Finitude et finalité sans fin (de l`histoire) Cet essai consiste en une

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Finitude et finalité sans fin (de l'histoire)
Cet essai consiste en une élaboration critique du problème de la fin de l'histoire à partir de la lecture
de deux ouvrages : L'illusion de la fin, de J. Baudrillard (1992) et Spectres de Marx, de J. Derrida
(1993). L'analyse tente de mettre en évidence le sens positif du problème la «fin de l'histoire» par
le biais de son historicisation, d'une part, de sa mise en rapport avec les concepts de finitude et
de finalité, d'autre part : il apparaît alors comme une illusion nécessairement visée par la politique
d'émancipation radicale (ou révolutionnaire) léguée par la modernité, politique dont la réactivation
semble aujourd'hui plus que jamais nécessaire. Cette réactivation, en particulier, s'opposerait à
d'autres modes de pensée de la fin de l'histoire, dogmatiques ou réactionnaires, dont le thème
médiatique de la «fin du monde» est un navrant avatar.
Au jour d'aujourd'hui nous ne
pouvons pas ne pas avoir hérité de ces Lumières, nous ne pouvons pas et nous ne devons pas, c'est une
loi et un destin, renoncer à l'Aufklärung, autrement dit à ce qui s'impose comme le désir énigmatique de la
vigilance, de la veille lucide, de l'élucidation, de la critique et de la vérité, mais d'une vérité qui en même
temps garde en elle du désir apocalyptique, cette fois comme désir de clarté et de réflexion, pour démystifier
ou si vous voulez pour déconstruire le discours apocalyptique lui-même et avec lui tout ce qui spécule sur la
1
vision, l'imminence de la fin, la théophanie, la parousie, le jugement dernier .
Jan Sadeler (1550-1600), Jugement dernier.
Collections artistiques de l'ULg
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1. Liminaire. Voué au travail et au temps, c'est-à-dire à la maladie et à la mort, cerné par un langage
qui le précède et le domine, hôte d'un seul lieu, héritant d'un monde clos sans rapport de continuité avec
un univers infini désespérément silencieux, et avec lequel il ne se réconciliera pas, l'homme moderne
s'apparaît comme existence radicalement finie. C'est du reste dans la connaissance qu'il prend à partir
de lui-même, en tant que fini, des formes lui indiquant sa finitude, qu'il rencontre sa seule essence, une
irrécusable non-coïncidence avec lui-même, avec le temps et le monde, avec le point de vue de la totalité
2
ou de l'absolu .
Cela pourrait attrister. Fort heureusement, aujourd'hui plus que jamais, une idée de l'infini demeure
disponible et nous console : je pense à la bêtise des médias dominants, laquelle - et le thème de la « fin
du monde » est ici exemplaire - semble de fait ne connaître ni borne, ni limite. Des raisons structurelles,
exposées ci-dessous, me font soupçonner que nous ne sommes en fait pas tout à fait capables d'interpréter
correctement le calendrier aztèque sur lequel se fonde cette étonnante prophétie pour temps médiatiques
(cela suppose un rapport au passé et à l'histoire qui ne nous est peut-être plus directement accessible)
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et qu'en somme l'état de notre connaissance n'est pas à la hauteur de la vacuité de nos fantasmes . Il
n'en reste pas moins que l'intérêt rencontré par ce thème en l'An de Grâce 2012 soulève d'intéressantes
questions historiques, philosophiques et politiques qui permettront de l'envisager dans une tout autre
perspective. Relevons simplement, en préambule, que le mérite de cette prophétie quant à l'anéantissant
du monde est de motiver un vif mouvement d'humeur : n'inspire-t-elle en effet pas le désir d'en finir avec un
monde - c'est-à-dire un type historiquement déterminé de société : on parlait, en des temps plus éclairés,
de « modes de production » - qui se soustrait à la tâche d'imaginer le sens de son avenir à la faveur de
pareilles illusions ? On ne me tiendra pas rigueur de régler par méthode un propos critique sur un désir de
cette espèce.
2. Une bêtise. Lié à celui de l'illusion, le problème de la bêtise - le risque inévitable d'une bêtise travaillant
à sa racine la pensée lorsqu'elle cherche à prendre connaissance d'elle-même et du monde - est un thème
important, mais souvent sous-estimé, de l'histoire de la philosophie (de Kant à Sartre et Deleuze). La bêtise
est chose complexe : elle connaît des degrés, des sommets ou des pics. Si l'on s'applique à mettre en
évidence les forces alternatives qui, du sein même de la pensée, ne cessent de s'y opposer - quoique sans
garantie, plutôt dans la certitude de la voir toujours refleurir ailleurs -, il n'est pourtant pas impossible d'en
retracer l'histoire. Bref flash-back dans l'histoire récente de la bêtise. Il y a une vingtaine d'années, un autre
pic était atteint autour d'un thème connexe, celui de la fin de l'histoire.
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En 1992, on le sait, un laudateur subventionné de l'état de choses, F.
Fukuyama, publiait un livre prétendant tirer les conséquences philosophiques ultimes de l'effondrement
récent du bloc dit soviétique (The End of History and the Last Man). Fameuse, partiale, la thèse était
aussi stupide. Le début des années quatre-vingt dix ne coïnciderait pas avec la fin d'une époque
historique parmi d'autres (la Guerre froide) : une fois empiriquement démontré que toute tentative pour
vivre ou penser autrement aboutit soit au goulag soit au camp d'extermination, et dans tous les cas à
l'appauvrissement du capital, l'histoire, enfin apaisée, peut venir reposer, loin du bruit et de la fureur, dans
l'idéal « transhistorique » qui secrètement l'animait : soit la démocratie libérale « à la mode de chez nous »,
i. e. néo-libérale, dont l'universalisation forcée, désormais possible, s'avère du même coup nécessaire.
