Pluralisme législatif camerounais et droit international privé Collection Logiques Juridiques dirigée par Gérard MARCOU Le droit n'est pas seulement un savoir, il est d'abord un ensemble de rapports et pratiques que l'on rencontre dans presque toutes les formes de sociétés. C'est pourquoi il a toujours donné lieu à la fois à une littérature de juristes professionnels, produisant le savoir juridique, et à une littérature sur le droit, produite par des philosophes, des sociologues ou des économistes notamment. Parce que le domaine du droit s'étend sans cesse et rend de plus en plus souvent nécessaire le recours au savoir juridique spécialisé, même dans des matières où il n'avait jadis qu'une importance secondaire, les ouvrages juridiques à caractère professionnel ou pédagogique dominent l'édition, et ils tendent à réduire la recherche en droit à sa seule dimension positive. A l'inverse de cette tendance, la collection «Logiques juridiques» des Éditions L'Harmattan est ouverte à toutes les approches du droit. Tout en publiant aussi des ouvrages à vocation professionnelle ou pédagogique, elle se fixe avant tout pour but de contribuer à la publication et à la diffusion des recherches en droit, ainsi qu'au dialogue scientifique sur le droit. Comme son nom l'indique, elle se veut plurielle. Dernières parutions BEURDELEY Laurent, Politique agricole commune et fraudes aux dépenses agricoles de l'union européenne, 1998. DUBOURG-LA VROFF S. et DUPRAT J.P. (eds.), Droits et libertés en Grande-Bretagne et en France, 1999. SAISON Johanne, Le risque médical, 1999. DECRETON Séverine (éd.), Service public et lien social, 1999. HUNOUT Patrick, Droit du travail et culture sociale, l'exemple allemand, 1999. JEANNIN L., MENEGHINI M., PAUTI C., POUPET R., Le droit d'asile en Europe, 1999. MBONGO Pascal, La gauche au pouvoir et les libertés publiques (1981-1995), 1999. Brigitte Djuidje Pluralisme législatif camerounais et droit international privé Préfacede Ibrahim Fadlallah Éditions L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris L 'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9 Ouvrage honoré d'une subvention de l'Université de Dschang (Ç)L' Harmattan, 1999 ISBN: 2-7384-8076-4 Préface 1.- L'une des difficultés classiques du droit international privé réside dans l'articulation d'une règle de conflit avec un système pluraliste. Des solutions ont pu être dégagées; elles paraissent satisfaisantes si la règle de conflit internationale est claire et que le système pluraliste désigné fournit les instruments nécessaires à la détermination du sous-ensemble juridique approprié. Mais les choses sont plus complexes lorsque l'on se place, d'emblée, au cœur d'un système pluraliste non achevé. Mademoiselle DJUIDJE était tout désignée pour s'attaquer au redoutable cas du Cameroun, où le pluralisme juridique s'épanouit sous ses variétés les plus diverses, et le droit international privé s'ébauche au rythme des décisions rares. L'absence en droit camerounais d'un texte législatif édictant, comme au Sénégal, au Gabon, au Togo, au Burundi, au Burkina Faso et dans bien d'autres Etats, une réglementation générale du droit international privé; l'impossibilité pour l'heure de dégager de la jurisprudence camerounaise une théorie générale des conflits de lois; la spécificité de l'ordre juridique camerounais caractérisé par la coexistence sur le même territoire non seulement de deux droits « modernes », à savoir le système de codification hérité du droit français (dans les provinces francophones) et le système de Common Law (dans Préface les provinces anglophones), mais aussi d'environ deux cents coutumes tribales; l'existence en droit interne camerounais, dans les matières encore tributaires du pluralisme législatif, de conflits interpersonnels opposant tantôt le droit « moderne» au droit coutumier et tantôt les droits coutumiers entre eux, et de conflits interrégionaux opposant le droit d'origine française et le droit d'origine anglaise; l'incidence inévitable de cette complexité des conflits internes sur le règlement des conflits internationaux de lois impliquant le Cameroun: voilà autant d'éléments qui confèrent à l'ouvrage de Mademoiselle DJUIDJE un vif intérêt, non seulement pour le Cameroun, mais pour l'élaboration d'un système de conflit conciliant des données aussi complexes. 