ED 139 : Ecole doctorale Connaissance,
langage, modélisation
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Mariana DE TOLEDO BARBOSA
L’éthique chez Deleuze
Un corps qui évalue et expérimente
Thèse présentée et soutenue publiquement le 30 mars 2012
en vue de l’obtention du doctorat en Philosophie
de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
sous la direction de Mme Martine DE GAUDEMAR et de M. Roberto MACHADO
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INTRODUCTION
Qu’est-ce que l’éthique chez Deleuze ?
Ainsi donc la question
L’hypothèse centrale de cette thèse est que Deleuze propose une conception originale
de l’éthique, tout au long de son œuvre, mais souvent de manière asystématique, ce qui
explique peut-être pourquoi les commentateurs n’y ont consacré que de petits articles ou des
chapitres de livres1, ou des analyses associées à d’autres questions2. Deleuze distribue les
éléments de son éthique dans tous ses ouvrages, sans forcément le signaler aux lecteurs.
L’objectif principal de cette thèse est de recueillir une partie de ces éléments, de manière à
faire voir l’éthique deleuzienne dans sa richesse et dans sa singularité. La méthode adoptée est
l’examen de l’œuvre de Deleuze dans son ensemble3 y compris les cours enregistrés –, à
partir duquel on essaie de dégager une ligne de lecture de l’éthique deleuzienne qui, sans
épuiser le sujet, parvienne à en donner une perspective nuancée et révélatrice du surgissement
de la question dans la philosophie deleuzienne. Dans ce sens, il est possible de constater que
la production des années 1960 a été privilégiée, malgré les allusions aux ouvrages des autres
périodes. Ce privilège se justifie par une hypothèse secondaire, d’après laquelle l’éthique
deleuzienne se dessine surtout à partir des influences de Nietzsche et de Spinoza, philosophes
1 Pour en citer quelques uns : BRADOTTI, Rosi. « The ethics of becoming-imperceptible ». In: BOUNDAS, C.
(dir.) Deleuze and Philosophy. Edinburgh, Edinburgh University Press, 2006, pp. 133-159 ; HARDT, M.
« Chapter 2: Nietzschean ethics from will to power to an ethics of affirmation ». In: Gilles Deleuze: an
apprenticeship in philosophy. Minneapolis, University of Minnesota Press, 1993/2007, pp. 26-55 ; MAY, T.
« How might one live ? ». In: Gilles Deleuze: an introduction. New York, Cambridge University Press,
2005/2006, pp. 1-25 ; SMITH, D. « The place of ethics in Deleuze’s philosophy : three questions of
immanence ». In: KAUFMAN, E. & HELLER, K. J. (dir.) Deleuze and Guattari: new mappings in politics,
philosophy and culture. Minneapolis, University of Minnesota Press, 1998, pp. 251-269 ; WILLIAMS, J. « 4.
Morals and events ». In : Gilles Deleuze’s Logic of Sense : a critical introduction and guide. Edinburgh,
Edinburgh University Press, 2008, pp. 135-174.
2 Parmi d’autres, on détache : ZOURABICHVILI, F. (1994) « Deleuze, une philosophie de l’événement ». In :
ZOURABICHVILI, F., SAUVAGNARGUES, A. & MARRATI, P. La philosophie de Deleuze. Paris, Presses
Universitaires de France, 2004/2005, pp. 1-116 ; SIBERTIN-BLANC, G. Politique et clinique : recherche sur la
philosophie pratique de Gilles Deleuze. 2006, 984 p. Thèse (Doctorat en Philosophie). UMR 8163 « Savoirs,
textes, langage », Université Charles de Gaulle Lille 3, Lille, 2006 ; MACHADO, R. Deleuze, a arte e a
filosofia. Rio de Janeiro, Zahar, 2009.
3 Les écrits réalisées avec Guattari sont saisies en continuité avec le restant de l’œuvre deleuzienne, et donc
comme faisant pleinement partie de cet ensemble que l’on se propose d’analyser.
