Annales FLSH N° 19 (2015) L’ONTOLOGIE DE KAGAME : UNE PHILOSOPHIE DU LANGAGE SUR FOND DE METAPHYSIQUE Par Pr BOSISE BONGOLI René1 et BEKEKA LIKANE2 ABSTRACT For our opinion, Alexis Kagamé offers us the opportunity to rest the question of the origin or the absolute, the question of report between the existence and him preexisting, that means the man's opening to the being's transcendence from the African linguistic categories. The research of a metaphysical knowledge is as well indispensable to the scientist that to all reasonable man, because it is a lot of questions that escape the science and that, therefore, call metaphysical solutions. For example, from where do come - us? Does this question send back at the origin of the man. That is - us? This question sends back to its nature. Or let's go - us? This last sends back to the one of his/her/its destiny. Indeed, Alexis Kagamé is one of the philosophers Africans of the colonial time to propose a to be the language in order to discover an ontology there. However well often, one evokes his/her/its name as much as the one of Tempels, especially in our generation without a knowledge either deepened sufficient of their œuvres. To this title, our author deserves philosopher's name. 1 2 Professeur Associé à l’Université de Kisangani Assistant à l’Université d’Ikela 1 Annales FLSH N° 19 (2015) 0. INTRODUCTION Depuis les temps anciens, les hommes ont toujours cherché à obtenir une compréhension des événements, souvent énigmatiques qui se produisent dans le monde qui les entoure. Les différents mythes, qu’on trouve chez tous les peuples, ont été souvent conçus, imaginés dans le but de rendre compte de l’existence même du monde et de l’homme lui-même, de la vie et de la mort, de mouvement de la terre, de la succession régulière des jours et des nuits, etc.… si nous quittons ce monde de mythe pour suivre la marche de la pensée proprement métaphysique ou réflexive, nous assistons à ce même effort d’expliquer rationnellement le monde par des causes dernières. Ce besoin de comprendre le pourquoi de ceci ou de cela, cette recherche d’une explication totale est une quête proprement métaphysique. N’étant pas satisfait des vérités qui proviennent de la connaissance vulgaire (qui se contente de l’opinion) et de la connaissance scientifique (qui se limite au paraitre), l’esprit humain en est arrivé à chercher un autre type de connaissance qui le ferait pénétrer plus à fond dans l’explication des choses, c’est-à-dire une connaissance des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes et non telles qu’elles paraissent, au fond il s’agit de la connaissance de l’être et non de l’étant comme tel, bref une connaissance de l’absolu et non du relatif. Ainsi, comme le remarque Aristote, le plaisir de savoir qui commence par le plaisir de percevoir et de sentir, atteste que savoir est pour l’homme une activité conforme à la nature, bien plus ancré dans sa nature, dont il est, pour ainsi dire une tendance. Ce plaisir est d’abord, pour le vivant, le plaisir même de vivre. Mais « l’être humain dispose de beaucoup plus que la faculté de sentir : il est capable de développer un savoir » (ARISTOTE, 1992, 1003a33§, p 12). Car, l’expérience nous apprend simplement que la chose est, elle ne nous dit pas le pourquoi des choses. Il y a en tout cas plus que ce que nous voyons et palpons, Plus que ce que dit la science. La véritable réalité serait ailleurs, au-delà ou en deçà, et au besoin à l’intérieur, et requiert un radical changement d’optique. Pour une meilleure appréhension de cet essai, nous nous proposons d’évaluer dans un premier point l’ontologie de KAGAME et d’exhumer son statut, ensuite montrer en quoi sa 2 Annales FLSH N° 19 (2015) philosophie est une systématisation et prise de conscience de la pensée intuitive, et enfin donner une appréciation critique. 1. LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE D’ALEXIS KAGAME 1.1. Considérations d’ordre historique : orientation de la philosophie de Kagame A titre de rappel, le père Placide Tempels fait figure de pionnier à partir de son chef d’œuvre sur la philosophie Bantu. A. Kagame et d’autres l’ont suivi. Mais cette problématique sur l’existence de la philosophie africaine, était au centre de plusieurs polémiques. C’est pour quoi, selon Bwanga Wa Mbenga, cette tendance débutait une grande bataille théorique entre deux camps : « ceux qui affirment l’existence de la philosophie africaine (Tempelsiens) et les négateurs de l’existence de cette même philosophie » (BWANGA WA MBENGA, 1981, p.21). Tempels avait eu le mérite d’émettre pour la première fois son hypothèse de l’existence d’une philosophie bantu. C’est à ce titre qu’il passe pour le pionnier de la philosophie africaine. Pour Bwanga, « A. Kagame confirme d’ailleurs l’existence d’une philosophie bantu intuitive, c'est-à-dire l’agir humain sous la conduite des principes rationnels, à travers toute son œuvre philosophique » (BWANGA WA MBENGA, 1981, p.21). Ceci revient à dire que le souci de Kagame, c’est de distinguer la philosophie bantu de la philosophie en tant que métaphysique. Cela étant, dans l’ethno philosophie des bantu, Kagame commence par les considérations d’ordre historique : il parle des bantu et de leurs langues. Le mot bantu, écrit-il, « évoque un groupe humain qui peuple à peu près les tiers du continent africain » (A. KAGAME, 1975, pp. 93-111). C’est pourquoi nous estimons que malgré que les bantu n’appartiennent pas une même race, ils partagent cependant les éléments généraux d’une même civilisation. Car le critère de leur unité culturelle est le système de langues à classes. Les substantifs de ces langues, dont les racines restent généralement inchangées, comportent un élément linguistique se plaçant immédiatement avant la racine du mot. Cet élément que Kagame nomme « classificatif », note Bwanga, a deux formes : « l’une identifie le singulier et l’autre le pluriel » (BWANGA WA MBENGA, a. c, p.26). Autrement dit, dans toute la zone bantu, le substantif comporte un élément linguistique qui se place avant la racine du mot. Cet élément s’appelle classificatif ou préfixe qui comporte deux genres, dont l’un singulier et l’autre le pluriel, tandis 3 Annales FLSH N° 19 (2015) que la racine reste invariable. C’est pourquoi. « Muntu » au singulier homme et « ba-ntu » aux pluriels singuliers hommes. Nous constaterons que « la racine ntu, mu et ba sont les deux formes du classificatif » ((A. KAGAME, 1975, p. 93). C’est vers 1852, pense Bwanga à la suite de Kagame, que la forme bantu fut retenue par des linguistes qui travaillaient sur l’Afrique australe. Les objectifs que se sont assignés ces linguistes consistaient à designer par là l’ensemble des langues qui dénotaient l’homme par la racine Ntu. A leur tour, les ethnologues s’accaparèrent du même terme pour désigner la culture et les races qui en vivaient. Malgré l’acception universelle de ce terme Ntu, qui se remarque dans les langues bantu à l’occurrence le terme Muntu « pluriel : bantu » sous les formes suivantes : muntu (pluriel : wantu ou antu), mundu (pluriel : andu), Ntu, mur (pluriel bar), mot (pluriel bot), mutchu (pluriel atchu), etc. … et voir oma chez les mpongwe, mukpa (pluriel de bakpa) chez hamba, l’idée d’unité qu’elle sousentend, prône Kagame, « n’est que fiction et solution de possibilité. Seul, ajoute-t-il, le système des langues à classes, est le critère obvie qui soit valable pour toute la zone considérée » (A. KAGAME, 1975, p. 93). 