THEORIE QUANTIQUE ET REALITE L’idée que le monde est constitué d’objets localisés et dont l’existence ne dépend pas de la conscience humaine s’avère être incompatible avec certaines prédictions de la mécanique quantique et avec des faits aujourd’hui établis par l’expérience. par Bernard d’Espagnat L e critère essentiel auquel doit satisfaire une théorie physique est de conduire à des prévisions vérifiables. On doit pouvoir monter des expériences dont la théorie prédise les résultats ou dont elle permette, tout au moins, de calculer les probabilités des divers résultats possibles. De ce point de vue, la mécanique quantique est pleinement satisfaisante. Cette mécanique, qui constitue à l’heure actuelle la théorie fondamentale des atomes, des molécules, de l’état solide, du rayonnement électromagnétique, etc. fournit en effet des méthodes qui permettent d’établir, dans tous ces domaines, des prévisions vérifiées par les tests expérimentaux. Toutefois, outre la confirmation expérimentale, on requiert, en général, quelque chose de plus d’une théorie. On lui demande en effet, non seulement de prédire les résultats des expériences, mais aussi de procurer une certaine compréhension des processus physiques sous-tendant les résultats obtenus. En d’autres termes, la théorie ne doit pas seulement fournir la position qu’occupera une aiguille sur un cadran ; elle doit aussi nous renseigner sur le pourquoi de cette position. Lorsqu’on cherche des informations de cette espèce dans la théorie quantique, certaines difficultés conceptuelles apparaissent. Par exemple, en mécanique quantique une particule élémentaire - un électron pour fixer les idées - est représentée par l’expression mathématique appelée « fonction d’onde », laquelle décrit l’électron comme s’il était étalé sur toute une région de l’espace. Cette représentation n’est pas démentie par l’expérience. Au contraire, la fonction d’onde donne une évaluation exacte de la probabilité pour que l’électron soit trouvé à tel endroit ou à tel autre. Quand l’électron est détecté il n’est toutefois jamais “étalé” : sa position est toujours bien définie. Dès lors, on ne voit pas, a priori, de manière tout à fait claire, quelle interprétation physique il convient de donner à la fonction d’onde, ni non plus quelle image de l’électron on doit se faire. De telles ambiguïtés font que nombre de physiciens considèrent que l’attitude d’esprit la plus raisonnable consiste à considérer la mécanique quantique comme un simple ensemble de règles permettant de prédire les résultats des expériences. Selon cette manière de voir, la théorie quantique ne doit s’occuper que des phénomènes observables (la position observée de l’aiguille indicatrice sur un écran) et pas du tout de l’état physique sous-jacent (la position vraie de l’électron). I I se trouve cependant qu’un tel renoncement est encore insuffisant pour lever toutes les difficultés. Même si la mécanique quantique est considérée comme n’étant rien d’autre qu’un système de règles, elle est encore en conflit avec une vision du monde que beaucoup d’esprits ont tendance à considérer comme évidente ou, tout au moins, comme naturelle. Cette vision du monde est fondée sur trois hypothèses, ou prémisses qui, bien entendu, doivent être acceptées sans preuves. L’une d’elle est le réalisme, c’est-à-dire la doctrine selon laquelle les régularités observées des phénomènes ont leur origine dans une réalité physique dont l’existence est indépendante des observateurs humains. La seconde prémisse pose que l’induction est un mode de raisonnement valable qui peut être utilisé librement pour tirer des conclusions générales de séries finies de faits. La troisième prémisse est souvent appelée “séparabilité Einsteinienneé” ou “localité Einsteinienne”; elle pose qu’aucune influence physique d’aucune sorte ne peut se propager plus vite que la lumière. Les trois prémisses, qui sont souvent considérées comme ayant le statut soit d’évidences, soit de vérités bien établies, constituent la base très générale de tout un ensemble de théories concevables de la nature, que j’appellerai théories réalistes locales. Un raisonnement découlant de ces prémisses conduit à une prédiction explicite des résultats d’une certaine classe d’expériences en physique des particules élémentaires. Les règles de la mécanique quantique peuvent également être appliquées au calcul des résultats de ces expériences. Or, fait remarquable, les deux prédictions diffèrent ! Dès lors de deux choses l’une : ou bien la mécanique quantique est fausse ou bien ce sont les théories réalistes locales qui le sont. Les expériences dont il s’agit furent proposées d’abord en tant qu’ “expériences de pensée”, conçues seulement pour l’imagination. Au cours des dernières années, cependant, plusieurs versions en furent réalisées au moyen d’appareils concrets. Bien que les résultats ne soient pas tous en parfait accord, la majorité d’entre eux vérifient les prédictions de la mécanique quantique et l’on peut maintenant estimer que – sauf coïncidence extraordinaire qui aurait défiguré les résultats - ce sont les prédictions quantiques qui seront définitivement confirmées. Il s’ensuit que les théories réalistes locales sont presque certainement erronées. Les trois prémisses sur lesquelles ces théories sont fondées sont essentielles pour toute interprétation du monde qui ne fasse pas violence au sens commun, de sorte que la plupart des esprits ne les abandonnent pas sans réticence. Il n’en est pas moins vrai que l’une d’elles au moins doit désormais être abandonnée, modifiée, ou restreinte. Les expériences portent sur des corrélations entre événements distants et concernent les causes de ces corrélations. Supposons par exemple que sur deux particules distantes l’une de l’autre de quelques mètres une certaine quantité physique telle que la charge électrique s’avère avoir la même valeur. Si un tel fait est observé simplement dans un cas ou deux ou dans un petit nombre de cas, on peut le tenir pour une simple coïncidence et donc ne pas en tenir compte. Mais si sur un grand nombre de cas semblables la corrélation se révèle toujours exister, la recherche d’une explication s’impose. Il en irait de même si les valeurs mesurées étaient toujours opposées au lieu d’être toujours les mêmes. La corrélation serait alors négative mais sa magnitude serait aussi grande et les chances qu’elle soit due au pur hasard seraient manifestement aussi faibles. 1. L’ÉTUDE DE CERTAINES CORRÉLATIONS entre événements distants peut conduire à des conclusions concernant la structure du monde. Prenons un physicien qui met en place une expérience dans laquelle des particules subatomiques, des protons par exemple, sont propulsés un par un dans un instrument de mesure : par hypothèse, les valeurs des indications fournies par celui-ci ne peuvent être que plus ou moins (a). Il constate que pour certains protons le résultat obtenu est plus et qu’il est moins pour les autres, mais il ne peut dire si l’instrument mesure par là quelque propriété réelle du proton ou s’il ne s’agit au contraire que de fluctuations dues au hasard. Le physicien dispose alors deux instruments identiques de part et d’autre d’une source qui émet deux protons simultanément (b). Il observe une corrélation négative stricte : chaque fois qu’un instrument affiche plus l’autre affiche moins. De la constatation de cette corrélation, le physicien infère que c’est une propriété bien réelle du proton qui est responsable des données affichées et que cette propriété est déterminée dès le moment où les protons sortent de la source. Si l’échantillon de particules étudié satisfait à certaines conditions requises par la statistique, le physicien peut même inférer que toute paire de protons émise par la source consiste en un proton ayant la propriété plus et un autre proton ayant la propriété moins même dans le cas où aucun de ces protons n’est soumis à la mesure (c). Ces conclusions sont raisonnables si trois prémisses sont supposées vraies : que certaines propriétés au moins du monde existent indépendamment de tout observateur humain, que l’induction peut être employée librement et qu’une mesure effectuée par un instrument ne peut influencer le résultat de la mesure faite avec l’autre. Une version moins restrictive de cette dernière prémisse n’interdit de telles influences que si les deux mesures sont si rapprochées dans le temps que l’influence devrait se propager plus vite que la lumière. Les trois prémisses peuvent être dénommées réalisme, usage libre de l’induction et séparabilité. La version moins restrictive de la séparabilité est appelée séparabilité Einsteinienne ou localité Einsteinienne. Toute théorie incorporant ces trois prémisses sera dite réaliste locale. Dans tous les cas où une telle corrélation systématique entre événements distants est considérée comme comprise, dans tous les cas où l’esprit humain se sent autorisé à affirmer que cette corrélation n’a plus rien de mystérieux, l’explication proposée se réfère toujours à un lien de causalité. Ou bien l’un des événements est cause de l’autre, ou bien les deux ont une cause commune. Tant qu’un tel lien de causalité n’a pas été découvert l’esprit ne peut se tenir pour satisfait. Il ne le peut pas (notons ceci, c’est important) même dans le cas où il existe des règles empiriques - mathématisées ou non, peu importe - qui permettent de prévoir avec exactitude les futurs effets de corrélation. Une corrélation entre les marées et les phases de la Lune avait été observée dès l’Antiquité, et des règles de prédiction quantitatives avaient été formulées, permettant de prévoir l’amplitude des futures marées à partir des données déjà accumulées. Le phénomène des marées et sa corrélation avec les phases de la Lune ne purent cependant être légitimement considérés comme compris que du jour où Newton eut exposé sa théorie de la gravitation universelle qui rendait compte des deux effets par un système de causes communes. Le besoin d’expliquer les corrélations observées est si puissant qu’une cause commune est souvent postulée même dans le cas où il n’existe pas d’autres indications en faveur de son existence, que celle fournie précisément par le fait même de la corrélation. La question de savoir si cette manière de faire peut toujours être justifiée est centrale dans le conflit entre la mécanique quantique et les théories réalistes locales. Ces corrélations relient des observations portant sur des particules subatomiques, domaine qui relève d’une description en termes de