investir dans l`homme. l`homo situs et l`organisation

INVESTIR DANS L’HOMME.
L’HOMO SITUS ET L’ORGANISATION
Zaoual HASSAN, Professeur des Universités
Directeur du GREL/RII, ULCO
Résumé: Cet article nous propose de capitaliser sur les erreurs de l’économie du
développement pour mieux améliorer le management interculturel des organisations et des
systèmes complexes. Pour ce faire, l’auteur transforme les expériences de développement
en «laboratoire vivant» des savoirs managériaux des hommes, des organisations et des
territoires. Il en tire comme conclusion que la réintroduction de l’homme comme acteur est le
dénominateur commun de toutes les connaissances scientifiques indépendamment de leur
appartenance disciplinaire. Cette convergence est source de progrès de leurs domaines
particuliers à la condition d’instaurer un échange interdisciplinaire et interculturel.
Mots clefs: développement, management, organisation, coordination, croyances,
gouvernance, rationalité, marché, réciprocité, diversité, proximité, ONG.
Introduction
Cet article tente un croisement de savoirs entre l’économie du développement et le
management des hommes et des organisations. Il fait le pari qu’au-delà des
particularités de chaque domaine de l’homme, des convergences de résultats peuvent
être décelées et fertilisées en direction d’un nouveau grand paradigme dans les sciences
sociales. Partant des limites de l’économisme en matière de développement
économique, il les transforme en erreurs fécondes capables de produire de nouvelles
visions et connaissances quant à la manière de manager les changements des systèmes
humains organisés. Ainsi, cette démonstration est menée en trois grands moments.
Dans la première étape, l’auteur résume, de façon synthétique, les paradoxes du
changement de toute «situation de développement», décrété du haut vers le bas. De
cette façon, il en restitue l’échec traduisant le caractère précipité des conceptions
classiques, fétichisant l’économique et la technique au détriment de l’éthique et des
spécificités des contextes locaux.
Dans une deuxième étape de la démonstration proposée, il décrit le paysage de
la recherche dans le domaine des organisations épousant des conclusions
convergentes à celles déduites de l’expérience intellectuelle et pratique de
l’économie du développement: rien ne peut être entrepris sans mettre l’homme au
centre des dispositifs des paradigmes en sciences sociales. C’est ainsi que les
conclusions relatives aux «situations de développement» s’en trouvent mariées à
celles que l’on peut déduire des recherches portant sur les «situations de gestion»
(expression empruntée à Olivier Favreau).
Enfin, dans une troisième partie, prenant distance, avec l’économie de marché
et l’ensemble de l’idéologie du développement, il construit une approche intégrant
la diversité des contextes d’action et la proximité avec les acteurs (individus et/ou
organisation), nécessaires à une nouvelle vision des systèmes sociaux.
I) Les erreurs fécondes de l’économie du développement
Cette contribution résulte du croisement que l’on peut faire entre les
conclusions fondamentales d’études en économie du développement (Zaoual, 2002,
2005a) et celles des autres branches du savoir économique et managérial.
L’expérience dans ces divers domaines est révélatrice de la nécessité d’un véritable
changement dans la manière d’approcher les systèmes et les organisations, de
quelle que nature qu’ils soient. En effet, les paradigmes classiques d’économie et
de management ainsi que les modèles les plus pratiques qui en découlent sont
frappés par une obsolescence croissante. L’évolution des économies et des sociétés
contemporaines les met progressivement aux rancarts de l’histoire et impose un
changement de paradigme susceptible de donner lieu à des alternatives
opérationnelles incorporant une diversité flexible de protocoles.
Ces bouleversements sont en cours sans que l’on puisse les fixer conceptuellement
dans la mesure où les anciennes conceptions marquent encore fortement les institutions
du savoir et du pouvoir de la société. Il est dans la nature des paradigmes scientifiques
de résister au changement au même titre que les acteurs les plus engagés sur les
terrains. Les théories sont aussi têtues que les faits! Dans ces circonstances, les limites
de la réflexion et de l’action se conjuguent et instaurent des routines en décalage avec
l’évolution qui dicterait de nouvelles bifurcations à explorer.
Face à cette inertie, tout est, en réalité, ouvert, rien n’est déterminé à l’avance,
nous enseignent les réflexions épistémologiques les plus avancées dans les sciences
sociales (Morin, 1992) comme dans les sciences de la nature (Prigogine, 1994).
C’est donc à partir de cette indétermination qu’il faut s’interroger. Ici, l’incertitude
devrait être appréhendée comme une chance mais non comme un obstacle au
progrès de la pensée. Elle agit, en réalité, comme un moteur pour la recherche
d’autres voies de changement. Le hasard vient du mot zhar, qui veut dire en arabe:
chance. Des équivalents peuvent être trouvés dans d’autres cultures comme celle
de la Chine où la crise est littéralement synonyme d’opportunité. La culture du tao
incite à une plus grande retenue pour mieux découvrir la possibilité d’harmoniser
les contraires, d’adoucir les tensions et d’opérer des innovations face à un défi qui
semblerait insurmontable (Liu, 2008).