1.2. Pourquoi une philosophie du langage ? Il est question ici de l’importance qu’accorde Kagame au langage abordant son étude ontologique. Car la philosophie du langage est née en Afrique à partir de ses travaux, et principalement à partir de sa philosophie bantu rwandaise de l’être. Mais son analyse est plutôt linguistique ou théorico-linguistique. En effet, si Kagame avait entrepris une étude systématique du phénomène langage humain articulé, c’est parce qu’il avait compris « qu’il existe un lien très étroit entre la pensée humaine et la langue » (A. KAGAME, 1975, p. 943). Il est, sans doute, un des premiers nègres de cette époque à s’être réalisé l’importance des informations que peut octroyer la structuration de l’expérience langagière sur le sujet humain. C’est pourquoi la majorité des nègres de son temps considéraient la langue « comme une superstructure pouvant éclairer un certain nombre de 4 Annales FLSH N° 19 (2015) manifestations sociales, et que le langage est la conscience réelle, pratique, renchérit Bwanga » (BWANGA WA MBENGA, A. c. p. 36). A la suite de Wittgenstein, Kagame avait compris que « le langage est une peinture de la réalité » (L. WITTIGENSTEIN, 1976, p. 33.). La dynamique du langage est une expression d’un rapport entre l’homme et l’univers, une réflexion sur le réel. Notre auteur avait compris avec Staline, selon le commentaire de Gadet, que la « langue est un moyen, un instrument de communication entre les hommes et qu’elle est directement liée à la pensée dont elle enregistre et fixe les résultats du travail » (F. GADET, juin 1977, pp. 56-61.). Ceci signifie que la langue étant un symbole, elle ne fait pas seulement appel à l’interprétation, mais aussi à une véritable réflexion philosophique. Donc, la langue est imprégnée de philosophie, c’est-à-dire elle véhicule des idées, elle est la sagesse parlée, l’expression de la pensée et de sentiment. En ce sens, Heidegger considère le langage comme maison de l’être, A. Kagame s’était rendu compte que le langage est manifestation et source nourricière de l’existence d’un être. Son intérêt philosophique consiste dans une purification à l’égard des habitudes sociales qui masquaient l’essentiel, et entreprendre une purification semblable du phénomène langage pour qu’en fait soit mise à nu la pensée de tout un peuple. Qu’on est-il de l’ontologie comme science des êtres chef KAGAME. 1.2.1. Les Quatre Catégories de l’être dans la Pensée Bantu selon Kagame L’analyse de l’ontologie de Kagame consiste à expliciter les instances linguistiques fondamentales et particulières de l’univers notamment des existants sans intelligence, de l’existant d’intelligence et du préexistant. Sans se préoccuper de l’étude du préexistant, entant que première cause des existants ; il convient d’analyser les quatre catégories de l’être, à savoir le Muntu ou être intelligent, le Kintu ou être chose, le Hantu ou l’existant localisateur (le lieu et le temps) et Kuntu ou être modal. 1.2.1.1. Le « Muntu » ou être-avec-intelligence L’homme est un animal supérieur formé d’un double principe vital dont il importe de déterminer la nature : le principe vital, à savoir l’ombre propre l’animalité et le principe d’intelligence. 5 Annales FLSH N° 19 (2015) A. Le principe vital chez l’homme Pour Alexis KAGAME, il n’y a de vivant que l’animal et l’homme. Car, ce sont les « êtres doués de sens et du mouvement spontané qui naissent et meurent » (A. KAGAME, pp. 108-109). Alors que chez l’animal, le principe vital est appelé « ombre », dans l’homme, Kagame distingue double principe vital, à savoir l’ombre propre à l’animalité et le principe d’intelligence. L’ombre propre à l’animalité est ce principe qui fait que l’homme agit parfois comme l’animal. C’est une substance tangible et visible, le corps matériel, tandis que le principe d’intelligence (âme) est un élément