INVESTIR DANS L’HOMME. L’HOMO SITUS ET L’ORGANISATION Zaoual HASSAN, Professeur des Universités Directeur du GREL/RII, ULCO Résumé: Cet article nous propose de capitaliser sur les erreurs de l’économie du développement pour mieux améliorer le management interculturel des organisations et des systèmes complexes. Pour ce faire, l’auteur transforme les expériences de développement en «laboratoire vivant» des savoirs managériaux des hommes, des organisations et des territoires. Il en tire comme conclusion que la réintroduction de l’homme comme acteur est le dénominateur commun de toutes les connaissances scientifiques indépendamment de leur appartenance disciplinaire. Cette convergence est source de progrès de leurs domaines particuliers à la condition d’instaurer un échange interdisciplinaire et interculturel. Mots clefs: développement, management, organisation, coordination, croyances, gouvernance, rationalité, marché, réciprocité, diversité, proximité, ONG. Introduction Cet article tente un croisement de savoirs entre l’économie du développement et le management des hommes et des organisations. Il fait le pari qu’au-delà des particularités de chaque domaine de l’homme, des convergences de résultats peuvent être décelées et fertilisées en direction d’un nouveau grand paradigme dans les sciences sociales. Partant des limites de l’économisme en matière de développement économique, il les transforme en erreurs fécondes capables de produire de nouvelles visions et connaissances quant à la manière de manager les changements des systèmes humains organisés. Ainsi, cette démonstration est menée en trois grands moments. Dans la première étape, l’auteur résume, de façon synthétique, les paradoxes du changement de toute «situation de développement», décrété du haut vers le bas. De cette façon, il en restitue l’échec traduisant le caractère précipité des conceptions classiques, fétichisant l’économique et la technique au détriment de l’éthique et des spécificités des contextes locaux. Dans une deuxième étape de la démonstration proposée, il décrit le paysage de la recherche dans le domaine des organisations épousant des conclusions convergentes à celles déduites de l’expérience intellectuelle et pratique de l’économie du développement: rien ne peut être entrepris sans mettre l’homme au centre des dispositifs des paradigmes en sciences sociales. C’est ainsi que les conclusions relatives aux «situations de développement» s’en trouvent mariées à celles que l’on peut déduire des recherches portant sur les «situations de gestion» (expression empruntée à Olivier Favreau). Enfin, dans une troisième partie, prenant distance, avec l’économie de marché et l’ensemble de l’idéologie du développement, il construit une approche intégrant la diversité des contextes d’action et la proximité avec les acteurs (individus et/ou organisation), nécessaires à une nouvelle vision des systèmes sociaux. I) Les erreurs fécondes de l’économie du développement Cette contribution résulte du croisement que l’on peut faire entre les conclusions fondamentales d’études en économie du développement (Zaoual, 2002, 2005a) et celles des autres branches du savoir économique et managérial. L’expérience dans ces divers domaines est révélatrice de la nécessité d’un véritable changement dans la manière d’approcher les systèmes et les organisations, de quelle que nature qu’ils soient. En effet, les paradigmes classiques d’économie et de management ainsi que les modèles les plus pratiques qui en découlent sont frappés par une obsolescence croissante. L’évolution des économies et des sociétés contemporaines les met progressivement aux rancarts de l’histoire et impose un changement de paradigme susceptible de donner lieu à des alternatives opérationnelles incorporant une diversité flexible de protocoles. Ces bouleversements sont en cours sans que l’on puisse les fixer conceptuellement dans la mesure où les anciennes conceptions marquent encore fortement les institutions du savoir et du pouvoir de la société. Il est dans la nature des paradigmes scientifiques de résister au changement au même titre que les acteurs les plus engagés sur les terrains. Les théories sont aussi têtues que les faits! Dans ces circonstances, les limites de la réflexion et de l’action se conjuguent et instaurent des routines en décalage avec l’évolution qui dicterait de nouvelles bifurcations à explorer. Face à cette inertie, tout est, en réalité, ouvert, rien n’est déterminé à l’avance, nous enseignent les réflexions épistémologiques les plus avancées dans les sciences sociales (Morin, 1992) comme dans les sciences de la nature (Prigogine, 1994). C’est donc à