2.- Le terrain n'était certes pas vierge. Notre collègue POUGOUE avait, dans sa thèse remarquée sur «La famille et la terre - Essai de contribution à la systématisation du droit privé camerounais» (Bordeaux, 1977) attiré l'attention sur la nécessité d'élaborer un droit international privé camerounais. Monsieur BANAMBA «( Les conflits de droits et de lois dans le système juridique camerounais », Paris 1993) avait surtout réfléchi sur les conflits internes. Il revenait à Mademoiselle DJUIDJE de se saisir du problème dans toute son ampleur et de poser quelques fondements pour un droit international privé camerounais harmonisé. 3.- En suivant un plan éprouvé, consacré d'abord à l'élaboration de la règle de conflit, puis à son fonctionnement, Mademoiselle DJUIDJE a permis à son travail de s'exprimer sans fioritures, en se moulant dans les concepts reçus, qui rattachent, il est vrai, le Cameroun à la culture juridique française. Elle se situe ainsi dans la lignée intellectuelle du doyen Batiffol. VI Préface 4.- Mademoiselle DJUIDJE s'interroge d'abord sur la structure de la règle de conflit. Si elle maintient la distinction de la catégorie et du facteur de rattachement, elle nourrit l'une et l'autre de considérations spécifiques: pour diverses raisons, la distinction du statut réel et du statut personnel perd de son intérêt en droit camerounais, au profit d'une conception élargie du statut personnel conforme à la tradition africaine. La nationalité apparaît alors comme le rattachement le plus approprié, relayée par l'appartenance tribale, plutôt que par le domicile. L'auteur démontre avec pertinence que la notion de domicile, retenue dans la partie anglophone, est puisée dans la Common Law et révèle un lien entre un individu et un système de droit, de sorte qu'il est plus proche de l'appartenance personnelle que de la résidence habituelle. Mademoiselle DJUIDJE évite délibérément les solutions qui bouleverseraient la réalité camerounaise. Elle prône la loi nationale du mari pour des considérations d'opportunité tirées de la structure familiale camerounaise; elle admet le principe de la primauté du droit moderne lorsqu'il est en conflit avec le droit coutumier. 5.- Le fonctionnement de la règle de conflit est à son tour l'objet d'intéressants développements, notamment sur le problème de qualification. L'auteur est ici plus audacieux: le lien entre la qualification lege causae et le pluralisme est rompu, au profit d'une qualification lege fori à partir, non pas du seul droit moderne, mais du droit camerounais dans son ensemble incluant le droit coutumier. La tâche n'est pas toujours facile mais la solution a l'avantage de ne pas ignorer le droit existant, en attendant le « droit commun futur ». Son mérite s'appréciera, durant cette phase transitoire, selon l'aptitude des juristes camerounais à dégager des qualifications harmonieuses puisées à diverses sources d'inspiration parfois divergentes. Mais la qualification peut répondre à une telle pluralité, par delà les solutions matérielles contraires. VII Préface Le travail de Mademoiselle DJUIDJE est riche d'enseignement et agréable à lire. Il laisse augurer d'une brillante carrière de l'auteur au service des étudiants de son pays. Ibrahim FADLALLAH Professeur à l'Université de Paris X VIII Principales abréviations art. Bull. C.A. Casso civ. C.S. C.S.C. C.S.C.O. D. Fasc. G.A. G.P. J.O. R.C.D. R.C.D.I.P. Article Bulletin des arrêts de la Cour Suprême du Cameroun Cour d'appel Cour de cassation française, chambre civile Cour Suprême Cour Suprême du Cameroun Cour Suprême du Cameroun oriental Recueil Dalloz Fascicule Grands arrêts de la jurisprudence de droit international privé (par Ancel et Lequette) Gazette du Palais Journal officiel Revue camerounaise de droit Revue critique de droit international privé IX Principales abréviations Rec. R.J.P.LC. R.J.P.U.F. S. T.G.I. T.P.D. T.P.I. x Recueil Revue juridique et politique indépendance et coopération Revue juridique et politique de l'Union française Sirey Tribunal de grande instance Tribunal de premier degré Tribunal de première instance ~I INTRODUCTION 1.