Comment alors illustrer cette nouvelle vision dans des domaines aussi
particuliers que les modèles économiques, les projets et les modes d’organisation
des institutions économiques?
L’expérience de l’économie du développement est riche d’enseignements
pertinents et convergents avec ceux du management des hommes et des organisations.
En effet, le réductionnisme scientifique en économie a induit de nombreuses anomalies
dans les projets de développement. Dans leur première phase, ils ont, le plus souvent,
épousé des échelles macroscopiques laissant de côté les populations concernées par le
changement escompté. Dans ce stratagème scientifique, le pouvoir de conception des
grands projets revenait à l’expertise et l’exécution à des gouvernements qui, le plus
souvent, se contentent de s’accaparer des rentes de situation. L’innovation nécessaire
au développement s’en trouve découragée (Laperche, 2008).
Par expérience, quelle que soit leur couleur politique ou le modèle
macroéconomique choisi, le fait est là: au lieu d’un développement innovant, ces
protocoles d’intervention du haut vers le bas ont contribué à créer des économies
de rente (Hugon, 1993). La redistribution inégalitaire y prend le dessus sur la
production et l’accumulation d’un capital réellement productif. Il s’ensuit un
surendettement et des crises financières à répétition dont le diagnostic le plus admis
par tous est sommé dans la mal gouvernance. A y regarder de prés, dans ces
processus de changement, l’acteur avait été expulsé du cadrage des théories et des
modèles du développement. Or, un système sans acteur finit par péricliter. En
substance, les miracles économiques produits par des rentes de ressources
naturelles se métamorphosent en mirages. Cette malédiction des ressources est, en
réalité, à ramener à une insuffisance de réflexion dans la manière de mener l’action
sur les terrains. Sans théorie, c’est la myopie!
Au plus prés des terrains, l’observation dévoile des paradoxes insoupçonnés
par la science ordinaire qui inspire et organise le changement prodigué (Zaoual,
2008a). Figée dans des causalités logiques permettant de construire des modèles
formellement cohérents mais pratiquement inopérants, la science ordinaire du
paradigme du développement occupe l’espace et l’horizon des décideurs. Elle
empêche, par là même, un changement de vision. Paradoxalement, ici, un savoir
censé éclairer, devient lui-même une source d’ignorance pour la connaissance de ce
qui se passe et de ce qui doit être réellement entrepris. Pourtant, entreprendre veut
dire prendre avec et c’est ce que ne fait pas la théorie économique qui règne au
dessus des pratiques du développement. Tout se passe comme si en important des
théories inadéquates avec les terrains, le processus engagé était, dès son
déclenchement, voué à l’échec.
Dans cette erreur originelle, les paramètres de cette économie aliénée les plus
indiscutables comme l’investissement, l’adoption de technologies les plus
efficaces, la mise en place d’institutions formelles inspirées par la dite théorie de la
situation etc. renferment et alimentent, en grandeur nature, des contre
performances économiques et sociales. Ce paradoxe atteint son paroxysme avec
l’aide et l’assistance technique internationale qui renforcent les effets du
mécanisme en cause. Rien n’y fait, l’échec est au bout de ce chemin qui emprunte
plusieurs phases et se manifeste par de multiples figures matérielles et
immatérielles. Ainsi, la théorie du développement devient elle-même ni plus ni
moins qu’un moteur de sous développement. Elle engendre exactement le contraire
de ce qu’elle est censée guérir!
Ce «mécanisme vicieux» est aussi à l’œuvre dans les récents changements
perceptibles mettant en avant la nécessité de corriger la mal gouvernance par une
plus forte implication des acteurs de la société civile. En effet, la coopération au
développement par l’intermédiaire des Etats ayant échoué, le paradigme en cause a
développé, dans une seconde phase de l’aventure du développement pour tous, de
nouveaux protocoles dans lesquels des acteurs comme les ONG se sont
engouffrées. Ici, les Etats et le secteur privé se voient rejoints par une autre
catégorie d’acteurs de développement hétéroclite dont les principes de légitimité
sont, en apparence, la représentativité démocratique et la solidarité. C’est ainsi que
depuis la décennie 80, l’idée que les micro projets feraient mieux que les grands
projets, générateurs de bureaucratie et de détournement, a constitué l’argument
idéologique majeur de cette mutation interne de la vision du développement.
Cependant, la réduction de l’échelle, par expérience, n’est pas véritablement un
changement d’optique. D’ailleurs, le développement de l’industrie des petits projets
par les ONG n’arrive pas à bout des énigmes posées. Tout semble indiquer que les
mêmes erreurs d’optique se reproduisent sur les échelles microscopiques, une sorte
d’erreur fractale. En d’autres termes, la simili proximité avec les populations ne
garantit pas, en elle-même, les effets escomptés. Ces interventions de terrain au plus
prés des populations se réduisent, en définitive, à une proximité d’un face à face
purement physique évacuant la problématique de sens que la relation à l’autre pose
(Lévinas, 1982). Ici, la proximité dévoile ses mystères (Pecqueur et Zimmerman,
2004; Bartholo et Monteiro, 2008). De nombreuses organisations non marchandes se
retrouvent ainsi absorbées par l’industrie du développement et opèrent en gardant les
mêmes valeurs et postulats que les institutions publiques nationales et internationales,
incarnation d’un paradigme en déliquescence.