physique quantique et comporte toute une difficile problématique théorique. Les prédictions des théories réalistes locales peuvent toutefois être illustrées en examinant comment les corrélations entre événements distants sont expliquées dans un contexte plus familier où la mécanique quantique n’entre pas en jeu. I maginons qu’un psychologue ait inventé un test très simple, auquel tout patient réussit ou échoue, de sorte qu’il n’y a pas d’ambiguïté dans les résultats. Le psychologue constate que certaines personnes réussissent et que d’autres échouent, mais il ne possède aucune information sur ce qui peut distinguer les deux groupes sauf précisément les réponses qu’ils fournissent au test. En d’autres termes, il ne peut pas dire si le test mesure quelque aptitude ou propriété véritable des patients testés ou si, au contraire, ces derniers répondent au hasard. Il ne semble pas que le problème ainsi posé comporte une solution générale ; il pourrait cependant être résolu au moins dans un cas particulier. Supposons que le test soit administré non plus à une série d’individus mais à une série de couples mariés, et que leurs réponses fassent apparaître une corrélation stricte. La manière d’opérer pourra être de séparer les maris et les femmes avant le test et de les soumettre aux tests un par un dans l’isolement. Quand, plus tard, les résultats sont dépouillés, il se peut qu’on constate encore qu’une part de la population a réussi alors que l’autre a échoué, mais en ce qui concerne chaque couple pris un à un, on s’aperçoit que dans tous les cas où le mari a réussi, sa femme a réussi aussi, et que dans tous les cas où il a échoué, il en a été de même de sa femme. Si une telle corrélation persiste après que beaucoup de couples ont été testés, le psychologue conclura très certainement que la réponse de chaque patient individuel au moment où il est testé n’est pas le pur fait du hasard. Au contraire, cette réponse doit découler de propriétés objectives différant d’un couple à l’autre et appartenant soit au monde extérieur - si la question du test comporte cette possibilité soit, dans le cas contraire, au sujet testé en personne. La propriété doit déjà être présente avant le test et, si elle appartient au sujet et non pas au monde extérieur, elle doit en fait lui avoir appartenu, sous une forme ou sous une autre, dès avant la séparation. Assurément, le hasard peut éventuellement avoir alors joué un rôle dans le développement, chez chaque individu, de la propriété dont il s’agit, mais une telle influence doit s’être exercée avant la séparation des couples. C’est seulement lorsque mari et femme étaient ensemble qu’ils ont pu acquérir des traits communs susceptibles ensuite de les faire réagir de la même manière. Ainsi, quelle que soit la nature de la question, la corrélation est donc expliquée par le fait qu’elle résulte d’une cause commune antérieure au test : en bref, les réponses ne sont pas données au hasard. Une autre explication, a priori possible, et qu’il convient d’éliminer pour pouvoir vraiment faire la déduction qui précède, consisterait à attribuer la corrélation observée au fait que maris et femmes ont pu échanger des informations au moment même où ils subissaient le test. Si quelque moyen de communication leur était alors accessible, il n’y aurait en effet aucune nécessité à invoquer l’existence préalable d’une propriété quelconque, déterminant les réactions des individus et distinguant les couples les uns des autres avant le test. Celui des époux qui subirait le test le premier pourrait choisir au hasard sa réponse et la communiquer à son partenaire en priant ce dernier de répondre la même chose, ce qui induirait bien la corrélation observée. Lors d’une expérience conduite au moyen de vrais tests psychologiques il ne serait pas difficile de se prémunir contre des subterfuges de cette espèce. A la limite, les tests pourraient être faits à des instants si voisins l’un de l’autre, ou encore le mari et la femme pourraient les subir en des lieux si éloignés qu’aucun signal de vitesse égale ou inférieure à celle de la lumière ne pourrait arriver à temps pour être d’une efficacité quelconque. U ne fois qu’il s’est bien convaincu par l’argument qu’on vient d’expliciter, du fait que le test mesure des propriétés qui préexistent au test même, le psychologue peut faire un pas de plus dans le raisonnement en utilisant l’induction. Si les couples déjà testés constituent un échantillon représentatif d’une certaine population de couples et si l’échantillon en question satisfait à certaines conditions statistiques standard, le psychologue peut inférer par induction que n’importe quel couple choisi dans cette population sera constitué d’un mari et d’une femme qui, soit ont tous les deux, soit n’ont, ni l’un ni l’autre, la propriété mesurée par le test. Par le même argument, il peut conclure que dans n’importe quel échantillon, représentatif et de taille suffisante, composé de couples déjà séparés mais qui n’ont pas encore été testés (ou qui ne le seront jamais), certains ont la propriété et les autres non. Le degré de vraisemblance de telles assertions se rapproche de plus en plus de la certitude au fur et à mesure que la taille des échantillons augmente. Ainsi, l’existence d’une corrélation stricte au sein de chaque couple et celle de différences objectives entre certains couples sont toutes deux inférées par induction à partir des données expérimentales, même pour des échantillons de la population de couples qui n’ont été soumis à aucun test. Ces conclusions reposent sur les trois prémisses qui servent de base aux théories réalistes locales. Le réalisme est une hypothèse qui s’impose dès que l’on exige que certains tests au moins soient relatifs à des propriétés existant indépendamment de l’observateur. Il a été nécessaire de postuler la validité générale de l’induction afin de pouvoir extrapoler certaines conclusions, fermement établies au sujet des couples observés, à ceux des couples qui ne le sont pas, ou pas encore. La séparabilité enfin a été incorporée dans l’hypothèse que, lors du test, les maris et les femmes ne peuvent communiquer. Si les tests sont administrés quasi-simultanément, de telle sorte que tout signal échangé entre époux devrait, pour être utile, se propager plus vite que la lumière, l’hypothèse est équivalente à celle de la séparabilité Einsteinienne. A première vue, les conclusions tirées ci-dessus de cette expérience hypothétique de psychologie semblent découler incontestablement des faits. Certains épistémologues pourraient cependant les mettre en doute. En particulier, un épistémologue bien averti des fondements de la mécanique quantique pourrait soutenir qu’il n’y a pas de nécessité logique qui nous contraigne à accepter les trois prémisses des théories réalistes locales et que, par conséquent, il n’y en a pas davantage à accepter les deux conclusions qui en dérivent : ni celle selon laquelle une corrélation existait entre hommes et femmes dès avant le test ni non plus celle selon laquelle des différences existaient entre les couples d’un même échantillon avant le test. Notre psychologue trouvera sans aucun doute que de telles objections sont ridicules. Il estimera qu’elles expriment un doute injustifié et il jugera qu’elles ne font que révéler un goût du paradoxe très éloigné du véritable esprit scientifique. Dans la littérature consacrée aux principes de la mécanique quantique, on trouve cependant beaucoup d’arguments implicitement fondés sur ce type d’observations et qui visent tous à montrer que, en particulier, les différences, entre couples dont il était question plus haut, n’existent pas nécessairement avant qu’elles ne soient mesurées. Un trait très caractéristique de la mécanique quantique est que ses prédictions n’indiquent d’ordinaire que la probabilité d’un événement et non pas l’affirmation déterministe que l’événement aura lieu ou n’aura pas lieu. La fonction d’onde qui sert à décrire le mouvement d’une particule est interprétée en général d’une manière probabiliste : la probabilité de trouver la particule en un lieu donné est proportionnelle au carré de la valeur de la fonction d’onde en ce point. Comme je l’ai dit plus haut, une fonction d’onde est parfois étalée sur une région assez vaste, ce qui implique que les probabilités sont elles aussi distribuées de la sorte. Bien entendu, quand nous faisons une mesure en un point de notre choix, il faut bien que la particule y soit détectée ou non. On dit alors que la fonction d’onde est réduite. La question intéressante du point de vue épistémologique est alors : “est-il vrai ou non d’affirmer que la particule possédait déjà cette position avant que la mesure ne soit faite ?” Les conclusions du psychologue, si l’on pouvait les transférer dans le présent contexte sans autre forme de procès seraient que la position de la particule était effectivement déjà bien définie dès avant la mesure, tout comme la propriété révélée par le test chez certains éléments de la population préexistait, on l’a démontré, à l’opération même du test. Selon cet argument de plausibilité, la position de la particule n’était pas moins bien définie avant la mesure qu’après : simplement elle était à ce moment-là inconnue de l’observateur. La plupart des experts en mécanique quantique refuseraient d’entériner un tel point de vue. Une exception, parmi les théoriciens de la microphysique, fut celle d’Einstein : l’interprétation, probabiliste généralement donnée à la mécanique quantique le laissa toute sa vie insatisfait. 