partir de cette indétermination qu’il faut s’interroger. Ici, l’incertitude devrait être appréhendée comme une chance mais non comme un obstacle au progrès de la pensée. Elle agit, en réalité, comme un moteur pour la recherche d’autres voies de changement. Le hasard vient du mot zhar, qui veut dire en arabe: chance. Des équivalents peuvent être trouvés dans d’autres cultures comme celle de la Chine où la crise est littéralement synonyme d’opportunité. La culture du tao incite à une plus grande retenue pour mieux découvrir la possibilité d’harmoniser les contraires, d’adoucir les tensions et d’opérer des innovations face à un défi qui semblerait insurmontable (Liu, 2008). Comment alors illustrer cette nouvelle vision dans des domaines aussi particuliers que les modèles économiques, les projets et les modes d’organisation des institutions économiques? L’expérience de l’économie du développement est riche d’enseignements pertinents et convergents avec ceux du management des hommes et des organisations. En effet, le réductionnisme scientifique en économie a induit de nombreuses anomalies dans les projets de développement. Dans leur première phase, ils ont, le plus souvent, épousé des échelles macroscopiques laissant de côté les populations concernées par le changement escompté. Dans ce stratagème scientifique, le pouvoir de conception des grands projets revenait à l’expertise et l’exécution à des gouvernements qui, le plus souvent, se contentent de s’accaparer des rentes de situation. L’innovation nécessaire au développement s’en trouve découragée (Laperche, 2008). Par expérience, quelle que soit leur couleur politique ou le modèle macroéconomique choisi, le fait est là: au lieu d’un développement innovant, ces protocoles d’intervention du haut vers le bas ont contribué à créer des économies de rente (Hugon, 1993). La redistribution inégalitaire y prend le dessus sur la production et l’accumulation d’un capital réellement productif. Il s’ensuit un surendettement et des crises financières à répétition dont le diagnostic le plus admis par tous est sommé dans la mal gouvernance. A y regarder de prés, dans ces processus de changement, l’acteur avait été expulsé du cadrage des théories et des modèles du développement. Or, un système sans acteur finit par péricliter. En substance, les miracles économiques produits par des rentes de ressources naturelles se métamorphosent en mirages. Cette malédiction des ressources est, en réalité, à ramener à une insuffisance de réflexion dans la manière de mener l’action sur les terrains. Sans théorie, c’est la myopie! Au plus prés des terrains, l’observation dévoile des paradoxes insoupçonnés par la science ordinaire qui inspire et organise le changement prodigué (Zaoual, 2008a). Figée dans des causalités logiques permettant de construire des modèles formellement cohérents mais pratiquement inopérants, la science ordinaire du paradigme du développement occupe l’espace et l’horizon des décideurs. Elle empêche, par là même, un changement de vision. Paradoxalement, ici, un savoir censé éclairer, devient lui-même une source d’ignorance pour la connaissance de ce qui se passe et de ce qui doit être réellement entrepris. Pourtant, entreprendre veut dire prendre avec et c’est ce que ne fait pas la théorie économique qui règne au dessus des pratiques du développement. Tout se passe comme si en important des théories inadéquates avec les terrains, le processus engagé était, dès son déclenchement, voué à l’échec. Dans cette erreur originelle, les paramètres de cette économie aliénée les plus indiscutables comme l’investissement, l’adoption de technologies les plus efficaces, la mise en place d’institutions formelles inspirées par la dite théorie de la situation etc. renferment et alimentent, en grandeur nature, des contre performances économiques et sociales. Ce paradoxe atteint son paroxysme avec l’aide et l’assistance technique internationale qui renforcent les effets du mécanisme en cause. Rien n’y fait, l’échec est au bout de ce chemin qui emprunte plusieurs phases et se manifeste par de multiples figures matérielles et immatérielles. Ainsi, la théorie du développement devient elle-même ni plus ni moins qu’un moteur de sous développement. Elle engendre exactement le contraire de ce qu’elle est censée guérir! Ce «mécanisme vicieux» est aussi à l’œuvre dans les récents changements perceptibles mettant en avant la nécessité de corriger la mal gouvernance par une plus forte implication des acteurs de la société civile. En effet, la coopération au développement par l’intermédiaire des Etats ayant échoué, le paradigme en cause a développé, dans une seconde