Une approche historique des états mixtes S131
Apport de Kraepelin
L’apport de Kraepelin reste prépondérant dans la notion
d’EM telle qu’on la connaît encore aujourd’hui, en termes
de descriptions cliniques, de classiÀ cations possibles et de
conceptualisation [1,7,2]. Il serait d’ailleurs plus précis de
considérer conjointement les travaux propres de E. Kraepelin
(à travers les différentes éditions de son ouvrage sur la folie
maniaque dépressive) et ceux de son élève W. Weygandt, qui
les complètent par de nombreuses descriptions cliniques et
de données sur les motifs évolutifs rencontrés dans les EM.
Chronologiquement, E. Kraepelin décrit d’abord des cas de
stupeur maniaque (parlant alors de « cas mixtes » mais pas
encore d’EM, 1893), puis emploie le terme d’« états mixtes »
(Mischzustände) ou de « formes mixtes » (Mischformen)
(5e édition, 1896), avant de développer le concept d’EM
(6e édition, 1899), jusqu’à l’achèvement de leur classiÀ ca-
tion en 6 types d’EM possibles (8e édition, 1913) [8,2].
La coexistence de signes des deux types de symptômes
typiques des deux versants, dépressif et maniaque, est
décrite à partir de trois axes centraux : l’humeur (dépressive
ou euphorique), l’activité motrice (aboulie ou hyperactivité,
excitation ou agitation) et l’articulation des idées (pauvreté de
la pensée ou fuite des idées). Logiquement, on peut distinguer
six tableaux. Les trois premiers, les plus décrits, consistent
selon E. Kraepelin en un état de manie modiÀ é. La manie
dépressive ou anxieuse associe hyperactivité motrice et fuite
des idées, complétées par une humeur dépressive et non plus
euphorique. La dépression agitée ou excitée (anciennement
excitation dépressive) reprend l’association précédente, avec
pauvreté de la pensée et non plus fuite des idées. EnÀ n, la
manie avec pauvreté de la pensée regroupe humeur euphorique
et hyperactivité motrice, ainsi que pauvreté de la pensée. Les
trois derniers types d’EM proposés par Kraepelin reposent à
l’inverse sur les signes fondamentaux de la dépression, mais
bénéÀ cient d’une description moins détaillée. Seule la manie
stuporeuse, qui associe aboulie et pauvreté de la pensée avec
euphorie (et non plus humeur dépressive), reste paradigmatique
de la notion d’EM selon E. Kraepelin [8]. La forme de manie
stuporeuse préexistait d’ailleurs, dans les textes de l’auteur,
à la notion aboutie d’EM. La dépression avec fuite des idées
mêle humeur dépressive, aboulie et fuite des idées. EnÀ n, la
manie inhibée associe inhibition motrice avec euphorie et fuite
des idées (à la différence de la manie stuporeuse) (Fig. 1).
À ces six catégories cliniques, E. Kraepelin ajoute deux
possibilités de proÀ l évolutif. Il distingue ainsi les formes
transitionnelles et les formes autonomes. Les premières
sont les plus fréquentes et correspondent à la coïncidence
temporelle de manifestations cliniques des deux versants
de l’humeur. En revanche, les secondes sont moins commu-
nément admises et décrivent des EM à l’évolution lente ou
d’un seul tenant au cours du même épisode. E. Kraepelin
décrit pour ces dernières un pronostic plus sombre, ainsi
qu’une tendance plus marquée à la chronicité. EnÀ n, deux
notions désormais largement partagées pouvaient être
mentaux (paranoias) ou altérant la volition (athymias). Aux
premiers correspondraient aujourd’hui les états mixtes
thymiques, tandis que les derniers se rapprocheraient plus
des actuels troubles schizo-affectifs [5]. Précisons enÀ n que
pour A. Heinroth, la mélancolie agitée (melancholia saltans)
faisait partie de la catégorie des formes pures d’hyperthy-
mie, et non des états mixtes de l’humeur [2].
Dans la psychiatrie de langue française, D. Pinel
(1745-1826) distingue parmi les types d’aliénation mentale
deux formes déÀ citaires (démence et idiotisme) et deux
formes productives (délires général et partiel) (1800). Dans
ces dernières, la notion de délire général renverrait plutôt
à la manie actuelle, alors que le délire partiel concernerait
plutôt les actuels états mélancoliques. Mais les formes
intermédiaires qui correspondraient aux actuels EM ne sont
guère développées par P. Pinel. Par la suite, deux auteurs
redonnent à la douleur affective une place centrale, avec la
lypémanie (J.-E. Esquirol, 1819) et la phrénalgie (J. Guislain,
1833) [1]. En Belgique, J. Guislain (1797-1860) a introduit la
notion de douleur morale (phrénalgie), mais aussi une classe
de troubles situés à la frontière de maladies de l’humeur
plus établies, telles que la dépression hostile, l’exaltation
hostile, la dépression avec exaltation et accès de folie,
ou la dépression avec anxiété [6]. Dans une approche plus
évolutive, l’alternance régulière, volontiers stéréotypée et
répétée de manifestations clinique, constitue le cœur de la
notion de folie circulaire de J.-P. Falret (1854). Les actuels
EM, dans une déÀ nition synchronique, n’appartiendraient pas
à cette entité clinique, puisque l’aspect circulaire (évolutif et
transitionnel) n’y est pas strictement retrouvé (tout comme
des états isolés d’exaltation ou de dépression). Le terme « état
mixte » est employé pour la première fois en langue française
par J. Falret, son À ls, pour évoquer l’articulation possible
entre délires général et partiel, mais il limite aussi cette
notion d’EM à un aspect purement diachronique, c’est-à-dire
à une simple phase intermédiaire, transitionnelle (1860) [1].
À la même période, W. Griesinger décrit lui aussi des états
mixtes (formes intermédiaires), explicitement constitués par un
mélange entre mélancolie et excitation, ainsi que les notions de
cycles rapides et de caractère saisonnier. Il reconnaît la notion
de simple transition ou de coïncidence temporelle entre signes
mélancoliques et maniaques (notamment dans la manie comme
résolution ou secondaire à la manie). Mais sa déÀ nition des EM
est aussi compatible avec l’idée d’une entité autonome ; il
évoque notamment comme formes intermédiaires la mélancolie
avec tendances destructrices et la mélancolie avec exaltation
durable [2]. Les formes intermédiaires les plus durables
engagent selon W. Griesinger des aspects indissociables de la
personnalité sous- jacente (1845), dans une perspective sem-
blant annoncer la notion actuelle de tempérament développée
par H. S. Akiskal (voir ci- dessous).
D’autres auteurs doivent être mentionnés pour la des-
cription de symptomatologies évocatrices d’EM, avec un
aspect transitionnel marqué (F. Pohl, K. L. Kahlbaum) ou
nécessairement cyclique (A. Focke, Kelp) [2].