Je passe sur la relativité évidente d'un idéal politique prétendument transhistorique, voire naturel, que l'on
sait pourtant géo-centré, d'apparition récente et d'ailleurs déterminé par le développement antagonique
(la lutte des classes) et historique (révolution industrielle, fordisme, post-fordisme, domination du pôle
financier) du capital. Il est au reste notoire, depuis l'écrasement des Conseils de Cronstadt (1921), que les
pays dits communistes, loin d'être l'Autre du capital, n'ont guère représenté autre chose qu'une modalité
différente (centralisée et bureaucratique, manquée) d'accumulation de ce dernier, et une reconduction de
la séparation entre propriétaires des moyens de production (bourgeoisie) et propriétaires de leur seule
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force de travail (prolétariat), entre dirigeants et exécutants . Il n'est enfin pas utile d'opposer à la thèse de
Fukuyama un supposé retour fracassant de l'histoire à tire-d'aile de Boeings (9/11) et à coups de frappes
militaires plus ou moins chirurgicales (les deux guerres d'Irak, la campagne d'Afghanistan) : passés au
rouleau-compresseur médiatique, ces « événements » acquièrent en effet - on le verra, avec Baudrillard,
au § 6 - une texture événementielle bien particulière. C'est donc autre chose qui doit retenir notre attention :
quelque chose qui contredirait la bêtise de Fukuyama.
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À rebours du « néo-évangélisme » de ce dernier, le thème
de la fin de l'histoire a suscité en France, au début des années quatre-vingt dix, l'écriture d'au moins deux
livres (inégalement) importants de philosophie : L'Illusion de la fin, de Baudrillard, et Spectres de Marx,
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de Derrida . Je m'inspirerai dans la suite librement de ces ouvrages, tous deux inscrits dans le sillage
de ce que j'appelle le style critique de la pensée de l'histoire (même si l'un et l'autre, dans des registres
différents, souhaiteraient le dépasser), afin de suggérer que le thème de la fin de l'histoire peut prendre un
sens positif à la condition d'être rapporté à deux autres concepts, ceux de finitude et de finalité. Le thème
navrant de « la fin du monde » aura alors au moins eu pour fonction de nous rendre attentifs à la positivité
du problème de la fin de l'histoire, entendre : à la nécessité de réinscrire celui-ci à l'intérieur d'un récit
politique émancipateur, c'est-à-dire dans l'histoire, elle-même in-définie, des modes de pensée et d'action
par lesquels les hommes apprennent que l'épreuve transformatrice des formes de leur hétéronomie (de leur
finitude) correspond à l'expérimentation pratique de leur pouvoir d'autonomie (de leur liberté) - aussi limité
celui-ci soit-il.
C'est en ce sens et en ces termes, en faisant retour, à vingt ans de distance, sur deux livres
contemporains et comparables sur bien des points, que l'on prendrait ici en garde quelque chose du désir
apocalyptique pour démystifier ce qui spécule sur l'imminence de la fin.
1
J. Derrida, D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, Paris, Galilée, 1983 (je souligne).
2
Ce « silence » évoque aussi bien Pascal que Bergman ; pour plus de rigueur, on lira A. Koyré, Du monde
clos à l'univers infini (1957) et M. Foucault, Les Mots et les choses (1966).
3
J'y insiste, il s'agit bien d'une prophétie à usage médiatique, créée par et pour le champ des médias qui font
et suivent le courant dominant (mainstream) : il y a moins d'illuminés que l'on veut bien le dire, mais on ne
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dit pas assez à quel point les médias, soumis à la loi de l'audimat, c'est-à-dire à la loi du profit actionnarial,
sont aujourd'hui vecteurs d'obscurantisme.
4
Ceci dit indépendamment des tentatives de subversions internes au bloc de l'Est, en particulier la Révolution
hongroise de 1956. On lira les textes du groupe Socialisme ou barbarie et de l'Internationale situationniste ;
le § 4 du livre de G. Debord, Commentaires sur la société du spectacle (1988), résume bien l'enjeu.
5
J. Baudrillard, L'Illusion de la fin ou la grève des événements, Paris, Galilée, 1992 ; J. Derrida, Spectres de
Marx. L'État de la dette, le travail de deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Galilée, 1993. Respectivement
abrégés IF et SM, toutes les références dans le corps de l'article renvoient à ces deux ouvrages.
3. La critique. Non loin de Baudrillard, on pourrait nommer exténuation de la modernité l'épuisement d'un
certain style du rapport de la pensée à son histoire, le style critique, style ou êthos de la pensée dont la
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mise en lumière est traditionnellement associée au nom de Kant . La critique désigne l'inquiétude quand
elle trouve à se loger au cœur de la pensée et de son travail, le soupçon que celle-ci apprend alors à
porter constamment sur elle-même, sur ses limites de droit et de fait, sur ses conditions de possibilité, en
particulier historiques, inquiétude ou soupçon quant à soi qui, en l'absence d'une norme transcendante
orientant de tout temps le travail de la pensée et la course de l'histoire, définit intégralement le champ de
l'expérience historique de la pensée. D'un point de vue pratique, une telle pensée critique est liée à une
promesse ou un espoir, celui d'une transformation politique de l'histoire dans le sens d'un surcroît de justice
et de liberté ; cette modification politique devient l'œuvre nécessaire des hommes qui ne subissent pas
l'histoire dont ils héritent, en tant qu'existences finies, sans en même temps découvrir progressivement la
possibilité de la constituer, collectivement, de façon autonome et finalisée.
