Pragmatisme(s) et sciences cognitives : considérations

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Intellectica, 2013/2, 60, pp 7-47
Pragmatisme(s) et sciences cognitives :
considérations liminaires
Pierre STEINER
INTRODUCTION
La présente livraison d’Intellectica est consacrée aux rapports entre
pragmatismes et sciences cognitives. « Pragmatisme(s) » et « sciences
cognitives » englobent ici des entreprises intellectuelles variées qui peuvent
être actuelles, mais aussi passées et en devenir. D’un côté vers l’autre, ou
mutuellement, ces rapports sont-ils des rapports de fondation, d’orientation,
d’enrichissement, de complémentarité, de critique ou encore d’exclusion ? Les
articles que j’ai eu le plaisir de colliger dans ce volume pourront aider le
lecteur à approcher cette question et à prendre connaissance de quelques voies
de réponse, pas nécessairement convergentes, que l’on peut y apporter.
Les auteurs des textes originaux ici rassemblés peuvent être des praticiens,
dans certains domaines ou dans certaines disciplines, du pragmatisme, ou des
spécialistes de l’histoire du pragmatisme ou de certaines thèses pragmatistes.
Ils sont souvent les deux à la fois. Ce volume constitue aussi bien un
instantané de recherches actuelles qui travaillent ou ont des implications pour
la question des relations entre pragmatisme et sciences cognitives que le
témoignage modeste d’un moment de l’histoire du pragmatisme, où l’identité
de ce dernier est, depuis quelques années maintenant, questionnée et définie à
partir de ses usages effectifs ou possibles en sciences cognitives1. C’est de ce
double point de vue que ce numéro vise à contribuer à la redécouverte
francophone récente du pragmatisme et de quelques-unes de ses conséquences2.
Ce texte introductif procèdera par différentes étapes. Après avoir
brièvement présenté le motif général qui a présidé à la réalisation de ce projet
de publication (I), je tenterai de proposer – à l’adresse du lecteur novice sur ces
questions – une caractérisation générale du pragmatisme (II), qui nécessite de
revenir historiquement aux travaux de Peirce (III) et qui doit également être
précisée au moyen de thèses auxiliaires (IV), sans pour autant passer – faute de
Université de Technologie de Compiègne – Costech. Pierre.Steiner<at>utc.fr.
J’en profite ici pour remercier l’ensemble des lecteurs qui ont pris le temps d’évaluer ces textes, et
souvent de contribuer à leur amélioration, formelle et/ou substantielle.
2
Parmi les publications francophones récentes, on citera notamment Tracés, n°15, 2008,
« Pragmatismes » ; Revue internationale de philosophie, n° 245, 3, 2008, « John Dewey » ; Revue
internationale de philosophie, n° 260, 2, 2012, « William James » ; L’art du comprendre- n° 16, Juin
2007, « W. James, C.S. Peirce, J. Dewey... - Tradition et vocation du pragmatisme » ; Critique, N° 787,
décembre 2012, « Retour à Dewey » ; J.-P. Cometti (2010) ; plusieurs volumes (10, 13, 15) de la
collection Raisons Pratiques (EHESS) ; ainsi que de nombreuses traductions des travaux de Peirce, de
James, de Dewey, de Mead, de Rorty, de Putnam, de Shusterman et de Brandom (voir références dans
la bibliographie). On citera enfin la création récente de l’European Journal of Pragmatism and
American Philosophy (http://www.journalofpragmatism.eu/).
1
© 2013 Association pour la Recherche Cognitive.
8
Pierre STEINER
place, bien entendu – par une présentation des œuvres singulières des
principaux philosophes pragmatistes3. Je rappellerai plutôt quelques grandes
caractéristiques des prises (ou des revirements) de position de certains auteurs
pragmatistes contemporains par rapport à l’entreprise des sciences cognitives
(V), avant de conclure par une présentation des textes qui composent ce
numéro (VI).
I – PRAGMATISMES ET SCIENCES COGNITIVES : QUELQUES QUESTIONS
Dès les années 1960, le programme de recherche computoreprésentationnel (ou cognitiviste) a pu se développer en relation positive
(fondation, orientation, élucidation critique) avec certains des meilleurs travaux
de la philosophie analytique de l’époque, comme ceux de Jerry Fodor et
d’Hilary Putnam (dont nous reparlerons plus loin) et, un peu plus tard, de Ned
Block, de Daniel Dennett, de Fred Dretske, de Gilbert Harman ou de John
Searle. Il aura cependant fallu passer par la critique effectuée en 1951 par
W.V.O. Quine des dits « dogmes de l’empirisme » (et plus spécifiquement de
l’empirisme logique), dont on a d’ailleurs souvent souligné le ton pragmatiste
(cf. infra), pour que la philosophie analytique emprunte peu à peu la voie
naturaliste qui l’amena à contribuer positivement au projet d’une science
naturelle de l’esprit, souvent en confortant ou en explicitant les présupposés de
sa version computo-représentationnelle (représentationnalisme symbolique,
réductionnisme formaliste, internalisme individualiste, physicalisme fonctionnaliste).
Dès les travaux séminaux d’Hubert Dreyfus4 au début des années soixantedix, une critique d’inspiration phénoménologique (et plus spécifiquement
heideggerienne) des présupposés et des limites de l’approche computoreprésentationnelle de la pensée a néanmoins été proposée. La radicalité de
cette critique, le fait qu’on ait pu la réduire à une critique de l’intelligence
artificielle cognitiviste, et le (faux) débat, au milieu des années quatre-vingt
entre les versions sub-symboliques (connexionnistes) et les versions
symboliques de l’approche computo-représentationnelle, peuvent expliquer
l’occultation, pendant toutes ces années, de la voie critique ouverte par
Dreyfus5. Il faudra attendre le début des années quatre-vingt-dix pour assister
au développement spectaculaire de nouvelles approches critiques du
programme cognitiviste, parfois philosophiquement proches de Dreyfus, mais
prenant aussi la forme d’alternatives constructives à ce programme
cognitiviste, à des degrés de radicalité différents : rejet du représentationnalisme symbolique voire rejet du représentationnalisme tout court,
introduction de l’embodiement comme explanans ou comme explanandum,
situation ou extension/distribution de la cognition dans l’environnement,
surenchère ou déflationnisme concernant la supposée irréductibilité
fondamentale de la conscience phénoménale, fondation de la cognition dans le
3
Sur ce point, on consultera avec profit le Companion to Pragmatism édité par John Shook et Joseph
Margolis (2006). Au niveau des thématiques travaillées par le pragmatisme, on pourra également lire le
Continuum Companion to Pragmatism édité par Sami Pihlström (2011).
4
Dreyfus (1972).
5
Voir toutefois l’ouvrage de Flores & Winograd (1986), postérieur à celui de Dreyfus, et situé dans sa
lignée critique et théorique.
Pragmatisme(s) et sciences cognitives
9
vivant mais aussi biologisation de la computation par l’intermédiaire des
neurosciences, culturalisation de la cognition par des voies sémiotiques et
herméneutiques ou « cogniticisation » des sciences de la culture… la liste des
alternatives post-cognitivistes est longue.
À lire certains ouvrages et essais récents6, on pourrait facilement se
convaincre de l’existence, aujourd’hui, d’une opportunité pour les sciences
cognitives d’emprunter une voie, voire un tournant, pragmatiste. Ce constat
peut être justifié en prenant par exemple connaissance des nombreux travaux7
qui insistent sur les proximités frappantes qui semblent exister entre, d’une
part, les approches contemporaines post-cognitivistes et post-connexionnistes,
externalistes (incarnées, distribuées, situées, étendues), dynamiques, et/ou
énactives8 des activités et des processus cognitifs et, d’autre part, les idées de
pragmatistes classiques comme Peirce, James, Dewey et Mead. De manière
relativement plus surprenante, on peut également constater que, pour certains
défenseurs d’une approche classique de la cognition, le « pragmatisme »
désigne désormais la principale menace et alternative théorique existante9. On
notera, enfin, la mise en circulation récente sur le marché des projets et
méthodes en sciences cognitives du concept de « neuropragmatisme »10,
désignant une nouveau type d’approche, naturaliste et située, de la conscience,
ou de conceptions « pragmatistes » de l’intentionnalité, visant à éviter les
impasses du représentationnalisme classique, et liées aux développements
récents des neurosciences de l’action11.
La pertinence et la justesse de ces opérations actuelles de rapprochement et
d’alliance possible entre « le » pragmatisme et les ambitions réformistes, voire
révolutionnaires, de nouvelles approches de la cognition sont à préciser et à
évaluer à partir d’un certain recul, historique, théorique et disciplinaire. Quels
sont précisément les éléments qui permettraient en effet de parler d’un éventuel
tournant pragmatiste actuel en sciences cognitives et de définir les contours des
recherches cognitives qui prendraient place à l’issue de ce tournant ?
Historiquement, philosophiquement et stratégiquement, peut-on limiter l’intérêt du
pragmatisme pour les sciences cognitives contemporaines à sa proximité
apparente avec les références théoriques – parfois incantatoires – d’aujourd’hui
aux dimensions incarnées, situées, énactées, pragmatiques, etc. de la
cognition ? N’y aurait-il pas là un risque de simplification du cadre théorique
6
On citera notamment, sans prétendre à l’exhaustivité : Johnson (2006 ; 2010), Jung (2010), Rockwell
(2005), Schukin (2004).
7
On citera notamment, en plus des références de la note précédente : Gallagher (2008), Skagestad
(2004), Tiercelin (1993b, chap. 4 ; 1995), Menary (2011), Steiner (2013a).
8
On peut parler d’approche énactive de la cognition, mais aussi d’énactivisme pour désigner des
théories spécifiques de la perception (Alva Noë), ou des théories générales de la cognition (comme
celle de Dan Hutto & Erik Myin). Enfin, dans un sens plus fort et ambitieux, on peut aussi parler de
paradigme énactif en sciences cognitives (Stewart, Gapenne & Di Paolo, 2010), centralement basé sur
les travaux antérieurs de Francisco Varela et d’Humberto Maturana.
9
Fodor (2008).
10
Solymosi (2011).
11
Roy (2010), Gallagher & Miyahara (2012), Miyahara (2011). Signalons aussi les rapprochements
récents entre la théorie de l’acte de Mead et les travaux autour des « neurones-miroirs » (Rizzolatti &
Sinigaglia, 2008).
10
Pierre STEINER
général qui pourrait éventuellement être dégagé des travaux des pragmatistes
classiques sur l’esprit (naturalisme culturaliste et émergentiste, conception nonmentaliste et sociale de l’esprit, critique du représentationnalisme, empirisme
radical, pensée-signe peircienne…), en se privant ainsi de certaines de ses
ressources les plus originales et peut-être les plus exigeantes pour penser la
cognition et les conditions de son étude ? Mais comment définir ces ressources
d’une manière rendant possible leur mise en œuvre effective dans le cadre des
recherches cognitives actuelles ?
Il ne faut pas non plus sous-estimer combien les pragmatistes classiques ont
participé aux développements des sciences de l’esprit qui leur étaient
contemporaines. À la différence de la phénoménologie et de la philosophie
analytique naissantes, les pragmatismes de Peirce, James, Dewey et Mead ont
d’emblée prêté attention et même très souvent centralement contribué aux
avancées de la psychologie de leur temps (bien avant l’avènement du
programme de recherche des sciences cognitives), en associant systématiquement ces contributions à leurs propres philo-sophies de l’expérience et
de la connaissance. Le geste baptismal de l’attitude et de la méthode
pragmatiste, que l’on doit à Peirce, emprunte beaucoup, on le verra, à une
psychologie naturaliste et fonctionnaliste de la croyance, et à l’attitude
expérimentale pratiquée dans les laboratoires de sciences naturelles. Très tôt
intéressé par les expérimentations menées par Wundt à Leipzig, James a fondé
l’un des premiers laboratoires de psychologie expérimentale au monde en
1875. On lui doit aussi les monumentaux Principles of Psychology, parus en
1890, ouvrage unique pour bien des raisons dans l’histoire de la psychologie et
de la philosophie12. Dewey a proposé en 1896 l’une des premières formes de
psychologie fonctionnaliste, et a dès le départ13 et pendant longtemps élaboré sa
philosophie de la connaissance et de l’expérience en relation directe avec des
entreprises pédagogiques bien concrètes, aux États-Unis et à l’étranger. La
philosophie sociale de Mead, composante fondamentale du développement de
l’École de Chicago au début du XXe siècle, a également donné lieu à un
héritage important en sciences sociales (interactionnisme symbolique) et en
psychologie sociale (école de l’Iowa). Les premières formes de phénoménologie (chez Husserl) et de philosophie analytique (chez Frege) se sont
constituées à partir d’un arrière-plan anti-psychologiste très clair. Le
pragmatisme exemplifie lui la possibilité d’une philosophie positivement
inspirée par et articulée avec des théories psychologiques qui lui sont
contemporaines, sans néanmoins verser dans le psychologisme naïf, dans le
scientisme ou dans le réductionnisme.
En allant trop rapidement du pragmatisme vers les sciences cognitives, ne
présuppose-t-on pas l’existence d’un pragmatisme ? Des sciences cognitives
vers le(s) pragmatisme(s), ne pourrait-on pas simultanément envisager une
redéfinition ou un affinement de la pluralité des projets et des théories
pragmatistes à la lumière de leurs rencontres avec les dimensions théoriques,
expérimentales, pratiques et techniques des sciences cognitives (dans la
diversité de leurs disciplines et de leurs courants), et obtenir par-là
12
13
Voir Girel (2008).
Voir Mayhew & Edwards (1936).
Pragmatisme(s) et sciences cognitives
11
éventuellement plus de clarté sur les différences qui existent entre des
approches pragmatiques (Engel, 2010, 2013) et des approches pragmatistes de
la cognition ? Ces questions concernent le pragmatisme dit classique, mais
aussi les pragmatismes contemporains d’auteurs comme R. Rorty, H. Putnam,
ou R. Brandom qui ont, chacun à leur manière, proposé des réflexions et des
critiques originales sur le naturalisme, le fonctionnalisme computationnel, le
langage, la perception, ou les relations corps/esprit, et dont les effets
gagneraient à être mis en relation avec les recherches et théories cognitives
contemporaines.
Le fait que les sciences sociales aient pu récemment, dans une certaine
mesure elles aussi, connaître l’opportunité d’emprunter une voie ou un tournant
pragmatiste peut également servir de repère pour aborder ces questions, mais
aussi éventuellement de contrainte lorsqu’il s’agit de repenser les rapports
entre les sciences cognitives et ces mêmes sciences sociales.
II – UNITÉ ET PLURALITÉ DU PRAGMATISME14
Qu’est-ce que le pragmatisme ? Le pragmatisme est avant tout une tradition
de pensée, dont le développement et les premiers méandres sont inséparables
de l’histoire des États-Unis (Menand, 2001 ; Cometti, 2010), et des
développements de la philosophie américaine (Deledalle, 1993 ; Cometti &
Tiercelin, 2003), qu’elle soit dite classique15 ou peu à peu transformée à la suite
de l’arrivée des premiers empiristes logiques dès 193116. En tant que tradition
de pensée, le pragmatisme est d’abord composé de personnalités et de
générations, moins rassemblées par une éventuelle adhésion commune à un
corps d’idées que par des contacts, des lieux de rencontre, des relations de
14
Certaines des idées ou des propositions que j’avance ici doivent beaucoup à celles et ceux auprès de
qui j’ai pu récemment les présenter ou les débattre sous différentes formes, en particulier lors de
séminaires, de colloques, ou de journées d’étude. Je remercie particulièrement Jean-Pierre Cometti,
Claudine Tiercelin et l’équipe de la Chaire de métaphysique et de philosophie de la connaissance du
Collège de France (en particulier Jean-Marie Chevalier et Benoit Gaultier), Roberto Frega et Albert
Ogien, Mathias Girel, Stéphane Madelrieux, l’équipe du Knowledge and Action Lab (ENS Lyon –
ECNU Shangaï) - en particulier Jean-Michel Roy, Yu Zhenhua et Emmanuel Renault, Gilles
Dieumegard, Claudio Viale et le Centro de Estudios Dewey (Cordoba, Argentine), et les organisateurs
du 13th International Meeting on Pragmatism (Pontificia Universidade Catolica de Sao Paulo, Brésil).