- Le Cameroun, point de concours des flux ethniques et culturels du continent africain a - avec raison - été appelé "l'Afrique en miniature" ou encore "la synthèse de l'Afrique Sud-Saharienne "1. De ce fait, il est difficile d'envisager le problème du droit international privé camerounais sans avoir à l'esprit les nombreux écrits des juristes de langue française2 qui, dès les premières années des indépendances, se sont évertués à élaborer une théorie générale du droit international privé 1. GAILLARD(Ph.)- Le Cameroun. L'Hannattan. 1. 1, 1989, p. Il. 2. EMANE( 1.)- "Les conflits de lois en Afrique noire". Thèse polycopiée, Dakar. 1963; 1. FOYER. "Problèmes de droit international privé dans les relations entre la France et les nouveaux Etats africains d'expression française", Travaux du comité français de droit international privé, 1963. p. 139; Ph. FRANCESCAKIS. "Problèmes de droit international privé de l'Afrique Noire indépendante", Recueil des cours de l'Académie de droit international, La Haye. 1964, II, p. 272; "Le droit international privé dans le monde privé post-colonial. Le cas de l'Afrique Noire", Clunet, 1973, p. 46; F. BODCKAERT, " Les règles de conflits de lois en Afrique noire", Penant, 1967, p. 1; P. BOUREL. "Réalités et perspectives du droit international privé de l'Afrique noire francophone dans le domaine des conflits de lois", Clunet, 1975, p. 17; " Les conflits de droits", in : Ency. Jurid. de l'Afrique. N.E.A. 1982, Vol. I, Chap. XVII, p. 423. Introduction africain 1. Ces études révèlent clairement une certaine unité juridique africaine. Mais elles ne doivent pas induire en erreur; cette unité ne doit pas nous amener à nier la singularité, le particularisme de chaque Etat africain. Rien n'est en effet plus inexact que de parler du "droit africain" si ce singulier sousentend une unité absolue de contenu de la matière du nord au sud et de l'est à l'ouest du continent2. 2.- Le Cameroun est, en Afrique Sud-Saharienne, "l'unique héritier d'une triple colonisation, source virtuelle, dira-t-on, de richesses culturelles et d'ouverture diplomatique, mais surtout source très réelle de problèmes particuliers"3, notamment dans le domaine juridique. Même s'il a parfois été reconnu que l'histoire a sa place plutôt dans les musées qu'au palais4, son secours s'avère ici absolument nécessaire pour mieux cerner les contours actuels du système juridique camerounais, système dont le pluralisme législatif et judiciaire marque la singularité. Colonie allemande de 1884 à 1916, le Cameroun est, après la défaite allemande de 1918, réparti entre la France et l'Angleterre. Par acte signé à Londres le 20 juillet 1922, la France s'engage en effet à l'égard de la S.D.N. à assumer la 1. En effet très peu d'études ont été consacrées à l'évolution du droit international pri vé d'un Etat africain détenniné, à l'exception du droit sénégalais (Cf. P. BOUREL. "Le nouveau droit international privé sénégalais de la famille", Rev. Sénégalaise de droit, 1973, p. 5, jurisclasseur droit comparé, Sénégal, fasc. 3, Droit international privé, 1978); et plus récemment du droit ivoirien (Cf Laurence IDOT. "Eléments d'un droit international privé africain: l'exemple de la Côte - d'Ivoire". Rev. jurid. africaine. n° 1, 1990, p. 7.) 2. VANDERLINDEN( 1.)- Les systèmes iuridiques africains. Que sais-je? P.D.F., 1983, pp. 13-14. 3. GAILLARD(Ph.)- op. cit. pp. 12-13. 4. MORNET(M.)- "Du rôle et des droits de la jurisprudence en matière civile". Thèse, Paris, 1904, p. 75. 2 Introduction gestion et la sauvegarde des intérêts du Cameroun dans la région-est (représentant les 4/5ème du territoire). La régionouest est à son tour placée sous mandat britannique. Ce régime de mandat dure jusqu'à la mise en œuvre des Accords de Tutelle approuvés par l'Assemblée Générale des Nations Unies le 13 décembre 1946. Le Cameroun-est est alors confié à la tutelle de la France, le Cameroun-ouest à la tutelle du Royaume-Uni 1. 