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Affaire de succession, d'héritage et de générations : la pensée critique de l'histoire est d'abord autocritique
en ce qu'il lui appartient de réfléchir pour les modifier ses propres limites, sa finitude, et d'abord l'héritage
historique qui est le sien, que chaque génération doit passer au crible relativement à la promesse finale
d'une émancipation dont le contenu - on va le voir - doit rester largement indéterminé, formel, sans fin(s).
Ceci posé, je prélève dans les deux ouvrages qui nous intéressent quelques passages allant exactement
dans ce sens ; manière de résumer d'un trait, par anticipation, l'essentiel des développements suivants.
4. Finitude et finalité (citations). Selon Baudrillard, le propre des pensées modernes ou critiques (Marx et
Nietzsche sont allégués) est qu'« elles assignent toutes au genre humain émancipé une finalité souveraine,
un au-delà qui n'est plus celui de la religion, mais un au-delà de l'humain dans l'humain, un dépassement
de sa propre condition, une transcendance venue de ses propres forces, une illusion peut-être, mais une
illusion supérieure » (IF, p. 135). Un tel dépassement suppose une conscience inquiète de la mortalité
et la certitude que celle-ci ne sera effacée ou relevée dans aucun monde, celui-ci ou un autre : on nie
l'état de choses en vertu de sa propre finitude, et en rapport avec l'idée de la création possible, ici-bas,
d'un tout autre monde (libre, juste, émancipé). Demeure seulement une « immortalité en temps différé »,
laquelle repose sur « une transcendance de la fin, un investissement intense des finalités de l'au-delà et une
opération symbolique de la mort » (IF, p. 130). La pensée critique est donc une pensée de la fin toujours© Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 17/04/2017
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déjà remise à plus tard, et dans l'écart de laquelle seul il devient possible de se mettre - politiquement - au
travail : « La liberté se joue dans un champ limité et transcendant, l'espace symbolique du sujet, où on est
confronté à sa propre finalité, à son propre destin, (…) à sa propre aliénation et à son dépassement » (IF, p.
151), vers une « appropriation héroïque de soi » (IF, p. 149) dans une « mort ritualisée » (IF, p. 142).
C'est dans une perspective approchante que Derrida rattache pour sa part « un certain esprit du marxisme »
à la pensée critique et aux Lumières. Il y a bien une part du marxisme dont il faut encore se réclamer,
quitte à la radicaliser (par exemple vers une « déconstruction ») : c'est le marxisme comme « critique
radicale, (…) démarche prête à son autocritique (…) [et] explicitement ouverte sur sa propre transformation,
sa réévaluation et son auto-interprétation » (SM, p. 145). Ne pas céder sur cet héritage, c'est d'abord
interroger la notion même d'héritage - « un héritage est toujours la réaffirmation d'une dette mais une
réaffirmation critique, sélective et filtrante » (SM, p. 150) - afin de mieux isoler ce que l'on conservera
de la tradition. Ce résidu inévitable, c'est ce que Derrida nomme à plusieurs reprises le « messianique
sans messianisme » (SM, notam. p. 96 et 266). Celui-ci permet de préciser, du côté du problème de
la finalité, à quoi correspond le dépassement intra-humain de la finitude décrit par Baudrillard : « Une
certaine affirmation émancipatoire et messianique, une certaine expérience de la promesse qu'on peut
tenter de libérer de toute dogmatique et même de toute détermination métaphysico-religieuse, de tout
messianisme » (SM, p. 147-148). Ainsi la critique relèverait-elle du « mouvement d'une expérience
ouverte à l'avenir absolu de ce qui vient, c'est-à-dire d'une expérience nécessairement indéterminée,
abstraite, désertique » (SM, p. 148), d'« une attente sans horizon d'attente », seulement prête à accueillir
« l'événement comme justice » (SM, p. 267), la pure forme de sa promesse. Cet événement, enfin, est le
site de ce que Derrida appelle encore « l'épreuve de l'indécidable », laquelle seule rend possible - selon « la
loi de la finitude » - une décision quant aux significations à donner à une finalité d'abord sans fin (« sans
attente », « sans messianisme ») et dont des « existences finies » seront dès lors seules responsables (SM,
p. 144).
5. Quelques fins de l'histoire. On sent mieux ce que recouvrent ici les mots finitude et finalité ; avant de
reprendre la thèse, avancée précédemment, d'une exténuation de la modernité, rejoignons le problème de
la fin de l'histoire afin de comprendre pourquoi et comment il serait utile de le réinvestir positivement, entre
finitude et finalité.