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dont les pensées ont été travaillées en détail par Deleuze au début de sa production. Dans les
livres sur Nietzsche et sur Spinoza, on retrouve la plupart des propositions deleuziennes au
sujet de l’éthique. Cela ne veut pas dire que la pensée deleuzienne de l’éthique s’arrête aux
années 1960, mais que l’analyse de cette période de la production de Deleuze est
indispensable même si on veut bien comprendre ce qu’il annoncera plus tard, par exemple,
dans son travail avec Guattari. C’est dans les années 1960 que Deleuze pose les bases de sa
pensée éthique, et qu’il commence à développer les deux versants principaux de cette pensée :
le versant de l’évaluation, dont l’inspiration est Nietzsche ; et le versant de l’expérimentation,
dont l’inspiration est Spinoza4. On pense que les nouvelles composantes de l’éthique
deleuzienne, présentées à partir des années 1970, peuvent facilement s’aligner soit avec l’un,
soit avec l’autre de ces versants principaux, tout en enrichissant encore plus ce qui avait déjà
été proposé auparavant et parfois opérant des déplacements. En outre, ces nouvelles
composantes, issues en grande partie du travail de Deleuze en coopération avec Guattari,
apportent parfois une visée plus concrète de l’éthique deleuzienne.
Dans cette thèse, la formule qui vise à cerner succinctement le problème de l’éthique
d’après Deleuze est la suivante : un corps qui évalue et expérimente. Comme on vient de
l’indiquer, la première moitié de la formule, un corps qui évalue, dérive surtout d’une lignée
de pensée nietzschéenne, et la seconde, un corps qui expérimente, d’une lignée de pensée
spinoziste. Bien que l’on doive signaler encore le spinozisme manifeste de Deleuze lorsqu’il
définit le concept de corps, même dans son premier livre sur Nietzsche, quoique le concept
deleuzien de corps ne soit pas strictement spinoziste, mais inspiré également d’autres
penseurs. Ces deux lignées sont séparées afin d’exposer de manière plus organisée l’éthique
deleuzienne, mais elles se mélangent sans cesse dans le texte deleuzien, et l’éthique est
toujours composée par les deux à la fois. Avant d’explorer les versants de l’évaluation et de
l’expérimentation, il est nécessaire d’éclaircir un point à première vue obscur : pourquoi est-
ce le corps qui évalue et expérimente, et non l’âme, l’esprit ou la conscience ?
Deleuze refuse toute approche de l’éthique qui prenne la volonté ou la liberté comme
points de départ. La conscience, l’âme ou l’esprit comme sièges de la libre volonté sont des
cibles de cette même critique deleuzienne. Deleuze, dans son éthique, dévalorise la
conscience et valorise le corps : c’est le corps qui évalue et expérimente, et non la conscience.
Ou encore, il défend qu’il faut passer par l’évaluation ou l’expérimentation du corps pour
arriver ensuite à une pensée qui évalue et expérimente. Dans la lecture deleuzienne de
4 Dans l’introduction à la deuxième partie, on explique comment le thème de l’expérimentation, qui acquiert
toute son importance dans les années 1970, est à la vérité tributaire de la philosophie de Spinoza.
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Nietzsche, on commence à évaluer d’après la manifestation de la volonté de puissance dans
les forces qualifiées en rapport qui composent le corps et, pendant la formation éthique, un
double incorporel également capable d’évaluer se dégage du corps, dans un mouvement
caractéristique du perspectivisme nietzschéen. Ce double incorporel est aussi appelé
conscience larvaire. On évalue d’abord corporellement jusqu’à ce que la formation éthique
fasse naître, dans un moment postérieur, une conscience larvaire capable, elle aussi, d’évaluer.
Dans l’analyse deleuzienne de Spinoza, le parallélisme rend ce passage du corps à la
conscience encore plus clair. D’abord, on expérimente les affections du corps afin de
connaître les limites de sa capacité affective, de savoir jusqu’où va la puissance d’agir ou
d’exister du mode existant ce que Deleuze traite souvent en faisant allusion à la célèbre
question « qu’est-ce que peut un corps ? » –, et parallèlement, par comparaison, on découvre
ce que peut l’âme ou l’esprit, jusqu’où va la puissance de penser ou de connaître du mode
existant. On commence par expérimenter corporellement et, pendant la formation éthique, on
arrive à deux types de conscience capables, elles aussi, d’expérimenter, la conscience du
deuxième genre de connaissance et la conscience du troisième genre de connaissance.
L’éthique est ainsi un corps qui évalue et expérimente, car la naissance d’une nouvelle
conscience capable d’évaluer et d’expérimenter est conditionnée par la formation éthique qui
s’initie avec le corps. La formation éthique est première par rapport à cette nouvelle
conscience. La conscience déjà donnée avant la formation éthique est une conscience réactive,
qui ne connaît qu’inadéquatement, et ne fait que recueillir les effets des autres corps ou des
autres consciences sur elle, étant complètement inapte à l’évaluation et à l’expérimentation.