2. LES THÉORIES RÉALISTES LOCALES et la mécanique quantique fournissent des prédictions incompatibles en ce qui concerne les résultats de certaines expériences dans lesquelles des événements distants sont corrélés. En particulier, les théories réalistes locales prédisent qu’une certaine relation, appelée inégalité de BELL sera satisfaite alors que la mécanique quantique prédit au contraire une violation de cette inégalité. Il y a de très fortes indications expérimentales en faveur d’une violation de l’inégalité, conforme aux prédictions de la mécanique quantique. Les théories réalistes locales paraissent donc être insoutenables, et au moins l’une des prémisses sous-tendant les théories dont il s’agit doit être fausse. Ses critiques les plus incisives de cette interprétation furent en fait fondées sur une argumentation quelque peu semblable dans le fond à celle attribuée ici au psychologue. En 1935, avec deux jeunes collègues, Boris Podolsky et Nathan Rosen, Einstein publia un article dans lequel il formulait l’objection en question d’une manière particulièrement explicite. De façon générale, Einstein ne prétendait aucunement que la théorie quantique fut erronée. Bien au contraire, il reconnaissait la justesse de ses prédictions expérimentalement vérifiables. Ce qu’il soutenait, c’était que la description de la nature fournie par la mécanique quantique n’était qu’une description incomplète. Le mouvement d’une particule n’y est écrit en termes de probabilité, affirmait-il en substance, que parce que certains des paramètres qui déterminent ce mouvement n’ont pas été specifiés, ni même découverts. Si les valeurs de ces hypothétiques “paramètres cachés” (comme on les a appelés depuis) étaient connues, on pourrait définir une trajectoire parfaitement déterministe. Un bon nombre de contre-arguments à la thèse d’Einstein ont été proposés. A ce stade, je n’en mentionnerai qu’un seul, qui est fondé sur le critère d’utilité. Peu importe - selon l’argument en question qu’il existe ou non des paramètres cachés, ou qu’il existe ou non des différences, en l’absence de tests, entre certains couples mariés. Même si ces entités existent, elles ne doivent pas figurer dans les théories conçues pour rendre compte de l’expérience, et dès lors on peut dire qu’elles n’ont, en fait, pas d’existence scientifique. L’exclusion des paramètres cachés est justifiée par la prise en compte de trois faits. Le premier est que le formalisme mathématique de la théorie est plus simple si on ne les y fait pas figurer. Le second est que ce formalisme simple est confirmé par l’expérience. Le troisième est qu’y réintroduire les paramètres en question ne fournit aucune prédiction nouvelle que l’expérience puisse tester. L’affirmation que de tels paramètres existent est donc invérifiable expérimentalement; autrement dit, elle est de nature non pas physique, mais bien métaphysique. Une telle défense de l’interprétation habituelle de la mécanique quantique bannit la notion de paramètres cachés parce qu’elle est superflue et en définitive peut-être même dépourvue de sens. De récents développements théoriques ont montré qu’en fait leur statut est bien différent. L’hypothèse que des paramètres cachés existent conduit en effet à des prévisions expérimentales différant de celles de la mécanique quantique. Les théories à paramètres cachés, et plus généralement les théories réalistes locales assignent une limite à la magnitude des corrélations pouvant exister entre certains événements distants. La mécanique quantique, tout au contraire, prédit que dans certaines circonstances cette limite sera dépassée, il doit par conséquent être possible, au moins en principe, de concevoir un test expérimental susceptible de départager les deux théories. I maginons qu’un physicien a élaboré un test qui puisse être appliqué à des particules subatomiques, des protons par exemple. Après beaucoup d’essais, il constate que certains protons passent le test et que d’autres ne le passent pas, mais il ignore s’il mesure une propriété réelle des protons ou s’il n’observe qu’une suite de fluctuations dues au hasard intervenant dans l’appareil. Il essaie donc d’appliquer le test non plus à des protons individuels mais à des paires. Les protons constituant chaque paire sont initialement très voisins l’un de l’autre, ayant été rapprochés par un procédé qui agit de la même manière sur toutes les paires. Dans la seconde étape du processus, les protons se séparent et lorsqu’ils se trouvent éloignés l’un de l’autre d’une distance macroscopique, ils sont testés, simultanément en ce qui concerne la plupart des paires mais aussi, pour plus de généralité, avec un certain intervalle de temps entre les deux tests pour d’autres paires. Dans tous les cas, le physicien découvre une corrélation négative stricte : dans tous les cas où l’un des protons d’une paire passe le test avec succès, l’autre échoue invariablement. La situation dans laquelle se trouve alors le physicien a de manifestes analogies avec celle du psychologue qui soumet à un test des couples mariés, et le raisonnement de ce dernier peut donc être appliqué aux résultats de l’expérience de physique. Si le réalisme, le libre usage de l’induction et la séparabilité Einsteinienne sont toutes trois acceptées en tant que prémisses alors le physicien peut légitimement conclure que son test mesure effectivement une propriété bien réelle de chaque proton individuel. Pour que la corrélation soit véritablement expliquée, il faut que cette propriété existe dès avant la séparation des deux protons. On peut alors mathématiquement la spécifier, de telle manière qu’elle ait une valeur précise depuis ce moment jusqu’à l’instant de la mesure. Qui plus est, si d’autres paires de protons sont préparées par la même méthode, le physicien sait que dans chaque cas l’un des protons aura la propriété et l’autre non, même si aucun des deux n’est véritablement testé. Existe-t-il un test concret qui puisse être effectivement mené à bien sur des particules subatomiques et qui comporte ce type de résultats ? La réponse est oui. Il s’agit de la mesure, d’une composante déterminée - définie selon un axe arbitraire - du spin d’une particule. Le spin attaché à une particule subatomique est analogue, mais jusqu’à un certain point seulement au moment angulaire propre qui caractérise la rotation sur lui-même d’un corps macroscopique tel que la Terre. Dans le cadre, toutefois, de la présente discussion, il est inutile de faire intervenir la manière détaillée dont le spin est traité en mécanique quantique. Il suffit de noter que le spin d’une particule est représenté par un vecteur, autrement dit par une flèche, que l’on peut concevoir comme étant attaché à la particule. Une projection de ce vecteur sur un axe quelconque dans l’espace tridimensionnel est ce que l’on appelle la composante du spin selon cet axe. Une propriété bien établie - bien que surprenante - des protons (et de bien d’autres particules) est que, quel que soit l’axe choisi pour la mesure de la composante du spin du proton, le résultat ne peut prendre que deux valeurs que j’appellerai plus et moins (une mesure d’une composante du moment cinétique propre caractérisant la rotation de la Terre sur elle-même conduirait à des observations bien différentes : en valeur absolue, le résultat de la mesure pourrait en effet prendre n’importe quelle valeur comprise entre zéro et le moment cinétique propre total de la Terre). On observe une corrélation négative stricte entre les résultats des mesures des composantes de spin chaque fois que deux protons sont placés relativement l’un à l’autre dans la configuration quantique qu’on appelle état singulet. En d’autres termes, si on laisse se séparer deux protons se trouvant dans l’état singulet et si la même composante de spin est ensuite mesurée sur chacun des deux, le résultat sera toujours plus pour l’un et moins pour l’autre. Il n’existe pas de moyen de prédire à l’avance quelle est la particule sur laquelle le résultat plus sera observé et quelle est celle sur laquelle ce sera le résultat moins. Mais la corrélation négative est, elle, bien établie expérimentalement. Peu importe d’ailleurs, à cet égard, quelle composante l’expérimentateur choisit de mesurer pourvu que ce soit la même pour les deux particules. Peu importe également la distance que les protons parcourent avant la mesure, pourvu seulement qu’il n’y ait aucune influence perturbatrice, telle que radiations ou autres particules, sur leur chemin. D ans l’expérience élémentaire décrite ci-dessus, aucun conflit n’existe entre les prédictions de la mécanique quantique et celles des théories réalistes locales. Un conflit peut cependant apparaître quand l’expérience est rendue un peu plus complexe. Très généralement, un vecteur est défini par ses composantes selon trois axes dans l’espace, axes qui, d’ailleurs, ne doivent pas nécessairement être choisis orthogonaux. Pour un vecteur associé à un objet macroscopique, on considère, à bon droit, comme allant de soi que les trois composantes ont à chaque instant des valeurs bien définies: la valeur d’une composante peut éventuellement être inconnue mais elle ne saurait être non définie. Quand cette conception est appliquée au vecteur spin d’une particule elle devient toutefois suspecte. En fait, l’interprétation habituelle de la mécanique quantique écarte cette conception comme constituant une manifestation particulière de l’interprétation rivale, celle par paramètres cachés. Le problème est, en effet, qu’il n’est pas possible de concevoir - même seulement en principe - un dispositif de mesure qui serait capable de nous informer simultanément sur les valeurs des trois composantes. Pour connaître celles-ci, il faut dès lors les mesurer successivement. Mais alors, quand la particule émerge du troisième instrument de mesure, elle n’a plus aucune raison d’avoir les mêmes composantes de spin que celles qu’elle avait lorsqu’elle entrait dans le premier. Bien qu’aucun instrument ne puisse mesurer plus d’une composante de spin à la fois, il existe des dispositifs qui peuvent être ajusté de manière à mesurer la composante du spin selon n’importe lequel de trois axes arbitrairement choisis. Ces trois axes, je les appellerai A, B, C, et je noterai les résultats de l’expérience comme suit. Si, pour valeur de la composante de spin selon A on trouve plus, on notera le résultat A +. Si, pour valeur de la composante de spin selon B on trouve moins, on notera B- et ainsi de suite. Le physicien peut maintenant préparer un grand lot de paires de protons dans l’état singulet. Il trouve que s’il mesure la composante A des deux protons de chaque paire, certains donnent A+ et d’autres A-, mais il constate aussi que dans tous les cas ou l’un des membres d’une paire a donné A+ l’autre donne toujours A-. S’il décide, à la place, de mesurer la composante B, il découvre la même corrélation négative : si l’un des membres donne B+ son partenaire donne invariablement B-. De même un proton donnant C+ a toujours pour partenaire un proton donnant C-. Ces résultats sont vrais quelles que soient les orientations des axes A, B, C. Il importe de remarquer que dans ces expériences aucun proton n’est soumis à plus d’une mesure de composante de spin. Cependant si le physicien accepte les trois prémisses des théories réalistes locales il peut, à partir de tels résultats tirer des conclusions quant aux “valeurs” des trois composantes avant toute mesure, en mettant en œuvre un argument très similaire à celui de notre