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Le problème d'une téléologie de
l'histoire, héritant d'évidence de figures théologiques (messianisme eschatologique, millénarisme, schème
apocalyptique), apparaît dès que la pensée s'avise de son caractère irréductiblement historique, le fait que
son essence réside dans son devenir, dans son historicité. Tracée entre Kant et Hegel, c'est là la ligne
philosophique dominante de la modernité ; c'est elle aussi qui décide en dernière instance du caractère
fini de la pensée moderne, en rapport avec une interminable mort de Dieu (cf. § 1). Après Hegel, la visée
de la fin de l'histoire hante aussi bien Marx et Nietzsche que Heidegger ; en France, elle a connu une
fortune particulière grâce à la lecture de Hegel entreprise (entre Marx et Heidegger) par Kojève. Inutile de
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revenir ici sur ce qui distingue ces diverses approches , retenons seulement ceci : sur le mode qui n'est
pas celui du donné (redouté ou souhaité), plutôt sur celui de la tendance ou de la visée, la perspective
d'une fin de l'histoire aimante fatalement la réflexion dans un monde intégralement humain, un monde dont
le devenir n'est plus prescrit ou réglé par la positivité infinie d'un être transcendant. Si le monde renvoie
sans cesse l'homme à sa finitude radicale, la fin de l'histoire devient le lieu où cette finitude peut décider de
son sens final, statuer sur sa fin dernière. Mais cette décision peut-elle même s'effectuer selon des sens
différents : car - tant il est vrai que la mort de Dieu est un événement interminable - il y a bien plusieurs fins
de l'histoire. Ainsi, la fin de l'histoire pourra apparaître comme un espace bouclé sur lui-même, lieu d'une
absolue réconciliation, d'un éternel présent radieux auquel conduisait nécessairement, par ruse, l'histoire
conflictuelle des hommes ; aussi bien, cette fin sera interprétée dans les termes d'une « clôture » toujoursdéjà à l'œuvre (Derrida), l'ombre d'une finitude indépassable, le point même d'une épreuve indéfinie de la
9
contingence, de la négativité et du conflit historique .
Il est clair que de pareilles interprétations reposent sur des concepts du temps ou de la temporalité
historique qui ne sont pas identiques. La découverte moderne selon laquelle rien n'est donné à l'homme
sinon le temps qui le ronge, qu'il n'y a nulle autre chose, au fondement de sa pensée, de son existence
et de son action, que le vide de la mort, ce fait est volontiers voilé, occulté. Comme le dit Baudrillard,
« profondément ni le temps ni l'histoire n'ont jamais été acceptés » (IF, p. 20). La pensée que l'idée même
du salut est « historique », c'est-à-dire « intrahumaine », que la transformation révolutionnaire de l'état
de choses elle-même n'ouvrira sur nulle certitude, hormis celle d'une mise à l'épreuve collective, donc
conflictuelle, de la finalité qu'il convient de lui donner, bref que tout restera « sans nécessité absolue et
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[…] en déséquilibre sur l'avenir » (IF, p. 19), cette pensée ne soulage pas ; aussi est-il naturel de vouloir
la résoudre dans un autre type de fin, qui serait, elle, synonyme de nécessité et de réconciliation, de
totalité et d'absolu. De La Voix et le phénomène (1967) à Spectres de Marx, c'est bien la première de
ces voies, la plus risquée, qu'emprunte la pensée derridienne du temps ; en témoignent telles pages
consacrées à un présent out of joint, « sans retard, sans délai mais sans présence », ouvert à l'expérience
de l'héritage et porté « vers ce qui reste à venir », vers la promesse messianique d'une rupture qui fait ellemême événement, effraction dans l'« ici-maintenant » (SM, p. 60). Or c'est bien ce type de pensée de la
temporalité historique - on se reportera encore aux dernières thèses de Benjamin - qui permet de fonder
dans sa positivité, selon une signification politique émancipatrice, le problème de la fin de l'histoire ; c'est
elle que j'interrogerai pour conclure. Encore faut-il voir à quelle pensée du temps aujourd'hui dominante
elle s'oppose. Car il existe aussi, en deçà de l'opposition décrite dans ce paragraphe, une autre pensée
(« médiatique ») de la fin de l'histoire, reposant elle-même sur une autre conception du temps. Dans ce cas,
la fin n'est plus simplement visée, que ce soit sous l'horizon nécessaire d'une réconciliation infinie ou dans
le trajet contingent d'un conflit indéfini ; on fantasme plutôt une fin de l'histoire enfin donnée - dans un feu
d'artifice aztèque de couleurs, pourquoi pas.
6
On se reportera aux articles de M. Foucault intitulés « Qu'est-ce que la critique ? » (1978), in Bulletin de la
Société française de philosophie, 1990 et « Qu'est-ce que les Lumières ? » (1984), in Dits et écrits IV, 1994.
7
Motif ici fondamental - conjoignant celui d'une finitude radicale de l'existence et son dépassement toujours
différé dans une finalité supérieure parce que collective ou politique -, il se rencontre aussi bien chez Kant (Idée
d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, 1784) que chez Marx (Le 18 Brumaire de Louis
Bonaparte, 1851) et dans la tradition marxienne (W. Benjamin, « Thèses sur le concept d'histoire », 1940).
8
On sait que le livre de Fukuyama est d'abord une lecture du livre d'A. Kojève, Introduction à la lecture de
Hegel (1947, recueil de cours professés entre 1933 et 1939). Sur les différents auteurs évoqués ici (« les
classiques de la fin » mentionnés par Derrida, cf. SM, p. 37), on se reportera à J.-R. Seba, « Histoire et fin de
l'histoire dans la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel », in Revue de métaphysique et de morale (1980), É.
Balibar, La Philosophie de Marx (1993), G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie (1961), F. Dastur, Heidegger
et la question du temps (1990) et D. Pirotte, Alexandre Kojève. Un système anthropologique (2005).
9
Une telle tension traverse l'histoire du marxisme lui-même, comme l'œuvre de Marx, et il faut distinguer, par
exemple avec Castoriadis, (au moins) « deux marxismes » (L'institution imaginaire de la société, 1975). La
vulgate marxiste n'est ainsi pas compatible avec les travaux de L'École de Francfort (Dialectik der Aufklärung,
1944) ou ceux d'Althusser (Pour Marx, 1965). En 1979, G. Debord définissait pour sa part la révolution comme
ce moment où il devient enfin possible de « se livrer joyeusement aux véritables divisions et aux affrontements
sans fin de la vie historique ». La tension décrite ici traverse et constitue en effet le concept, spécifiquement
moderne, de révolution.