15
La période s’étalant de la fin de la guerre de Sécession au début de la Seconde guerre mondiale peut
être dite « classique », si l’on considère qu’elle est marquée par la production de textes canoniques,
qu’elle a pu avoir une influence durable, et qu’elle exprime les tendances générales d’une culture
intellectuelle. Voir l’ouvrage classique de Fisch (1951). En plus des pragmatistes, on inclut
généralement les œuvres de Royce, Santayana, Whitehead, et C.I. Lewis dans cette période classique.
Comme Fisch l’a bien souligné, tous ces auteurs souscrivaient à un pragmatisme très global (rejet du
cartésianisme, naturalisation de la pensée, pensée du processus, valorisation de l’avenir, importance
d’une théorie des signes, conception coopérative du travail scientifique,…).
16
Le positivisme logique débarque aux États-Unis dans les années 30 : Feigl arrive en 1931, Carnap en
1935, Hempel en 1937 et devient l’assistant de Carnap à l’Université de Chicago, Reichenbach arrive en
1938 de Berlin. Ce positivisme logique émigré prend réellement son essor institutionnel à la fin des
années 1940. Dewey prend sa retraite de Columbia en 1929, mais reste encore intellectuellement actif
pendant une vingtaine d’années. Le pragmatisme était cependant très loin d’être la philosophie
dominante dans les départements de philosophie aux États-Unis dans les années 1920.
12
Pierre STEINER
filiation intellectuelle (avec les nécessaires trahisons que cela comporte), des
controverses et des intérêts communs, que nous présenterons plus loin.
Estimer qu’il y a ou qu’il devrait y avoir une essence du pragmatisme, ou
qu’une définition du pragmatisme doit prendre la forme d’une spécification de
conditions nécessaires et suffisantes relèverait presque d’un contre-sens sur ce
qu’est et sur ce qu’a été le pragmatisme. Dans un article de 1908, Arthur
Lovejoy distinguait déjà treize variétés de pragmatisme. Cette information
n’est probablement pas anecdotique : elle illustre bien l’hétérogénéité
fondamentale, ou du moins fondatrice, de la tradition pragmatiste.
Les pragmatistes et les historiens du pragmatisme aiment élaborer et
raffiner des distinctions entre plusieurs pragmatismes. Au rang des
pragmatistes classiques, on peut compter Charles Sanders Peirce (1839-1914),
William James (1842-1910), Ferdinand Schiller (1864-1937), James Hayden
Tufts (1862-1942), John Dewey (1859-1952), George Herbert Mead (18631931), et Jane Addams (1860-1935). Mais Peirce distinguait déjà en 1905 son
pragmatisme – qu’il finit par appeler pragmaticisme, un terme « suffisamment
laid », écrivait-il, « pour échapper aux kidnappeurs » –, avant toute méthode
logico-linguistique de clarification du sens d’un énoncé, du pragmatisme dont
se réclamaient James, Schiller et Dewey, plus proche à ses yeux d’une
Weltanschauung pluraliste et humaniste, davantage intéressée par des questions
vitales en morale ou en philosophie de la religion par exemple que par le
développement d’une philosophie réaliste et scientifique.
Au rang des pragmatistes contemporains, on inclut généralement Richard
Rorty (1931-2007), Hilary Putnam (né en 1926), Joseph Margolis (1924),
Richard Bernstein (1932), Robert Brandom (1950), et Richard Shusterman
(1949) – sans compter évidemment celles et ceux qui en plus de défendre des
positions pragmatistes, contribuent à un travail de scholarship17 sur les
pragmatistes classiques : Christopher Hookway, Cheryl Misak, Vincent
Colapietro, Nathan Houser, Larry Hickman, Charlene Seigfried, John Shook…
et dans l’Europe non-anglophone (en plus des auteurs figurant dans ce numéro)
Jaime Nubiola, Claudine Tiercelin, Hans Joas, Sami Pihlström, BjØrn
Ramberg… (on notera aussi le développement de centres d’étude du pragmatisme au Brésil, en Argentine, en Chine…)… Mais, ici aussi, des distinctions
axiologiques sont souvent proposées et défendues par la plupart des intéressés
pour définir le pragmatisme contemporain : Susan Haack et Mark Migotti
distinguent par exemple un pragmatiste réformiste (dont ils se réclament) d’un
pragmatisme « révolutionnaire » (Migotti) ou « vulgaire » (Haack, 1995). Ces
deux formes de pragmatiste partageraient un anti-fondationnalisme et un
faillibilisme, et la thèse de la centralité de l’action (que nous présenterons plus
loin) pour penser la connaissance, mais divergeraient fondamentalement sur le
statut qu’il convient d’accorder à des questions philosophiques classiques
portant sur la vérité, l’objectivité ou la valeur de la connaissance : le
pragmatisme réformiste serait attaché à ces questions, auxquelles il propose de
répondre à partir d’un pragmatisme en dialogue critique avec la philosophie
analytique contemporaine (en partageant donc également avec elle certaines
valeurs spécifiques concernant le statut de la philosophie et la nature de son
17
C’est-à-dire d’édition, de lecture, de traduction, de commentaire historique et critique…
Pragmatisme(s) et sciences cognitives
13
argumentation) ; le pragmatisme révolutionnaire (auquel on associe
systématiquement et souvent confusément Rorty) estimerait qu’il convient de
se débarrasser de ces questions. Cheryl Misak (2007, 2013) parle elle de
« nouveaux pragmatistes » pour désigner celles et ceux qui, effectivement,
visent à importer et à défendre des positions pragmatistes au sein de la
communauté analytique en restant attachés à ces questions philosophiques
classiques ; ces « nouveaux pragmatistes » sont distingués de « néopragmatistes » comme Rorty. Bien souvent, ce « nouveau pragmatisme » serait
prêt à souscrire à une célèbre remarque formulée par Ralph Barton Perry en
1937 : le pragmatisme tel qu’il s’est déployé dans l’histoire résulterait
largement de la mécompréhension de Peirce par James – il serait donc temps
de reprendre et de prolonger ce pragmatisme à partir de là où il a commencé (et
s’est arrêté) : chez Peirce.
Le « pragmatisme analytique » développé par Robert Brandom (2008)
estime lui que le pragmatisme peut utilement compléter et complexifier le
projet de base de la tradition analytique (une étude des relations logiques,
sémantiques et pragmatiques qui peuvent exister entre ce que Brandom appelle
des « vocabulaires »). Mais l’expression « pragmatisme analytique » peut aussi
être un oxymore monstrueux pour un philosophe analytique comme Jerry
Fodor (qui voit le pragmatisme comme la « catastrophe déterminante qu’a pu
connaître la philosophie analytique du XXe siècle » (2003, pp. 73-74))… mais
aussi pour des pragmatistes contemporains comme Putnam, Rorty et Margolis !
Ce que l’on appelle parfois « pragmatisme post-analytique » (qui serait une
forme de pragmatisme « révolutionnaire », pour reprendre la terminologie de
Migotti) relèverait d’un pragmatisme qui estime que la tradition (les
problèmes, les méthodes, les thèses) analytique est dépassée (ou à dépasser), et
que les problèmes philosophiques concernant la connaissance, la vérité,
l’expérience ou les valeurs peuvent et doivent être abordés (et éventuellement
déconstruits) à partir d’un pragmatisme nouveau ne faisant en fait que renouer
avec les dimensions pluralistes, critiques et humanistes du pragmatisme
classique18. Ce pragmatisme « post-analytique », ou encore « néopragmatisme », est aussi parfois appelé « pragmatisme continental », lorsque
l’on estime qu’il est ou doit être assez proche, topiquement et stylistiquement,
de la théorie critique, de la déconstruction, de l’existentialisme, de
l’herméneutique ou de la phénoménologie (en particulier heideggerienne et
merleau-pontyenne)19.
L’histoire et l’identité du pragmatisme, c’est donc notamment l’histoire de
ces tensions et de ces différenciations, contestables et toujours contestées, entre
plusieurs pragmatismes (Mounce, 1997 ; Misak, 2013) : pragmatisme et
pragmaticisme, pragmatisme réformiste et pragmatisme révolutionnaire,
18
Hildebrand (2003) utilise par exemple l’expression « philosophie post-analytique » pour qualifier les
travaux de Putnam et Rorty : les deux seraient des philosophes “post-analytiques”, mais leurs
pragmatismes diffèreraient au niveau de ce qu’il devrait y avoir après ce moment post-analytique de la
philosophie.
19
Voir par exemple Kestenbaum (1977) et Okrent (1988) pour les relations possibles entre pragmatisme
et phénoménologie. Voir plus largement Egginton & Sandbothe (2004) pour les rapports entre
pragmatisme et philosophie dite « continentale ». On pourra aussi consulter « Hegel pragmatiste »,
numéro spécial de Philosophie, 99, automne 2008.
14
Pierre STEINER
nouveau pragmatisme et pragmatisme continental, pragmatisme analytique et
pragmatisme post-analytique… Ces tensions et ces tendances à la différenciation concernent deux générations de pragmatistes (les classiques et les
contemporains), mais il serait naïf de penser qu’entre la mort de Dewey (1952)
et les premiers travaux néo-pragmatistes de Rorty (en 1976), le pragmatisme a
pu disparaître. Des figures intellectuelles comme Richard Bernstein, Isaac
Levi, Sidney Morgenbesser, Nicholas Rescher ou Morton White ont toutes pu
contribuer, par leurs enseignements et par leurs recherches, au maintien et à la
continuité de la tradition pragmatiste, à tout le moins aux États-Unis. De
manière plus controversée, il est possible de dégager, dans les œuvres de
Quine, de Davidson, de Sellars, de Goodman et de Wittgenstein, des tendances
ou des sympathies pragmatistes qui auraient d’ailleurs joué un rôle dans leurs
critiques respectives de certains principes de l’empirisme et de l’atomisme
logiques (cf. infra)20.
Génératrice d’ambiguïtés (de l’extérieur) et de dissensus (à l’intérieur),
l’ouverture, de fait comme de droit, du pragmatisme vers d’autres traditions
n’est cependant pas le signe d’un œcuménisme facile. Le pragmatisme est aussi
une manière singulière de pratiquer la philosophie, et notamment, nous le
verrons, de définir le sens et d’évaluer l’importance d’une question
philosophique. Si, nous l’avons dit, il n’existe probablement pas de conditions
nécessaires et suffisantes définissant ce qu’est le pragmatisme (ou ce qu’est
être pragmatiste), on peut toutefois dégager quelques invariants généraux.
On définit parfois le pragmatisme comme étant une philosophie de l’action
ou de la pratique. S’il s’agit par-là de soutenir que l’action ou la pratique sont
des objets d’étude privilégiés pour le philosophe pragmatiste, cette définition
est inappropriée : aucun pragmatiste ne soutient par exemple que la question de
la définition des conditions nécessaires et suffisantes de l’action doit être la
question fondamentale de la philosophie. On pourrait alors soutenir que
l’action et la pratique sont plutôt des principes ou des exigences pour le
philosophe pragmatiste. Mais c’est là une caractérisation très imprécise et
possiblement fourvoyante. Le pragmatisme n’est pas, par exemple, une
philosophie pratique21, pour laquelle le but et la valeur cognitive de la
philosophie relèveraient fondamentalement de sa contribution aux domaines de
la praxis (politique, morale) ou de la poeisis.
Même si le pragmatisme n’est pas une philosophie de l’action ou de la
pratique dans ces deux sens, il serait hâtif de désolidariser complètement
l’attitude pragmatiste d’une référence à l’action ou à la pratique (James, 1907,
chap. II). À la suite notamment d’une proposition d’Hilary Putnam (1994,
p. 152), mais en l’interprétant dans un sens différent, on pourrait affirmer que
la thèse suivante est une thèse pragmatiste centrale, au sens où il serait
20
Il faut également mentionner le pragmatisme de l’anglais Frank Ramsey (1903-1930), véritable
météore philosophique. Voir Dokic & Engel (2001).
21
Que l’on entende par « philosophie pratique » une philosophie qui a pour but de délivrer des
propositions pratiques dans le domaine, par exemple, de la politique, de l’économie, ou encore du
travail ou (comme chez Kant) une philosophie qui traite centralement de l’exercice de la liberté
humaine. Voir Kant (1790, première introduction et introduction) pour ces distinctions classiques.
Pragmatisme(s) et sciences cognitives
15
nécessaire, mais pas suffisant, d’y souscrire pour défendre une forme de
pragmatisme :
L’action, et plus généralement un ensemble de phénomènes qui y sont
apparentés comme la pratique, l’acte, la conduite, les usages, l’habitude,
et le savoir-faire font figure de référents centraux lorsqu’il s’agit de
définir (a) la valeur cognitive (et plus généralement le sens) des concepts,
des propositions, des idées, des valeurs, des modèles ou des thèses
produits ou développés dans de larges domaines d’exercice de la
rationalité (langage, raisonnement, arts, philosophie, sciences, politique,
morale,…), et (b) la nature de phénomènes cognitifs comme la
perception, la croyance, le doute, l’expérience, la connaissance,
l’apprentissage, la conscience, l’imagination, le raisonnement ou la
mémoire.
On pourrait appeler cette thèse « thèse de la centralité de l’action ». On
aurait pu également l’appeler « thèse de la primauté de l’action », mais cette
dernière dénomination peut parfois être comprise comme signifiant qu’il
convient de partir de l’action pour expliquer ou définir les phénomènes
considérés (l’action devenant une priorité), ce qui a des conséquences
méthodologiques peut-être trop strictes, et présente le danger de faire de
l’action quelque chose de donné ou d’inexpliqué (le privilège de l’action
devenant alors un privilège fondationnel).
Pour la composante (a) de la thèse de centralité de l’action, l’action et ses
variantes font figure de definientia (il peut s’agir des conséquences de X pour
ou dans l’action, mais pas nécessairement : X peut aussi être défini à partir de
son rôle dans l’action, ou des conditions de son usage). Dans la composante de
(b), il s’agit de definientia et d’explanantia22 (ne portant plus sur des produits,
mais sur des phénomènes, activités et processus à partir desquels ces produits
émergent). Cette dernière composante intéressera particulièrement la
communauté cognitive. Joas et Kilpinen défendaient récemment une variante
de (b) en soutenant que, pour les pragmatistes,
« la perception, la cognition, les émotions, etc., prennent place
en tant que phases dans l’action, plutôt que comme quelque
chose situé hors de l’action ou la précédant » (Joas & Kilpinen,
2006, p. 324 ; souligné par les auteurs)23.