3.- Avec cette implantation de l'ordre colonial au Cameroun, font irruption sur son sol divers ordres juridiques, ceux des métropoles coloniales. Vue sous cet angle du droit, l'histoire du Cameroun rejoint à quelques exceptions près, celle de tous les Etats africains colonisés. Débarquant en Afrique en prônant avec excès de zèle la politique dite "d'assimilation" les Etats européens vont très vite réaliser que la colonisation a pour effet de mettre en contact des peuples que séparent non seulement l'origine, mais encore la religion, les mœurs, la législation. C'est la raison pour laquelle, après les tentatives, toutes avortées, d'implantation du seul droit du colonisateur, ces Etats vont se résoudre à reconnaître l'existence des droits originellement africains2 en tant que 1. VERGNAUD(P.)- "La levée de la tutelle et la réunification du Cameroun". R.lP.I.C., 1964, p. 556. 2. Par droits originellement africains, il convient d'entendre les droits des sociétés peuplant l'Afrique avant que ne se manifestent sur le continent des influences étrangères importantes et durables. Les auteurs sont unanimes pour reconnaître la confusion qui ressort des multiples vocables utilisés pour désigner ces droits. Selon J. VANDERLINDEN, les européens, abusés par le caractère oral des droits originellement africains et considérant eITonément que l'oralité est nécessaire et suffisante pour identifier la coutume, source fonnelle de droit, ont couvert l'ensemble de ces droits des vocables coutumes ou encore droits coutumiers. Ultérieurement, l'adjectif traditionnel a remplacé l'adjectif coutumier, une nouvelle opposition étant ainsi, consciemment ou non, créée entre droits dits traditionnels et droits dits modernes, c'est-à-dire confonnes aux stéréotypes coloniaux. ( Cf. Les systèmes juridiques africains, op. cit., p. 81.). Etienne LEROY quant à lui estime qu'il est banal de constater 3 Introduction composante des systèmes juridiques coloniaux 1. Mais cette coexistence des droits africains avec le droit importé est doublement contrôlée: un contrôle quantitatif et un contrôle qualitatif. Le contrôle quantitatif aboutit à limiter considérablement le champ d'application des droits africains d'origine. En effet, ce n'est pas la totalité de ces droits qui est conservée dans le système colonial. L'essentiel des matières de droit public sont le plus souvent totalement écartées au bénéfice de l'ordre juridique importé. Il en va de même pour la partie du droit qui organise les rapports de production, le droit économique, le droit commercial et le droit du travail. En fait, la part laissée aux droits originellement africains est principalement constituée par les matières de droit privé, dans celles-ci préférentiellement celles qui tiennent à l'organisation de la famille2. Cette réduction quantitative se double par ailleurs d'un contrôle qualitatif car la partie qui est conservée des droits originellement africains ne le sera que dans la mesure où par l'un ou l'autre de ses aspects, elle ne heurte pas les principes sous-tendant l'ordre colonial3. La mission "civilisatrice" que s'attribue le colonisateur est ici pleinement remplie. Malgré cette inégalité flagrante entre les deux ordres de droits en que l'on confond "droits traditionnels" et "droits coutumiers" ou "droit local", et qu'en ignorant l'adaptabilité de la coutume, on en fait une pièce de musée d'un droit archaïque, alors qu'elle apparaît dans les secteurs les plus dynamiques du droit contemporain des pays dits "développés". (Cf "La fonnation des droits "non étatiques"". Ency. jurid. de l'Afrique. N.E.A. 1982, Vol. I, Chap. XV, p. 353.) 1. VANDERLJNDEN(l)- op. cit., p. 87. 2. Le droit de la famille, en raison de son importance quotidienne pour les populations et de ses racines sociologiques particulièrement profondes, constitue en effet le noyau dur de la résistance du droit traditionnel à l'assaut des droits d'origine étrangère. 