invisible, substance éthérée. Au jour de la mort, le principe de l’animalité s’évanouit. Et celui de l’intelligence, Kagame. Pense qu’une fois scinder du corps au moment de la mort, il reçoit un nom « MUZIMU » ou être d’intelligence privé de vie. Il était auparavant principe de vie, séparé du corps, il ne peut être lui-même vivant, mais reste un existant. B. Lee principe vital d’intelligence Le principe vital d’intelligence se manifeste au moyen de deux facultés, à savoir l’intelligence et la volonté. L’intelligence est la caractéristique spécifique de l’existant humain c’est-à-dire de l’existant raisonnable, agissant ou rationnel. Car, l’homme est avide de connaitre. Il est appelé à transcender le monde des intuitions, signifiant le monde sensible, contingent, et apparent pour les choses immuables et éternelles. Par ailleurs, la volonté correspond au « cœur » en tant que siège des pensées, de la vérité, des émotions…. Pour Alexis Kagame, l’intelligence comprend trois propriétés inaccessibles à l’animal : « Réfléchir, comparer les connaissances acquises antérieurement en vue d’en faire agir d’autres et inventer » (A. KAGAME, pp. 241-242). Ces trois caractéristiques, sont fortement liées parce que la comparaison renferme la réflexion, et l’invention est le résultat de deux autres. Le cœur ou volonté quant à lui, reste le totalisateur des propriétés intérieures. Il est clair que l’intelligence est la marque primordiale de l’homme. Car l’homme se veut créateur de lui-même et inventeur permanent de ses valeurs ainsi que des buts de sa vie. 6 Annales FLSH N° 19 (2015) Bref, il est capable de projet, de s’organiser et d’orienter sa vie autrement. 1.2.1.2. Le « Kintu » ou « être-chose » : le figé, l’assimilatif et le sensitif Dans la catégorie des « Kintu, de l’existant sans intelligence, se trouvent englobés l’existant « figé » (le règne minéral : objet de la cosmologie bantu), l’existant « assimilatif » (le règne végétal qui assimile et reproduit) et le sensitif. Et par existant « figé », nous entendons le corps qu’on qualité d’inanimé ; et par existant « assimilatif », le règne végétal. Mais, nous évitons, affirme Kagame, « le qualificatif ‘’inanimé’’ du fait qu’en philosophie bantu, le végétal est également inanimé » (A. KAGAME, p. 181).. 1.2.1.3. Le figé et l’assimilatif D’une part, le Kintu figé se distingue de l’assimilatif en ce que le premier « ne peut s’augmenter de l’intérieur par sa propre réaction immanente : et le second c’est-à-dire l’existant assimilatif se caractérise par deux propriétés fondamentales : l’assimilation et la reproduction » (A. KAGAME, p.194). Pour être explicite, le Kintu figé n’a aucune apparence de s’amoindrir, ni aucune possibilité de se déplacer, à moins qu’un agent extérieur ne l’y provoque. Bref, le figé n’évolue pas, il est incapable de se déployer ou d’agir. Par contre, l’existant assimilatif se caractérise par l’assimilatif et la reproduction. La première est la propriété grâce à laquelle le végétal introduit en lui des matières extérieures, les soumet à une action chimique et les transformes en sa propre substance. La seconde c’est-à-dire la reproduction est la perpétuation du végétal. D’autre part, les deux existants (le figé et l’assimilatif) se rapprochent. En effet, le végétal comme le minéral est lui aussi inanimé. Car les expressions ayant trait à la vie ne lui sont pas applicables. La preuve en est que, en kinyarwanda, « les verbes Kuvuka-Gupfa (naître – mourir) ne sont employés que pour les animaux et les hommes. En ce qui concerne les végétaux, on les remplace toujours par Kumera – Kwuma (germer – sécher) » (A. KAGAME, p. 165). Kagame semble déduire de l’absence du vocabulaire, l’absence de la réalité ontologique. A vrai dire, le végétal fait partie d’être-avec-la-vie. C’est