Cette thèse de la centralité de l’action reste cependant peu informative tant
que l’on ne précise pas la nature de l’action dont il est question. D’autres
22
Brandom (2002) propose par exemple une distinction entre plusieurs pragmatismes, principalement
basée sur un ensemble de déclinaisons de ce que j’appelle ici « thèse de la centralité de l’action ». Le
pragmatisme sémantique considère que la signification doit être expliquée par l’usage ; le pragmatisme
fondamental estime que le savoir-faire a une priorité explicative sur le savoir propositionnel ; le
pragmatisme sur les normes, soutient que l’autorité cognitive d’un énoncé ou d’une théorie est instituée
par des pratiques sociales ; le pragmatisme normatif est l’idée selon laquelle les normes qui ont la forme
de règles (explicites) ne sont intelligibles et efficaces qu’à partir d’un arrière-plan de normes implicites ;
le pragmatisme linguistique soutient qu’il ne peut y avoir de pensées sans pratiques linguistiques
antécédentes (le jugement est une intériorisation de l’assertion).
23
Voir aussi par exemple Mathias Jung : « perception and cognition are phases of the feedback loops
constituted by the activities of the organism in its environment » (2010, p. 154).
16
Pierre STEINER
philosophes et courants philosophiques ne défendent-ils pas d’ailleurs des
variantes de (a) ou de (b), sans être des pragmatistes ou des héritiers du
pragmatisme ? (on peut par exemple penser à Maine de Biran, à Blondel, à
Merleau-Ponty ou à Bergson). Mais justement : cette thèse de la centralité de
l’action se compose nécessairement de deux sous-thèses ((a) et (b)) ; l’adhésion
à l’une de ces sous-thèses n’est donc pas suffisante pour impliquer une
adhésion à la thèse générale. Cette précision n’est pas arbitraire : comme nous
le verrons plus loin, le pragmatisme est né, sous la plume de Peirce, de
l’articulation de (a) avec (b). Et cette thèse, rappelons-le, n’est pas suffisante
pour définir le pragmatisme.
Pour aller plus loin, et répondre à l’objection légitime portant sur
l’imprécision du concept d’action mentionné dans la thèse : on doit peut-être
au pragmatisme tant la mise au premier plan de l’action qu’un déploiement de
sa complexité, non pas sous la forme d’une analyse philosophique de l’action,
mais à partir d’une prise en compte conséquente de son inscription
environnementale, sociale et expérientielle, qui permet alors de mieux
comprendre notamment en quoi la cognition pourrait être un type d’action.
Pour le dire autrement : si Peirce, James, Dewey ou Mead ont insisté sur les
relations constitutives qui existent entre la pensée et l’action, ils l’ont fait dans
un contexte théorique non-dualiste (cf. infra) considérant l’action à partir de
l’histoire continue des interactions entre un organisme et son environnement, à
partir de la conduite socialement et culturellement située et techniquement
instrumentée, ou encore à partir de l’expérience comme processus. L’« action »
pragmatiste, à partir de laquelle, voire au sein de laquelle doivent être pensées
et définies l’intelligence, la conscience, la communication ou la connaissance,
est une action nécessairement plurielle. Les pragmata, étymologiquement, ce
ne sont d’ailleurs pas les actions posées par un sujet ou les choses
« objectives » (et encore moins les phainomena) : ce sont les choses dont nous
parlons ou dont nous traitons, c’est-à-dire les comportements, les affaires
(politiques, juridiques,…), et les choses en train de se faire dans ces affaires et,
plus largement, dans ces activités. La concrétude des πράγµατα est une
concrétude humaine – légale, technique, socio-politique, historique, discursive,
en transformation permanente. Cela peut finalement amener à privilégier, dans
une finalité descriptive et explicative, les termes de conduite, de transaction,
d’habitude, ou d’acte sur celui d’action, ces concepts emportant avec eux une
référence plus marquée à la situation, au processus, à l’histoire, et à la
socialité24.
La thèse de la centralité de l’action doit notamment éviter deux écueils
symétriques qui correspondent – de manière très simplifiée, convenons-en – à
deux grandes traditions de conceptualisation de l’action : premièrement, une
tradition regroupant les conceptions mentalistes et intellectualistes, définissant
l’action et sa rationalité éventuelle comme l’effet, comme l’exécution ou
comme le résultat d’une cause mentale, comme par exemple une intention, un
raisonnement (y compris le syllogisme pratique), un motif ou un plan d’action.
Ces événements ou processus sont indépendants dans leur déroulement ou dans
24
Voir par exemple Brassac (2007) pour le concept meadien d’acte, ou Steiner (2010) pour le concept
deweyien de transaction et ses différences par rapport à celui d’interaction.
Pragmatisme(s) et sciences cognitives
17
leur logique de l’effectuation incarnée et située de l’action. Ils contrôlent de
manière autonome cette effectuation. Cette effectuation vise à réaliser ou à
atteindre un but ou une fin fixés avant l’action. C’est en se référant à cette
tradition que Fodor (2008) estime que la sous-thèse (b) de la thèse de la
centralité de l’action est fausse : pour le mentalisme représentationnaliste de
Fodor, l’action est constitutivement un effet de la pensée, de l’intention et
ultimement de la représentation ; elle ne peut donc les définir.
La deuxième tradition épouse les contours d’une conception purement
motrice de l’action, l’assimilant à une décharge musculaire, mécaniquement
coordonnée avec un flux de sensations. Pour éviter le réductionnisme de cette
deuxième tradition, il ne s’agit pas d’ajouter quelque chose (la conscience, un
caractère vivant ou vécu, une finalité, une liberté souveraine…) au
mouvement : on risquerait finalement de rejoindre l’autre écueil, l’écueil
mentaliste. C’est plutôt en contextualisant – spatialement, temporellement,
culturellement, techniquement, normativement – l’action que le pragmatisme
évite un réductionnisme physiologique ou comportementaliste et un
mentalisme dévastateur. L’action, ici, n’est pas un événement ponctuel
individuel. Parler d’action, c’est parler de pratiques (un tissu de pratiques
partagées, culturellement et historiquement sédimentées, entrecroisement de
faits comportementaux, de valeurs, de normes, de motifs et d’artefacts,…), de
dispositions (l’action ne s’épuise pas dans une effectivité hic et nunc ; elle
actualise et s’accompagne de virtualités), de règles (qui définissent le sens, la
généralité et l’intelligibilité de l’action pour autrui)25, de conduite (l’action est
située, temporellement et spatialement ; elle s’inscrit dans une histoire incarnée
dans des habitudes et dans des régularités), d’interactions (l’action est (co-)
ajustement continu avec l’environnement) et de savoir-faire (l’action est
porteuse d’un ordre, d’une réflexivité et d’une intelligence, qui ne relèvent
pourtant pas d’une connaissance intellectuelle ou propositionnelle).
La thèse de la centralité de l’action ne consiste donc pas à retourner le
rapport hiérarchique classique entre théorie et pratique, ou entre pensée et
action : ce retournement conserverait ou laisserait intactes les conceptualisations traditionnelles de ces phénomènes. La thèse de la centralité de
l’action se déploie à partir d’une redéfinition de l’intellect, de la théorie ou de
la pensée et de l’action. Si la connaissance est une action, ou si la théorie est
une pratique, il ne s’agit donc pas de l’action ou de la pratique telles qu’elles
pouvaient être définies dans les hiérarchies classiques (intellectualistes,
rationalistes, empiristes…) : non pas parce que maintenant la hiérarchie serait
inversée (ce qui serait trivial… et faux (le pragmatisme n’inverse pas la
hiérarchie)), mais parce que le pragmatisme va de pair avec une
reconceptualisation de l’action et de la pratique. La critique pragmatiste de
l’intellectualisme n’aboutit donc pas à un anti-intellectualisme, à un
utilitarisme mercantile, ou à une absolutisation du succès, de la concrétude, ou
de ce qui marche : ce ne serait là qu’inverser le couple d’oppositions dans une
perspective toujours réductionniste. Une manière pragmatiste de procéder
25
La logique peircienne des relations, qui distingue soigneusement le triadique du dyadique, est ici
fondamentale. Voir par exemple Tiercelin (1998) pour les effets de cette logique lorsque l’on
s’interroge sur les conditions d’une naturalisation de l’intentionnalité.
18
Pierre STEINER
consiste plutôt (et par exemple) à faire de la pensée et de l’action
classiquement conçues (par l’intellectualisme ou le réductionnisme) des types
spécifiques d’action ou de pensée, ou des phases d’une activité ou d’une action
première, qui n’est donc pas réductible à la motricité ou dérivée de la pensée,
qu’elle abrite plutôt en tant que phases. Dans « The reflex arc concept in
psychology » (1896), Dewey propose ainsi de considérer que l’unité première
du comportement est l’interaction de l’organisme avec l’environnement.
Stimulus et réponse ne sont que des phases abstraites de cette unité première, et
non pas des éléments auto-subsistants qui seraient ensuite mis en relation26. Les
concepts d’ « habitude » et de « conduite » sont aussi des concepts qui ont été
significativement réinvestis par tous les pragmatistes classiques : une fois que
nous les comprenons sans nous baser sur des dualités comme la dualité (pour
l’habitude) entre répétition et nouveauté, ou la dualité (pour la conduite) entre
individu et collectif, nous pouvons les exploiter pour faire tenir ensemble – en
tant que phases ou aspects fonctionnellement distincts de l’habitude ou de la
conduite – la pratique et l’intelligence, ou l’esprit et le corps27.
III – AUX SOURCES DU PRAGMATISME : PEIRCE
Pour bien comprendre la nécessité et l’originalité de cette centralité et de
cet élargissement de l’action au profit de la conduite, de la pratique ou de
l’habitude, il convient de revenir à Peirce. Si James fut le premier à parler de
pragmatisme dans un texte publié en 1898, il revient à Peirce d’avoir proposé,
plus de vingt ans auparavant (1877), une maxime dite pragmatique, que l’on
s’accorde généralement à voir – comme le fit d’ailleurs Peirce peu de temps
après – comme signant l’acte de naissance du mouvement pragmatiste. Cette
maxime fut formulée par Peirce dans la Revue philosophique, en 1877 (5.388410) 28 :
« considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons
pouvoir être produits par l'objet de notre conception. La
conception de tous ces effets est la conception complète de
l'objet. » (5.402 ; voir aussi Peirce, 5.440, 5.18 et 5.9).
Ce passage est extrait de l’article nommé « Comment rendre nos idées
claires », et précise donc la manière dont nous devons considérer les produits
de notre esprit, afin d’éviter de possibles égarements et illusions qui seraient
26
Il faut ici citer Dewey, qui écrivait plus de 90 ans avant les « nouvelles » théories sensori-motrices de
la perception : “upon analysis, we find that we begin not with a sensory stimulus, but with a sensorimotor co-ordination, the optical-ocular, and that in a certain sense it is the movement which is primary,
and the sensation which is secondary, the movement of body, head and eye muscles determining the
quality of what is experienced. In other words, the real beginning is with the act of seeing; it is looking,
and not a sensation of light. The sensory quale gives the value of the act, just as the movement furnishes
its mechanism and control, but both sensation and movement lie inside, not outside the act”. (EW 5,
p.97). Nous citerons ici les œuvres complètes de Dewey selon les conventions usuelles : EW pour les
Early Works, MW pour les Middle Works, LW pour les Later Works, suivis du numéro du volume et de
la pagination (voir bibliographie).
27
Sur ce dernier point, à partir des ressources de Dewey, voir Steiner (2008a) et Garreta (2012).
28
Dans les références à Peirce, lorsque la référence est de format X.XXX, le premier chiffre précédant
le point se réfère au numéro du volume des Collected Papers, les chiffres qui suivent au numéro du
paragraphe.
Pragmatisme(s) et sciences cognitives
19
engendrés par certains concepts et tournures linguistiques, dont la seule
existence peut nous laisser penser que, par leur usage, nous faisons
nécessairement et clairement référence à des entités, propriétés ou processus
distincts et déterminés. Cette définition était déjà annoncée en octobre 1871 par
Peirce, dans une recension des œuvres de Berkeley (Peirce, 8.33), dont il
critiquait (tout comme il le fera pour Hume, Comte, et Mill) le principe de
réduction, d'obédience nominaliste, du sens d'un énoncé aux seuls phénomènes
observables qu’il implique. Même si cette définition de Peirce établit elle aussi
une technique de clarification logique de nos concepts et croyances, il est en
effet crucial de remarquer qu’il s'agissait moins pour Peirce de naïvement
réduire les produits de la pensée à la factualité de l'action, de la pratique ou
aux sense data de l'expérience que de développer et d'associer (Peirce parle de
considérer (et, ailleurs, de concevoir), et non pas d’observer ou de décrire !)
ces concepts aux possibilités qui seraient produites par leur objet, dans
certaines circonstances et, surtout – et indissociablement – aux conséquences
de leur usage dans la conduite.
Par « conception » (première occurrence du terme dans la maxime), Peirce
entend la portée rationnelle d’un mot ou d’une expression. « L’objet de notre
conception » est donc un mot ou une expression. Suivant la maxime, cette
portée rationnelle se définit à partir des effets pratiques concevables de l’usage
(affirmation, négation,…) de ce mot ou de cette expression, notamment – dans
le cas des concepts scientifiques – lorsque nous catégorisons ou qualifions un
état de choses ou une entité par ce mot ou par cette expression. Même si ces
effets pratiques, ultimement, sont ceux qui concernent nos attentes et nos
attitudes par rapport à l’objet ainsi qualifié et à son comportement (5.406), ils
se définissent d’abord via les effets observables que peuvent manifester ces
objets et phénomènes dans des circonstances conditionnelles. Le sens du
concept ou d’une expression est ainsi une autre expression, qui décrit les
phénomènes expérimentaux que l’expression ou l’usage du concept prédisent
virtuellement. Mieux encore : le sens d’un concept ou d’une expression est un
ensemble d’énoncés conditionnels dont, à chaque fois, l’antécédent mentionne
les opérations à effectuer, et le conséquent décrit ce que seront les résultats
observables si les conditions sont effectives et si l’expression est vraie ou
l’application du concept correcte. Pour prendre l’exemple de Peirce : lorsque
nous disons ou pensons qu’un diamant est dur, le prédicat « dur » signifie un
ensemble, indéterminé, d’effets comportementaux que le diamant pourra
manifester dans certaines circonstances possibles (par exemple : résister à un
coup de couteau), non nécessairement effectives ou réalisées, dans le passé, le
présent et l’avenir. Ces effets possibles sont les objets de nos attitudes d’attente
et de nos croyances envers l’objet. Peirce dira plus tard (1905), plus
simplement, que la conception d’un mot ou d’une expression réside
exclusivement dans ses effets concevables sur la conduite humaine, tout en
soutenant que rien qui ne se prête à une expérimentation ne peut se voir
attribuer de tels effets, si bien que définir les effets expérimentaux concevables
qui suivent de l’affirmation ou de la négation d’un concept suffit à définir le
concept (5.412). Et il y a plus : pour Peirce, le sens d’une idée, d’une pensée ou
d’une croyance se définit également en concevant ses effets sur notre conduite,
et plus précisément les habitudes que cette idée, pensée ou croyance peut
produire (une habitude est une relation circonstanciée entre une croyance/idée
20
Pierre STEINER
et un ensemble d’actions). Ce sens ne réside donc pas dans une intuition, une
représentation, une expérience ou une image quelconque, aussi vivante ou
vécue soit-elle. Le travail philosophique passe donc par la clarification de
problèmes, qui peuvent d’ailleurs devenir, après examen, de faux problèmes :
si deux positions philosophiques vues comme distinctes, voire antagonistes,
donnent lieu aux mêmes conséquences pratiques, il n’est pas sûr qu’il soit
opportun de continuer à les considérer comme des positions différentes (« toute
différence doit faire une différence », pour reprendre une expression de James
(1907, chap. II)).