hypothétique psychologue. Considérant un nouveau lot de paires de protons dans l’état singulet, un lot sur lequel aucune mesure de composantes de spin n’a encore été faite (et sur lequel il se peut qu’aucune ne soit jamais faite) il peut inférer à la manière du psychologue que, sur chaque paire, l’un des protons a la propriété A+ et l’autre la propriété A-. De meme, il peut conclure que dans chaque paire un des protons a la propriété B + et l’autre la propriété B- et que l’un a la propriété C + et l’autre la propriété C-. C es conclusions requièrent une extension - subtile mais importante - de la signification attribuée à une notation telle que A +. Alors que ci-dessus A+ n’était que le résultat d’une mesure faite sur une particule, cette même notation A+ acquiert maintenant, grâce à l’argument en question, le sens d’un symbole servant à désigner une propriété de la particule elle-même. Plus explicitement, si quelque proton non mesuré a la propriété qu’une mesure de sa composante de spin selon l’axe A donnerait le résultat bien déterminé A+, alors nous dirons que ce proton a la propriété A+, ou même par convention, qu’il a la “composante de spin” A+. Utilisant un tel langage, on peut formuler la conclusion à laquelle arrive le physicien (en développant un argument calqué, encore une fois sur celui du psychologue) en disant que chacun des protons de la paire avait, dès avant la mesure, des composantes de spin bien définies sur les trois axes. Ces composantes peuvent être inconnues, car le physicien ne peut dire qu’elle est le proton de la paire qui a la composante A+ et quel est celui qui a la composante A-, avant qu’une mesure ne soit faite selon l’axe A. Mais à partir des premises des théories réalistes locales, il peut soutenir que ces propriétés sont bien définies, meme en l’absence de mesure. Une telle manière de voir est certes en opposition avec l’interprétation usuelle de la mécanique quantique mais elle n’est en soit contredite par aucun des faits introduits jusqu’ici. 3. Une expérience imaginaire permettrait de mettre à l’épreuve l’inégalité de Bell grâce à des mesures portant sur des composantes de spin de protons ou d’autres particules. Une composante de spin est la projection sur un certain axe du moment cinétique intrinsèque du proton. Chaque composante ne peut prendre que deux valeurs, que l’on peut désigner par plus et moins. L’expérience, qui postule l’existence d’instruments parfaits, comporterait une source dans laquelle des paires de protons sont mises dans la configuration connue en mécanique quantique sous le nom d’état singulet. Les paires seraient ensuite dissociées et les protons s’écarteraient l’un de l’autre en des directions opposées. Des « détecteurs d’événements » donneraient un signal chaque fois qu’une paire appropriée de protons serait émise. Chaque proton pénétrerait ensuite dans un analyseur, où il serait défléchi vers l’un ou l’autre de deux détecteurs selon la valeur de sa composante de spin le long de l’axe défini par l’analyseur. Si les deux analyseurs étaient disposés de façon à mesurer la composante de spin le long du même axe – ou en d’autres termes dans la même direction – on observerait une corrélation négative stricte. Si l’un des analyseurs était tourné de sorte que l’un et l’autre mesureraient des composantes différentes, une prédiction des théories réalistes locales serait que les correlations observées n’excèderaient pas la limite prévue par l’inégalité de Bell, et cela quel que soit l’angle entre les analyseurs. La mécanique quantique prédit au contraire une violation de l’inégalité pour certains angles. Bien entendu, ce n’est que dans les cas où la même composante de spin est mesurée sur les deux protons que l’on s’attend à une corrélation négative stricte. Que se passe-t-il alors quand les deux instruments sont ajustés de manière à mesurer des composantes différentes ? Plus précisément considérons l’expérience suivante. Des paires de protons sont mises dans l’état singulet par une méthode identique à celle employée dans les expériences précédentes et on les laisse se séparer dans exactement les mêmes conditions. Chaque proton est alors testé relativement à une seule composante de spin A, B ou C mais pour chaque proton le choix de cette composante est effectué au hasard. Il va de soi que dans certains cas, ces deux directions coïncideront pour les deux protons d’une même paire. Nous ne nous intéresserons pas à ces résultats là car ils ne peuvent fournir aucune information nouvelles. Les paires restantes sont alors nécessairement composées soit d’un proton testé selon l’axe A et d’un autre testé selon l’axe B, soit d’un proton testé selon A et d’un autre testé selon C, soit enfin d’un proton testé selon B et d’un autre testé selon C. En bref, je désignerai les paires composant ces trois populations par les termes de “paires AB”, “paires AC” et “paires BC” respectivement. Une paire ayant fourni les résultats A+ pour une particule et B + pour l’autre pourra être dénommée “paire A +B +” et le nombre de telles paires que l’on observe pourra être représenté par la notation n [A +B +]. Peut-on s’attendre à ce qu’il existe une relation entre ces quantités ? En 1964, John Bell de l’Organisation Européenne pour la Recherche Nucléaire (CERN) découvrit une telle relation ! Pour n’importe quel échantillon de taille suffisante de paires de protons dans l’état singulet, il est possible de montrer que les postulats de base des théories réalistes locales imposent une limite au degré de corrélation que l’on peut observer quand on mesure des composantes de spin différentes. Cette limite s’exprime sous forme d’une inégalité, appelée inégalité de Bell. Dans les conditions expérimentales décrites ci-dessus, l’inégalité en question stipule que le nombre observé de paires A+B + ne peut dépasser la somme du nombre observé de paires A+C + et du nombre observé de paires B +C +. Symboliquement elle s’écrit : n [A+B +] ≤ n[A +C +] + n [B +C +] Beaucoup d’autres inégalités semblables peuvent être écrites à partir de celle-ci en permutant certains symboles ou en inversant certains signes. Du fait que les directions selon lesquelles les composantes de spin sont définies ont été choisies arbitrairement, toutes ces formulations sont interchangeables et je ne considérerai que celle-ci. L’inégalité de Bell peut être démontrée dans le contexte des théories réalistes locales par un raisonnement élémentaire portant sur des considérations de théorie des ensembles. Il est commode de commencer par une hypothèse contraire aux faits : à savoir qu’il existerait un procédé permettant de mesurer simultanément plusieurs composantes du spin d’une même particule. Supposons qu’un tel appareil impossible ait révélé qu’un certain proton a les composantes de spin A+ et B-. La troisième composante C n’a pas été mesurée mais elle doit avoir, nous l’avons vu, une valeur bien définie, soit plus, soit moins. Dès lors, le proton mesuré doit être un élément de l’un des deux ensembles de protons qui sont caractérisés, le premier par les composantes de spin A+B-C+, le second par les composantes A+B-C. Il n’y a pas d’autres possibilités. Si tous les protons sont soumis à de telles mesures et si l’on s’intéresse à ceux qui possèdent les composantes de spin A+B-, on peut écrire une équation portant sur leurs nombres : N(A+B-)=N(A+B-C+) + N(A+B-C-) EXPERIENCE DATE Stuart J. Freedman et John F.Clauser, Université de Californie de Berkeley 1972 R.A. Holt et F.M. Pipkin, Université de Harvard 1973 John F. Clauser, Université de Californie à Berkeley 1976 Edward S.Fry et Randall C. Thompson Université du Texas 1976 G. Faraci, S. Gutkowski, S. Notarrigo et A. R. Pinnisi Université de Catagne 1974 L. Kasday, J. Ullman et C.S. Wu Université de Columbia 1975 M. Lamehi-Rachti et W.Mittig, Centre de Recherches de Saclay 1976 PARTICULES ETUDIES RESULTATS Photons de basse énergie émis, lors de transitions, par des atomes de calcium Photons de basse énergie émis, lors de transitions, par des atomes de mercure 198 Photons de basse énergie émis, lors de transitions, par des atomes de mercure 202 Photons de basse énergie émis, lors de transitions, par des atomes de mercure 200 Photons de haute énergie (rayons gamma) issus d’annihilations d’électrons et de positrons Photons de haute énergie (rayons gamma) issus d’annihilations d’électrons et de positrons Paires de protons dans l’état singulet En accord avec la mécanique quantique En accord avec l’inégalité de Bell En accord avec la mécanique quantique En accord avec la mécanique quantique En accord avec l’inégalité de Bell En accord avec la mécanique quantique En accord avec la mécanique quantique 4 CONCRÈTEMENT l’inégalité de Bell a été testée par sept groupes de chercheurs. Seule une de ces expériences a été consacrée à la mesure de composantes de spin de protons. Les autres ont étudié la polarisation des photons, ou quanta de radiation électromagnétique. Dans quatre de ces expériences des paires de photons de basse énergie et de polarisations opposées étaient émises par des atomes préalablement excités Dans deux autres, des paires de rayons gamma ou photons de haute énergie, ayant des polarisations opposées étaient produit par l’annihilation mutuelle d’électrons et de leur antiparticules, appelées positrons. Dans la dernière expérience, des protons issus d’un accélérateur de particules bombardaient une cible composée en partie d’hydrogène ; les protons en mouvement et 1es noyaux d’hydrogène constituaient des paires dans l’état singulet. Cinq de ces expériences ont donné des résultats violant l'inégalité de Bell et confirmant les prédictions de la mécanique quantique. Pour éviter toute confusion, le symbole N(A +B-) a été ici employé pour représenter le nombre de protons individuels ayant (au sens ci-dessus précisé) les composantes de spin A + et B-, alors que le symbole n [A +B-] représente un nombre de paires de protons dans lesquelles l’une des particules a la composante A + et l’autre la composante B-. L’équation écrite ci-dessus énonce le fait d’évidence que quand un ensemble de particules se compose de deux sous-ensembles n’ayant pas d’éléments communs, le nombre total de particules de l’ensemble original doit être égal à la somme des nombres de particules des deux sous-ensembles en question. Les protons qui ont les composants de spin A +C- peuvent être analysés exactement de la même manière. Chacun de ces protons doit être un élément soit de l’ensemble A +B +C-, soit de l’ensemble A +B-C- et le nombre total