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6. Le temps disparu. Indispensable à son travail, la fin de l'histoire en tant que projection est comme le
revers de la pensée finie. Envisagée sur un mode spécifique - la visée toujours reprise et toujours déçue
d'un événement à venir, différé -, elle est liée à l'essence même du style critique. On peut la considérer
comme une idée au sens kantien, c'est-à-dire comme une sorte d'illusion, mais d'illusion nécessaire
(l'illusion de la fin), « qu'on ne saurait éviter », et dont le pouvoir insigne est de « donner à penser » comme Kant le dit des idées esthétiques -, de forcer la pensée à la pensée de ses limites. Jamais advenue
mais encore à venir, œuvrant comme telle dans le présent lui-même, pour le jeter hors de lui-même, elle
est l'horizon sous lequel l'homme fait l'épreuve de sa finitude radicale en espérant, en projetant la possibilité
de son dépassement symbolique, en particulier politique, dans une finalité supérieure (une téléologie de
l'histoire pour la liberté). S'« il n'y a pas de fin en temps réel », si « la fin se vit toujours en différé, dans son
opération symbolique », il est aussi vrai qu'il reste possible, ici et maintenant, de « travailler l'au-delà de la
fin » (IF, p. 130-131). L'idée d'une fin de l'histoire est alors le point à partir duquel fictionnaliser la finitude
de l'homme et mettre en récit l'histoire d'un héritage en fonction d'un avenir dont le sens reste à décider.
Telle serait du moins l'idée de fin pour le meilleur de la pensée moderne (critique) : liée à une anamnèse,
elle est accueil d'un événement « qui ne se mesure ni à ses causes ni à ses conséquences » (IF, p. 39),
mais qui commande la transformation d'un présent jamais identique à soi. Ainsi se décide le sens et la
valeur finale de l'histoire du point de vue de l'existence finie : dans une contingence ouverte se refusant à
faire de la finitude le levier de nouvelles certitudes ; sans boucler le champ des finalités éthico-politiques
sur lui-même, en le soumettant plutôt à une transformation incessante. On conçoit que l'idée critique de
révolution soit exemplaire d'une telle « perspective historique, qui déplace continuellement les enjeux sur
une fin hypothétique » (IF, p. 20).
Mais il est bien possible, à suivre Baudrillard, que la conception moderne de l'histoire, de la philosophie
et de la politique soit désormais épuisée, exténuée. C'est la thèse, radicale, d'une disparition du réel de
l'histoire : depuis qu'en faire le « récit est devenu impossible » (IF, p. 13), nous avons « échappé à la
sphère référentielle du réel et de l'histoire » (IF, p. 12). Ce qui s'est perdu, c'est la modalité (auto)critique
du penser, typique de la modernité ; ce qui s'est effacé, c'est le mode historique aufgeklärt de celuici, la mise en question absolue et incessante de la pensée dans ses limites, ce soupçon qui réclame la
modification pratique ou révolutionnaire de l'histoire par des sujets pensants finis, des existences capables
de traverser pour les transformer (autonomie) les conditions historiques déterminant les formes mêmes
de leurs pensées et de leurs actions (hétéronomie). Le signifiant « postmoderne » résume cette perte,
le moment où « L'histoire prend fin (…) par indifférence, stupéfaction » : lorsqu'elle « n'arrive plus à se
dépasser, à envisager sa propre finalité, à rêver de sa propre fin, elle s'ensevelit dans son effet immédiat,
elle s'épuise dans les effets spéciaux, elle implose dans l'actualité » (IF, p. 15). Telle est la pseudo pensée
de l'histoire qui domine depuis la dissolution concertée de la classe ouvrière par son intégration dans la
société des loisirs à crédit et le reflux consécutif des récits d'émancipation politiques par lesquels le sujet
historique a un temps donné sens au passé en fonction d'une signification émancipatrice à venir, à faire, à
libérer.
« Postmoderne » s'oppose ainsi à « critique » et dit la perte du temps comme ouverture contingente, de
l'événement comme attente, du présent comme différence, de la fin comme limite visée par le labeur de
la liberté ; il dit l'ici-maintenant d'un absolu de pacotille. En ruinant le rapport à son référent, qui est aussi
l'objet de sa critique, l'histoire dans son effectivité, la pensée s'est privée de l'étoffe du temps, dans son
indétermination et sa « pérennité », l'anticipation différée d'un à-venir nourrie du savoir du passé - bref
l'héritage critique des travaux et des jours des hommes en tant qu'il « rejaillira sur les descendants » (IF,p.
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39). Le concept d'actualité cristallise le problème : s'il renvoie, d'une part, à l'idée du temps comme noncoïncidence ou différence, à un présent écartelé entre mémoire et promesse, le temps médiatique l'éternise
pour sa part dans un présent toujours renouvelé mais chaque fois identique, le présent réfrigéré d'un temps
10
sans nuance donc au-dessus de toute critique .