phase de l’aventure du développement pour tous, de nouveaux protocoles dans lesquels des acteurs comme les ONG se sont engouffrées. Ici, les Etats et le secteur privé se voient rejoints par une autre catégorie d’acteurs de développement hétéroclite dont les principes de légitimité sont, en apparence, la représentativité démocratique et la solidarité. C’est ainsi que depuis la décennie 80, l’idée que les micro projets feraient mieux que les grands projets, générateurs de bureaucratie et de détournement, a constitué l’argument idéologique majeur de cette mutation interne de la vision du développement. Cependant, la réduction de l’échelle, par expérience, n’est pas véritablement un changement d’optique. D’ailleurs, le développement de l’industrie des petits projets par les ONG n’arrive pas à bout des énigmes posées. Tout semble indiquer que les mêmes erreurs d’optique se reproduisent sur les échelles microscopiques, une sorte d’erreur fractale. En d’autres termes, la simili proximité avec les populations ne garantit pas, en elle-même, les effets escomptés. Ces interventions de terrain au plus prés des populations se réduisent, en définitive, à une proximité d’un face à face purement physique évacuant la problématique de sens que la relation à l’autre pose (Lévinas, 1982). Ici, la proximité dévoile ses mystères (Pecqueur et Zimmerman, 2004; Bartholo et Monteiro, 2008). De nombreuses organisations non marchandes se retrouvent ainsi absorbées par l’industrie du développement et opèrent en gardant les mêmes valeurs et postulats que les institutions publiques nationales et internationales, incarnation d’un paradigme en déliquescence. Si le problème de départ des ONG est d’ordre éthique, elles finissent, souvent, par gérer un problème technique et stratégique. Ce glissement renouvelle en apparence le paradigme de référence sans changer en profondeur le point de vue. Ainsi, en se professionnalisant, les ONG imitent les entreprises classiques dans leurs méthodes d’action voire même dans leur finalité. C’est ainsi que le marketing social fait son entrée dans leur management et tout ce qui s’ensuit comme manipulations (Vermont, 1997). Le jeu interne du pouvoir et des intérêts de ceux qui les dirigent font le reste. Cette corruption par le paradigme en cause les a conduites progressivement à voir dans tout problème social, politique ou écologique un marché « social » à conquérir par tous les moyens. Le but devient la garantie des ressources de l’organisation (emplois, salaires, privilèges etc.) mais non les véritables besoins des populations concernées. C’est ainsi que la misère devient, comme par enchantement, un marché. Ce qui nous fait dire que small is not always beautiful! De non-gouvernementales, ces organisations de la société civile deviennent des organisations non garanties aux plans éthique et technique. Pourtant, elles étaient censées civiliser la violence du «développement parachuté» (Zaoual, 2002, 2005a) à laquelle contribuent les élites gouvernementales en alliance avec les FMN au dessus des hommes et des territoires. A vrai dire, les limites du «développement transposé» ne peuvent être éloigné qu’en dés autonomisant l’économique et en l’encastrant dans les réalités les plus profondes des contextes concernés par la question du changement. Cette réorientation présuppose une «révolution scientifique» au sens de Thomas Kuhn (1983) capable de poser d’autres questions à la science ordinaire instituée. En substance, elle est envahie par une nuée d’anomalies qui demeureront inexpliquées dans le cadre des connaissances admises. Quelles sont alors les véritables causes de ces anomalies cumulatives? On ne peut les identifier et les interpréter qu’avec un nouveau regard. Celui-ci ne peut être construit qu’en mettant synergie une pluralité de savoirs du social nous libérant de l’économisme mécaniste caractéristique de toutes les théories et les modèles qui ont illustré le paradigme du développement dans son ensemble. Tout converge vers l’idée de la nécessité de réintroduire l’homme et son contexte dans les sciences de l’homme, en premier lieu en économie, qui ont eu tendance à se cloisonner les une par rapport aux autres et à fétichiser des causes mécaniques dans leurs raisonnements. Ce faisant, elles ont dénaturé les véritables causes qui sont à l’œuvre dans la pauvreté des nations. II) L’évolution du management par et pour les hommes C’est dans les mêmes termes, ici décrits, que la recherche dans le domaine des organisations et des systèmes organisés a évolué. Elle indique aussi la voie de la recomposition des savoirs en direction d’une transversalité prenant en compte l’ensemble des