N(A +C-) doit être égal à la somme N(A +B +C-) + N(A +B-C-). Un pas de plus peut maintenant être franchi. Si le nombre de protons N(A +C-) est égal à N(A +B +C-) + N(A +B- C-), alors il doit être supérieur ou au plus égal à N(A +B-C-) (les deux nombres seront égaux si les composantes B de toutes les particules se trouvent par hasard être moins, de telle manière que le sousensemble (A +B +C-) soit vide, sinon N(A +C-) sera plus grand ; en d’autres termes, la partie ne saurait être plus grande que le tout). Le même raisonnement peut être appliqué de nouveau pour démontrer que le nombre de protons ayant les composantes de spin B-C + doit être égal à la somme N (A + B-C +) + N(AB-C +) et que donc N(B-C +) ≥ N(A +B-C +). Considérons de nouveau la première équation N(A +B-)= N(A +B-C +)+ N(A +B-C-) Il vient d’être prouvé que N (B- C +) est supérieur a N (A+B-C+) qui est le premier terme dans le nombre de droite de cette équation. Il a de même été prouvé que N(A+ C-) est supérieur ou égal à N(A +B-C-) qui est le second terme du membre de droite de l’équation. Il est donc possible de substituer dans l’équation chacun de ces termes par son correspondant à condition de changer le signe « égal » en un signe signifiant « inférieur ou égal à ». Le résultat est l’inégalité : N(A +B-) ≤ N(B-C +) + N (A +C-). Bien que cette inégalité soit ici formellement démontrée, elle ne peut être confrontée directement à l’expérience du fait qu’il n’existe pas d’instrument susceptible de mesurer indépendamment deux composantes de spin d’un meme proton. Toutefois les expériences considérées ici ne portent pas sur des protons individuels mais sur des paires de protons en corrélation, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de faire de telles mesures (impossibles). Supposons que l’un des protons de la paire soit soumis, à une mesure de sa composante de spin selon A et qu’il s’avère que celle-ci soit A+. Aucune autre mesure n’est faite sur cette particule mais son partenaire dans la paire (dans l’état singulet) est testé en ce qui concerne la composante le long de l’axe B, et le résultat est B+. Cette deuxième mesure, qui peut être effectuée en un lieu éloigné après que les deux protons se soient écartés l’un de l’autre, fournit une information supplémentaire sur l’état du premier proton. En effet, l’existence d’une corrélation négative implique que le premier proton, dont on sait déjà par mesure directe qu’avant celle-ci il avait la propriété A+ (au sens expliqué ci-dessus), avait simultanément la propriété B-. Par ce biais, l’observation d’une paire de protons dont l’un se révèle avoir la propriété A+ et l’autre la propriété B + peut être considéré comme un signal indiquant l’existence d’un proton individuel de composantes de spin A+B-. Par un argument statistique on peut en outre montrer que n [A +B +], le nombre de paires trouvées doublement positives, doit être proportionnel à N (A +B-), nombre de protons individuels de composantes de spin A+B-. De la même manière n [A +C +] doit etre proportionnel à N (A +C-) et n[B +C +] à N (B- C +). La constante de proportionnalité est la même dans les trois cas. Or une inégalité a déjà été démontrée, stipulant que N (A +B-) ne peut être plus grand que la somme de deux termes : N(A +C-) + N (B-C +). Il est maintenant possible de remplacer chacun de ces nombres non mesurables par les nombres mesurés correspondant de paires de 3 protons « doublement positives ». Le résultat est : n [A +B +] ≤ [A +C +] + n [B +C +]. Ceci est l’inégalité de Bell Bien entendu, cette inégalité n’est ainsi démontrée que si les trois prémisses des théories réalistes locales sont vraies. En vérité, c’est même là que les prémisses en question trouvent leur application la plus importante et, en définitive, celle qui soulève aussi le plus de problèmes. Si les prémisses sont acceptées, au moins à titre d’hypothèse de travail, il est indéniable que l’inégalité de Bell doit être satisfaite. De plus, l’orientation des axes A, B, C n’a nulle part été spécifiée dans ce qui précède de sorte que l’inegalité devrait être vraie quel que soit le choix de ces axes. La seule violation possible de l’inégalité serait celle qui résulterait d’une fluctuation statistique qui ferait apparaître par hasard un nombre anormalement élevé de propriétés A + et B +. La probabilité d’une fluctuation peut etre réduite à volonté en augmentant le nombre de particules soumises aux tests. L’inégalité de Bell constitue une prédiction explicite portant sur le résultat d’une expérience. Les règles de la mécanique quantique peuvent d’autre part être utilisées elles aussi pour prédire le résultat de cette même expérience. Je ne donnerai pas ici le détail de la manière dont la prédiction en question est déduite du formalisme mathématique de la théorie. Qu’il suffise de dire que la procédure de calcul est tout à fait explicite et qu’elle est objective en ce sens que n’importe quel individu appliquant correctement les règles obtient le même résultat. Or chose surprenante les prédictions de la mécanique quantique, diffèrent de celles des théories réalistes locales. En particulier, la mécanique quantique prédit que pour certains choix des axes A, B et C l’inégalité de Bell est violée, de sorte qu’il y a plus de paires de protons A +B + qu’il n’y a, au total, de paires A +C + et de paires B +C + ensemble. En d’autres termes, les théories réalistes locales et la mécanique quantique sont ici en conflit direct. Le conflit soulève deux questions. Premièrement, quels sont les faits expérimentaux relatifs à cette situation? L’inégalité de Bell est-elle satisfaite ou est-elle violée? Quel que soit le résultat de l’étude expérimentale, il doit y avoir quelque chose de faux quelque part soit dans les règles de la mécanique quantique soit dans les théories réalistes locales. La seconde question est par conséquent la suivante : quelle est la prémisse fausse parmi celles qui sous-tendent la théorie qui se trouve réfutée par l’expérience ? L’expérience de pensée proposée en 1935 par Einstein, B. Podolsky et N. Rosen faisait appel à des mesures de positions et d’impulsions de particules. L’expérience portant sur des composantes de spin de protons fut suggérée pour la première fois par David Bohm, actuellement au Birbeck College à Londres, mais toujours dans le cadre d’une expérience de pensée. Ce fut seulement en 1969, après que John Bell eut introduit ses inégalités, que l’idée d’expériences réelles explorant ces questions fut prise en consideration. La possibilité de mener à bien effectivement de telles expériences fut discutée par John Clauser, de l’Université de Californie à Berkeley, R. Holt de l’Université de Western Ontario, et Michael Horne et Abner Shimony de l’Université de Boston. Ils constatèrent que pour qu’on puisse l’appliquer à une expérience véritable, l’inégalité de Bell devait être un peu généralisée, mais qu’un test significatif permettant de déterminer lequel des deux éléments de l’alternative était exact restait faisable. Les difficultés techniques de l’expérience ne doivent pas être passées entièrement sous silence. Dans une expérience de pensée les deux protons de chaque paire atteignent tous, sans exception, les instruments préparés pour les recevoir et ces derniers mesurent sans ambiguïté la composante du spin selon l’axe choisi. Les appareils réels sont incapables de telles performances. Les détecteurs ne sont jamais parfaitement efficaces : beaucoup de protons ne sont tout simplement pas enregistrés. En raison des imperfections des instruments, le nombre de protons qui sont comptés dans chaque catégorie ne peut être utilisé directement pour la comparaison avec la théorie. Une marge d’erreur doit être laissée dans l’interprétation des résultats afin de tenir compte de l’inefficacité des détecteurs, ce qui complique l’interprétation des données. S ur sept expériences effectuées depuis 1971, six ont porté non pas, en fait, sur les composantes de spin de protons mais bien sur la polarisation de photons, ou quanta de radiation électromagnétique. Dans l’une de ces séries d’expériences, des atomes d’un élément chimique convenablement choisi, et, plus précisément d’un isotope particulier de cet élément, ont été portés par irradiation laser à un certain état excité d’où ils redescendaient spontanément jusqu’à l’état fondamental en deux étapes. Lors de chacune de celles-ci un photon était émis, caractérisé par une énergie, ou une longueur d’onde bien définie. Les photons étudiés s’éloignaient dans des directions opposées et ils avaient des polarisations contraires. En d’autres termes, quand la polarisation des deux photons était mesurée par des dispositifs appropriés le long d’une même direction, on observait une corrélation négative stricte. Dans de telles expériences les différences qui distinguent les instruments réels des instruments idéalisés sont très frappantes. Il n’existe pas de dispositif qui puisse à la fois intercepter un photon et faire connaître directement sa polarisation. Deux appareils distincts, un filtre et un détecteur doivent donc être utilisés. Le filtre est conçu de manıère à permettre le passage des photons qui ont la polarisation choisie et à éliminer les autres. Le détecteur compte le nombre de photons qui sont effectivement passés à travers le filtre. Aucun de ces deux constituants n’est parfait de sorte que le fait de ne pas enregistrer un photon ne signifie pas nécessairement que celui-ci avait la mauvaise polarisation. Des expériences ont également été faites sur la polarisation de rayons gamma, qui sont des photons de haute énergie. Les rayons gamma étaient crées par l’annihilation mutuelle d’un électron et de l’antiparticule correspondante, c’est-à-dire d’un positron. Une telle annihilation donne naissance a deux rayons gamma, lesquels sont émis dans des directions opposées et sont de polarisations contraires. Les expériences sont dès lors formellement équivalentes aux expériences atomiques, mais l’appareillage approprié est extrêmement différent. De façon générale les détecteurs sont plus efficaces pour les rayons gamma que pour les photons de basse énergie mais au contraire les filtres le sont moins. Enfin, l’une des expériences réalisées a mesuré la corrélation des composantes de spin de deux protons et ressemble par conséquent beaucoup à l’expérience de pensée décrite ci-dessus. Les paires de protons sont produites en bombardant une cible, consistant en partie d’atomes d’hydrogène, par un faisceau de protons d’énergie relativement basse. Le noyau de l’atome d’hydrogène est constitué d’un proton unique. Quand un des protons incident frappe un noyau d’hydrogène, les deux protons interagissent très brièvement et accèdent ainsi à l’état singulet. Ils sortent ensuite tous deux de la cible en se partageant la quantité de mouvement du proton incident mais, en l’absence de perturbations extérieures, ils restent dans l’état singulet. Des mesures préliminaires d’une seule et même composante de spin, effectuées sur les deux protons, donnent des résultats opposés. Les instruments nécessaires à une expérience portant sur des paires de protons comprennent également des filtres et des détecteurs. Dans l’expérience qui a été menée à bien le filtre était une feuille de carbone qui, par diffusion sélective, envoyait chaque proton de préférence dans l’un ou de préférence dans l’autre détecteur, selon la valeur de la composante de spin que l’on avait choisie de mesurer. 