Peirce renvoie à Kant pour situer l’origine du terme « pragmatisme »,
contrasté par Kant avec « pratique ». De son propre aveu, Peirce n’aurait
jamais pu appeler le pragmatisme « practicisme » ou « practicalisme » (5.412) :
le pratique, chez Kant, renvoie à un domaine de l’agir dont les buts sont
déterminés a priori, et à un domaine de légalité dont les principes sont eux
aussi fixés a priori par la raison, et sont adoptés quels que soient les intérêts en
jeu. Le domaine du pragmatique est lui un domaine expérimental qui renvoie à
des règles de conduite et à des croyances qui dépendent des intérêts humains
considérés, et dont l’adoption est elle aussi dépendante des contingences de
l’expérience29. Les intérêts humains renvoient ici notamment au domaine grec
des pragmata (cf. supra).
Dans le domaine pragmatique, à l’inverse du domaine pratique, les fins et
les principes de l’agir sont faillibles, mais aussi révisables (collectivement) ; ils
sont fixés et évalués dans le cours du déroulement de l’action. On retrouve bien
ici les intuitions centrales de la maxime pragmatiste : évaluer nos concepts et
principes à partir de leurs conséquences possibles dans le cours de l’action,
dans une optique faillibiliste et expérimentaliste (Dewey, LW2, pp. 3-21)30.
Vincent Descombes (1991) a cependant raison de renvoyer à
l’Anthropologie du point de vue pragmatique de Kant pour prendre
connaissance d’un autre sens de « pragmatique » qui pourrait également
convenir au pragmatisme. Dans la préface de cet ouvrage, Kant contraste deux
types de connaissance de l’homme (deux types d’anthropologie) : la
connaissance physiologique, qui s’attache à explorer ce que la nature fait de
l’homme, et la connaissance pragmatique, qui étudie ce que l’homme, en tant
qu’être de libre activité et de citoyen du monde , fait, ou peut et doit faire de
lui-même (1798, pp. 15-16). Il n’est néanmoins pas certain, comme le suggère
Descombes, que l’acquis principal de cette définition de « pragmatique » soit
son orientation culturaliste (« pragmatique » étant contrasté avec
« physiologique » et, plus largement, « naturaliste »). On connaît en effet la
méfiance des pragmatistes vis-à-vis de la dualité nature/culture, et leur intérêt
pour les tentatives de naturalisation au sens large (non-réductionniste, et nonmonocausaliste) de la connaissance et de l’intelligence. Cette définition
29
Kant, 1787, pp. 540-541, pp. 551-555; 1785, p. 89.
Dans la Critique de la raison pure, Kant distingue également entre la foi pragmatique de la foi
doctrinale et morale : la foi pragmatique sert de fondement à l’emploi réel des moyens pour certaines
actions en étant contingente. Elle est produite en réponse à des circonstances et aux contraintes d’une
situation donnée. Elle n’est pas tenue pour certaine, mais est suffisante pour servir de motif à l’action
hic et nunc (1787, pp. 551-555).
30
Pragmatisme(s) et sciences cognitives
21
kantienne mentionne néanmoins l’importance de penser l’homme à partir de ce
qu’il fait, peut et doit faire. Mettons ici de côté les dimensions déontiques de
l’agir31. Par l’intermédiaire de la possibilité, on trouve ici une référence aux
dimensions virtuelles de l’agir humain, qui jouent un rôle central dans la
pensée de Peirce – notamment dans sa conception de ce qu’est une action, une
habitude, et de ce qu’est la conduite.
Insistons en effet bien sur ce point : on aurait tort de voir dans le
pragmatisme (peircien ou non) une philosophie qui concevrait l’habitude,
l’action et la conduite comme de simples phénomènes factuels, définissables à
partir du hic et nunc du comportement observé ou observable. Nous avons
déjà eu l’occasion de nous en convaincre en prenant connaissance de la
maxime pragmatiste, dans laquelle ce qui importe, pour définir le sens d’un
concept et d’une idée, c’est moins le comportement, les faits, ou l’action
effectifs, observés, vécus que l’action ou le comportement concevables et
imaginables. Peirce dira d’ailleurs que la préoccupation fondamentale de son
« pragmaticisme » est d’insister sur la réalité de certaines possibilités (5.453).
Il faut ici prendre Peirce à la lettre : les comportements que le diamant ou
qu’un agent peut manifester et qui définissent le contenu d’un concept et d’une
croyance ne sont pas moins réels que leurs comportements effectifs. Même si
ces comportements ne seront jamais manifestés parce qu’ils ne seront jamais
provoqués dans les circonstances appropriées, leur possibilité restera réelle
(5.457). Les concepts, la croyance et l’esprit, chez Peirce ne sont ainsi pas
externalisés en étant rabattus ou écrasés sur un environnement et des
comportements simplement donnés, présents et bruts. Ce sens du possible est
fondamental : il permet d’instaurer un faillibilisme et un expérimentalisme en
philosophie de la connaissance, mais aussi – nous l’évoquerons brièvement
plus loin – en éthique et en politique.
Il faut ici rappeler deux éléments importants du contexte intellectuel de
l’époque : le développement, en sciences, de l’idée que le hasard maîtrise
l’ordre (« chance begets order » (6.297)) et, en 1871, la formation du Club
métaphysique à Cambridge (Mass.). Pour Peirce, la théorie de l’évolution de
Darwin (1859), la théorie statistique des probabilités de Quetelet (1846) mais
aussi la physique statistique de Maxwell (sans parler du propre travail de
Peirce sur les probabilités) nous permettent de mieux comprendre que la
spontanéité, le hasard, et l’indéterminisme sont à l’œuvre dans la nature, et plus
généralement, dans l’univers. Cela a des conséquences majeures pour nos
conceptions de ce qu’est une loi de la nature, une nécessité, mais aussi de ce
que l’on peut entendre par « cause », « certitude » mais aussi plus
prosaïquement par des adjectifs comme « dur » ou « doux » : dans un univers
en pleine évolution indéterminée et hasardeuse, ces concepts ne peuvent plus
avoir comme référents des entités ou propriétés fixes, statiques, essentielles ou
immuables. Ils dénotent plutôt des tendances, des propensions ou encore des
« points sur une courbe de possibilités » (Menand, 2001, p. 222). C’est là
justement une des caractéristiques de la maxime pragmatiste : définir notre
conception d’un objet ou d’une propriété32 par les effets possibles et
31
32
Pour leur importance dans le pragmatisme, je me permets de renvoyer à Steiner (2008b).
Peirce prend en particulier les exemples de nos idées de « dureté », « poids », « force » et « réalité ».
22
Pierre STEINER
publiquement reconnaissables de cet objet ou de cette propriété. Peirce
redéfinira clairement la maxime pragmatiste en 1903 en faisant référence aux
dimensions expérimentales des pratiques de laboratoire (5.411-412).
Mais en tant que démarche méthodologique, on l’a vu, le pragmatisme
peircien ne porte pas seulement sur nos conceptions des objets : il s’applique
également, et indissociablement, aux contenus de nos pensées et de nos idées,
qu’il s’agit de définir par leurs effets possibles dans notre conduite, ou encore
par les habitudes qu’ils seraient amenés à produire. Sur ce point, Peirce
caractérisait le pragmatisme comme n'étant que le corollaire d'une définition
dispositionnelle de la croyance, là où cette dernière est comprise comme étant
une habitude d'action, ou comme ce à partir de quoi un homme serait disposé à
agir si telle circonstance se présentait (Peirce, 5.12, 5.27). Ces deux définitions
de la croyance, qu'il emprunta au psychologue écossais Alexander Bain, Peirce
en prit connaissance par le biais de Nicholas St.John Green, juriste adepte de
Bentham et critique du formalisme légal, qui participait aux réunions du Club
Métaphysique de Cambridge, là où furent élaborés (en présence, entre autres,
de W. James) les premiers rudiments de la méthode pragmatiste. Les
discussions qui prenaient place dans ce Club (dont la durée de vie s’étala de
l’hiver 1871 à l'hiver 1872) étaient principalement consacrées à l'empirisme
britannique (plus spécialement écossais) et à l'évolutionnisme mis au point par
Darwin dans The Origin of Species. Chauncey Wright, autre membre influent
de ce Club métaphysique, avait lui coutume d’y défendre des positions
empirico-vérificationnistes afin d’établir une distinction nette entre les énoncés
scientifiques et les énoncés métaphysiques. Le positivisme de Wright a ainsi
probablement pu également influencer les réflexions pragmatistes de Peirce
(même si, insistons là-dessus, la maxime pragmatiste n’est pas l’expression
d’un positivisme).
Cette définition de la croyance qu'avait donnée Bain en 1859 dans The
Emotions and the Will avait notamment pour but de critiquer la conception
selon laquelle toute croyance relèverait exclusivement de l'intellect et des
sentiments ; elle s'élevait plus généralement contre toute considération
introspectionniste et représentationnaliste des croyances. Pour Bain, la
croyance n'a aucune signification, si ce n'est en référence à nos actions ; elle est
essentiellement un comportement, ou à tout le moins une disposition à, et non
pas un jugement, un assentiment, un sentiment ou encore une idée déficiente.
Elle indique ce que nous ferions dans certaines conditions ; ses critères
d'existence et de validité ne sont corrélés qu'à l'action. Bain, lecteur de Darwin,
n'interdisait pas de voir la croyance – en sa dimension dispositionnelle, et non
pas assertive – à l'œuvre chez d'autres êtres vivants que l'être humain. Pour lui,
en effet, « la croyance est une disposition primitive à avoir confiance en une
séquence qui s’est produite une fois et à attendre le même résultat [...]
L’animal qui fait un voyage pour gagner l’étang où il apaisera sa soif croit que
l’objet signalé par l’apparence visible de l’eau désaltère » (Bain, 1885, pp. 489519).
En reprenant cette conception de la croyance, Peirce rompait avec le
représentationnalisme qui avait généralement caractérisé la considération de
nos produits mentaux depuis la philosophie cartésienne. La définition
dispositionnelle de la croyance la soustrait au régime de l’univers mental, de
Pragmatisme(s) et sciences cognitives
23
nos idées, ou de nos impressions ; elle la repose sur son socle naturel, dans la
sphère de l'action, là où elle se consolide – et se reconnaît – continuellement
par des habituations ou sédimentations. Pour Peirce, la fonction majeure de la
pensée est la régulation de la conduite (8.199), fonction qu’elle remplit par la
production de croyances/habitudes d’action, qui annulent ou apaisent le doute
(5.394). Comme le soulignait souvent Rorty, le pragmatisme est l’un des
premiers courants de pensée à considérer – à la suite de Darwin – que la
croyance n’a pas pour fonction de copier la réalité, mais de nous aider à nous
débrouiller (cope) dans l’environnement. On retrouve ici une première version
de (b) : la définition d’une attitude intellectuelle en termes de pratiques et
d’action.
Il n’est pas exagéré d’affirmer que, chez Peirce, le pragmatisme ne désigne
qu’une méthode de clarification du sens des concepts, énoncés et pensées.
James distingua cette méthode pragmatiste d’une théorie pragmatiste de la
vérité, qu’il développera à partir de 1904 (la théorie de la vérité de Peirce est
cependant solidaire de sa théorie pragmatiste de la croyance)33. Mais, dès 1898,
James élargit considérablement la nature des conséquences qui doivent être
considérées pour définir le sens des concepts, idées, et croyances. Les
différences concevables et générales de Peirce deviennent des différences
concrètes, particulières et éventuellement uniquement relatives à la conduite
individuelle34. Dewey proposa, le premier, une théorie générale de
l’intelligence et de la pensée qui mette explicitement en relation ces dernières
avec la conduite et l’expérience située, aussi bien biologiquement que
socialement, pédagogiquement, et politiquement. L’histoire de la philosophie
et de la culture devient alors également un outil pour dénouer ou déconstruire
certains problèmes philosophiques (cf. infra). L’expérimentalisme dont se
réclamait Peirce dans la formulation de la maxime pragmatiste devient aussi,
chez Dewey, un expérimentalisme moral et social. C’est précisément ici que se
sont jouées les tensions et les premières distinctions au sein du pragmatisme
auxquelles nous avons fait allusion plus haut. Plutôt que de revenir sur ces
tensions historiques et doctrinales en les examinant de plus près, je préfère ici –
dans le cadre d’une introduction – poursuivre la caractérisation générale du
pragmatisme entamée plus haut. La thèse de la primauté de l’action, avonsnous dit, est une composante nécessaire du pragmatisme : il serait donc
fallacieux de réduire le pragmatisme à cette thèse. Les philosophes
pragmatistes, avons-nous également soutenu, déplient l’action, en l’inscrivant
dans une temporalité, un environnement, une histoire, des usages, et un ethos.
Cette opération de complexification est solidaire d’un ensemble de thèses
auxiliaires qu’il nous faut maintenant présenter.
IV – LES AUXILIAIRES DE L’ACTION
Nous soutiendrions volontiers que ce qui caractérise le plus proprement le
pragmatisme est l’articulation de la thèse de la centralité de l’action avec ces
thèses auxiliaires. Pour reprendre et détourner une image que James (1907,
chap. II) emprunte au pragmatiste italien Papini, l’on pourrait dire que la thèse
33
34
Voir Tiercelin (1993a).
Voir Madelrieux (2008), chap. IV. Cet élargissement, Peirce le prit pour une réduction inacceptable.
24
Pierre STEINER
de la centralité de l’action joue le rôle d’un corridor principal dans l’aile d’un
hôtel : de nombreuses chambres partent de et aboutissent sur ce corridor, qui
constitue en quelque sorte un point de passage obligé pour gagner une chambre
à partir d’une autre chambre, mais aussi pour rentrer dans l’aile… et en sortir.
Chaque chambre peut être ici définie par l’une de ces thèses auxiliaires. Être
pragmatiste, ce n’est pas habiter dans l’une de ces chambres (ou dans plusieurs
de ces chambres), ou encore arpenter sans fin le couloir : c’est emprunter ce
corridor pour gagner ces chambres, pour les relier, les aménager, voire pour les
unifier, ou évidemment construire et réaménager d’autres chambres.
Ces thèses sont au nombre de sept. Certaines sont négatives ; d’autres sont
positives. Certaines sont méthodologiques ; d’autres plus substantielles. La
thèse de la centralité de l’action permet de travailler et de développer d’une
certaine manière les thèses ; ce travail profite en retour à la thèse de la
centralité de l’action. La thèse de la centralité de l’action, ou chacune des
thèses ci-dessous peuvent être et ont été défendues par des philosophes ou des
philosophies qui ne sont pas pragmatistes. S’il est difficile d’imaginer un
pragmatisme qui n’adhérerait pas à la thèse de la centralité de l’action, on peut
facilement trouver des pragmatismes ou des pragmatistes peu intéressés ou peu
convaincus par certaines de ces thèses auxiliaires (en particulier des versions
radicales de (1) et (4)). Le pragmatisme ne se définit donc pas par la
conjonction de ces sept thèses, ajoutées à la thèse de la centralité de l’action.
Mais il est typique du pragmatisme, pensons-nous, d’articuler la thèse de la
centralité de l’action avec au moins certaines de ces autres thèses. Cette
articulation peut prendre la forme d’une justification (d’autres thèses vers la
thèse de la centralité de l’action) ou d’une relation d’implication (de la thèse de
la centralité de l’action vers d’autres thèses).