dimensions de l’organisation (Zaoual, 2007). De ce point de vue, la gestion des systèmes complexes prend, aujourd’hui, sa distance vis-à-vis de la vieille conception de l’organisation scientifique du travail. Si le taylorisme a caractérisé les premiers régimes d’accumulation du capitalisme notamment fordiste, l’évolution de ce dernier le rend contre productif. Les structures pyramidales de l’organisation, dans un contexte de mondialisation exigeant flexibilité et innovation, deviennent des obstacles à la performance dans les critères mêmes de ce système économique. Taylor se voit supplanté par Toyota qui fait « bon usage » de l’homme et de son groupe d’appartenance (équipe de production) pour améliorer la performance de l’organisation industrielle. Contrairement à l’organisation taylorienne, il faut donc, «penser à l’envers» (Coriat, 1992). Ce renversement paradigmatique met au centre de la réflexion et de l’action managériale l’innovation et la créativité des hommes. Ces figures schumpétériennes traduisent, en profondeur, la nécessité du principe de l’implication partagée des acteurs dans toute organisation ou système complexe. Les processus d’innovation se construisent par interactions complexes (Hakmi et Zaoual, 2008). Dans ce «management post industriel» (Crozier, 1994), l’humain acquiert une place de choix. Aux compétences techniques s’associent ainsi dynamiquement le rôle des croyances communes dans la robustesse des modes de fonctionnement des organisations apprenantes faisant preuve d’une adaptation dans un environnement incertain. En effet, la prolifération des risques, des incertitudes et des changements permanents dessinent un monde beaucoup plus complexe et mouvant que celui auquel était habituée la vision classique de la science des systèmes organisés (Vaillancourt, 2006). Le déséquilibre, l’instabilité et le désordre cohabitent voire se substituent à l’équilibre, à la stabilité et à l’ordre. Ce qui confère aux organisations l’allure d’ «anarchies organisées» (Thietart et Forgues, 1993) et ouvre la voie à la prise en compte de leur caractère multidimensionnel. Dans cet univers encore brouillé, l’élargissement de la vision de l’entreprise et de ses mécanismes de fonctionnement rend compte d’une plus grande diversité et complexité de la vie des organisations (Brenot J. et Tuvée, 1996). Derrière ces mouvements incessants de l’exploration des systèmes organisés se dévoilent progressivement le rôle clef des acteurs dans les configurations qu’endossent les organisations évolutives. Si «l’acteur bat le système» (Crozier et Friedberg, 1977), ce dernier est sommé de l’incorporer. C’est ce que tend à faire la recherche internationale en sciences sociales la plus avancée. A l’image du «travail en miettes» mis en évidence par les théoriciens critiques de l’organisation du travail (Friedman, Fressinet, Coriat, Gorz), l’acteur ou tout simplement l’homme est réintroduit dans le champ de la recherche et tend à être appréhendé dans ses multiples dimensions (Zaoual, 2008c). Cette configuration épistémique se retrouve aujourd’hui, dans tous les domaines/objets de la recherche y compris dans ceux qui prennent l’apparence précipitée d’objets techniques. En cette période de grande crise financière et économique, les processus de reprise d’entreprise, si essentiels pour les tissus industriels des territoires et pour l’emploi local, dévoilent aussi des énigmes similaires dont la résolution présuppose la prise en compte des facteurs humains et culturels. En effet, ces terrains sont le siège d’une complexité dont la nature est irréductible à un simple montage techno-juridico-financier. L’expérience de la passation des PME dans une région aussi sinistrée que le Nord Pas de Calais (Gourdon-Cabaret, 2007) par les délocalisations menées par les grands opérateurs de la globalisation démontre, en grandeur nature, que la reprise réussie d’entreprises implique des ajustements symboliques et humains coordonnés entre le projet du repreneur et les acteurs de la PME. En effet, celle-ci en tant qu’organisation porte en elle une histoire, une culture, des routines etc. héritées de sa trajectoire qui font obstacle dans toute transition qui nierait son identité collective (Gourdon-Cabaret et Zaoual, 2008) voire son «âme» selon Etchegoyen (1990). Dans ces conditions, les anticipations concernant les conflits de sens inhérent au repreneuriat et au changement en général deviennent un protocole incontournable dans le suivi de la reprise. Celle-ci est à situer dans l’ensemble des interactions symboliques et pratiques entre les protagonistes concernés sous peine d’échouer. Situer la reprise, c’est prendre en