5 L’INEGALITE DE BELL formulée par John Bell de l’Organisation Européenne pour la Recherche Nucléaire (CERN) peut être démontrée en deux étapes. L’inégalité s’applique à des expériences mettant en jeu des particules possédant trois propriétés définies A, B, C dont chacune peut avoir soit la valeur plus, soit la valeur moins. Il y a donc 23, c’est-à-dire huit classes possibles de particules correspondant aux huit régions du diagramme ici représenté. Si une particule a les propriétés A+ et B-, alors elle doit être un élément soit de la classe A +B-C+ soit de la classe A +B-C-. Dès lors, si N(A+B-) est le nombre de telles particules, celui-ci doit être égal à la somme N(A +B-C +) + N(A +B-C-). De la même manière, il peut être prouvé que N(A +C-) est égal à N(A +B +C-) + N(A +B-C-) d’où il suit que N(A +C-) est supérieur ou égal à N(A +B-C-). Le même raisonnement montre que N(B-C +) est supérieur ou égal à N(A +B-C +). Ces trois relations peuvent ensuite être combinées de manière à fournir une autre inégalité, qui énonce que le nombre de particules A+B- ne peut excéder la somme du nombre des particules A+C- et du nombre des particules B-C +. La même relation reste vraie si tous les signes sont inversés, ce qui donne l’inégalité N(A-B +) inf ou = N(AC +) + N(B +C-). Ces deux dernières inégalités peuvent finalement être ajoutées, membre à membre, fournissant une relation entre toutes les particules individuelles dont deux propriétés ont des valeurs opposées. Quelle que soit la nature des particules étudiées, l’expérience consiste en trois séries de mesures doubles. Trois axes A, B et C sont choisis et en général les angles entre eux sont pris égaux aux valeurs pour lesquelles on s’attend à l’écart maximnal entre les prédictions de la mécanique quantique et celles des théories réalistes locales. L’un des filtres est alors disposé de façon à mesurer la composante selon A du spin et permet donc de sélectionner, par exemple, des protons ayant la propriété A + ; l’autre filtre est disposé de façon à sélectionner de même des protons ayant la propriété B +. Après qu’un échantillon suffisamment abondant de paires de particules a été enregistré dans cette configuration, on fait tourner les filtres de façon à mesurer les composantes le long des axes A et C et on note de nouveau les résultats. Finalement, on fait tourner les filtres une seconde fois de façon à mesurer les composantes selon les axes B et C . Il est essentiel que dans chaque configuration, les coïncidences de deux résultats plus relatifs à une même paire soient notées, de sorte que leur nombre soit connu. Celui-ci est corrigé pour tenir compte des imperfections des appareils. Il suffit alors d’additionner les nombres appropriés pour pouvoir comparer les résultats avec l’inégalité de Bell. Sur les sept expériences effectuées à ce jour, cinq confirment les prédictions de la mécanique quantique, ce qui signifie qu’elles mettent en évidence une violation des inégalités de Bell pour certains choix des axes A, B et C. Les deux autres donnent des corrélations qui n’excèdent pas la limite permise par l’inégalité de Bell. Elles fournissent donc un argument plaidant en faveur des théories réalistes locales. Le bilan s’établit donc à cinq contre deux en faveur de la mécanique quantique. Mais en réalité, le degré de confirmation de la mécanique quantique par l’expérience est supérieur à ce que ce rapport semblerait indiquer. Une des raisons qui conduisent à attribuer une plus grande crédibilité aux expériences qui violent les inégalités de Bell est que celles ci correspondent à une quantité nettement supérieure de données expérimentales et sont donc appréciablement plus significatives sur le plan de la statistique. Certaines de ces expériences ont été effectuées après que les deux résultats anormaux ont été connus, et ont comporté des raffinements expérimentaux destinés précisément à éliminer toute erreur systématique susceptible de rendre compte du caractère anormal des résultats en question. J. Clauser et A. Shimony ont signalé qu’il existe en outre une certaine justification épistémologique pour la mise à l’écart des deux expériences qui sont en désaccord avec la majorité. La mécanique quantique prédit une corrélation plus grande et les théories réalistes locales une corrélation plus petite. Or, il y a une grande variété d’imperfections expérimentales concevables qui sont susceptibles d’oblitérer des corrélations existantes et donc de conduire à des résultats en accord avec les inégalités de Bell. Au contraire, il est très difficile d’imaginer une erreur expérimentale qui se traduirait par l’apparition d’un semblant de corrélation, et cela dans cinq expériences indépendantes. Qui plus est, les résultats des expériences en question ne font pas que violer l’inégalité de Bell ; elles la violent précisément de la manière qui est prédite par la mécanique quantique. L’hypothèse selon laquelle les résultats de ces cinq expériences seraient attribuables à toute une série de coïncidences fortuites reviendrait à admettre la présence d’une fluctuation statistique tout à fait extraordinaire. Vu le nombre de particules détectées à ce jour, une telle hypothèse n’est pas crédible. D’autres tests de l’inégalité de Bell sont envisagés et une expérience nouvelle au moins est d’ores et déjà en cours de montage. La plupart des physiciens concernés, toutefois, sont raisonnablement convaincus, au vu des résultats des cinq expériences concordantes, que la cause est déjà tranchée. Pour certains choix des axes A, B, C, l’inégalilé de Bell est violée dans les faits, et les théories réalistes locales sont donc erronées. S ’il peut être considéré comme prouvé que les théories réalistes locales sont fausses, laquelle des trois prémisses sous-jacentes à ces théories est-elle la coupable? Une première étape dans la recherche d’une réponse à cette question est bien entendu de se demander si aucune autre hypothèse n’a été implicitement faite lors de l’élaboration des tests expérimentaux. En fait, il a été fait appel à au moins une hypothèse subsidiaire. En raison des limitations pratiques des instruments, les physiciens ont été dans la nécessité de généraliser légèrement l’inégalité, de Bell et cette généralisation doit être supposée juste. On ne peut la prouver à partir des prémisses ici considérées. Il semble cependant bien peu vraisemblable que cette circonstance puisse modifier la situation de telle manière que les résultats de l’expérience, tout en étant compatibles avec les théories réalistes locales, non seulement violeraient l’inégalité de Bell ainsi généralisée, mais encore reproduiraient en apparence les prédictions de la mécanique quantique. De toute manière, il est possible que des expériences ultérieures plus raffinées permettent de tester l’inégalité elle-même et non plus uniquement sa généralisation. Du fait que l’hypothèse subsidiaire relève d’une vérification expérimentale, elle semble moins fondamentale que les trois autres et donc il n’en sera ici pas davantage question. Un autre domaine qui pourrait être exploré dans la quête d’hypothèses implicites est la preuve même de l’inégalité de Bell. En effet il semble que la preuve dépende de la validité supposée de la logique usuelle à deux valeurs, dans laquelle toute proposition doit être vraie ou fausse. Certaines interprétations de la mécanique quantique ont introduit l’idée d’une logique à plusieurs valeurs, mais ces suggestions n’ont en fait rien à voir avec le raisonnement appliqué à la présente preuve. En fait, dans le contexte de la preuve en question, il est même difficile de concevoir une alternative à la logique à deux valeurs. En attendant le moment hypothétique où un tel système sera, éventuellement, formulé, il semble préférable de classer ce dossier. Les expériences fondées sur les idées d’Einstein, B. Podolsky et N. Rosen sont parfois considérées comme n’étant que des tests des théories à paramétres cachés. Les expériences en question testent effectivement ces théories mais on doit souligner que l’existence de paramètres cachés n’est pas une prémisse additionnelle des théories réalistes locales. Bien au contraire, l’existence de paramètres prédéterminant —au moins dans les cas considérés— les résultats des diverses mesures envisagées a été déduite des trois prémisses de départ. Rappelons-nous en effet que le psychologue n’a fait a priori aucune hypothèse spécifiant que son test mesurait une aptitude réelle et préexistante des sujets testés. Au contraire il a déduit l’existence de telles aptitudes après avoir observé une corrélation stricte. De la même manière, l’existence des paramètres cachés a ici été déduite de la corrélation négative observée lors de la mesure d’une même composante de spin sur deux protons membres d’une paire en état singulet. Il est vraisemblablement impossible de prouver rigoureusement qu’aucune autre hypothèse subsidiaire n’intervient dans le raisonnement qui, à partir des prémisses des théories réalistes locales, conclut à l’ inégalité de Bell. L’enchaînement des arguments est toutefois suffisamment simple pour que, si d’autres hypothèses y sont implicitement cachées, elles puissent être détectées assez facilement. Aucune à ce jour n’a été signalée. Il apparaît par conséquent que l’attention doit se concentrer sur les trois prémisses du réalisme, de l’usage libre de l’induction et de la séparabilité Einsteinienne. De ces trois premisses, celle du réalisme est la plus fondamentale. Le réalisme peut être formellement présenté comme étant la thèse selon laquelle une pure et simple synthèse des données de l’expérience