Lorsque l'on songe combien il est difficile de prendre la parole hors des codes instaurés par le système
médiatique dominant, quand on a reconnu que cette mise en forme de l'état de choses, profondément
intéressée à sa conservation, fait sans cesse écran à la perception directe de ce qui a réellement lieu
(jusque dans les conversations des amis, des amants), on comprend l'intérêt qu'il y a à mettre en question
ou à démystifier le discours médiatique. C'est qu'il n'est pas seulement exemplaire de la disparition de
l'histoire et de la perte du temps : il les précipite. Baudrillard note qu'« il n'est pas jusqu'à notre obsession
du temps réel, de l'instantanéité de l'information, qui ne corresponde à un millénarisme secret : annuler
la durée, le temps différé, annuler l'ailleurs de l'événement » (IF, p. 21). En vérité, « il est possible que
non seulement l'histoire ait disparu (plus de travail du négatif, plus de raison politique, plus de prestige de
l'événement), mais qu'il nous faille encore alimenter sa fin » (IF, p. 40) ; or, l'alimentation de ce cadavre,
voilà la tâche à laquelle le discours médiatique est préposé - le fantasme de la « fin du monde » apparaît
alors comme un mets de choix.
À l'opposé du travail critique (évaluateur et
transformateur) de la mémoire, lequel fend le présent par la différence d'un à-venir, le temps historique,
du point de vue médiatique, correspond à un refoulement actif, à une amnésie généralisée célébrée sous
le thème de l'actualité permanente. Ici un clou chasse l'autre et le présent devient l'objet d'un rapport
spasmodique, coupé de toute référence vivante au passé ou au futur. Tout est immédiatement oublié, c'està-dire que tout est constamment conservé sur un même plan, sans distinction - ce qui d'avance décourage
l'effort critique -, un plan sans consistance et d'intensité nulle. Temps-formol, qui convient bien au degré
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zéro de l'événementialité, et selon lequel la fin est déjà là, advenue, donnée, si bien qu'il n'y aura plus
jamais rien de neuf sous le soleil du libre-marché et de la démocratie parlementaire, sinon le renouvellement
incessant d'informations toujours nouvelles parce qu'aussitôt désapprises. Quand on ignore que le soleil est
gros de promesses, certes indéterminées, mais en possible rupture radicale avec l'organisation présente de
la vie (sociale, économique, politique), il devient possible de jouer à se faire peur, et d'imaginer que ce soleil
nous tombera bientôt sur la tête dans une clameur de fin du monde. Avec ce fantasme, le temps médiatique
accomplit en fait parfaitement son essence : un « désir d'anticipation de la fin » dans un « fantasme global
de la catastrophe » conduisant l'homme à son pauvre destin, qui serait de « vivre dans l'instant » (IF, p.
20-21). Infinie tristesse de tous les Carpe diem !, unique injonction maintenue au-delà du refus de l'histoire
et du temps, ou de la positivité de sa fin.
7. Logique du « sans ». À l'inverse de la critique moderne baudelairienne, l'éternisation médiatique
du transitoire est rejet du temps, donc de la finitude, donc de la mort. Culminant dans un fantasme
apocalyptique selon lequel la fin, c'est-à-dire l'avenir, ne serait plus l'objet d'une constitution active,
puisqu'elle est déjà là, et derrière nous, elle consonne avec les tentatives de conservation les plus diverses :
« muséification » sans esprit critique de la totalité des productions humaines (le devenir-monde du
tourisme) ; congélation post-mortem de nantis décérébrés, Biosphère II ; célébration d'« événements »
complaisamment nommés historiques, quand ils n'offrent aucun accès réel, aucune prise aux spectateurs
qui se bornent à les consommer (les images du 11 septembre sont emblématiques). Comment alors de
nouveau affecter cet horizon plat et superficiellement pacifié d'un trait de finitude et de finalité ? Est-il
possible de renouer avec la modernité critique ?
© Wally Gobetz
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Sur ce point, Baudrillard et Derrida divergent.
Il importe pour le premier de s'installer de plain-pied dans la postmodernité pour mieux l'affronter, de la
combattre avec ses propres armes, de la retourner comme un gant. De là le goût de la parodie et de l'ironie,
du masque et du simulacre, comme s'il fallait opposer au repentir de la modernité, à sa rétroversion, une
« réversibilité poétique des événements », « les jeux instantanés, puérils et formels, les tropes hétéroclites »
de « la fiction pure » (IF, p. 168, 170). Vingt ans plus tard, je ne suis pas tout à fait sûr que cette option qui évoque aujourd'hui davantage la logorrhée d'une J. Butler que la finesse d'un Queneau - soit suffisante.
Je proposerai donc plutôt, en conclusion, de revenir sur le concept derridien d'un « messianique sans
messianisme » afin de préciser, dans le cadre d'une pensée critique de la fin de l'histoire, l'idée d'une finalité
sans fin. Je l'ai annoncé, l'idée d'un messianisme athéologique, sans dogmatisme ou déconstruit, n'entend
pas rompre avec la critique moderne : elle en hérite mais la passe au crible afin de mieux la radicaliser. Un
formalisme vide devient alors son trait dominant.
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Tout repose en effet sur ce que Derrida nomme une « epokhè du contenu », une promesse de justice
seulement abordée dans « sa structure formelle » (SM, p. 102) : l'injonction » prescrivant « de faire venir
cela même qui ne se présentera jamais dans la forme de la présence pleine » est une « espérance (…)
absolument indéterminée en son cœur » (SM, p. 111). En résumé, « que la promesse soit de ceci ou de
cela, qu'elle soit ou non tenue ou qu'elle reste intenable, il y a nécessairement de la promesse et donc de
l'historicité comme à venir. C'est ce que nous surnommons le messianique sans messianisme » (SM, p.