Pour évaluer et expérimenter, il faut rompre avec cette conscience déjà donnée dès le début ;
il faut passer par l’évaluation et l’expérimentation corporelles, et s’engager dans la formation
éthique, dont surgira une nouvelle conscience, la seule capable d’évaluer et expérimenter
éthiquement. L’éthique deleuzienne est une éthique corporelle, car la formation éthique
commence nécessairement par le corps, et la conscience éthique est déjà dérivée de cette
formation, donc seconde par rapport au corps éthique. Toutefois, la conscience éthique, une
fois formée, est aussi capable d’évaluer et d’expérimenter que le corps.
L’évaluation est nettement un concept d’origine nietzschéenne, ce que Deleuze
démontre lorsqu’il choisit l’évaluation et l’interprétation5, la valeur et le sens6, comme les
principaux objets de sa lecture de Nietzsche. Le concept d’expérimentation, à son tour, ne
peut pas être dit aussi facilement un concept d’origine spinoziste ; Deleuze lui-même ne le dit
5 N, p. 17.
6 NPh, p. 1.
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pas explicitement. Néanmoins, il y a des indices qui mènent les lecteurs à en conclure,
notamment une série de citations qui agroupent l’expérimentation et quelques thèmes cernés
par la lecture deleuzienne de Spinoza, de manière qu’ils ne font qu’un. Ces citations datent
des années 1970 et 1980. Il n’y a aucune mention à l’expérimentation dans l’ouvrage
deleuzien de 1968 consacré à Spinoza. La raison en est simple : la notion d’expérimentation
n’est pas conçue par Deleuze de la même manière dans les années 1960 et à partir des années
1970. Jusqu’à Logique du sens, daté de 1969, le recours à la notion d’expérimentation se
borne à une discussion sur l’esthétique, et ce n’est que dans Kafka : pour une littérature
mineure, de 1975, qu’elle élargit sa portée et acquiert, en plus, un aspect à la fois
sociopolitique et éthique. La relation de cette notion avec la philosophie spinoziste n’est
indiquée pour la première fois que plus tard, dans Dialogues, de 1976 : « Voilà la question :
qu’est-ce que peut un corps ? de quels affects êtes-vous capables ? Expérimentez, mais il faut
beaucoup de prudence pour expérimenter. »7 Cette relation entre l’expérimentation et la
philosophie spinoziste est une nouveauté par rapport à la première étude deleuzienne sur
Spinoza, ce pourquoi elle n’apparaît que dans la deuxième étude deleuzienne sur Spinoza,
datée de 1981. Cela n’empêche que l’on considère certains éléments du livre de 1968 suivant
une perspective de l’expérimentation. Deleuze le fait lui-même dans son livre de 1981 sur
Spinoza, et rend cette démarche entièrement légitime.
Que ce soient grosso modo Nietzsche et Spinoza à inspirer Deleuze dans le cas de
l’éthique n’est absolument pas surprenant, étant donné que quelques commentateurs ont déjà
indiqué l’importance de ces philosophes pour que Deleuze développe sa propre philosophie8,
et d’autres ont ajouté encore Bergson comme troisième penseur également fondamental9.
Curieusement, pourtant, les éléments empruntés à la philosophie bergsonienne apparaissent
dans l’éthique deleuzienne de biais, ce qui peut conduire le lecteur à supposer qu’ils n’y
figurent pas. Cette première impression sur l’absence de l’héritage bergsonien s’avère fausse,
comme on a l’occasion de le constater, par exemple, lors de la considération du concept de
mémoire. Ce concept, originaire de l’œuvre de Bergson, et ensuite repris et relu par Deleuze,
7 D, pp. 75-76.
8 Parmi d’autres : MACHADO, R. Deleuze, a arte e a filosofia. Rio de Janeiro, Zahar, 2009 ; et ZAOUI, P. « La
« grande identité » Nietzsche-Spinoza : quelle identité ? ». In : Philosophie. Paris, Minuit, numéro 47, septembre
1995, pp. 64-84.
9 Pour en citer quelques uns, HARDT, M. (1993) Gilles Deleuze, an apprenticeship in philosophy. Minneapolis,
University of Minnesota Press, 2007 ; et PÉLBART, P. O tempo não-reconciliado. São Paulo, Perspectiva, 1998.
Michael Hardt attribue à Deleuze une éthique nietzschéenne en rapport avec une pratique spinoziste :
« Deleuze’s construction of an ethical horizon within the framework of Nietzsche’s thought brings to light the
questions that make possible (or indeed necessary) his subsequent investigation of Spinozian practice »
(HARDT, 1993, p. 26).
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