Si le problème de départ des ONG est d’ordre éthique, elles finissent, souvent,
par gérer un problème technique et stratégique. Ce glissement renouvelle en
apparence le paradigme de référence sans changer en profondeur le point de vue.
Ainsi, en se professionnalisant, les ONG imitent les entreprises classiques dans leurs
méthodes d’action voire même dans leur finalité. C’est ainsi que le marketing social
fait son entrée dans leur management et tout ce qui s’ensuit comme manipulations
(Vermont, 1997). Le jeu interne du pouvoir et des intérêts de ceux qui les dirigent
font le reste. Cette corruption par le paradigme en cause les a conduites
progressivement à voir dans tout problème social, politique ou écologique un marché
« social » à conquérir par tous les moyens. Le but devient la garantie des ressources
de l’organisation (emplois, salaires, privilèges etc.) mais non les véritables besoins
des populations concernées. C’est ainsi que la misère devient, comme par
enchantement, un marché. Ce qui nous fait dire que small is not always beautiful!
De non-gouvernementales, ces organisations de la société civile deviennent des
organisations non garanties aux plans éthique et technique. Pourtant, elles étaient
censées civiliser la violence du «développement parachuté» (Zaoual, 2002, 2005a) à
laquelle contribuent les élites gouvernementales en alliance avec les FMN au dessus
des hommes et des territoires. A vrai dire, les limites du «développement transposé»
ne peuvent être éloigné qu’en dés autonomisant l’économique et en l’encastrant dans
les réalités les plus profondes des contextes concernés par la question du
changement. Cette réorientation présuppose une «révolution scientifique» au sens de
Thomas Kuhn (1983) capable de poser d’autres questions à la science ordinaire
instituée. En substance, elle est envahie par une nuée d’anomalies qui demeureront
inexpliquées dans le cadre des connaissances admises.
Quelles sont alors les véritables causes de ces anomalies cumulatives?
On ne peut les identifier et les interpréter qu’avec un nouveau regard. Celui-ci
ne peut être construit qu’en mettant synergie une pluralité de savoirs du social
nous libérant de l’économisme mécaniste caractéristique de toutes les théories et les
modèles qui ont illustré le paradigme du développement dans son ensemble. Tout
converge vers l’idée de la nécessité de réintroduire l’homme et son contexte dans
les sciences de l’homme, en premier lieu en économie, qui ont eu tendance à se
cloisonner les une par rapport aux autres et à fétichiser des causes mécaniques dans
leurs raisonnements. Ce faisant, elles ont dénaturé les véritables causes qui sont à
l’œuvre dans la pauvreté des nations.
II) L’évolution du management par et pour les hommes
C’est dans les mêmes termes, ici décrits, que la recherche dans le domaine des
organisations et des systèmes organisés a évolué. Elle indique aussi la voie de la
recomposition des savoirs en direction d’une transversalité prenant en compte
l’ensemble des dimensions de l’organisation (Zaoual, 2007). De ce point de vue, la
gestion des systèmes complexes prend, aujourd’hui, sa distance vis-à-vis de la
vieille conception de l’organisation scientifique du travail. Si le taylorisme a
caractérisé les premiers régimes d’accumulation du capitalisme notamment
fordiste, l’évolution de ce dernier le rend contre productif. Les structures
pyramidales de l’organisation, dans un contexte de mondialisation exigeant
flexibilité et innovation, deviennent des obstacles à la performance dans les critères
mêmes de ce système économique. Taylor se voit supplanté par Toyota qui fait
« bon usage » de l’homme et de son groupe d’appartenance (équipe de production)
pour améliorer la performance de l’organisation industrielle. Contrairement à
l’organisation taylorienne, il faut donc, «penser à l’envers» (Coriat, 1992).
Ce renversement paradigmatique met au centre de la réflexion et de l’action
managériale l’innovation et la créativité des hommes. Ces figures schumpétériennes
traduisent, en profondeur, la nécessité du principe de l’implication partagée des
acteurs dans toute organisation ou système complexe. Les processus d’innovation se
construisent par interactions complexes (Hakmi et Zaoual, 2008). Dans ce
«management post industriel» (Crozier, 1994), l’humain acquiert une place de choix.
Aux compétences techniques s’associent ainsi dynamiquement le rôle des croyances
communes dans la robustesse des modes de fonctionnement des organisations
apprenantes faisant preuve d’une adaptation dans un environnement incertain.
En effet, la prolifération des risques, des incertitudes et des changements permanents
dessinent un monde beaucoup plus complexe et mouvant que celui auquel était habituée
la vision classique de la science des systèmes organisés (Vaillancourt, 2006). Le
déséquilibre, l’instabilité et le désordre cohabitent voire se substituent à l’équilibre, à la
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