considération la multiplicité des dimensions des processus de reprise dans lesquels les valeurs et les modes de coordination prennent le dessus sur les considérations purement instrumentales. Ici, la gestion des mentalités acquiert une fonction de décryptage et de reconstruction cognitive indispensable à l’opération menée. Au même titre que les autres aspects et domaines du management des organisations, la gouvernance des systèmes complexes (Zaoual, 2006a) présuppose, en premier lieu, le dialogue, la concertation et la construction d’un nouveau sens commun capable de mobiliser et d’impliquer l’ensemble des acteurs du projet concerné. Ainsi, pour le cas empirique qui nous concerne ici, ce n’est qu’à cette condition qu’une stratégie de reprise d’entreprise est capable de désarçonner les résistances au changement qui se font jour lors de l’irruption du repreneur dans l’univers de l’organisation. De ce point de vue, la reprise s’apparente ni plus ni moins à une situation d’innovation. Cette situation de changement est génératrice d’incertitudes pour les acteurs concernés. Universellement, c’est par la proximité et la confiance que cette énigme saurait être levée (Zaoual, 2005a). Somme toute, apprendre à se reconnaître fait partie intégrante de l’acte d’entreprendre. Cette interactivité met en lumière toute l’importance des processus d’apprentissage dont la performance présuppose la circulation et le partage des informations et des connaissances. Ce n’est donc pas un hasard que la théorie des organisations introduise, aujourd’hui, dans ses dispositifs hypothétiques les compétences relationnelles et cognitives des hommes dans la gestion de la performance. Ce relâchement des hypothèses de l’ancien modèle rationnel des organisations conduit tout droit à la prise en charge de leurs croyances et valeurs. Ce décloisonnement dans les visions et les méthodes managerielles fait dire à certains PDG, les plus clairvoyants, l’organisation, c’est les valeurs. En raison de la diversité de ces dernières, le management des organisations se doit d’être flexible pour mieux accompagner le changement (Brenot et Tuvée, 1996). En fin de compte, il n’y a pas d’objectif en dehors du subjectif puisque l’incorporation des dimensions immatérielles débouche, inéluctablement, sur celles des identités des organismes sociaux. Certes, comme le démontre l’évolution de la théorie économique et le management, les institutions dans leur mode d’existence comme règles de fonctionnement interindividuel servent à réduire les zones d’incertitude. Cependant, en l’absence d’une éthique d’engagement, ces mêmes entités peuvent faire l’objet de manipulation. L’intérêt peut venir à bout de la règle (Friedberg, 1993). L’acteur est dans la capacité de dérégler la règle! En d’autres termes, l’acteur bat, sans fin, le système si celui-ci ne se construit pas sur une éthique partagée. Ce qui nous ramène, encore une fois, au point de départ: l’homme et son engagement. Dans ces conditions, c’est l’homme qui est à la fois source de certitudes et d’incertitudes. Cette ambivalence traduit celle de sa nature profonde dont il faut se préoccuper au plan éthique pour mieux réussir au plan technique sous peine de sombrer dans un chaos technique. C’est à cette limite morale que se heurte, d’ailleurs, l’économie, en tant que science autonome. Elle s’est engagée à créer son propre monde sur la base de lois humainement désincarnées dont le caractère auto destructif est de plus en plus évident. Comme nous l’avons vu, le management des organisations a fait aussi l’expérience de cette crise du règne de la quantité en excluant l’homme et en réduisant l’entreprise à un simple système technique gérable à l’aide de ratios quantitatifs. De toutes les manières, indépendamment du domaine d’expérience, la recherche effrénée du profit conduit à cette dérive économiciste et techniciste qui se retourne contre le système lui-même. Dans sa vision du capitalisme, le vieux Marx dirait «le capital est la barrière du capital». D’ailleurs, le despotisme de l’actionnariat qu’a connu le management des entreprises et des affaires ces dernières décennies a sombré dans une finance spéculative. La recherche d’un maximum de profit en un minimum de temps y a fait son œuvre, celle de l’effondrement de tout un système. En la matière, ce qui est arrivé au despotisme d’usine au plan de l’organisation arrive au despotisme de l’actionnariat au plan de la finance. L’échec cinglant du despotisme financier en interne et en externe de l’entreprise est synonyme d’une destruction de la confiance dans les valeurs de l’entreprise et de la bourse. Ces excès de rationalité détachent la