n’est pas le tout de ce que l’on est en droit d’attendre d’une théorie. Même une règle empirique permettant de prédire avec beaucoup de généralité et de précision les résultats de futures expériences ne suffit pas. L’esprit demande plus: non pas nécessairement le déterminisme—il n’y a rien d’intrinsèquement irrationnel dans la notion de hasard—mais tout au moins une explication objective des régularités observées ; en d’autres termes, il demande des causes générales. Sous-jacente à cette exigence est la notion intuitive que le monde extérieur au “moi” est réel, et qu’il possède au moins certaines propriétés existant indépendamment de la conscience de l’homme. Un certain nombre de philosophes, qu’on peut collectivement appeler positivistes, ont rejeté le point de vue réaliste. Les positivistes n’affirment pas que le monde extérieur à notre esprit n’existe pas : ils écartent simplement — comme dénuée de sens —toute affirmation concernant une « réalité extérieure » qui ne se réfère pas plus ou moins directement aux impressions des sens. Au cours du XXe siècle, certains positivistes radicaux eurent une influence indirecte mais appréciable sur la pensée des physiciens théoriciens. L’impression de paradoxe que laisse la découverte de la violation des inégalités de Bell peut assurément être allégée par l’adoption de l’attitude d’esprit positiviste, et cette manière de voir fut proposée il y a longtemps. Cependant, quand on considère avec soin toutes les implications d’un abandon du réalisme, une telle renonciation apparaît comme trop considérable pour avoir un attrait réel. Même dans le contexte de la présente expérience, le positivisme persiste à nier qu’ait un sens l’attribution à la particule avant la mesure, d’une propriété liée de quelque manière au résultat que donnera la mesure en question (celle d’une composante de spin). Il maintient que la seule quantité qui ait une réalité véritable est l’observation elle-même c’est-à- dire finalement l’impression sensorielle, et que l’exigence, formulée par le 6. LA SECONDE ÉTAPE DE LA PREUVE est une extrapolation à partir du cas de particules individuelles dont deux propriétés sont supposées connues, au cas de paires de particules dont on mesure une propriété sur chaque composante. Les paires sont créées dans un processus choisi; de telle sorte qu’il existe toujours une corrélation négative stricte pour toute propriété considérée séparément: en d’autres termes si l’une des particules a la propriété A+, l’autre doit avoir la propriété A-. En raison d’une telle corrélation si l’une des particules d’une paire se révèle, à la mesure, avoir la propriété A+ et si l’ autre se révèle avoir B+, il est possible d’en déduire les deux propriétés des deux particules. Un résultat doublement positif du test ne peut se produire que si l’une des particules a les deux propriétés A+B- et l’autre les deux propriétés A-B +. Donc le nombre de tels résultats doublement positifs, qui peut être désigné par le symbole n[A +B +], doit être proportionnel au nombre total de particules ayant les propriétés A +B- et A-B +. Des proportionalités similiaires peuvent être déduites pour les nombres de résultats doublement positifs observés quand, sur les paires de particules, les propriétés A C et les propriétés B C sont mesurées ; ces nombres sont n[A +C +] et n[B +C +]. La constante de proportionnalité ne dépend que du nombre de paires soumises à chaque test et du nombre total de paires : elle est donc la même dans les trois cas. Il s’en suit que les trois rapports entre le nombre de résultats doublement posifs et le nombre de particules individuelles pouvant donner naissance à ces résultats doivent eux aussi être égaux. Une relation entre les nombres de particules individuelles ayant les propriétés indiquées a déjà été démontrée : c’est inégalité prouvée sur la figure 3. Si cette inégalité est vraie, il doit donc exister une inégalité similaire entre les nombres de résultats doublement positifs des tests. C’est l’inégalité de Bell. La preuve n’est correcte que si les trois prémisses des théories réalistes locales sont supposées vraies. psychologue, d’une explication objective aux remarquables corrélations qu’il a observées doit en définitive être écartée. Si un tel refus de chercher des causes générales sous-jacentes aux régularités que l’on observe est appliqué d’une manière systématique, il risque de priver l’entreprise scientifique entière de tout son attrait. Par lui, la science se trouve réduite à un système de recettes destinées à prévoir les résultats d’observations futures à partir de la connaissance d’observations passées. Toute conception de la science qui en fait une “étude de la nature” est dès lors impossible. On peut imaginer une physique fondée sur les principes positivistes qui prédirait toutes les corrélations possibles entre événements et qui n’en laisserait pas moins le monde totalement incompris. Vu les conséquences d’un abandon du réalisme, il est naturel de chercher à s’accrocher tout au moins à cette prémisse-là. Dans le raisonnement conduisant à l’inégalité de Bell le réalisme intervient également à un autre endroit : il s’agit de la justification du postulat affirmant que l’on peut user de la manière habituelle de l’induction. C’est l’induction qui a permis au physicien d’extrapoler à des paires non observées ses conclusions relatives à l’existence de différences objectives, préexistant à toute mesure entre les paires observées. Cette extrapolation constituait une étape essentielle dans la démonstration des inégalités de Bell mais il est clair qu’elle ne peut être justifiée si la notion de propriétés non mesurées est sans signification. Un tel usage de l’induction peut être considéré par certains esprits comme un maillon fragile dans la chaîne du raisonnement. Peu de temps après la parution de l’article d’Einstein, B. Podolsky et N.Rosen, Niels Bohr publia une réponse dans laquelle il défendait le caractère complet de la description que la mécanique quantique donne de la nature. L’essentiel de son argument était que, selon lui, l’usage fait par Einstein de l’induction n’était pas acceptable. La réponse de Niels Bohr est un des éléments constitutifs de ce qui est maintenant connu sous le nom d’interprétation de Copenhague de la mécanique quantique. Sa manière de raisonner équivaut à poser que la particule et l’instrument disposé de manière à effectuer sur elle une mesure bien spécifiée constituent à certains égards un système unique, qui serait modifié d’une manière essentielle si la disposition de l’instrument était changée. Pour cette raison, il ne serait pas légitime de se livrer à des inférences concernant l’état de la particule sans spécifier en même temps l’état exact du dispositif expérimental qui interagira avec la particule dont il s’agit. Les conceptions de N. Bohr ont joui d’une influence considérable et, en un sens, à juste titre. En définitive, les travaux récents examinés ici montrent en effet, qu’en ces matières, N. Bohr était plus près de la vérité que ne l’était Einstein. Il n’en est pas moins vrai que, quand les idées de N. Bohr sont considérées dans leur essence, elles sont sujettes à des objections assez similaires à celles formulées précédemment et qui vont à l’encontre d’un repli vers les positions positivistes. Considérant le fait que le réalisme fournit en ces matières la justification ultime du libre usage de l’induction, on peut soutenir qu’en définitive N. Bohr n’était pas un réaliste ou du moins pas un réaliste systématique et cohérent. Toute explication des corrélations strictes à distance se bornant à faire référence N. Bohr et à sa réponse à Einstein’ B. Podolsky et N. Rosen court donc le risque d’être incompatible avec les exigences minimales de tout réalisme même modéré. S i, pour de telles raisons, on décide de conserver le réalisme et le libre usage de l’induction, alors la violation des inégalités de Bell n’est explicable que par un abandon de l’hypothèse de séparabilité Einsteinienne. Dans l’expérience du psychologue, la séparabilité était conçue comme impliquant que les maris et les femmes, une fois séparés, ne pouvaient plus communiquer. Dans l’expérience de physique, l’hypothèse de séparabilité exprimait l’idée, intuitivement raisonnable, que les mesures faites sur un des protons ne peuvent influencer le spin de l’autre proton dès que les deux protons sont suffisamment séparés. L’hypothèse plus restrictive de la séparabilité Einsteinienne interdit de telles influences uniquement dans le cas où elles devraient se propager plus rapidement que la lumière ne le fait. Comme je l’ai montré, cette hypothèse doit maintenant être considérée comme extrémement contestable. Avant d’examiner les conséquences de cette conclusion, il convient de noter qu’aucune des expériences effectuées jusqu’ici n’a, en toute rigueur, vraiment testé l’hypothèse de séparabilité Einsteinienne. Dans les expériences en question, la mise en place des instruments a lieu très longtemps à l’avance (dans l’échelle des temps de la physique des particules). Il serait dès lors concevable que la manière dont un instrument se trouve disposé pût affecter soit le déroulement des événements dans l’autre instrument, soit certains paramètres cachés relatifs à la source des paires de protons. Dans l’une comme dans l’autre hypothèse, une telle influence n’aurait pas à se propager plus vite que la lumière. Une expérience comportant des instruments dont le positionnement pourrait être changé très rapidement permettrait d’exclure une telle éventualilé. La décision de mesurer, avec un détecteur approprié, telle ou telle composante de spin ne serait prise qu’à un moment où il serait déjà trop tard pour que son influence, même se propageant à la vitesse de la lumière, puisse atteindre l’autre instrument— ou la source— à temps pour affecter le résultat de la seconde mesure. Une expérience en ce sens est actuellement préparée par Alain Aspect, de l’Institut d’Optique de Paris (Orsay). . 