3. ALLOTT(A.) et autres. Magistrats au temps des colonies. Espace juridique. 1988, p. 20. 4 Introduction présence, le système juridique colonial est dit "dualiste" l, dualité qui a une incidence directe sur l'organisation judiciaire coloniale. 4.- La justice sous le régime colonial est en effet caractérisée par la coexistence de deux ordres de juridictions. D'une part les juridictions de droit d'origine européenne, composées principalement de magistrats professionnels, appliquant les lois analogues à celles de la métropole, et connaissant de toutes les affaires impliquant un Européen ou un Africain ayant renoncé à son statut personnel particulier. D'autre part, les juridictions appelées indigènes (puis de droit local, à partir de 1954) composées de notables africains, appliquant la coutume et connaissant de toutes les affaires entre habitants de statut personnel coutumier2. La caractéristique du système colonial est donc bien le pluralisme juridique et un pluralisme soigneusement hiérarchisé. Le conflit opposant les deux composantes de l'ordre juridique colonial se résout en principe aux dépens des droits traditionnels, qui demeurent une législation d'exception, et au profit du droit d'origine 'européenne qui est imposé comme droit commun. Cependant, on ne peut perdre de vue que ce dernier est un droit qui ne s'applique qu'à une infime minorité de la population des territoires concernés. On aurait pu penser que la "décolonisation" allait peut-être remettre en cause le droit de l'ex-puissance colonisatrice. 5.- Or, à leur accession à l'indépendance, sous prétexte de parer au risque d'un vide juridique, les nouveaux Etats africains 1. Alors que la dualité eut supposé la coexistence de deux ordres juridiques parallèles et d'égale valeur. (Cf. R. DEGNI-SEGUI. "Codification et Unification du droit". Ency. jurid. de l'Afrique. N.E.A. 1982. Vol. I. Chap. XVIII, p. 453). 2. ALLOTT(A.) et autres, op. cit., p. 91. 5 Introduction vont succéder purement et simplement à l'ordre juridique interne colonial. Les Constitutions adoptées par ces pays après leur accession à la souveraineté internationale vont, en effet, maintenir en vigueur la législation et la réglementation coloniales applicables à leur territoire sous la double réserve de leur compatibilité avec la loi fondamentale et de leur modification par le nouveau souverain national1. Le droit étranger, ainsi "naturalisé"2 constitue dans les nouveaux Etats africains ce qu'il est convenu d'appeler le "droit moderne". 6.- Le Cameroun n'échappe pas à cet esprit de continuité3; mais les généralités s'arrêtent là, car avec à son actif deux "droits modernes", le Cameroun sort du lot africain. En effet, alors que le Cameroun sous tutelle française accède à l'indépendance le 1er janvier 1960, le Cameroun sous tutelle britannique voit se dérouler sur son territoire à la veille de l'indépendance deux référendums distincts pour le nord et le sud du pays. Dans la première région, les populations se prononcent pour le rattachement au Nigeria; dans la seconde, un choix est fait en faveur de l'indépendance (le 1er octobre 1960) qui aboutit à une fédération avec le Cameroun oriental. On rattache ainsi à un Etat de colonisation juridique française une minorité de colonisation juridique anglaise4. 1. DEGNI-SEGUI(R.)- "Codification et Unification du droit". Ency. jurid. de l'Afrique. Vol. I. p. 453. 2. Car les lois et décrets du prédécesseur colonial cessent de lui appartenir pour devenir les lois et décrets du successeur africain. (Cf. R. DEGNI-SEGUI. "Codification et Unification du droit". Ency. jurid. de l'Afrique. Vol. I, op. cit., p. 454). 3. Cf. Art. 51 de la Constitution du 4 mars 1960; art. 46 de la Constitution du Cameroun Fédéral du 1er septembre 1961. 4. Si sur le plan juridique les traces du passage des Allemands sur le telTitoire camerounais ont été très vite effacées, il n'en est pas de même de celles des Français et des Anglais. Le fait que les langues officielles du Cameroun soient le Français et l'Anglais est très significatif. 