finance de l’économie réelle et l’économie réelle de la société. Cette abstraction croissante du système conduit à sa propre destruction. Ici, le système en cause n’a plus pour but que lui-même. Ce faisant, il détruit les liens qui le relient aux hommes et à leurs investissements en travail et en compétences. C’est ainsi que le système économique en cause se dévitalise et perd sa capacité même à faire, tout simplement, des profits! Tout indique que l’application systématique de sa propre rationalité, celle qu’enseignent la science économique et les finances, conduit à son irrationalité. Ce grand paradoxe signe la fin de l’auto régulation du marché dont l’ultime figure est celle d’une finance spéculative: faire de l’argent avec de l’argent en oubliant les gens d’en bas! Cette concentration de richesse virtuelle, par bulles interposées, a bien un corollaire bien réel: les revenus ne mesurent plus ni le travail, ni l’effort d’innovation. Cette déconnexion s’accompagne par de fortes inégalités démotivantes pour la majorité des acteurs de la vie économique et sociale. Elle brise de l’intérieur même des entreprises et de toutes les organisations de la société l’entente des parties prenantes. Pour certains auteurs connus sur la scène scientifique et médiatique comme Stiglitz Joseph (2006), ce «tout marché» s’apparenterait même à un «fanatisme». Dans ces circonstances tendues, il n’est pas étonnant que la responsabilité sociale des entreprises devienne un thème ascendant du débat en cours. Cependant, les antinomies qui l’assaillent elle-même ne peuvent être levé qu’en acceptant de remettre en cause les principes de base de l’économie de marché (Alaktif et alii, 2009). Cette nécessité est indispensable dans la construction d’une économie plurielle stabilisante (Daghri et Zaoual, sous la dir. 2007). Ici, la diversité vient à la rescousse de l’entropie que l’uniformisation par le marché diffuse à grande échelle. III) Le management situé. Une vision et un outil associant sciences et humanité Le management situé dérive de la théorie des sites symboliques d’appartenance (Zaoual, 2007). C’est l’un de ses versants opérationnels applicables au monde des organisations comme les entreprises. De par ses principes de base, cette théorie s’est construite en mettant en synergie une pluralité des sciences de l’homme, allant de l’économie à l’anthropologie en passant par la sociologie et la gestion. Son épistémologie tire aussi tout son sens des analyses critiques de la science des grands épistémologues anglo-saxons comme Feyerabend, Popper, Kuhn, Holton et français comme Morin. Dans son postulat de départ, la théorie des sites s’attache à ne pas séparer les pratiques des croyances des acteurs. En d’autres termes, le site qui structure les comportements des acteurs et par là même celui d’une organisation est une entité immatérielle incorporant leurs valeurs, leurs expériences, leurs parcours individuels et collectifs. C’est la fameuse «boîte noire» du site. Et, chaque site en possède une qui motive, de manière spécifique, ses adhérents. Dans cette conception, les pratiques sont une transcription dans le réel d’un espace de croyances collectives. Comme celles-ci varient dans le temps et dans l’espace, les modèles des organisations et, en général, ceux des institutions en subissent l’influence (Lalêye, Panhuys, Verhelst, Zaoual, sous la dir., 1996). Ce qui les rend rebelles à tout modèle général niant leurs spécificités (D’Iribarne, 1993, 2003). Par déduction, la théorie des sites nous oriente vers l’idée que chaque site a ses propres «boite conceptuelle» et «boîte à outils» qu’il faut découvrir. L’existence et l’articulation de ces trois boîtes traduisent la cohésion et l’intégrité du site. Autrement dit, l’outil dépend du concept et le concept de la croyance (boîte noire). Ce qui relativise grandement les postulats et les concepts de toute approche scientifique des pratiques des acteurs qui se veut linéaire, déterministe et mono disciplinaire. En substance, chaque site est unique comme l’est chaque individu en dépit des sentiments d’appartenance à des entités collectives qui animent les mondes qu’il fréquente. La spécificité d’un site s’accompagne toujours d’une ouverture à partir de laquelle le site capitalise sur les diversités qui l’entourent, en d’autres termes, d’autres sites, plus ou moins, culturellement et géographiquement éloignés. S’il se ferme totalement, il se détruit, d’où son besoin de lutter contre l’entropie par l’ouverture aux autres. C’est l’une des raisons qui incite la théorie des sites à défendre certains principes comme ceux de la complexité, la diversité, la singularité, de la