124). On voit vite que cette absence de contenu ou de fin précise, cette indétermination pure de la forme de
la promesse, son indécidabilité foncière, avant d'apparaître comme une limite, doit être comprise comme la
condition de possibilité paradoxale, ou « impossible » (SM, p. 112), non seulement de l'historicité en général
- i. e. d'une pensée de la fin de l'histoire comme ouverture, d'un présent désajusté sous la pression de
l'événement à venir -, mais encore de toute décision, de toute affirmation qui porterait sur les finalités éthicopolitiques d'une pensée et d'existences finies : « Apparemment formaliste, cette indifférence au contenu a
(…) le mérite de donner à penser la forme (…) de l'avenir comme tel ». Cette indétermination révèle enfin
11
le caractère indéconstructible d'une telle promesse, le caractère « quasi-transcendantal » (SM, p. 267)
du messianique sans messianisme : « Ce qui reste (…) indéconstructible (…), c'est peut-être une certaine
expérience de la promesse émancipatoire ; c'est peut-être même la formalité d'un messianisme structurel,
un messianisme sans religion, (…) une idée de la justice (…) et une idée de la démocratie - que nous
distinguons de son concept actuel et de ses prédicats déterminés aujourd'hui » (SM, p. 102).
Tout effort de détermination (décision) serait en somme suspendu à une indétermination (une indécidabilité)
structurelle parce que tout commencerait par une attente ne connaissant de soi que sa forme, l'abstraction
d'une promesse de justice ; toute affirmation présupposerait la neutralité d'une négation qui ne nie pas
sans affirmer et qui n'affirme pas sans nier (ni l'un ni l'autre), la finalité serait d'abord sansfin. Dans cette
primauté accordée au « sans » battant entre deux termes - quelque chose de l'ordre de l'impossible,
« place vide » (SM, p. 111) ou « écart de la différence » -, on reconnaît sans peine un thème hérité de
Blanchot dont Foucault avait bien résumé l'enjeu anti-dialectique : une pensée de la contestation et non de
la contradiction, de la dispersion plutôt que de la réconciliation, une « parole hors de l'opposition, hors de
12
la négation et ne faisant rien qu'affirmer, mais hors aussi de l'affirmation ». L'affirmation se donne dans
l'impossible position de quelque chose n'affirmant pas plus qu'il ne nie : telle serait, à suivre Derrida, la
logique du « sans » qui doit permettre de réinvestir critiquement - hors de tout fantasme de la présence le problème de la fin de l'histoire. Pour le dire encore autrement, l'indéfini d'une promesse ne se confond
pas avec la pré-orientation d'un programme (SM, p. 126), mais avec l'expérience agie et agissante d'une
« aporie » (SM, p. 161).
10
Par exemple Foucault, dans « Qu'est-ce que les Lumières ? », définit l'actualité comme « différence dans
l'histoire », et l'on pensera au présent out of joint dans Spectres de Marx, autre nom de la différance derridienne,
l'« intempestivité », « la disjointure dans la présence même du présent, cette sorte de non contemporanéité du
temps présent à lui-même » (SM, p. 52). Je rappellerai par ailleurs ce jugement de G. Debord (Commentaires
sur la société du spectacle, § 5 et 6) qui résume ce qui suit : « La construction d'un présent (…) qui veut
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oublier le passé et qui ne donne plus l'impression de croire à un avenir, est obtenue par l'incessant passage
circulaire de l'information, revenant à tout instant sur une liste très succincte des mêmes vétilles » ; « le
domaine de l'histoire était le mémorable (…). C'était inséparablement la connaissance qui devait durer, qui
aiderait à comprendre, au moins partiellement, ce qu'il adviendrait de nouveau (…). Par là l'histoire était la
mesure d'une nouveauté véritable ; et qui vend la nouveauté a tout intérêt à faire disparaître le moyen de la
mesurer. Quand l'important se fait socialement reconnaître comme ce qui est instantané, et va l'être encore
l'instant d'après, autre et même, et que remplacera toujours une autre importance instantanée, on peut bien
dire que le moyen employé garantit une sorte d'éternité de cette non-importance, qui parle si haut » ; en
somme, « la fin de l'histoire » (au sens spectaculaire, en particulier médiatique) « est un plaisant repos pour
tout pouvoir présent ».
11
C'est le thème dominant du livre de J. Derrida D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie.
12
Voir M. Foucault, « La pensée du dehors » (1966), in Dits et écrits I ; pour les citations de Blanchot, voir
tout particulièrement L'Entretien infini (1969).
8. Pistes. Ce réinvestissement positif du problème de la fin de l'histoire sous le signe d'une promesse
messianique indéterminée, aporétique, peut laisser insatisfait. On ne voit en particulier pas bien quel est son
lien concret avec l'idée politique d'un autre concept de la démocratie, comment il aiderait à déterminer sa
signification. Deux remarques pour (provisoirement) parer l'objection. D'une part, il faut le souligner, si la fin
de l'histoire peut bien être considérée comme une idée, le messianisme « critique », quant à lui, et Derrida
13
y insiste , ne peut pas être confondu avec un simple idéal régulateur : il ne rend pas seulement possible, il
impose des choix au présent, des décisions en rapport avec les conditions présentes de la domination (SM,
p. 269). Il est plus que le nécessaire préalable d'une pratique transformatrice effective, il est déjà celle-ci :
on s'en souvient, la promesse de justice se donne dans l'ici-maintenant, c'est bien l'indécidable qui, écartant
le présent de lui-même, l'ouvre à une indétermination ne signifiant que l'imminence d'une décision quant aux
fins de l'existence (laquelle rencontre, dans cette obligation même, la « loi de sa finitude »).
