Pragmatisme(s) et sciences cognitives 11
éventuellement plus de clarté sur les différences qui existent entre des
approches pragmatiques (Engel, 2010, 2013) et des approches pragmatistes de
la cognition ? Ces questions concernent le pragmatisme dit classique, mais
aussi les pragmatismes contemporains d’auteurs comme R. Rorty, H. Putnam,
ou R. Brandom qui ont, chacun à leur manière, proposé des réflexions et des
critiques originales sur le naturalisme, le fonctionnalisme computationnel, le
langage, la perception, ou les relations corps/esprit, et dont les effets
gagneraient à être mis en relation avec les recherches et théories cognitives
contemporaines.
Le fait que les sciences sociales aient pu récemment, dans une certaine
mesure elles aussi, connaître l’opportunité d’emprunter une voie ou un tournant
pragmatiste peut également servir de repère pour aborder ces questions, mais
aussi éventuellement de contrainte lorsqu’il s’agit de repenser les rapports
entre les sciences cognitives et ces mêmes sciences sociales.
II – U
NITÉ ET PLURALITÉ DU PRAGMATISME
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Qu’est-ce que le pragmatisme ? Le pragmatisme est avant tout une tradition
de pensée, dont le développement et les premiers méandres sont inséparables
de l’histoire des États-Unis (Menand, 2001 ; Cometti, 2010), et des
développements de la philosophie américaine (Deledalle, 1993 ; Cometti &
Tiercelin, 2003), qu’elle soit dite classique
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ou peu à peu transformée à la suite
de l’arrivée des premiers empiristes logiques dès 1931
16
. En tant que tradition
de pensée, le pragmatisme est d’abord composé de personnalités et de
générations, moins rassemblées par une éventuelle adhésion commune à un
corps d’idées que par des contacts, des lieux de rencontre, des relations de
14
Certaines des idées ou des propositions que j’avance ici doivent beaucoup à celles et ceux auprès de
qui j’ai pu récemment les présenter ou les débattre sous différentes formes, en particulier lors de
séminaires, de colloques, ou de journées d’étude. Je remercie particulièrement Jean-Pierre Cometti,
Claudine Tiercelin et l’équipe de la Chaire de métaphysique et de philosophie de la connaissance du
Collège de France (en particulier Jean-Marie Chevalier et Benoit Gaultier), Roberto Frega et Albert
Ogien, Mathias Girel, Stéphane Madelrieux, l’équipe du Knowledge and Action Lab (ENS Lyon –
ECNU Shangaï) - en particulier Jean-Michel Roy, Yu Zhenhua et Emmanuel Renault, Gilles
Dieumegard, Claudio Viale et le Centro de Estudios Dewey (Cordoba, Argentine), et les organisateurs
du 13
th
International Meeting on Pragmatism (Pontificia Universidade Catolica de Sao Paulo, Brésil).
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La période s’étalant de la fin de la guerre de Sécession au début de la Seconde guerre mondiale peut
être dite « classique », si l’on considère qu’elle est marquée par la production de textes canoniques,
qu’elle a pu avoir une influence durable, et qu’elle exprime les tendances générales d’une culture
intellectuelle. Voir l’ouvrage classique de Fisch (1951). En plus des pragmatistes, on inclut
généralement les œuvres de Royce, Santayana, Whitehead, et C.I. Lewis dans cette période classique.
Comme Fisch l’a bien souligné, tous ces auteurs souscrivaient à un pragmatisme très global (rejet du
cartésianisme, naturalisation de la pensée, pensée du processus, valorisation de l’avenir, importance
d’une théorie des signes, conception coopérative du travail scientifique,…).
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Le positivisme logique débarque aux États-Unis dans les années 30 : Feigl arrive en 1931, Carnap en
1935, Hempel en 1937 et devient l’assistant de Carnap à l’Université de Chicago, Reichenbach arrive en
1938 de Berlin. Ce positivisme logique émigré prend réellement son essor institutionnel à la fin des
années 1940. Dewey prend sa retraite de Columbia en 1929, mais reste encore intellectuellement actif
pendant une vingtaine d’années. Le pragmatisme était cependant très loin d’être la philosophie
dominante dans les départements de philosophie aux États-Unis dans les années 1920.