prudence etc. Ces principes lui permettent de proposer un autre éclairage sur les mondes dans lesquels évoluent réellement les hommes et les organismes sociaux. Le concept de site est applicable à une foule d’entités empiriques: entreprise, administration, localité, région, ville, quartier, corporation de métiers, une tribu, un clan, un village, une communauté ou organisation quelconque et à des thèmes aussi divers que le développement, l’environnement, la gouvernance, le territoire etc. Dans cette transcription empirique, l’essentiel est de saisir ce qui anime et motive les acteurs d’un site à faire ceci ou cela. C’est bien de l’identité de l’organisation sociale dont il s’agit dans la mesure où pour la théorie du site, l’efficacité dans son degré le plus élevé est inséparable de l’identité des hommes qui s’y impliquent. En d’autres termes, les véritables ressorts de la performance échappent au calcul. Cet incalculable est de l’ordre du mythe qui agite le site de tout organisme social vivant. C’est son code de lecture du réel. Comme l’exprime toute l’œuvre de Philippe D’Iribarne (1993, 2003), lorsqu’on saisit ce qui anime les hommes, des mondes nouveaux s’ouvrent à nous. Suite à ce bref résumé des considérations épistémiques et théoriques qui sont à la base du paradigme des sites, décryptons maintenant le monde des organisations dans lesquels les hommes concrets vivants s’avèrent incontournables. En matière d’organisation, il y a incontestablement un enchevêtrement entre le réel et l’imaginaire des hommes. Il est révélateur de l’existence d’un code de sélection caché. Ce dernier est à l’origine de ce que la théorie du site dénomme explicitement les «douanes invisibles» du site. Celui-ci veille sur les siens et sur son espace d’existence. Ainsi, les réponses du site à toutes turbulences, fussent-elles mineures, sont instantanées. Ici, la théorie des sites s’inspire, entre autres, de la théorie du chaos (Gleick, 1989) et des catastrophes (Thom, 1977, 1983). En effet, les organismes sociaux sont très sensibles au «Small event». Tout événement, indépendamment de son échelle et de son intensité, qui surgit peut être porteur d’un grand changement indéterminé (effet papillon de la science du chaos). Ce caractère potentiellement cumulatif et irréversible est le propre des systèmes complexes. Dans ces conditions, par analogie à la biologie, l’instinct du site est de se reproduire dans l’éternité en raison des besoins de son identité. Ce penchant quasi organique est source de quiproquos avec la vision de celui qui se penche, sans prudence et retenue, sur son devenir. En l’absence d’une pédagogie d’approche appropriée, des télescopages surviennent avec les modèles intrus. Ces tensions surgissent en raison de l’absence d’un respect de l’intégrité du site. Ces conflits de sens expliquent d’innombrables échecs en matière de développement et de management des organisations et des projets. Ce sont, d’ailleurs, ces anomalies que le paradigme des sites considère comme des «erreurs fécondes» des paradigmes classiques. C’est à partir d’elles, qu’il relit, de manière critique, la globalisation économique, le développement, l’organisation et d’autres thématiques des sciences sociales en général (Daghri et Zaoual, sous la dir., 2008). Tout indique que nous sommes donc dans la nécessité d’approcher, avec prudence, les acteurs de la situation. Afin d’avancer dans cette énigme, si l’économie a défini son homme comme homo œconomicus, la théorie des sites propose le sien en retenant la nécessité d’en recomposer toutes les dimensions de l’existence: l’homo situs, l’homme du site. Ce procédé n’est pas né d’un vide théorique et/ou pratique, ce sont les incomplétudes de la théorie économique et l’expérience qui l’exigent. Le débat relatif au rôle des institutions et des conventions dans la vie économique démontre, en effet, de l’intérieur même de la théorie économique que le monde marchand est dans l’incapacité d’évoluer harmonieusement sans recourir à ce qu’il n’est pas au sens de la conception restrictive de l’économie, celle qui réduit tout au «tout marché». Ce sont les énigmes entourant la détermination de la rationalité standard et l’opportunisme auquel elle incite qui ont été à l’œuvre dans ces nouvelles orientations. En substance, à son paroxysme, le marché produit des paradoxes qui en paralysent le fonctionnement et le dynamisme. Et, pour cause, la logique de l’intérêt poussée à l’extrême est génératrice d’une incertitude radicale non seulement pour la société mais aussi pour l’économie elle-même. De ce point de vue, l’homo œconomicus est antinomique avec l’utopie sociale promise par la théorie