ainsi que parlant des Baluba Tshiamalenga affirme : « la vie est partagée par Dieu, les ancêtres, les hommes, les animaux et les végétaux. La preuve en est 7 Annales FLSH N° 19 (2015) que ces catégories d’étant sont dites être-avec-la-vie (kwikala ne moyo) par les Baluba » (TSHIAMALENGA NTUMBA, 1975, p.163). Le principe général est que l’inanimé minéral et végétal comporte en sa nature des propriétés variées, proportionnées respectivement à chaque espèce. Ces propriétés variées ne sont pas des principes opératoires, du fait qu’elles émanent de natures dépourvues du principe vital. Elles sont plutôt prédisposées pour l’utilisabilité, qu’elles sont supposées incapables de produire leurs effets, à moins qu’un existant d’intelligence (Dieu, homme) intervienne pour les tirer de leur indifférence, et en servir comme instrument pour réaliser tel plan de son intention. C’est ainsi que agir signifie exercer son action sur un objet distinct de moi-même. Bref, il n’y a donc que les animaux, les hommes et Dieu qui agissent. 1.2.1.4. Le sensitif fait partie de la catégorie de Kintu Le sensitif, c’est l’existant-sans-intelligence. Ceci signifie que l’animal n’a pas de faculté de connaître comme l’homme ou mieux il « connaît », mais autrement que l’homme. Entre son connaître et celui de l’homme, il y a simplement une analogie. Autrement dit, sa connaissance est limitée, une connaissance instinctive comme le souligne les psychologiques. Le début de son exister se dit naître, il se développe à la manière du végétal et la fin de son exister est le mourir, ou séparation instantanée du principe vital de l’animalité (« ombre ») avec le corps qu’il formait. Le sensitif agit en dehors de soi-même puisqu’il suppose quelque qualité de connaissance. Son ombre ou principe vital s’évanouit après la mort. Mais, la minorité méridionale n’accepté pas que l’ombre soit un principe purement matériel : il vit après la mort. 1.2.1.5. Le « Hantu » ou l’existant localisateur : lieu-temps L’existant localisateur « lieu-temps », ainsi que la note Vincent Mulago à la suite de Kagame, « sert à designer à la fois le ubi et le quando » (A. KAGAME, p. 100). Ceci revient à dire que la caractéristique commune au lieu-temps est qu’il se rapporte à la localisation et à la durée. Généralement, selon Alexis Kagame, « le qualificatif localisateur ‘’Ha’’ (ses équivalent P « antu » et « ka ») est employé dans la zone orientale. Pour la zone occidentale, l’équivalent de ‘’Ha’’ est ‘’Va’’, de la racine Uma= Va-uma, contracté en « vuma ». 8 Annales FLSH N° 19 (2015) Enfin, dans la zone sud, l’équivalent de Ha-Va est ‘’Go’’, suivi de la racine « lo » (ou ro) : golo, avec une extension au Congo : - « Nord jusqu’aux confins du Congo –Kinshasa, et superposition à Kintu en Zambie – Malawi Tanzanie sud –occidental » (V. MULAGO-GWA-CIKALA, PUZ, 1975, p. 121). Ce qui implique que le « depuis » et le « là où » traduisent une seule réalité « Aho » parce que, lorsqu’on situe l’être sur la dimension espace, il est évident qu’on le localise ou qu’on le situe. Tout être est toujours situé dans sa dimension spatio-temporelle. La combinaison « lieu-temps » a été conçue et formulée par les bantu en une seule entité, à un certain degré ; la confusion n’a pas été tolérée. C’est ainsi qu’au niveau de la distinction de deux, le « lieu » sert à « situer » les existants matériels ; alors que le « temps » sert à situer leur durée ainsi que le surgissement et la durée des entités immatérielles que sont les événements. Il s’ensuit au niveau de leur unification, toujours selon Alexis Kagame, les deux entités doivent situer quelque chose qui est à la base des existants des deux ordres (matériels et immatériels). Ce quelque chose ne peut relever ni de la première catégorie (l’homme) ni de