J’emprunte volontairement certaines de ces thèses, et leur caractérisation, à
Rorty (horresco referens de certains pragmatistes contemporains), non pas
dans un souci de réhabilitation (le pragmatisme de Rorty n’a nullement besoin
de ce type de démarche), mais à partir de la conviction que cette caractérisation
rortyenne du pragmatisme est d’une pertinence toujours actuelle – la question
étant alors d’évaluer justement la radicalité de ses conséquences pour le
pragmatisme et, plus généralement, pour la philosophie.
Voici ces sept thèses :
1. Une critique du représentationnalisme
2. Une critique de l’analyse réductive
3. L’immanence de la recherche, le faillibilisme et l’impossibilité du
scepticisme
4. L’anti-fondationnalisme et l’anti-essentialisme
5. L’anti-dualisme
6. L’extension de l’expérience hors de la conscience individuelle
7. L’historicité de la philosophie
Pragmatisme(s) et sciences cognitives
25
Détaillons chacune de ces thèses.
1. Une critique du représentationnalisme
Le représentationnalisme critiqué par le pragmatisme est protéiforme. Il
peut s’agir de la thèse selon laquelle la fonction première ou essentielle de la
connaissance, du langage, ou de la pensée est d’être ou de fonctionner comme
une représentation d’un certain ordre de phénomènes donnés ou essentiels. Ce
représentationnalisme est également présent dans la thèse de la vérité comme
correspondance, pour laquelle la vérité d’un énoncé ou d’une pensée consiste
en un rapport de représentation adéquat entre le représentant et le représenté.
La conception peircienne de la croyance comme habitude d’action, la critique
jamesienne des théories-copie de la vérité, ou encore la critique deweyenne des
théories « spectateur » de la connaissance au profit d’une théorie instrumentale
ou expérimentale de la connaissance consistent toutes en des assauts contre ce
représentationnalisme. Cet anti-représentationnalisme pragmatiste (Rorty,
1994) ne nie pas l’existence et l’usage de représentations dans nos pratiques
épistémiques, linguistiques, artistiques ou encore techniques. Il remet en
question la nécessité de faire de ces dimensions représentationnelles les
fonctions premières de ces phénomènes. L’autorité épistémique d’un énoncé, la
signification d’une phrase, ou encore le contenu d’une pensée ne relèvent pas
non plus de propriétés représentationnelles : le pragmatisme dérivera plutôt ces
faits des fonctions d’usage et des modes d’implémentation de ces énoncés ou
pensées dans une communauté. Il convient d’ailleurs de définir et de penser les
représentations elles-mêmes à partir de leurs usages institués dans des
pratiques partagées. Le rejet du représentationnalisme est donc étroitement
solidaire de la thèse de la centralité de l’action. Dit autrement, pour cet antireprésentationnalisme, les relations entre les représentations et le monde ne
sont pas sémantiques ou épistémiques ; elles sont simplement causales (les
représentations nous aident à faire certaines choses). C’est ici que le pragmatisme peut se montrer très sceptique, voire éliminativiste, quant à l’existence
de représentations qui représenteraient d’elles-mêmes, intrinsèquement, c’està-dire indépendamment de, voire antérieurement à, des pratiques collectives
d’usage. Dans la tradition philosophique, l’idée ou la représentation mentale
ont souvent été – et sont encore souvent – considérées comme des
représentations de ce genre, en étant par exemple des interfaces nécessaires
entre le sujet connaissant et le monde. Rompre avec le cartésianisme, c’est,
pour Peirce, renoncer au modèle de l’idée comme simple représentation du
monde en faveur du modèle voyant dans l’idée un signe, définie à partir de ses
relations avec d’autres signes. Comme le souligne avec justesse Descombes
(1992, p. 65), le représentationnalisme critiqué par le pragmatisme, dès Peirce,
est surtout un représentationnalisme nominaliste: une théorie de la
représentation qui souhaite fonder le régime de fonctionnement de cette
dernière (dans le langage, dans la connaissance, dans la pensée) sur des
éléments et des processus élémentaires qui seraient situés en dehors des
conditions polyadiques et publiques du sens – par exemple, sur que l’on entend
encore aujourd’hui par « représentation mentale », c’est-à-dire des entités
subpersonnelles et intracrâniennes qu’il serait possible de naturaliser en
réduisant leurs propriétés sémantiques à des processus non-représentationnels
(indication, covariation…), en laissant entendre par là que leur pouvoir
26
Pierre STEINER
représentationnel ne devrait rien à nos activités et normes représentationnelles.
De la sémiotique de Peirce à l’inférentialisme de Brandom (2000), en passant
par le fonctionnalisme de Dewey et de Sellars, le pragmatisme a toujours été
soucieux de définir la nature de la signification à partir des relations normées
qui peuvent exister entre les entités considérées. Cette question – quelle est la
portée de la critique pragmatiste du représentationnalisme ? – n’est pourtant
pas close. Le lecteur de ce numéro d’Intellectica pourra très facilement s’en
convaincre.
2. Une critique de l’analyse réductive
L’analyse comme pratique philosophique ou explicative qui est critiquée
par le pragmatiste repose sur la conviction que des phénomènes comme la
connaissance, la conscience ou le langage – voire, plus fondamentalement, le
réel – peuvent être définis et compris en étant décomposés en unités premières,
simples, données et autonomes (atomes mentaux, sense data, faits atomiques,
propositions de base…). La psychologie de James s’est par exemple
longuement confrontée aux théories associationnistes de l’esprit. Dewey parlait
lui de « sophisme analytique » pour dénoncer l’attitude qui suppose que l’objet
d’étude est donné et isolé (ou qu’il doit en tout cas l’être par le théoricien afin
d’être adéquatement étudié), qu’il n’entretient pas de rapports constitutifs avec
un contexte et un environnement ou encore que l’unité qui le caractérise est
simplement réductible à la somme de ses parties (LW6, p.7). La critique du
cartésianisme, pour Peirce, est une critique plus générale du nominalisme, de la
tentation de fonder (et/ou de réduire) la connaissance, la signification ou la
compréhension sur des faits ultimes et donnés, qu’il s’agisse de principes,
d’intuitions, de sensations simples et atomiques, d’états ou de relations
élémentaires et brutes, ou inversement de telos inatteignables ou
inconnaissables (chose en soi par exemple). Il serait toutefois simpliste de
penser que le pragmatisme substitue la mise en relation à la réduction : ce
serait par exemple faire bon marché des critiques émises par James et par
Dewey à l’égard de la doctrine des relations internes (Bradley), assertant que
toute chose entretient des relations constitutives avec toute chose. Dewey
parlera d’ailleurs plus volontiers de connexions dynamico-fonctionnelles
(MW10, pp. 11-12). Mais, surtout, en soutenant que l’élément premier dont
nous devons partir pour définir et comprendre la conscience, le vivant, la
connaissance, ou l’individu prend la forme d’un flux, d’une situation de
transaction, de relations irréductiblement triadiques, d’une situation d’enquête,
ou encore d’une communauté, le pragmatisme élargit de manière significative
et peut-être salvatrice (par rapport aux limites du réductionnisme) nos
ressources et les exigences descriptives ayant trait à ces phénomènes.
Rappelons par exemple que l’on trouve, dans l’œuvre de Dewey, un
naturalisme émergentiste, s’efforçant justement de penser de manière intégrée
et dans une optique continuiste les phénomènes biologiques, les phénomènes
mentaux et les phénomènes sociaux. Le pragmatisme ne s’oppose pas au
naturalisme, mais aux versions réductionnistes et monocausalistes du
naturalisme.
Pragmatisme(s) et sciences cognitives
27
3. L’immanence de la recherche, le faillibilisme et l’impossibilité du
scepticisme
La recherche philosophique, et plus généralement toute forme d’enquête, ne
peut pas partir de nulle part. Le doute absolu cartésien est, à cet égard, pour
Peirce, une fiction gratuite. Le doute est parasitaire sur un fond premier de
certitudes, de croyances et de convictions. De même, la finalité de l’enquête
n’est pas de parvenir à une espèce de point de vue de nulle part, ou d’atteindre
des évidences ou des données qui s’imposeraient d’elles-mêmes, indépendamment des critères et des valeurs de nos pratiques épistémiques. Ce n’est pas
la finalité de l’enquête car, plus fondamentalement, c’est une impossibilité :
comme le disait James, il n’est pas possible d’éliminer la contribution humaine
lorsque nous soumettons nos valeurs morales, épistémiques, ou politiques à un
examen critique ou constructif (1907, chap. VII). Cette immanence inévitable
n’implique aucunement un enfermement dans nos perspectives respectives –
qu’elles soient disciplinaires, culturelles, ou encore morales. Au contraire, et
Rorty insistait sur ce point avec vigueur : accepter cette immanence, c’est
prendre congé de l’idée qu’il existerait quelque part – dans les cieux, dans la
conscience, dans la logique du discours, ou dans la science, par exemple – des
principes ou des faits absolus, dont la monstration ou la manifestation
pourraient suffire pour clore l’enquête, et donc la discussion. Ce constat
d’immanence nous amène au contraire à réaliser que les seules ressources dont
nous disposons pour argumenter, démontrer ou critiquer certaines positions
sont nos ressources, toujours faillibles, toujours ouvertes à la discussion et à la
critique. Ces ressources sont relatives à notre ethos et donc à ce que nous
faisons et à ce que nous avons pu hériter de nos prédécesseurs, et c’est pour
cette raison qu’elles ne sont pas relatives tout court et donc finalement indignes
d’être défendues ou discutées35.
Au scepticisme, le pragmatisme substitue donc un faillibilisme : nos idées,
nos principes, nos théories sont provisoires – ils pourraient toutes être
abandonnées, mais pas tous ensemble en même temps (Sellars, 1956, § 39).
Elles sont faillibles car elles sont nôtres. Le faillibilisme se retrouve par
exemple – et à nouveau sous des formes très différentes - dans la conception
peircienne de la recherche comme activité collective, ne pouvant se satisfaire
de réponses toute faites entravant la voie de l’enquête, mais aussi dans la
théorie de la vérité comme assertabilité garantie développée par Dewey.
Refusant le scepticisme, ce faillibilisme est plutôt solidaire d’un méliorisme :
c’est parce qu’il est toujours possible de réviser ou d’abandonner certains de
nos principes qu’il est toujours possible et souhaitable d’améliorer nos
pratiques (scientifiques, éthiques, politiques…).
4. L’anti-fondationnalisme et l’anti-essentialisme
Pour le philosophe fondationnaliste, la rationalité, la connaissance, la
justice, la communication ou la vertu morale ne peuvent exister qu’en reposant
sur des fondements auxquels nous ne devons rien, mais que la démarche
35
Rorty se réclamait à ce sujet d’un anti-anti-ethnocentrisme. Cette position consiste à critiquer les
diverses démarches théoriques qui estiment qu’il est possible, souhaitable et nécessaire, en matière de
morale et de politique, de s’abstraire de notre ethos, afin de fonder les valeurs et pratiques de ce dernier
à partir de critères et de repères qui ne doivent rien à ce que nous faisons et pensons.
28
Pierre STEINER
philosophique se doit de défendre et de dégager (notamment en les
représentant), afin de consolider les phénomènes dès lors fondés. L’antifondationnalisme est partagé par tous les pragmatistes, mais ne définit pas leur
originalité36 (de nombreux philosophes ont renoncé à l’idée qu’il devait exister
des fondements, ou du moins certains types de fondements, pour certains
phénomènes et pour les théories explicatives de ces phénomènes). Le
pragmatiste rejette d’ailleurs moins la nécessité de poser des fondements pour
établir des théories, des valeurs, ou des discours que l’idée que ces fondements
doivent être absolus, indépendants de nos pratiques. L’originalité pragmatiste
est plutôt relative à ce que les pragmatistes souhaitent substituer aux
fondements (intuitifs, correspondantistes, introspectifs) de la signification, de
la connaissance, de l’éthique, de la recherche, ou de la vérité : inférences,
pratiques et constructions sociales, apprentissages, attributions d’états
mentaux, doute situé sur un arrière-plan de certitudes pratiques,… Les bases de
la connaissance ou de la signification sont ainsi très souvent sociales, par
nécessité génétique, si l’on peut dire, mais aussi, pour certains auteurs, par
nécessité théorique (relative au caractère intrinsèquement normatif de ces
phénomènes). L’originalité de l’anti-fondationnalisme pragmatiste se situe
aussi sur un autre plan : à la différence de certains penseurs post-modernes, le
pragmatisme ne voit pas de drame dans le constat que notre culture, nos
valeurs ou nos pratiques scientifiques ne reposent pas sur des fondements. Ce
constat ne doit pas amener à une remise en cause radicale de nos théories,
pratiques et institutions (philosophiques, éthiques, politiques) (Cometti, 1997,
chap. IX).
L’anti-fondationnalisme pragmatiste peut notamment se retrouver dans le
refus du philosophe pragmatiste de considérer le passé, le présent, le donné ou
le nécessaire comme bases d’évaluation de la connaissance, de la signification
ou de la décision politique, et dans son choix de favoriser le futur, le
conditionnel, le ce qui arriverait si ou encore l’expérimentation pour évaluer
nos intuitions théoriques (Descombes, 1992, p. 61). Si l’on voit dans le
fondationnalisme une forme de réductionnisme, en ce que le fondationnalisme
tend souvent à expliquer l’occurrence ou la durée du complexe en le réduisant
à ou en le comprenant par rapport à une origine, un sommet, ou une synthèse
finale, alors une philosophie de l’esprit naturaliste, par exemple, sera
fondationnaliste, par son projet de rabattre vers l’intérieur et vers des formes
d’efficacité dyadiques ce qui n’est concevable que sous une forme triadique et
externalisée.
Même sans fondements situés hors d’elles, nos pratiques épistémiques ou
morales peuvent-elles ou doivent-elles répondre à quelque chose qui leur serait
extérieur ? La nature (même techniquement modifiée ou augmentée) contraint
causalement l’espace des possibles de nos pratiques et théories – aucun
pragmatiste ne remet ce constat en question. Mais certains peuvent vouloir
aller plus loin : ne peut-il pas y avoir une réalité qui ne soit pas déterminée par
nos standards et critères, et vers laquelle nos pratiques notamment
épistémiques tendent (ou devraient tendre), c’est-à-dire une objectivité ? C’est
36
Il en va, du reste, de même pour la méfiance des pragmatistes à l’égard du substantialisme et de
l’objectivisme.
Pragmatisme(s) et sciences cognitives
29
notamment sur ce point que se (re)joue encore aujourd’hui un débat entre
différents pragmatismes37, en relation étroite avec la question de la vérité (le
vrai transcende-t-il le justifié-pour-une-communauté ?).
L’anti-essentialisme que Rorty attribue au pragmatisme constitue une
option singulière dans ce débat. Contre l’essentialisme, le pragmatisme rortyen
soutient qu’il n’existe pas de nature intrinsèque des choses, nature qui serait
indépendante de nos manières de décrire ces choses. La propriété d’objectivité,
attribuée à une connaissance ou à une description portant sur des objets, ne
survient pas sur une relation naturelle qu’auraient la connaissance ou le
discours avec des caractéristiques intrinsèques des objets. Son attribution est
plutôt « fonction de la facilité avec laquelle ceux qui observent ces objets
parviennent à un consensus à leur sujet » (Rorty, 1995, p. 64). La solidarité (le
régime public de production et de justification des connaissances et des
croyances) se substitue à l’objectivité (un hypothétique rapport représentationnel au monde) pour justifier nos énoncés, théories et valeurs. Étant
donné qu’il n’est pas possible d’aller épistémiquement au-delà de nos
descriptions, théories et vocabulaires (sauf pour rencontrer d’autres
descriptions), il n’y a plus de sens à considérer nos théories et croyances
comme de simples apparences épistémiquement inférieures et imparfaitement
subordonnées à quelque chose de caché et d’atteignable qui nous serait externe
(cf. infra), quelque chose d’intrinsèque auquel une description, pour être une
description (vraie) de la réalité, et non plus une description (fausse) de
l’apparence, devrait correspondre (Rorty, 1998, p. 2).