7. LES RESULTATS D’UN TEST EXPÉRIMENTAL de l’inégalité de Bell montrent nettement qu’elle est violée. L’expérience est celle qui utilisait des paires de protons dans l’état singulet et qui a été effectuée par M. Lamehi-Rachti et W. Mittig du Centre de Recherche Nucléaire de Saclay. La corrélation négative entre 1es valeurs de différentes composantes de spin est portée en fonction de l’angle entre les orientations des deux analyseurs. Une corrélation égale à -1 signifierait que les composantes présentaient systématiquement des valeurs opposées. L’inégalité de Bell stipule que la corrélation doit, à n’importe quel angle, être sur la ligne droite ou au-dessus de cette ligne. Les corrélations observées à 30, 45 et 60 degrés sont en dessous de la ligne. Les résultats ne violent pas seulement l’inégalité de Bell, ils sont de plus en accord avec les prédictions de la mécanique quantique, ce qui renforce leur crédibilité. La violation de l’inégalité de Bell implique qu’au moins une des trois prémisses des théories réalistes locales doit être fausse ; la séparabilité Einsteinienne est considérée comme étant la plus vulnérable. 8 LA SEPARABILITE EINSTEINIENNE proprement dite sera testée dans une expérience préparée actuellement par Alain Aspect, de l’Institut d’Optique (Paris-Orsay). En toute rigueur, les expériences antérieures ne testaient qu’un principe plus général, celui de séparabilité : les orientations des analyseurs étaient en effet fixées très à l'avance, et il restait dès lors concevable que quelque influence de l’un des appareils pût (par un mécanisme inconnu) parvenir à l’autre appareil avant l'instant de la mesure sans pour autant se propager plus vite que la lumière. Une telle possibilité d’explication des corrélations observées est à vrai dire très peu probable : mais on pourrait entièrement l'exclure si les orientations des analyseurs étaient modifiés assez rapidement pour qu’aucun signal se propageant à une vitesse égale ou inférieure à celle de la lumière ne pût passer d’un détecteur à l’autre à temps pour influencer le résultat de la mesure faite par ce dernier. Dans l’expérience de A. Aspect, qui mesurera 1a polarisation de photons de basse énergie, cette condition sera remplie. Deux systèmes d’analyseurs et détecteurs seront mis en place sur chacune des deux trajectoires possibles et 1es analyseurs mesureront des composantes différentes. Un commutateur optique ultra-rapide déterminera l'analyseur dans lequel le photon pénétrera, mais cela seulement à un moment où il sera trop tard pour que 1a décision puisse avoir une influence sur le résultat de l’autre mesure (du moins si l’on suppose que cette influence hypothétique ne se propage pas plus rapidement que la lumière). Le commutateur est ici représenté par un miroir mobile. En fait, il consistera en un dispositif de production d’ultrasons à la surface d’un cristal. Mise à part toute question concernant la vitesse de la propagation d’un instrument à l’autre d’une telle influence hypothétique, l’influence en soi paraît extrêmement peu vraisemblable. Elle devrait en effet modifier les observations faites à distance de la manière même qui est précisément requise pour produire la violation que l’on mesure de l’inégalité de Bell. I1 semble donc plus raisonnable de faire appel à une autre explication et d’admettre — du moins dans l’attente des résultats de l’expérience d’Alain Aspect — que si la séparabilité ordinaire est violée, la séparabilité Einsteinienne l’est également. J'ai conduit la discussion en considérant les deux protons d'une même paire comme deux entités distinctes qui entrent en interaction mutuelle à l’intérieur de la cible et qui ensuite se séparent à nouveau. On peut aussi les considérer comme les deux éléments d’un même système composé, qui est créé lors de l’interaction ayant lieu au sein de la cible et qui, ensuite, se dilate progressivement dans l’espace jusqu’au moment où il est disloqué sous l’effet de la première mesure. En ce qui concerne la séparabilité, les deux descriptions sont équivalentes. Dans l’un comme dans l’autre cas, une violation de la séparabilité Einsteinienne nécessite une interaction instantanée à distance, soit entre deux systèmes distincts, soit à l’intérieur d'un seul et même système étendu dans l’espace. Faut-il, dans ces conditions, abandonner le principe de propagation à vitesse finie des signaux ? A une telle question on doit éviter de donner une réponse sommaire. Le principe en question constitue on le sait l’une des prémisses de la théorie de la relativité. Il est nécessaire à la cohérence interne de celle-ci. Qui plus est la notion de signaux allant plus vite que la lumière donne naissance à de bizarres paradoxes de causalité, dans lesquels les observateurs liés à certains référentiels —ou systèmes d’axes en mouvement —constatent que tel ou tel événement est « causé » par un autre qui ne s’est pas encore produit ! Il se trouve cependant que les influences instantanés qui semblent entrer en jeu dans les experiences de corrélation à distance ne requièrent pas une remise en cause aussi radicale des idées actuellement admises. Il semble être tout à fait certain que de telles influences ne sauraient être employées à la transmission d’aucune information utilisable, telle que des instructions ou des ordres. Aucun événement causant l’apparition d’un deuxième événement ne peut être relié à ce dernier par un tel mécanisme : les influences instantanées ne se transmettent qu’entre événements reliés par une cause commune. Dans ces conditions, le concept de signal pourrait être redéfini de telle manière que seuls les modes de communication qui véhiculent une information utilisable seraient qualifiés de signaux. Le principe de la vitesse finie de propagation des signaux serait, de cette manière, préservé. Même cette solution là fait, dans une certaine mesure, une entorse au réalisme physique. Le principe selon lequel les signaux ne peuvent se propager plus vite que la lumière y perd le statut de propriété fondamentale de la réalité extérieure et n’y apparaît plus que comme un caractère propre à toute expérience humaine communicable. Bien que ceci représente un pas en direction de la philosophie positiviste, le concept d’une réalité indépendante —ou extérieure — peut cependant alors être conservé en tant qu’explication générale de l’existence de régularités dans les phénomènes observés. Dans une telle manière de voir, il est cependant nécessaire de considérer que la violation de la séparabilité Einsteinienne constitue une propriété —une propriété certes très étrange et très bien cachée mais cependant véritable — de la réalité. On peut noter à ce sujet que, dans toute optique même modérément réaliste, la réfutation par N. Bohr de l’argument présenté par Einstein en faveur des paramètres cachés introduit une violation implicite de la séparabilité. Celle-ci est fondée sur une étrange indivisibilité introduite par cet auteur entre le système de particules et les instruments de mesure. Le raisonnement qui, partant de l’observation de la violation de l’inégalité de Bell permet de conclure à la violation de la séparabilité Einsteinienne, n’est pas particulièrement complexe mais il est indirect. Le même résultat aurait-il pu être obtenu par un cheminement plus direct ? La réponse est que sans les inégalités de Bell il n’aurait pu être démontré mais qu’il aurait pu être conjecturé et même qu’en fait il le fut. Un tel soupçon naquit du fait que la fonction d’onde d’un système de deux ou plusieurs particules est en général une entité hautement non locale et qui est considérée comme se réduisant rapidement, voire instantanément, lors d’une mesure. Si la fonction d’onde est considérée comme représentant une sorte de gelée, étrange mais réelle, alors sa réduction instantanée viole manifestement la séparabilité Einsteinienne. Cet argument naïf ne fut cependant jamais pris très au sérieux par les physiciens théoriciens, du fait que l’interprétation communément admise par eux de la mécanique quantique n’identifie pas la fonction d’onde du système avec quoi que ce soit que l’on puisse qualifier de « réalité ». C’est ainsi que N. Bohr, par exemple, considérait la fonction d’onde comme un simple intermédiaire mathématique permettant de calculer des résultats d’observation. Qui plus est, 1a fonction d’onde d’un système de plusieurs particules ne décrit celles-ci que dans une approximation qui ne tient pas compte de la théorie de la relativité, de sorte que sa structure n’apparaît guère comme pouvant donner prise à un argument dirigé à l’encontre de la séparabilité Einsteinienne. Pour ces raisons, il était jusqu’à ces dernières années encore possible de croire à l’existence d’une réalité extérieure indépendante, et simultanément de considérer la séparabilité Einsteinienne comme une caractéristique de la structure de cette réalité elle-même. Une des réactions que certains esprits pourraient avoir spontanément face aux expériences de corrélation à distance décrites ici serait de dire que leur résultat est de peu d’intérêt. Les expériences ellesmême seraient certes considérées comme une des rares vérifications de la validité de la mécanique quantique mettant en jeu de grandes distances mais, cela dit, du fait que leurs résultats sont conformes aux prédictions théoriques, il faudrait considérer les expériences en question comme ne fournissant en fait aucune information significative nouvelle. Une telle réaction serait hautement superficielle. Il est effectivement exact que, maintenant qu’elles ont été faites, les expériences en question s’avèrent n’avoir finalement pas grand chose à nous apprendre concernant la mécanique quantique. Mais cela ne les prive nullement de signification et d’importance. Une découverte qui rend caduque une hypothèse fondamentale concernant la structure du monde, une hypothèse longtemps tenue pour vraie et rarement mise en question, une telle découverte est bien loin d’être sans signification. Elle nous apporte, bien au contraire, une grande lumière. La plupart des particules, ou agrégats de particules, qui sont d’ordinaire considérés comme séparés ont interagi dans le passé avec d’autres objets. La violation de la séparabilité semble signifier que, dans un certain sens, tous ces objets constituent une sorte de tout indivisible. Il se peut que dans un tel monde le concept d’une réalité à existence indépendante puisse conserver un certain sens, mais ce sera un sens nouveau et bien éloigné de notre expérience quotidienne. Note. Comme les spécialistes le savent, l’exposition des problèmes de fondement des théories quantiques se heurte à certaines difficultés sémantiques très particulières. Étant donné que le présent article est publié en plusieurs langues, l’auteur tient donc à préciser que, en ce qui concerne la fidélité de l’expression de certains détails des arguments utilisés, c’est la version rédigée dans sa propre langue maternelle (autrement dit celle paraissant ici dans Pour la Science) qui, comme il est naturel, doit, en cas d’hésitation, faire foi. BERNARD D’ESPAGNAT