6 Introduction L'artifice qui permet cette juxtaposition est un pseudo fédéralisme à deux qui se termine d'ailleurs par la conversion de l'Etat Fédéral en un Etat Unitaire par la Constitution du 2 juin 1972 dont l'article 38 dispose 1: "les législations résultant des lois et règles applicables dans les Etats fédérés à la date de prise d'effet de la présente Constitution restent en vigueur dans leurs dispositions qui ne sont pas contraires aux stipulations de celle-ci tant qu'elle n'aura pas été modifiée par voie législative ou réglementaire." Les droits d'origine française et anglaise applicables au Cameroun pendant la période coloniale sont donc aujourd'hui considérés comme faisant partie intégrante de la législation camerounaise2. 7.- "Quid" des droits traditionnels? Alors que certains Etats africains nouvellement indépendants ont supprimé de façon radicale les sources du 1. Depuis la loi n° 96-06 du 18 janvier 1996 portant révision de cette Constitution, ces dispositions sont ceux de l'article 68. 2. Certes, l'unification du Cameroun a eu une répercussion sur le plan juridique dans la mesure où dès août 1972, une série de textes unifie l'organisation judiciaire jusque-là différente dans les deux anciens Etats fédérés (Il s'agit notamment de l'Ordonnance n° 72/4 du 26 août 1972 portant organisation judiciaire, et l'Ordonnance n° 72/6 du 26 août 1972 fixant l'organisation de la Cour Suprême). Mais force est de constater que sur le fond du droit, l'unification n'est pas encore réalisée et semble même de réalisation difficile. L'exemple de l'Ordonnance n° 81/02 du 29 juin 1981 réglementant l'état civil au Cameroun est à cet effet significatif. Ce texte supposé d'application générale "brille cependant par son inefficacité parce qu'il ne règle pas tous les problèmes relatifs à l'état civil." (La question de l'adoption par exemple n'est que partiellement traitée). Cf. B. BANAMBA. Les conflits de droits et de lois dans le système juridique camerounais. Thèse, Paris, 1993, p. 95, note 168. 7 Introduction droit traditionnel1, le Cameroun a opté pour la suppression graduelle des institutions traditionnelles et pour la substitution progressive du droit moderne au droit traditionnel. Pour ce faire, il a conservé à titre transitoire le système de la dualité de juridictions et de ce fait, a accordé un sursis aux tribunaux traditionnels et corrélativement au droit traditionnel. Or, plus de trois décennies après l'indépendance, la période transitoire semble se prolonger indéfiniment: dualité de juridictions et dualité de droits sont encore les traits marquants du système juridique camerounais. Faut-il accuser ici la lenteur du législateur camerounais ou tout simplement constater, avec M. Degni-Segui, que: "parfois le poids de la tradition est tel que le législateur, malgré sa volonté déterminée de "modernisme ", est obligé defléchir et de reconnaître le droit traditionnel"?2 La deuxième attitude nous semble préférable, car correspondant mieux à la réalité. En effet, si le Cameroun a pu être classé parmi les Etats africains nouvellement indépendants dont la codification3 peut être considérée comme la plus complète ou plus précisément la plus abondante4, c'est que le législateur camerounais n'est pas resté totalement inactif dans le domaine du droit privé depuis l'accession du Cameroun à la souveraineté internationale. Mais malgré son option résolument "moderniste", car il fait beaucoup plus de place au droit 1. L'exemple le plus frappant est celui de la Côte-d'Ivoire qui, procédant à une réforme d'ensemble en 1964 dans les neuf lois civiles du Il octobre, a supprimé d'un trait de plume les institutions traditionnelles. 2. DEGNI-SEGUI(R.)- "Codification et Unification du droit". Ency. jurid. de l'Afrique. V01.I, p. 472. 3. Entendue dans un sens large et englobant non seulement les codes, mais l'ensemble des réformes entreprises par les législateurs africains. 4. DEGNI-SEGUI(R.)- "Codification et Unification du droit". Ency. jurid. de l'Afrique. Vol. I, p. 462. 