5. L’anti-dualisme
Être anti-dualiste, c’est remettre en question l’étanchéité, la rigueur,
l’existence intrinsèque ou les bases théoriques des oppositions à partir
desquelles la tradition philosophique a développé bon nombre de ses
questions : essence/accident, substance/propriété, apparence/réalité, sujet/objet,
fait/valeur, nature/culture, corps/esprit, science/technique, schème/contenu,
formel/matériel, analytique/synthétique, subjectif/objectif, découvrir/inventer,…
(Rorty 1995, p. 58 ; 1999). Il s’agit, pour le philosophe pragmatiste –
exemplairement Dewey - de dissoudre et de dépasser ces dualismes (afin
notamment de se débarrasser des questions qu’ils engendrent, ou des questions
auxquelles ils sont supposés répondre), ou de les assouplir, en les considérant
par exemple dans une optique transactionnelle, transformant des dichotomies
ontologiques en distinctions fonctionnelles dans une unité première
(expérience pure, transaction, conduite située,…)38. L’anti-dualisme motivera
aussi le refus anti-représentationnaliste de l’idée que l’esprit ou le langage sont
séparés du monde, et qu’ils doivent le figurer.
Nous avons pour l’instant présenté et quelque peu détaillé cinq thèses
générales, souvent philosophiques, parfois également d’ordre métaphilosophique, qui peuvent devenir des thèses pragmatistes lorsqu’elles sont
développées ou travaillées en relation avec la thèse de la centralité de l’action.
Ces thèses sont également importantes pour comprendre une partie cruciale de
l’histoire du pragmatisme, en relation directe d’ailleurs avec les questions
37
38
Voir Misak (2013), et les intéressants commentaires critiques de Madelrieux (2013) sur cet ouvrage.
Voir Steiner (2010).
30
Pierre STEINER
cognitives : la redécouverte et le réinvestissement de certains thèmes du
pragmatisme classique par des philosophes issus de la tradition analytique,
principalement et exemplairement Richard Rorty et Hilary Putnam. Très
succinctement, cette histoire peut se raconter de la manière suivante39.
L’empirisme logique, avons-nous signalé plus haut, débarqua aux États-Unis
dans les années 1930, mais prit réellement son essor institutionnel à la fin des
années 1940. Cet empirisme logique exilé élabora ou prolongea des thèses ou
des distinctions héritées de ses cercles viennois et berlinois (parfois au prix de
simplifications ou de déformations importantes, et en perdant également ses
dimensions idéologiques et politiques), au nombre desquelles l’on retrouve la
distinction entre énoncés analytiques et énoncés synthétiques, le réductionnisme épistémique (possibilité de réduire les énoncés synthétiques à des
énoncés observationnels et à des sense data), une conception vérificationniste
de la signification, ou encore la distinction nette entre termes observationnels
et termes théoriques.
Ces distinctions et ces thèses seront lourdement critiquées dans des textes
ou des ouvrages comme « Les deux dogmes de l’empirisme » (Quine, 1951),
Faits, fictions et prédictions de Nelson Goodman (1955), « Empirisme et
philosophie de l’esprit » (Sellars, 1956), et « Sur l’idée même de schème
conceptuel » (Davidson, 1974). Il faut également mentionner l’importance
d’une tradition critique en philosophie des sciences, exemplifiées par les
ouvrages de Toulmin (The Philosophy of Science, 1953), Hanson (Patterns of
Discovery, 1958) et Kuhn (La structure des révolutions scientifiques, 1962) –
sans oublier, cela va de soi, la publication posthume des Philosophische
Untersuchungen de Wittgenstein en 1953.
Il serait naïf de penser que ces critiques étaient complètement nouvelles et
radicales : les empiristes logiques les avaient souvent anticipées (c’est par
exemple le cas de la thèse du holisme de la vérification, que l’on retrouve déjà
chez Schlick), et un auteur comme Quine a bien longtemps conservé d’autres
aspects de l’empirisme logique qu’il pensait avoir démantelé. Des élèves ou
collaborateurs des pragmatistes classiques comme Sidney Hook, Charles
Morris (futur collègue de Carnap à Chicago) ou Ernst Nagel avaient également
voyagé en Europe centrale entre 1933 et 1935, et avaient pu nouer des contacts
avec ceux qui allaient émigrer aux États-Unis quelques années plus tard.
Certains historiens du pragmatisme (Misak, 2013) ont récemment soutenu que
ces contacts – sur fond, notamment, d’un naturalisme partagé – avaient pu eux
aussi jouer un rôle dans l’assouplissement progressif des dits « dogmes » de
l’empirisme.
On a pu qualifier Quine et Davidson de pragmatistes logiques (Glock,
2003, pp. 22-23) : ils auraient critiqué les dualismes de l’empirisme logique à
partir de motifs pragmatistes intégrés dans une méthode d’analyse logicolinguistique. Il convient pourtant de remarquer qu’aucun de ces auteurs (Quine,
Goodman, Sellars, Davidson) ne mentionnait ou n’exploitait le pragmatisme
classique pour déployer ces critiques (le « pragmatisme » mentionné par Quine
dans « Les deux dogmes de l’empirisme » n’est pas le pragmatisme
39
Voir Misak (2013) et Cometti (2010), chap. III pour une complexification de cette histoire.
Pragmatisme(s) et sciences cognitives
31
classique)40. Ces auteurs ont en effet été élevés dans une tradition logicoempiriste pour laquelle le pragmatisme intéressant se limitait au pragmaticisme
peircien, souvent assimilé d’ailleurs – et à tort – à un vérificationnisme de bon
aloi41, et le pragmatisme inintéressant à une caricature de la théorie de la vérité
de James (déjà critiquée par Russell en 1907) ou à l’épistémologie réputée
confuse de Dewey42.
C’est seulement à partir de 1975 que Rorty et Putnam, déjà auteurs d’autres
critiques du positivisme logique et de la tradition analytique (notamment en
philosophie de l’esprit), redécouvrent le pragmatisme classique en constatant
les relations d’analogie très fortes qui existent entre les critiques de
l’empirisme logique proposées par Quine, Goodman, Sellars et Davidson, et
les théories de la connaissance, du langage ou de la vérité défendues par Peirce,
James, ou Dewey. Plus précisément, il s’agit de retrouver dans les motifs
critiques du premier groupe d’auteurs quelques versions des cinq thèses
présentées jusqu’à présent (en plus de la thèse de la centralité de l’action), qui
sont des thèses potentiellement pragmatistes. Rorty, par exemple, n’hésitera
pas à faire de Donald Davidson un philosophe du langage antireprésentationnaliste – l’anti-représentationnalisme de Davidson étant alors à la
source de sa théorie déflationniste de la vérité et de sa critique du dualisme
schème-contenu. Putnam verra dans l’entrenchment invoqué par Goodman
pour expliquer l’acceptabilité de certaines projections inductives une référence
à l’importance de l’immanence de nos pratiques épistémiques ; il verra
également dans la critique effectuée par le même Goodman du réalisme
cognitif le renouveau d’une forme d’anti-représentationnalisme. Rorty, encore
lui, associera la critique sellarsienne du mythe du donné et le nominalisme
psychologique du même Sellars à une critique du réductionnisme épistémique
(critique que l’on retrouve aussi chez Quine), à un anti-fondationnalisme et à
un anti-essentialisme.
Ce que l’on a pu appeler « néo-pragmatisme » trouve donc l’une de ses
sources majeures dans le constat que les arguments de Quine, Goodman,
Sellars et Davidson renouaient indirectement et involontairement avec des
thèmes pragmatistes classiques et généraux comme ceux présentés plus haut.
En unifiant et en rationalisant ces critiques, il est alors possible de reconsidérer
et de développer les conséquences du pragmatisme pour la philosophie tout
court : des conséquences critiques (pour le débat entre réalisme et antiréalisme, pour le débat entre les théories de la vérité, ou dans les controverses
sur la nature de la signification) mais aussi des conséquences positives :
dépasser la tradition (Rorty, 1982), se débarrasser de problèmes, ou encore
renouveler la philosophie (Putnam, 1992b) : le champ lexical utilisé par Rorty
et Putnam pour qualifier la portée du pragmatisme est clair. Ces conséquences
concernent également le statut de la philosophie comme discipline académique
et donc ses relations avec d’autres discours, mais aussi sa place dans la culture
(cf. par exemple l’idée rortyenne de culture « post-philosophique »).
40
Voir aussi Quine (1981).
Plus généralement, voir Chevalier (2012) pour une généalogie instructive de la réception et de la
compréhension de l’œuvre de Peirce, et donc d’un certain pragmatisme.
42
Notons tout de même que C.I. Lewis, qui revendiquait un « pragmatisme conceptuel », fût
l’enseignant de Quine, de Goodman, et de Sellars.
41
32
Pierre STEINER
6. L’extension de l’expérience hors de la conscience individuelle
Cette ramification possible du pragmatisme est controversée. Tous les
pragmatistes – passés et présents – ont été des critiques de l’empirisme,
principalement en philosophie de la connaissance. Certains en ont conclu que
cette critique impliquait l’abandon du concept même d’expérience en
philosophie, concept de toute façon trop chargé de connotations atomistes,
sensualistes, fondationnalistes ou mentalistes, très justement critiquées par le
pragmatisme. Brandom et Rorty – tous deux profondément marqués par la
critique sellarsienne du mythe du donné – exemplifient cette tendance. Il n’y a
(presque) pas de sens, pour eux, à étendre l’expérience (et à la conserver dans
une philosophie pragmatiste de l’esprit ou de la connaissance), sauf
trivialement à la transformer en croyance (état conceptuel et linguistique
qu’une créature ne peut avoir qu’en participant activement à des pratiques
normatives). L’expérience perceptive est ou bien une disposition au jugement
causée par des changements physiologiques au niveau des organes sensoriels
(Rorty, 1998, p. 113), ou bien un jugement obtenu non-inférentiellement (une
croyance), dont la nature alors épistémique présupposerait néanmoins la
maîtrise d’une batterie de concepts, et donc des capacités inférentielles. On ne
peut pas faire de l’expérience quelque chose de plus qui, à côté de conditionner
causalement la connaissance, la conditionnerait épistémiquement tout en étant
elle-même inconditionnée épistémiquement43.
Les perspectives de Peirce (tiercéité et virtualité), James (empirisme
radical) ou Dewey (expérimentalisme) sont différentes : critiquer la version
empiriste de l’expérience, c’est refuser la réduction de cette dernière à des
sense data, des qualia, de la sensibilité, des sensations, ou des vécus, et donc
étendre le champ et la structure de l’expérience (en y incluant des relations, de
la virtualité, de l’activité, des inférences,…), mais aussi inscrire l’expérience
dans l’environnement : environnement biologique, mais aussi et surtout
(spécialement chez Dewey) environnement culturel et politique. Étendre
l’expérience, c’est aussi s’intéresser à l’expérience religieuse, à l’expérience
commune de la démocratie, et penser ses conditions de développement dans
des pratiques partagées44.
Par exemple, l’expérience, chez Dewey, inclut tout ce qui est fait, tout ce
qui se fait, et tout ce qui est concrètement impliqué au sein d’une relation
d’ajustement continu entre l’organisme et l’environnement. L’expérience est
un processus unifié, continu et environnementalement étendu, et non pas un
état d’esprit ou un phénomène pour l’organisme. Dewey soutient même – au
43
Richard Shusterman fait partie des pragmatistes contemporains qui questionnent cette alternative :
« Bien que j’admette avec Sellars et Rorty que de telles expériences ne puissent fournir un fondement
épistémologique ou une justification pour une compréhension supérieure, à moins qu’elles ne soient
conceptualisées, et jusqu’à ce qu’elles le soient, elles peuvent tout de même fournir une base pratique et
un arrière-plan qui oriente une telle compréhension […] Je plaide ici pour la reconnaissance d’une
catégorie de pratique d’expérience qui soutient et oriente l’activité intelligente, mais qui ne se situe pas
au niveau discursif et épistémologique de l’espace logique des raisons, pas plus qu’elle ne peut être
réduite aux conditions et aux causes physiques que décrivent les sciences de la nature. » (1994, p. 78,
n. 27)
44
Peirce écrivait, en 1877 : « « It is not “my” experience, but “our” experience that has to be thought of;
and this “us” has indefinite possibilities » (5.402).
Pragmatisme(s) et sciences cognitives
33
nom des pragmatistes – que l’expérience est plus une affaire d’habitudes et
d’ajustements actifs à l’environnement que d’états de conscience (MW6, p. 5).
L’expérience recouvre en tout cas ce qui est expériencé et l’activité (nonnécessairement réflexive) d’expérience. Là où l’idéaliste et le réaliste
supposent que le sujet et l’objet sont originairement séparés l’un de l’autre et
que l’objet de la connaissance ne peut être que dans le sujet ou dans le monde,
l’approche transactionnelle de Dewey défend l’idée que le sujet connaissant et
l’objet de connaissance émergent à partir d’un processus commun :
l’expérience comme faire, comme factum45. L’expérience n’est pas quelque
chose de subjectif qui reproduit passivement ses objets. On pourra également
trouver chez Mead, chez Peirce et chez James des plaidoyers – différents –
pour une externalisation de la conscience hors des limites du cerveau et de
l’organisme.
7. L’historicité de la philosophie46
Étendre l’expérience au-delà des sensations et de l’individu, c’est être en
mesure d’admettre que la philosophie elle-même s’inscrit au sein d’une
expérience, non pas individuelle, mais relevant d’une communauté et, plus
largement, d’une culture. Il y a une historicité de la philosophie et donc des
problèmes philosophiques (historicité que l’on peut reconnaître, comme le fait
Rorty, sans adhérer à la thèse de l’extension de l’expérience) : ces problèmes
sont des problèmes qui ont été construits dans des circonstances particulières,
traduisant des préoccupations ou des conflits dont l’origine n’est pas nécessairement intellectuelle. Les réponses que l’on a pu y apporter, par exemple en
termes de vocabulaires47, pour reprendre une expression de Rorty (le
vocabulaire d’Aristote, le vocabulaire de Galilée, le vocabulaire de Descartes,
le vocabulaire de Darwin, le vocabulaire de Chomsky, le vocabulaire de
Rawls…), sont des réponses toujours situées, tentant si possible d’apaiser nos
doutes ou nos angoisses causés par des conflits entre vocabulaires, ou par
l’expérience de leur contingence.
Pour Rorty (à partir de 1980), par exemple, ce que l’on appelle « problème
corps/esprit » (« quelles sont les relations entre les propriétés mentales et les
propriétés physiques ? », et les enjeux anthropologiques, moraux, sociaux,
scientifiques qui y sont associés) ne repose au fond que sur la dramatisation et
l’essentialisation d’une distinction triviale entre deux types de vocabulaires.
D’un côté les vocabulaires reposant sur l’usage de prédicats mentaux (prédicats
intentionnels et prédicats phénoménaux), et de l’autre côté les vocabulaires
développés dans les sciences de la nature depuis Galilée. Ces vocabulaires ont
des propriétés logiques différentes (caractère holistique de l’attribution des
prédicats intentionnels ; autorité épistémique liée à l’usage des prédicats
phénoménaux), et fonctionnent surtout à partir de buts, de desseins différents,
45
Cette conception de l’expérience permet notamment de considérer de manière déflationniste la
distinction épistémologique entre approches de la conscience « en première personne » et approches de
la conscience « en troisième personne » (Steiner, 2011).