la deuxième catégorie (chose). C’est nécessairement quelque chose de la quatrième catégorie (le mode d’être d’un existant). Nous devons donc rechercher quelque chose initiale des existants, au point de la préfiguration des deux entités, là où les existants matériels et immatériels ne sont pas encore situables, soit au passage métaphysique ou de non-existant. Il nous semble que Alexis Kagame ainsi que le fait remarquer Tshiamalenga Ntumba, oublie qu’au niveau du dire, « tous les noms ressortissent, enfin de compte, soit à la classe « Muntu-Bantu », soit à la classe « CintuBintu » (TSHIAMALENGA NTUMBA, a. c., p. 162). Pour Tshiamalenga, à la classe ‘’Cintu-Bantu’’, se rattachent les « locatifs ‘’Kuntu’’ (l’être-à-un-endroit), ‘’Muntu’’ (l’être-dansun-endroit) et le ‘’Pantu’’ (l’être-sur-un-endroit). ‘’Muntu ému mmubi’’ : il fait malsain dans cet endroit ; ‘’Kuntu eku Nkuimpe’’ : il fait bon à cet endroit : ‘’pantu’’ apa mpakane’’ : il fait beau sur cet endroit. On le voit, les locatifs sont traités comme des noms ; littéralement, cela se traduirait : ‘’le dans-cet-endroit est beau’’, le sur-cet-endroit est malsain’’, ‘’le à-cet-endroit est bon’’, ‘’le sur-cetendroit est beau’’ » (TSHIAMALENGA NTUMBA, a. c., p. 162). En d’autres termes, ces locatifs appartiennent à la classe « cintu » ou « l’être-chose » ; c’est-à-dire l’existant-sans-intelligence par opposition à Kagame qui pense que le lieu et le temps 9 Annales FLSH N° 19 (2015) n’appartiennent ni à la première catégorie (homme) ni à la deuxième (chose). D’ailleurs, on le voit également, le « pa-ntu » n’est pas l’équivalent de « Hantu » d’Alexis Kagame, de même que le « Kuntu », luba n’a rien à voir avec le « Kuntu » kinyarwanda. En définitive, vous estimons que tout existant dès qu’il surgit, comporte nécessairement le « avant » et le « après ». Il en résulte que l’existant animé ou non doué ou non de mouvement immanent, immobile, en repos ou figé se trouve fébricitant du mouvement existentiel sur la trajectoire vers la consommation connaturelle. Ce mouvement existentiel est métaphysique, radicalement inaccessible à n’importe qui. 1.2.1.6. Le « Kuntu » ou « l’existant modal » Le « Kuntu » ou la manière d’être d’un être, est, selon Kagame, « le genre commun de toutes les entités adhésives. Ces entités sont exprimées en préfixant le classificatif « bu » (ou se variantes bo, ou, u, vu, etc.) à la racine du mot. Elles sont rendues également par le verbe (action, passion, état) ou par l’adverbe (de manière, intensité » (A. KAGAME, p. 104). Ce donc la catégorie qui centralise les modifications de l’être, soit en lui-même (qualité, quantité), soit vis-à-vis de l’autre (relation, disposition, position, possession, circumposition). Tels paraissent les existants d’après Alexis Kagame. 1.2.2. Valeur de l’œuvre de Kagame Il est question ici d’évaluer le statut du discours et du progrès que Kagame a accompli par rapport à Tempels. 1.2.3. La démarche méthodologique de Kagame Kagame sait sans doute qu’il revient à Tempels d’avoir initié la problématique de la philosophie bantu. Mais, il le critique d’avoir doté l’ouvrage d’un titre sans rapport avec le contenu. C’est pourquoi, Mutunda Mwembo déclare que : « la méthode utilisée par le pionnier de la philosophie africaine est déficiente » (MUTUNDA MWEMBO, 1986, P. 166.) . La déficience de la méthodologie tempelsienne se dessine d’abord à travers une extrapolation abusive des conclusions d’une enquête restreinte, et ensuite à travers l’absence d’une documentation. Car on ne peut, prétendre à la découverte de la 10 Annales FLSH N° 19 (2015) philosophie bantu, à travers le comportement d’une seule tribu et sur la quelle l’auteur se serait appuyé pour étayer ses affirmations. Pour comprendre l’œuvre d’Alexis Kagame, il faut la situer