économique de la main invisible d’Adam Smith. Sa «société des marchands» n’apaise pas les conflits et les incertitudes, au contraire. L’expérience au Sud comme au Nord démontre universellement que l’action économique est, en réalité, gouvernée par une pluralité de motivations (Sen, 1993, 1999, 2000). Ce qui la rend irréductible aux grands énoncés scientifiques de l’économie standard (Zaoual, 2008c). C’est cette diversité de mobiles que l’on retrouve dans les entrailles des dynamiques territoriales dont le caractère hybride est un démenti empirique de la science en cause. A cet égard, les dynamiques informelles qui prolifèrent dans les pays du Sud en mal développement ainsi que celles qui tirent tout leur sens de l’irruption des économies sociales et solidaires dans les pays à vieille économie de marché sont de parfaites illustrations de cette remise en cause. Ces univers sont peuplés d’hommes et d’organisations qui ne fonctionnent pas sur la base de la dichotomie Economie/Société que le paradigme de la science économique impose. En substance, l’acteur (individu et/ou organisation) ne sépare pas ce que nous séparons au plan de nos sciences académiques. C’est donc par l’indiscipline que l’on avancera (Bougnoux, sous la dir, 1993). Dans la terminologie de la théorie du site, l’homo situs conjugue dans son comportement quotidien une variété d’impératifs plus ou moins contradictoires ou dit autrement, selon, l’économie des conventions, une pluralité d’espaces de justification (Boltanski et Thévenot, 1991). Cette contrainte de terrain somme, en quelques sortes, la théorie économique à revenir vers les faits et les pratiques. Ce faisant, l’économique se dilue dans une anthropologie des territoires. C’est ce qu’invoque la théorie des sites pour mieux intégrer les contextes d’action à la réflexion. Ce ré enchâssement modifie, de fond en comble, l’approche économique du comportement humain (Granovetter, 2000). Dans cette perspective, le modèle du comportement humain se voit enrichi empiriquement par les entités qu’exclut, par définition, la théorie économique restrictive et explicité à partir d’un poste d’observation humanisé. Comme le restitue l’observation des organisations et des réseaux informels (Zaoual, 2006c), les sites revisitent les changements qu’imposent, du dehors, le développement au sens des économistes et la globalisation. Ces résistances sont révélatrices de la présence d’organismes sociaux qui ne se laissent pas capturés par la science ordinaire et ses institutions formelles. Ces dissidences font échouer les prédictions de la théorie économique et organisent la configuration des phénomènes économiques et sociaux sur d’autres registres. Cette victoire de l’acteur sur le «tracteur», synonyme d’un monde qui serait mécaniste, est révélatrice du caractère imbattable des hommes de la situation. Cette dialectique dans laquelle les supposés faibles sortent forts n’est un mystère que pour ceux qui continuent à voir le monde avec des lunettes conceptuelles inadéquates à la grande diversité des contextes humains. Ils seront toujours en retard d’une recomposition des réalités concrètes qui s’opère à leur insu et pour cause, les visions et les valeurs qu’ils proposent aux acteurs ne méritent pas, aux yeux de ces derniers, d’être défendues et transcrites dans le réel, celui de leur espace vécu. Conclusion Au terme de cette réflexion, il est indéniable que les sciences sociales et plus particulièrement celles des organisations sont incitées à orienter leur recherche vers les dimensions immatérielles. A travers ces dernières, au-delà même des questions relatives à une économie de la connaissance (Luyckx Ghisi, 2001), la réussite des projets qui se veulent les plus économiques et techniques dépend étroitement de la conception que l’on se fait du rôle de l’homme, lui-même. En effet, la théorie comme l’expérience dicte cette humanisation des systèmes organisés. De ce point de vue, l’éthique rejoint la technique pour en faire non une finalité mais un moyen dont il faut user avec retenue. La compétence réside dans cette mystérieuse alchimie, celle qui sait allier la connaissance à la prudence. Cette modestie dans la réflexion et l’action découle de la complexité dont est le siège toute organisation humaine. Faites d’innombrables interactions en interne et en externe, cette dernière ne peut être conduite qu’à l’aide d’une pédagogie d’accompagnement qui revalorise grandement les hommes. C’est en investissant dans les hommes que l’on réduit l’incertitude présente et future. Bibliographie: 1. Alaktif J., Callens S., Longuepee J., Zaoual H. 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