46
Je suis ici redevable à Mathias Girel d’une discussion intéressante.
47
Un vocabulaire, pour Rorty, est un ensemble historique de significations, de propositions, de
descriptions, de théories, de croyances et de valeurs, intiment lié à ce que nous faisons et voulons faire
dans un contexte donné. Il légitime, justifie et donne un sens à nos actions, nos croyances, nos vies. Il
inclut aussi des métaphores, des images, des modèles. Voir Ramberg (2000).
34
Pierre STEINER
en permettant des choses différentes. Le contraste entre esprit et matière est
une différence entre vocabulaires, sans conséquence ou sous-bassement
ontologique. Ce contraste devient un problème lorsque nous pensons que le
vocabulaire intentionnel, pour être fiable et fort, doit être en relation de
correspondance ou de synonymie avec le vocabulaire physique, parce que ce
dernier est supposé entretenir un rapport représentationnel avec la réalité. À
côté d’une critique du représentationnalisme, le remède, ici, consiste
notamment à suggérer pourquoi un vocabulaire comme le vocabulaire
intentionnel n’a pas besoin de ces relations là – son implémentation pratique,
ses relations avec d’autres vocabulaires, suffisent pour définir sa raison d’être
et sa force. La possibilité qu’un type de vocabulaire puisse, un jour,
ultimement supplanter un autre vocabulaire ne relève pas centralement de
ressorts ou de raisons philosophiques ou scientifiques. Pour le dire rapidement,
cela relèverait plutôt d’une évolution dans nos formes de vie.
Dans Reconstruction in Philosophy (1925), Dewey situe même l’origine de
la naissance de la philosophie dans le conflit croissant entre une culture
technique (culture de la matière, mais aussi de la contingence, partagée par les
artisans) et une culture de la tradition (culture du passé, culture politique) : la
philosophie devient, exemplairement chez Platon, le discours qui fondera et
justifiera la culture de la tradition non pas en référence aux habitudes établies
ou à la doxa, mais à partir d’une distinction essentialiste et hiérarchisante entre
deux types de savoirs : le savoir issu du sensible et du rapport à la matière, et la
connaissance des idées. La métaphysique se substitue alors, dit Dewey, à la
coutume en tant que source et garante des valeurs sociales et morales48. De
même, pour Dewey, le moment moderne de la science et de la culture
s’accompagne de l’apparition d’un décalage croissant entre les sciences (et la
technique) et la philosophie : cette dernière a maintenu et renforcé un ensemble
de dualismes hérités de l’époque pré-moderne, pensant ainsi pouvoir protéger
et isoler certaines images ou certains vocabulaires des modèles mécanicistes de
la science moderne. Le cogito cartésien en est un bel exemple : la figure du
cogito est déjà présente chez Saint-Augustin (De Trinitate, X). Descartes
reprend cette figure pour fonder le dualisme des substances, et faire de la
pensée un domaine dont l’activité ne peut être déductivement expliquée à partir
du mouvement, de la grandeur ou de l’organisation des parties d’étendue49.
L’historicité de la philosophie et de ses problèmes a notamment la
conséquence suivante : une description de la genèse culturellement située d’un
problème philosophique peut être une partie de la solution (ou de la
dissolution) que l’on peut y apporter.
48
On peut également lire, dans Démocratie et éducation : « la pensée philosophique se caractérise par le
fait que les incertitudes qu’elle traite se situent dans des conditions et des objectifs sociaux généraux,
consistant en un conflit des intérêts organisés et des droits institutionnels. Puisque la seule façon
d’arriver à un rajustement harmonieux des tendances opposées est de modifier les dispositions
affectives et intellectuelles, la philosophie est, en même temps, la formulation explicite des divers
intérêts de la vie et la proposition de points de vue et de méthodes capables d’instaurer un meilleur
équilibre de ces intérêts » (1975, pp. 392-393).
49
Voir Steiner (2013b).
Pragmatisme(s) et sciences cognitives
35
V – TOURNANT PRAGMATISTE EN SCIENCES COGNITIVES, OU TOURNANT
COGNITIF DU PRAGMATISME ?
Les travaux de Putnam et de Rorty ont contribué de manière nonnégligeable à une redécouverte du pragmatisme en philosophie (philosophie du
langage, philosophie de la connaissance, philosophie des sciences…),
permettant notamment de redécouvrir, de lire sous un nouvel angle et de
prolonger un travail de scholarship sur le pragmatisme jamais complètement
disparu. Sur le continent, l’œuvre de Karl-Otto Apel (1975) a pu également
jouer un rôle dans la reconsidération du pragmatisme, principalement peircien.
À côté de la philosophie, les sciences cognitives ne semblent pas être le
premier champ contemporain de recherches qui a pu être mis en contact avec le
pragmatisme. Reconnaître l’existence d’un tournant « pratique » (Turner,
1994) ou d’une galaxie « pragmatique » en sciences sociales (Corcuff, 2007,
p. 107), ou d’un tournant « pratique » en science des organisations (Simpson,
2011), n’est-ce pas déjà voir le pragmatisme à l’œuvre dans ces disciplines ?
Mais il faut ici distinguer – en termes de traditions, d’auteurs, de méthodes et
de finalités – ce qui relève d’un tournant50 pragmatique d’un engagement
pragmatiste.
L’un des critères distinctifs d’un moment pragmatiste, à la différence d’un
moment pragmatique, se situe peut-être dans le souci d’émanciper l’action de
la litanie de dualismes qui accompagnent encore trop souvent les conceptions
que nous en avons : sujet/objet, individu/société, mental/physique, fait/valeur,
moyens/fins, notamment en faisant justice aux dimensions situées (Dewey),
virtuelles et possibles (Peirce), normatives (Peirce, Dewey), expérientielles et
processuelles (James, Dewey), sociales (Dewey, Mead), ou instrumentées
(Peirce51, Dewey) de l’action – ce qui implique donc, paradoxalement, à chaque
fois, qu’il soit nécessaire d’aller au-delà d’une référence à l’action (et à la
plupart de ses dérivés) pour penser différemment l’objet d’étude ou le statut de
la discipline concernée. À ce stade, comme suggéré plus haut, les exigences
anti-dualistes mais aussi anti-essentialistes d’un pragmatisme à la Rorty jouent
également un rôle fondamental, ainsi que la conception collective de
l’expérience forgée par Dewey et par Mead. Considérer que la référence
continue à l’action, aux activités, à ce qui se fait ou peut se faire (ou au point
de vue des acteurs, par exemple) peut par exemple devenir le garant de la
pertinence explicative de la mobilisation d’un concept ou d’une définition, ou
constituer le domaine de mise à l’épreuve de la théorisation, de la description
et de l’analyse52, et donc marquer une rupture ou une bifurcation avec des
méthodes d’étude ou avec des appareils explicatifs que l’on juge être trop
« intellectualistes », « déterministes » ou « logocentrés », ne paraît donc pas
suffisant pour constituer un moment pragmatiste53. Rappelons d’ailleurs ici que
50
Sans que l’on sache réellement, du reste, si un tournant correspond à un moment révolutionnaire, de
progrès, de transition, de bifurcation, de réforme, ou encore d’innovation conceptuelle ou
méthodologique.
51
Voir notamment Innis (2002).
52
Voir par exemple Dodier (1993).
53
Récemment, Boltanski (2006, p. 10) a par exemple précisé que le pragmatisme américain ne figurait
pas dans les références directes à partir desquelles la sociologie pragmatique a été conçue. La
36
Pierre STEINER
la pragmatique (domaine d’étude de la linguistique) ne se confond aucunement
avec le pragmatisme, tout comme une théorie ou un projet pragmatique n’est
pas nécessairement identique avec une théorie ou un projet pragmatiste
(Steiner, 2008b).
Je souhaiterais maintenant revenir sur une figure intellectuelle évoquée au
début de ce texte, et dont le pragmatisme et les rapports ambigus aux sciences
cognitives sont malheureusement absents de ce recueil : Hilary Putnam.
L’œuvre de Putnam (né en 1926 à Chicago) épouse étroitement les contours et
le devenir de la philosophie américaine de ce siècle : élevé dans le giron du
positivisme logique (il fut l’étudiant de Reichenbach), Putnam a d’abord
travaillé en mathématiques et en logique, en philosophie des sciences, et en
philosophie du langage et de l’esprit, en défendant notamment des positions
réalistes fortes54. Dès la fin des années 1950, Putnam a proposé des arguments
importants contre le béhaviourisme55 et contre les théories de l’identité espritcerveau : ces critiques ont crucialement contribué à la possibilité d’une étude
de l’esprit relativement autonome par rapport au réductionnisme matérialiste56.
Dans une conférence célèbre, « Minds and machines » (1960), Putnam
développa les assises théoriques du fonctionnalisme, en étant le premier
philosophe à défendre l’idée que l’ordinateur pouvait être le modèle adéquat de
la pensée, et donc que les états mentaux pouvaient être des états
computationnels, idée dont on connaît l’importance dans l’histoire des sciences
cognitives. Peu à peu, Putnam devint pourtant l’un des critiques les plus justes
et les plus féroces de la théorie computo-fonctionnaliste de la pensée. On lui
doit une série d’arguments dévastateurs contre la thèse selon laquelle la pensée
serait fondamentalement une manipulation désincarnée de symboles, et contre
la thèse selon laquelle les états mentaux pourraient être identifiés avec des états
fonctionnels, si bien que les dimensions intentionnelles de ces états
surviendraient intégralement sur leurs propriétés fonctionnelles et computationnelles57. Ces critiques reposaient sur une théorie holistique et normative
de l’intentionnalité, et ont pu par exemple se déployer à partir de la désormais
célèbre expérience de pensée « Terre-Jumelle »58 et du théorème moins familier
pour lequel tout système physique ordinaire peut implémenter tout automate
pragmatique linguistique, la linguistique chomskyenne (et la notion de compétence) et la sociologie des
sciences latourienne font partie de ces références directes, le pragmatisme n’étant rencontré que par le
truchement de l’interactionnisme symbolique et de l’ethnométhodologie. En continuité avec cette
sociologie pragmatique, D. Cefaï et L. Quéré ont récemment bien rappelé les contours de la sociologie
pragmatiste, qui incluent une conception transactionnelle et processuelle des relations entre organismes
et environnements, et une conception continuiste de l’enquête, qui ne la voit pas seulement à l’œuvre
dans les affaires d’ordre intellectuel (Cefaï & Quéré, 2006, 87-90).
54
Pour une introduction accessible, en français, à l’œuvre de Putnam, on recommandera d’une part
« Les voies de la raison (entretien avec Ch. Bouchindhomme) », in Putnam (1992a) et d’autre part
Tiercelin (2002).
55
Putnam (1957).
56
Voir Putnam (1975), essais 14, 16, 17, 18, 19, 20, 21.
57
Voir Putnam (1988), (1997).
58
H. Putnam, “The Meaning of Meaning”, in Putnam (1975). Trad. fr. (partielle) “La signification de
‘signification’” in D. Fisette et P. Poirier (textes réunis par), Philosophie de l’esprit. Problèmes et
perspectives, Paris, Vrin, 2003, pp. 41-83. Voir aussi Putnam (1988), chapitres 2 et 3 et l’essai “Is
Semantics Possible?” (1967), repris in Putnam (1975). Voir enfin Pesin & Goldberg (1996).
Pragmatisme(s) et sciences cognitives
37
fini59, ce qui constitue une reductio ad absurdum du noyau du fonctionnalisme
computationnel. Le « réalisme interne » qu’il élabora à partir de 197860 visait à
dépasser le réalisme métaphysique classique et le relativisme au moyen
notamment de références aux pragmatismes de Peirce, James et Dewey (il est
également arrivé à Putnam de nommer cette position « réalisme
pragmatique »61). À partir des années 1980, le pragmatisme a ainsi pris
progressivement une place importante dans l’œuvre de Putnam (en particulier
en philosophie de la connaissance) par le biais d’un travail indissociable
d’histoire et de critique de philosophies apparentées à cette tradition, comme
celles de Peirce, de James, de Dewey, mais aussi de Wittgenstein62. Les débats
qui ont pris place entre Putnam et Rorty dans les années 80 et 90 sont
également précieux pour prendre connaissance des diverses options qui se sont
offertes au pragmatisme à la fin du XXe siècle63. L’ouvrage The Threefold
Cord: Mind, Body and World (1999) est principalement consacré à des
questions relevant de la philosophie de la perception. Au nom d’un « réalisme
naturel » inspiré d’Austin (mais aussi de Dewey), Putnam y critique les
modèles de la perception qui considèrent que la relation entre l’agent percevant
et le monde est médiatisée par des interfaces (représentations, sense data,
impressions, qualia) constituant ultimement ce qui est perçu ou expériencé par
l’agent (le monde n’étant alors que la cause de l’occurrence de ces
64
interfaces) . On notera enfin les travaux récents de Putnam en éthique65
(défense d’un pluralisme pragmatiste) et en philosophie du judaïsme66.
Il est important de souligner que les critiques émises par Putnam à
l’encontre du computo-représentationnalisme et du fonctionnalisme dans les
années 70 n’empruntaient pour ainsi dire rien au pragmatisme – et cela même
si l’on pouvait par exemple trouver dans la philosophie du langage et de
l’esprit de Dewey des ingrédients, voire des arguments, anticipant ces critiques.
À la fin de son article « The meaning of "meaning" » (article dans lequel il
proposait l’expérience de pensée de Terre-Jumelle), Putnam écrivait :
« Les erreurs grossières que comportent depuis toujours nos
points de vue sur le langage reflètent deux tendances centrales
en philosophie : la tendance à traiter de la cognition comme de
quelque chose de purement individuel et la tendance à ne pas
tenir compte du monde dans la mesure où il est davantage que
les "observations" de l’individu. Négliger la division du travail
linguistique, c’est négliger la dimension sociale de la
cognition ; négliger ce que j’ai appelé l’indexicalité de la
plupart des mots, c’est négliger la contribution de
l’environnement. La philosophie du langage traditionnelle,
comme presque toute la tradition philosophique, a exclu autrui
et le monde ; une philosophie et une science du langage
59
Putnam (1988), appendice.
Putnam (1978), (1981).
61
Putnam (1987), (1990).
62
Putnam (1992), (1995).
63
Voir par exemple certains des échanges repris dans Cometti (dir.) (1992).
64
Putnam (1999).
65
Putnam (2002), (2004).
66
Putnam (2011).
60
38
Pierre STEINER
supérieures devra les comprendre tous deux » (Putnam, 1975,
trad. p. 83).
