorie des régimes, le néolibéralisme et le néoréalisme. Làoùle néolibéra-
lisme voit l’État comme acteur rationnel et égoïste guidépar son seul inté-
rêt dans le calcul des coûts et des bénéfices de la coopération, le néoréalisme
reste fidèle au concept de puissance en tenant compte des enjeux distributifs
dune répartition inégale des coûts et des bénéfices de la coopération entre
États. Les néolibéraux attribuent dautant plus dimportance àla coopéra-
tion interétatique en matière économique quelle représente un «gain
absolu »pour les États, alors que pour les néoréalistes les régimes ne peu-
vent offrir que des «gains relatifs »qui restreignent considérablement les cir-
nouvelles approches de l’économie politique internationale 559
(3) Pour une analyse très circonstanciéedelensemble des études en terme de régimes, voir Hasencle-
ver,Mayer, and Rittberger (1997).
constances dans lesquelles ils peuvent prévaloir sur la scène internationale
(Baldwin 1993).
Cest du point de vue méthodologique que lon peut appréhender le plus
clairement les difficultés que présentent ces approches. Elles adhèrent expli-
citement au logicisme économique propre àl’épistémologie utilitariste qui
domine la science économique depuis la fin du XIX
e
siècle. Il est en effet
remarquable de constater àquel point elles transposent cette logique sur le
plan international. Le débat qui oppose «néoréalistes »et «néolibéraux »est
souvent considérécomme le principal clivage de lensemble du champ
d’étude de lEPI. Or, ces deux approches ne font en fait que sopposer sur
la primautéàattribuer dans lanalyse soit àl’État, soit aux différents
niveaux dagrégation du marché(macro-économie, facteurs de production,
secteurs, etc.). Aucune dentre elles ne nie lexistence dune logique de fonc-
tionnement rationnelle fondée sur la recherche de lintérêt. Les catégories
danalyse sont celles de la théorie des jeux ou celle de l’école des choix
rationnels (coûts-bénéfices). Les constructions théoriques sont des modèles
de causalitéobjective qui répondraient soit àla logique implacable de la
puissance, soit aux mécanismes impondérables du marché.
Les différentes thèses soutenues par les adeptes dune telle démarche sont
en effet les suivantes. Pour les partisans de la «théorie de la stabilitéhégé-
monique », il faut une distribution hiérarchique de la puissance en mesure
de garantir àtous les États le «bien public »dune économie internationale
libérale. Pour les néoréalistes ne souscrivant pas au postulat de la stabilité
hégémonique, ce sont seulement dans certaines circonstances que la pour-
suite de l’« intérêt national »offre les opportunités favorables àune coopéra-
tion économique internationale : si Grieco (1990) insiste sur une distribution
équitable des bénéfices, Krasner (1999) voit au contraire dans une distribu-
tion favorable au plus fort les meilleures chances de la coopération. Enfin,
selon les tenants des approches «néolibérales », ce sont les divers niveaux
dagrégation sur lesquels simpriment ou non les mécanismes de marché
(market failure) qui décident dune coopération interétatique permettant une
meilleure allocation des ressources (Keohane and Milner 1996).
Ces approches nentrent guère en matière sur ce qui forge et modifie lin-
térêt des États, sur les instances de pouvoir public ou privéautres que
l’État, sur le rôle détenu par les plus grandes firmes multinationales, les
fonds de pension ou la culture entrepreneuriale dans la structuration
actuelle de lordre économique mondial. Elles occultent également les méca-
nismes de coopération informelle et hybride, les réseaux tissés par les mou-
vements sociaux àl’échelle transnationale, limaginaire collectif qui légitime
lordre établi ou au contraire alimente le changement sociétal. En bref, elles
évacuent totalement deux catégories fondamentales de lEPI : lespace et le
temps. Leur approche nomothétique calquée sur les sciences expérimentales
récusent la contingence des conditions historiques, des luttes sociales et poli-
jean-christophe graz560
tiques ou des enjeux symboliques qui font et défont ces relations tant àlin-
térieur de lespace national que sur un plan transnational dans le cadre de
l’économie mondiale. Quand elles incluent la dimension structurelle dans
laquelle sinsère le comportement supposérationnel des acteurs de l’écono-
mie politique internationale, elles peinent àdépasser une conception équiva-
lente àla somme des parties (étatiques) qui la compose.
LA PREMIÈRE VAGUE DE CRITIQUES HÉTÉRODOXES
Cest sur la base de ce constat que des chercheurs ont demblée souscrit
àune définition beaucoup plus large de lEPI. Pour ne citer que deux
dentre eux qui ont fait œuvre de pionniers dans le développement de nou-
velles perspectives, Susan Strange (1988 : 18) définit lobjet de lEPI comme
«les arrangements sociaux, politiques et économiques relatifs aux systèmes glo-
baux de production, d’échange et de distribution, ainsi que le mélange de valeurs
quils incarnent »; Robert Cox (1981 : 141) part quant àlui du point de
départ que lEPI doit appréhender le monde «comme une configuration de
forces sociales en interactions, dans laquelle les États jouent un rôle intermé-
diaire, quoique autonome, entre la structure globale des forces sociales et les
configurations locales des forces sociales au sein de pays particuliers ». Ces
approches se situent dans les interstices des catégories fondatrices de lEPI,
telles que l’économique et le politique, linternational et le national. Elles
sintéressent aux modalités qui les relient, aux contingences sociales et his-
toriques qui les définissent, aux structures contraignantes tant matérielles
que normatives qui canalisent les possibilités de changement social à
l’échelle internationale. Leur perspective critique les engage souligner la
dimension socialisée et politisée de la production intellectuelle.
Il y a plus dune décennie maintenant que des manuels dintroduction
anglophones sont publiés dans cette optique (4). Les problématiques cen-
trales àpartir desquelles ils conçoivent lEPI ne sont pas les «régimes inter-
nationaux ». Comme le montrent bien Gill et Law (1988 : 74), ces analyses
sarticulent généralement autour de deux concepts centraux qui sont égale-
ment revendiqués par les approches conventionnelles. On ne s’étonnera pas
dès lors que les définitions divergent.
Le concept de power, tout dabord, nest ni perçu en termes strictement
relationnels (avoir du pouvoir sur quelquun, de linfluence sur un pays,
etc.) ni confinéàsa dimension stato-centriste. Il renvoie plutôtàune
dimension structurelle du pouvoir englobant limaginaire collectif qui contri-
nouvelles approches de l’économie politique internationale 561
(4) Gill and Law (1988); Gills and Palan (1994): Held et al. (1999); Hettne (1995); Murphy and
Tooze (1991); Palan 2000 (àparaître); Schwartz (1994); Underhill and Stubbs (1994).
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