8 Introduction moderne qu'au droit traditionnel l, ce dernier résiste tout comme durant la période coloniale particulièrement dans le domaine du droit de la famille, L'exemple du mariage polygamique (considéré comme une institution du droit traditionnel) est assez symptomatique de ce phénomène, En effet, après avoir adopté une attitude équivoque à l'égard de la polygamie dans sa première expérience de codification du droit de la famille tentée en 19662, le législateur camerounais dans sa seconde législation de 1968 en fait un régime de droit commun3 sans aucune limitation légale du nombre des épouses4, Dans le même ordre d'idée, l'on peut également souligner la question de la validité des mariages célébrés en la forme coutumière, En effet, après avoir rendu obligatoire, pour tous, la célébration du mariage par l'officier d'état civil dans la loi du Il juin 1968 précitée, le législateur camerounais corrige sa position dans l'Ordonnance du 29 juin 1981, portant organisation de l'état civil, dont l'article 81, alinéa 1 dispose: "Les mariages coutumiers doivent être transcrits dans les registres d'état civil du lieu de naissance ou de résidence de l'un des époux", 1. Il est d'ailleurs aidé en cela par le juge qui, même en l'absence de textes législatifs renfennant expressément le principe du recours subsidiaire au droit moderne en cas de silence ou d'obscurité de la coutume, l'applique néanmoins, se confonnant en cela à la jurisprudence coloniale, 2. En effet, l'article 5 de la loi du 7 juillet 1966 portant diverses dispositions relati ves au mariage se contente de pennettre à la femme mariée sous le régime monogamique de faire opposition à un nouveau mariage de son conjoint. 3. L'article 43-d de la loi n° 68/LF/2 du Il Juin 1968 portant organisation de l'état civil dispose en effet que "l'acte de man'age doit mentionner le cas échéant, la déclaration expresse faite par les époux qu'ils entendent contracter un man'age monogamique", 4. L'Ordonnance du 29 juin 1981 portant organisation de l'état civil, qui a abrogé les textes ci-dessus cités, a établi l'égalité entre les deux formes de mariage monogamique et polygamique, L'article 49 de cette Ordonnance exige en effet que la fonne polygamique ou monogamique du mariage, choisie par les futurs époux, soit mentionnée dans l'acte de mariage, 9 Introduction Ainsi, bien qu'il apparaisse difficilement concevable que dans le cadre d'une même nation coexistent deux ordres juridiques en situation conflictuelle permanente et "qu'une hiérarchie s'établisse entre les individus à partir des droits applicables"l, la dialectique droit moderne/droit traditionnel est pourtant d'actualité au Cameroun. Il nous est donc difficile d'être totalement d'accord avec Babacar Sine2 lorsqu'il affirme que: "le Monde traditionnel s'est écroulé", que "la dialectique tradition/modernité dépérit ou ne représente plus qu'un phénomène de surface ayant perdu beaucoup de sa consistance" . 8.- A côté de ce conflit opposant le droit moderne et le droit traditionnel - conflit dit interpersonnel car chacun de ces droits applicables a pour ressort non un territoire ou une région mais un groupe social déterminé - il existe en droit interne camerounais un autre conflit du même type mais mettant en compétition deux coutumes. Pour résoudre ce conflit intercoutumier, le procédé du conflit de lois (qui consiste à envisager une matière déterminée pour confier sa réglementation à l'une des lois en conflit) a été retenu par le décret n° 69/DF/544 du 19 décembre 1969 fixant l'organisation judiciaire et la procédure devant les juridictions traditionnelles à l'ex-Cameroun oriental. Quant au conflit opposant les deux droits modernes à savoir les droits d'origine française et anglaise, il contribue à rendre plus complexe l'ordre juridique camerounais car aux conflits interpersonnels ci-dessus évoqués, il faut ajouter un conflit interterritorial. C'est qu'en fait, l'unification 1. KOUASSIGAN(G. A.)- Quelle est ma loi? Tradition et modernisme dans le droit privé de la famille en Afrique francophone. A. Pedone, 1974, p. 100. 2. Cité par GONIDEC. in: "Introduction". Ency. Jurid. de l'Afrique. N.E.A. 1982, Vol. I, p. 11. 10