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Pour en être persuadé, il sut de regarder les travaux menés depuis plus de quinze
ans sur l’évolution du service public. On connaît les impulsions données en France par
l’État au tournant des années , à l’instigation du Commissariat général du plan,
mais les études anthropologiques font ressortir que les changements y ont procédé la
plupart du temps par petites touches, par micro-innovations, les unes émanant des
seuls fonctionnaires, qui cherchent ainsi à répondre aux dicultés pratiques qu’ils ren-
contrent, les autres correspondant à une traduction par les agents d’incitations venues
d’en haut 2. Dans tous les cas, ces personnels de service public font preuve d’une capa-
cité interprétative et inventive assez étonnante : cette capacité est l’œuvre d’individus
qui ont appris à décrypter le monde et à faire une lecture sociologique et psychologi-
que des relations entretenues avec les autres, en particulier avec les usagers.
Décrire les dicultés des gens, décrire le travail de ceux qui cherchent à répon-
dre à leurs dicultés, analyser les chaînes de connexion verticales (au premier rang
desquelles gurent les incitations hiérarchiques) et horizontales (comme l’exem-
ple des autres, les transports et échanges d’un univers à l’autre), mettre ainsi en évi-
dence les rapprochements possibles, proposer un cadre interprétatif qui peut par la
suite aussi permettre de construire un cadre d’action, voilà bien ce qui peut être du
travail de sociologue.
L’ambition de cette sociologie-là est donc non seulement de faire le lien entre les
actions individuelles et des schèmes explicatifs, mais aussi, en décrivant sur l’exem-
ple, à partir de l’observation et de l’analyse des pratiques, de mettre en évidence, par
comparaison, par regroupement, par recoupement, des catégories descriptives qui
sont en même temps des catégories possibles d’interprétation.
En ce sens, le sociologue se livre au même travail que tout être social, qui passe
son temps à vivre et interpréter des situations, et par là à construire et à activer des
catégories interprétatives. La principale diérence est que le sociologue en a fait son
métier, il dispose d’une grande panoplie de références et peut sans doute plus rapi-
dement que d’autres faire les rapprochements et les connexions nécessaires qui per-
mettent de généraliser. Mais son travail est d’abord modeste : la plus grande qualité
du sociologue me semble être justement de pouvoir passer de la simple position d’in-
teractant, dans les situations d’enquête de terrain, à celle d’analyste, voire de concep-
tualisateur, position qui dans certains cas peut être de pure récupération… mais il
y a beaucoup de mérite et d’intelligence à savoir raconter des histoires vraies, d’une
manière qui « donne à rééchir » ou « fasse prendre conscience ».
Si la sociologie ne peut avoir la prétention de « faire changer », elle peut assuré-
ment contribuer ou parfois participer au changement. Elle a pour cela deux possi-
bilités. La première consiste à décrire des situations inacceptables, notamment de
domination ou de soumission, plus généralement d’injustice, et en cela susciter le
changement – l’objectif que Bourdieu armait avoir donné à ses écrits sur la repro-
duction à l’école, c’était d’aider les enseignants à en prendre conscience. La seconde
2. Camus et al. .