Ces lignes sont écrites en 1975, dans le cadre d’une discussion
philosophique portant sur la signification linguistique (Putnam critique les
modèles intensionnalistes et mentalistes de la signification). L’externalisme
revendiqué par l’auteur – comme les externalismes de Donnellan et de Kripke,
antérieurs à celui de Putnam – a ensuite été étendu pour s’appliquer aux
contenus mentaux et, plus récemment, aux véhicules ou supports de la
cognition (Clark & Chalmers, 1998). Pour nous qui connaissons la suite de
l’histoire et qui considérons encore souvent aujourd’hui le langage comme une
partie de la cognition, il peut paraître réducteur de penser – comme le faisait
Putnam – que la meilleure manière de souligner les dimensions environnementales et les dimensions sociales de la cognition est d’insister sur
l’importance de l’indexicalité et de la division du travail linguistique. Mais
prenons garde au présentisme. Il convient plutôt positivement de remarquer à
quel point le souhait de Putnam exprimé à la fin de l’article a pu être, près de
40 ans après, (imparfaitement) exaucé par certains programmes de recherche
cognitifs. Cognition distribuée, cognition située, cognition « 4E» (embodied,
embedded, extended, enactive) : à chaque fois, un souci majeur de ces
programmes de recherche est de prendre en compte – soit en tant qu’explanans,
soit en tant qu’explanandum – les dimensions corporelles, techniques, sociales,
vivantes et collectives des processus cognitifs, ce qui permet, en quelque sorte,
de donner une chair empirique à l’idée exprimée par Putnam en 1981 : “the
mind and the world jointly make up the mind and the world”67. Mais cette
situation contemporaine est pour le moins doublement paradoxale eu égard à
Putnam, au pragmatisme, et au pragmatisme de Putnam. D’une part, comme
nous avons pu le voir, cette conjoncture résulte de critiques de théories
classiques et d’un intérêt croissant pour des dimensions jusque-là négligées de
la cognition, et Putnam a été l’un des premiers à proposer ces critiques et ce
besoin d’un élargissement de la cognition (et des sciences de la cognition), sans
pour autant se réclamer d’un pragmatisme qu’il découvrira plus tard. Voire
peut-être trop tard. En effet, et c’est là le deuxième paradoxe : c’est
aujourd’hui, au moment où les sciences cognitives sont entrées dans une phase
de débats fondationnels dont l’issue incertaine pourrait prendre la forme d’un
tournant « pragmatiste » que Putnam (1997) exprime des doutes fondamentaux
sur la possibilité même du projet des sciences cognitives68. Comme si, au fond,
l’abandon critique d’une théorie dominante et de son naturalisme, de son
internalisme et de son représentationnalisme (à partir de critiques anticipées
67
Putnam (1981), p. ix.
Rorty, lui, comme à l’accoutumé, se veut plus ironique, en relativisant de manière bienvenue
l’importance des sciences cognitives (2004) dans le projet scientifique d’une compréhension de l’esprit.
Dans un article récent intitulé « How analytic philosophy has failed cognitive science », Brandom
(2010) exprime une position également plus nuancée : la philosophique analytique classique (qui n’est
pas pragmatiste) aurait raté l’occasion de jouer le rôle critique d’une philosophie dans l’entreprise
cognitive, étant donné qu’elle n’a pas voulu ou pu importer dans cette entreprise les leçons de Frege ou
de Sellars concernant les conditions exigeantes de l’usage de concepts et, plus généralement, des
distinctions entre plusieurs niveaux de conceptualité (de la classification à l’usage propositionnel). Il
n’est pas sûr que, pour Brandom, le salut passe sur ce point par l’introduction du pragmatisme en
sciences cognitives.
68
Pragmatisme(s) et sciences cognitives
39
par le pragmatisme) signait l’abandon du projet général des sciences
cognitives. Contre ce raccourci fallacieux, un pragmatisme qu’il est alors
urgent de (re)développer aujourd’hui ne doit pas seulement (voire d’abord)
prendre la forme d’une philosophie de la cognition : il doit également être une
philosophie de la recherche cognitive, accompagnant l’élaboration et la
discussion – dans un esprit faillibiliste et anti-fondationnaliste – de nouvelles
questions, de nouveaux enjeux, et de nouvelles cultures disciplinaires.
VI – PRÉSENTATION DES TEXTES
Je souhaiterais à présent conclure, en introduisant les textes qui composent
ce recueil.
Après avoir évoqué quelques raisons historiques permettant d’expliquer
l’éclipse subie par le pragmatisme en sciences cognitives, Richard Shusterman
suggère dans son texte « Affective Cognition : from Pragmatism to
Somaesthetics », que le pragmatisme classique peut avant tout être mobilisé
pour compléter la définition quaternaire de la cognition comme enchâssée,
incarnée, énactive et étendue, en y ajoutant des dimensions affectives et
esthétiques. Cela passe évidemment par un travail de reconceptualisation de
ces dimensions, travail que l’on peut déjà retrouver chez les pragmatistes
classiques, et qui appelle également des innovations méthodologiques
présentes dans le programme de somaesthétique développé par l’auteur.
Dans son article « Pragmatisme cognitif et énactivisme », Jean-Michel Roy
aborde centralement la question des conditions à partir desquelles il est
possible, de fait et/ou de droit, de parler aujourd’hui d’un pragmatisme cognitif
en sciences cognitives. Afin de répondre précisément à cette question, l’auteur
se concentre sur le cas des théories de la perception, et en particulier sur
l’énactivisme revendiqué d’Alva Noë, qui accorde en effet un rôle central à
l’action dans la définition et l’explication de la perception. Le lecteur trouvera
donc notamment dans ce texte une lecture serrée et singulière d’une variante de
la thèse de la centralité de l’action évoquée plus haut, et des exigences
qu’impose sa défense lorsque l’on s’intéresse à la perception ou lorsque l’on se
réclame d’un pragmatisme cognitif69.
Louis Quéré, dans son texte « Le naturalisme social de Dewey et de
Mead », illustre combien le pragmatisme permet de dépasser le débat stérile
entre naturalisme et anti-naturalisme. Bien souvent, les deux parties raisonnent
69
L’auteur évoque, à la fin de son texte, une distinction que j’avais commencé à élaborer en 2008 entre
tournant pragmatique et tournant pragmatiste, et propose d’autres critères pour définir cette distinction.
Un tournant pragmatique consisterait à donner à l’action une place centrale dans l’analyse de la
cognition : toute théorie de la cognition doit inclure une théorie de l’action ; l’action deviendrait un
explanandum central. Dans le tournant pragmatiste, plus large, l’action deviendrait un explanans
fondamental. Dans les deux cas, une référence au pragmatisme ne serait pas nécessaire ; ce qui ne
signifie nullement que ces tournants seraient « faciles » ou « évidents » (cf.l’analyse faite par J.-M. Roy
du possible « pragmatisme cognitif » de Noë). La distinction faite par l’auteur et relative (me semble-til) au statut de l’action comme explanans ou comme explanandum est importante ; je m’interroge
cependant – et m’interrogeais déjà à l’époque – sur la nécessité de parler ici de pragmatisme lorsque
l’on rencontre des conceptions « motrices » ou « intentionnalistes » de l’action, qui définissent rarement
cette dernière (en tant qu’explanans ou en tant qu’explanandum) en relation avec la conduite, la
situation, ou la culture.
40
Pierre STEINER
à partir d’un concept extrêmement pauvre de « nature », et ne parviennent pas à
envisager l’existence d’autres possibilités permettant de penser la continuité
qui existe entre phénomènes biologiques, phénomènes cognitifs et phénomènes
sociaux, sans adopter un fondationnalisme réductionniste ou une perspective
monocausaliste. C’est à partir des philosophies de l’esprit (et donc la culture et
de la société) de Dewey et de Mead (qu’il différencie sur certains points) que
l’auteur dégage ainsi les éléments d’un naturalisme social, qu’il met
simultanément en dialogue critique avec des revendications « naturalistes »
contemporaines dans le champ de la cognition sociale.
L’article d’Alain Muller « Pratiques et compétences en éducation : quelques
apports possibles et actuels du pragmatisme » expose le potentiel et les usages
concrets, en sciences de l’éducation, de ce que l’auteur appelle une « attitude
pragmatiste ». Cette attitude est ici décrite et comparée aux approches
classiques lorsqu’elle prend pour objet de description les pratiques
d’enseignement et les compétences des travailleurs ou des apprenants. Ce texte
nous permet notamment, si je puis parler ainsi, de prendre concrètement la
mesure des défis descriptifs, méthodologiques et explicatifs que doit
naturellement rencontrer le chercheur pragmatiste qui souhaite accorder une
centralité à l’action ou à la pratique dans un champ d’étude particulier.
Dans leur « Neuropragmatism and the Culture of Inquiry: Moving beyond
Creeping Cartesianism », Tibor Solymosi et John Shook partent du constat
que, contrairement aux apparences, il n’y a pas trop de pragmatisme dans le
champ des études cognitives contemporaines : il n’y en a plutôt pas assez. En
témoigne notamment l’usage encore important et non questionné du concept
d’information pour qualifier ou décrire un grand nombre de fonctions
cognitives, et plus généralement la conservation de nombreux réflexes
cartésiens (internalisme, dualisme esprit-monde, mystère de la conscience,…).
Les auteurs critiquent le maintien de ces réflexes et de ce vocabulaire
(notamment chez Daniel Kahneman), en précisant l’appareil conceptuel et les
buts nouveaux de leur neuropragmatisme en sciences cognitives, buts qui
incluent notamment la prise en compte – à leur juste mesure – des dimensions
socio-culturelles de l’expérience cognitive.
Le texte de Stéphane Madelrieux « Conceptions psychologiques et résultats
pratiques » aborde à nouveaux frais la question des rapports entre la
psychologie de James et son pragmatisme : l’auteur, en se concentrant, sur la
période antérieure aux premiers écrits de James sur le pragmatisme, parvient à
rendre compte de la continuité entre le travail multiforme de James en
psychologie et son pragmatisme. Le texte révèle bien que cette question n’est
pas seulement une question de scholarship : ses enjeux rejoignent des
préoccupations toujours actuelles sur l’origine du pragmatisme, sur les
spécificités du travail de James par rapport à ceux de Peirce et de Dewey, et sur
le statut de la psychologie comme science et comme pratique.
Le titre de l’article de Benoit Gaultier – « Le pragmatisme et les concepts
de la perception : l’iconicité en action » – signifie clairement la double
perspective adoptée par son auteur : reposer clairement la question difficile des
rapports entre les concepts et la perception chez Peirce, notamment dans
l’imagination, et travailler cette question en l’intégrant activement dans les
débats contemporains consacrés aux formats des concepts dans la perception et
Pragmatisme(s) et sciences cognitives
41
dans l’imagination. L’auteur parvient ainsi à faire valoir l’originalité et la
fécondité de Peirce dans ces débats actuels concernant les modalités (ou
l’éventuelle amodalité) de la conceptualité, tout en reconsidérant les thèses
peirciennes à la lumière d’objections contemporaines. Le jalon de Simone
Morgagni complexifie davantage l’entreprise développée par Gaultier, en
suggérant qu’une saisie davantage interdisciplinaire de la question de
l’iconicité permettrait l’éclosion de nouvelles approches faisant radicalement
droit au caractère sémiotique de la perception et de l’imagination, ou
permettrait du moins leur émancipation par rapport à la tradition cognitiviste.
Jean-Pierre Cometti, dans son texte « Y a-t-il un problème de l’esthétique ?
Esthétique, arts et cognition », propose une analyse pragmatiste de débats
actuels consacrés à la possible naturalisation des propriétés et de l’expérience
esthétiques. L’auteur dégage les nombreux dualismes et les présupposés
essentialistes et fondationnalistes qui sont souvent partagés par les deux
parties : tout comme les approches classiques qui proclament l’irréductibilité
de principe d’un reste – ineffable, phénoménal,… – essentiel à l’expérience
esthétique, les thuriféraires d’une « naturalisation de l’esthétique » par
l’intermédiaire de certaines sciences cognitives tiennent pour acquis que l’art
constitue un domaine séparable de nos usages et de nos pratiques, et plus
généralement de nos formes de vie. Dans cette perspective pragmatiste, ce
« problème de l’esthétique » serait dès lors tout aussi artificiel que les fameux
« problème corps-esprit » ou « problème de la conscience ».
Le « Representation and Radical Empiricism » de Teed Rockwell se base
sur des ressources pragmatistes pour critiquer les rejets radicaux et
contemporains du représentationnalisme cognitif, et en particulier la stratégie
anti-représentationnaliste récente d’Anthony Chemero (stratégie qui, elle, ne
doit rien au pragmatisme). L’auteur défend ainsi une forme modérée de
représentationnalisme cognitif, pour laquelle les représentations cognitives sont
de format analogique, et non pas digital ou symbolique. L’interprétation qu’il
propose de la théorie deweyienne de l’enquête l’amène à décrire les
circonstances pratiques à partir desquelles une description représentationnaliste
d’une activité cognitive apparaît légitime.
Les textes de Louis Quéré et de Tibor Solymosi & John Shook présupposent et/ou développent clairement une posture non-représentationnaliste sur
les phénomènes cognitifs à partir du pragmatisme. Le texte de Teed Rockwell
se réclame lui du pragmatisme pour nuancer les critiques contemporaines du
représentationnalisme cognitif. Le propos de Benoit Gaultier, dans son texte
sur les rapports entre concepts et perception chez Peirce, me semble également
solidaire d’une forme de représentationnalisme cognitif. Il était donc inévitable
que des jalons abordent cette question : pas moins de trois jalons (Stewart,
Winters & Swan, Martin & Chemero) portent ainsi sur le texte de Rockwell et
de sa défense d’une forme particulière du représentationnalisme cognitif en
relation avec le pragmatisme. Le jalon de John Stewart repose clairement le
problème, en relation avec les exigences d’un paradigme énactif de la
cognition : minimalement, les usages divergents du pragmatisme en sciences
cognitives nous permettent de constater que la question du
représentationnalisme constitue encore à bien des égards une question
fondationnelle centrale en sciences cognitives, en particulier à une époque
42
Pierre STEINER
marquée par la diversité revendiquée des programmes de recherche (comme le
remarque également Simone Morgagni dans son jalon consacré au texte de
Gaultier). Jonathan Martin et Anthony Chemero répondent au représentationnalisme de Rockwell de deux manières : en suggérant que les critiques
émises par ce dernier à l’encontre de l’anti-représentationnalisme de Chemero
reposent sur certaines confusions conceptuelles et/ou textuelles, et en
exemplifiant, au moyen d’études empiriques, comment il est pratiquement
possible de produire des explications de phénomènes cognitifs sans faire
l’hypothèse de l’existence de représentations mentales – qu’elles soient de
format digital ou de format analogique. Andrew Winters et Liz Swan, quant à
eux, reviennent de manière critique mais également constructive sur le statut
des représentations analogiques dans le texte de Rockwell, sur la manière dont
l’enquête peut s’accompagner de discontinuités, et sur les relations entre
l’argument de Rockwell et certains résultats produits dans les neurosciences.
Le jalon de Yu Zhenhua ne s’élabore pas par rapport à un texte en
particulier, mais par rapport au projet général de ce numéro d’Intellectica. Le
texte de l’auteur enrichit de manière bienvenue les perspectives diverses
adoptées par les auteurs, en présentant dans ses grandes lignes un programme
de recherches déjà bien entamé et consacré à la nature pragmatique de la
connaissance. Cette recherche actuelle emprunte ses sources à Michael
Polanyi, au pragmatisme scandinave, et à Rorty (et ses critiques, comme
Charles Taylor et Barry Allen).
Modalités de naturalisation et/ou de socialisation de la cognition, débats
méthodologiques en sciences de l’éducation, en psychologie et en sciences
sociales, représentationnalisme cognitif vs.anti-représentationnalisme, modes
de définition et/ou d’explication des dimensions pragmatiques, conceptuelles,
affectives et esthétiques de l’expérience et de la cognition… : la liste des points
de recoupement topiques (et pas doctrinaux) entre les articles qui composent ce
numéro est longue. J’espère avoir montré, dans cette introduction, que la
pluralité des perspectives épousées par les auteurs pour aborder ces questions
(et pas seulement elles, évidemment) n’est aucunement hasardeuse ou
opportuniste, mais reflète plutôt avec vigueur les histoires et les devenirs
possibles des pragmatismes.
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