D'autre part - et je crois que c'est un point fondamental pour la pensée actuelle de la politique
d'émancipation radicale -, il est bien possible qu'une tel formalisme accompagne immanquablement tout
14
essai pour penser et agir dans le sens d'une transformation radicale de l'état de choses . Présupposant,
selon un cercle qui n'a rien de vicieux, la nécessité de son existence, la transformation pratique (la « critique
pratique » au sens de Marx ou bien de Foucault), ne peut que découvrir au fur et à mesure le monde qu'elle
fait et les difficultés qu'il lui pose. Il faut que le procès de transformation soit déjà engagé pour se hisser
à la hauteur des problèmes qu'il met à l'ordre du jour et pour pouvoir, surtout, les envisager à partir d'un
point de vue qui ne serait plus tout à fait déterminé par ce qui a été changé dans l'intervalle. Subjectivement,
il ne semble pas moins clair qu'il est impossible de savoir ce que l'on veut mettre à la place d'un monde
avant de l'avoir transformé, c'est-à-dire avant de s'être transformé soi-même en tant que sujet de ce monde,
avant d'avoir modifié déjà, fût-ce partiellement, les valeurs qui, jusque-là, guidaient notre existence et notre
pensée. Pour dire en quoi doit consister une démocratie future, pour pouvoir délibérer à son propos, il faut
que les présentes oligarchies financières aient quelque peu desserré leur étau.
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Certes, il y a urgence. Vingt ans plus tard, la situation est devenue critique : crise économique, crise
écologique, crise de la représentation parlementaire, qui ne représente décidément plus qu'ellemême, crise interminable de la fonction-intellectuelle critique. Dans ce contexte de crise, que penser
de « l'hypercritique » derridienne (SM, p. 149) ? Sans doute est-il naturel qu'irrite la patiente pensée de
l'aporie développée par Derrida, son insistance sur le formalisme nécessaire de toute proposition politique
émancipatrice, sur le caractère d'abord indécidable de toute décision positive ; on désire évidemment brûler
les étapes, les médiations, et rejoindre d'un bond le lieu d'une affirmation décisive - on souhaite que la
15
« démocratie à venir » soit enfin donnée . Sur ce point, je crois qu'il faut être particulièrement prudent.
Sans doute convient-il en tout premier lieu de nous approprier l'héritage de Derrida lui-même, c'est-à-dire
de comprendre, en fonction des enjeux de notre temps, de quel « messianique sans messianisme » nous
demeurons les rejetons : il reste encore à faire, mais pour et par nous-mêmes, l'épreuve de l'indécidable ou
de l'impossible.
Cela n'empêchera pour autant pas de travailler activement à la transformation des conditions praticohistoriques définissant notre hétéronomie, en vue de la position d'un sujet politique dont les contours, par
définition, resteront flous. Ce travail réclame une certaine attitude, un style qui conjoindra l'extrême audace
et la parfaite modestie. Il ne faut avant tout pas craindre de réaffirmer la nécessité imprescriptible d'une
rupture radicale avec l'ordre des choses (i. e. avec le mode d'organisation dominant de leur production).
Aussi indéterminé son contenu soit-il, un événement peut et doit toujours couper l'histoire en deux, et c'est
sur ce point qu'il ne faut en aucun cas céder. Loin de l'annuler dans son efficace, c'est du reste l'abstraction
de cette proposition qui l'empêchera d'être rabattue sur un concept non critique de la fin de l'histoire ; elle
garantit que celle-ci, seulement visée à partir d'une finitude radicale, et en fonction d'une finalité sans fin,
demeurera ouverte au devenir.
Mais, pour l'heure, et comme toujours, le seul point de départ possible est ce qui est présentement donné,
ici et maintenant, l'unique certitude est qu'il faut prendre les choses au ras du réel. Quel serait alors
l'héritage politique de la pensée critique ? Il ne peut que concerner les moyens concrets pratiques et
théoriques que trouve actuellement à sa disposition une praxis transformatrice de soi et du monde (et leur
éventuelle intensification). Se posent alors, simplement, les questions empiriques de la fonction-militante
: comment et sous quelles valeurs s'organise un groupe intéressé à la modification radicale de l'état de
choses ? Cette question en soulève une autre, celle de la fonction-intellectuelle lorsqu'elle se fait critique :
qu'est-ce que participer à une économie politiquement émancipatrice de la production et de la transmission
des savoirs ?
« Qu'est-ce que j'peux faire, j'sais pas quoi faire ? » (J.-L. Godard/A. Karina, 1965) ; « Que faire ? » (Lénine,
1902). Il n'y a rien à faire, sinon l'expérience collective de ces deux questions, ce qui n'est pas peu de
chose, et puis laisser venir.
Thomas Bolmain
Décembre 2012
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Thomas Bolmain est philosophe chargé de recherches F.R.S-FNRS. Ses principales recherches
et publications portent sur l'histoire des pensées critique et dialectique et leur actualité du point de
vue de la philosophie (politique) française contemporaine.
13
Notamment dans Marx & Sons (2002), un ouvrage, d'abord publié en anglais, qui tente de répondre aux
principales objections suscitées par Spectres de Marx.
14
Ce point a été bien mis en évidence par Castoriadis, en particulier dans divers entretiens des derniers
tomes de la série Les Carrefours du labyrinthe.
15
Dans un texte de 2005 repris dans son Petit panthéon portatif (2008), A. Badiou, soulignant que la pensée
derridienne obéit à « une logique qui ne s'autorise plus de la distinction fondamentale entre l'affirmation et
la négation », relevait que cette « obstination diagonale (…) ne convient pas, évidemment, aux époques de
tempête, quand tout est sous une loi de décision, ici et maintenant » ; et de conclure : « C'est ce qui a tenu
Derrida à l'écart de la vérité des années rouges, entre 1968 et 1976 ».
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