par rapport à « la philosophie bantu » de placide Tempels, ce célèbre ouvrage que l’on place couramment à l’origine des polémiques qui ont jusqu’ici occupé l’avant scène de la pratique philosophique africaine. L’ouvrage de Tempels a été l’objet des critiques de la part de Césaire, Eboussi Boulaga, Houtondji, Towa… pour Paulin Houtondji, Tempels a confondu la philosophie au sens restreint et la philosophie au sens large ou spontanée. Mutunda Mwembo rassure « qu’on aperçoit l’intérêt suscité et l’importance revêtu par ce livre, son accueil fervent par Alioune Diop, qui recommandait aux Africains d’en faire leur livre de chevet » (MUTUNDA MWEMBO, a. c., p. 167). Cet honneur de Tempels est lié au fait qu’il est le tout premier à soulever le problème de l’existence de la philosophie bantu. Raison pour la quelle, ce fait immortalisera sûrement sont nom parmi les penseurs de notre civilisation. Sa méthodologie se présente de la manière suivante : pour parler d’une philosophie bantu, écrit-il contre Tempels, il fallait à nos yeux, prendre d’un côté, « une zone culturelle déterminée et en identifier les éléments philosophiques incarnés dans la langue et dans les institutions, dans les contes, récits et dans les proverbes, en évitant leurs aspects qui relèvent de l’ethnologie. Et de l’autre côté, étendre ensuite ses recherches sur toute l’aire Bantu » (A. KAGAME, 1976, p. 8). En d’autres termes, la méthode de Kagame consiste à rechercher les éléments d’une philosophie bantu, d’abord au sein d’une langue déterminée (sa langue natale : le Kinyarwanda), ensuite étendre ses recherches sur toute la zone bantu, dans le but de vérifier si les mêmes éléments s’y trouvent ou non. La conclusion serait qu’on pourra alors reconnaitre l’absence d’une philosophie bantu ou affirme son existence réelle. Cela permettra, et aux autochtones et aux spécialistes étrangers de contrôler le bien-fondé de la documentation utilisée dans cette monographie de départ. Car une fois en possession de ces éléments de départ, les recherches à l’échelle de l’aire bantu peuvent être entreprises, pour vérifier en quoi chaque zone serait en accord avec les résultats initialement fixés, ou s’en différencieraient. Dans cette deuxième phase également, pense Mutunda, « les éléments culturels seraient loyalement soumis au lecteur et pour lui permettre d’en juger l’extension, ils seraient portés sur une carte de l’Afrique « Bantu » qu’il aurait sous les yeux. Ce serait à la suite des résultats obtenus qu’il serait désormais possible de parler « d’une 11 Annales FLSH N° 19 (2015) Philosophie Bantu », sous cette (MUTUNDA MWEMBO, a. c., p. 167). expression généralisée » C’est grâce à cette méthode que Kagame s’efforcera d’être fidèle à l’analyse linguistique des parlers bantu, l’analyse de l’interprétation des mythes, contes, des légendes, des fables, des institutions sociales, réceptacles privilégiés de la philosophie Bantu lui permettant de dégager la logique formelle des Bantu, leur critériologie, leur ontologie, leur théodicée : il examine les problèmes de localisateurs, des différentes espèces d’existants, de la psychologie pour en terminer enfin par la religion Bantu (et l’éthique qui en est un des éléments). A cette évaluation, Mutunda pense que : « du point de vue de l’exploration et de l’espace culturel, Kagame a accompli une œuvre gigantesque nous fournissant une connaissance positive des particularités des langues et des institutions bantu » (MUTUNDA MWEMBO, a. c., p. 167). Car, à notre sens, la méthode que notre auteur applique est bien indiquée pour aboutir à des résultats positifs sur le plan documentaire. Mais qu’en est-il de sa pensée profonde ? 2. LA SPECIFICITE DE LA PHILOSOPHIE D’A. KAGAME Au lieu de tirer de nombreuses acceptions du concept philosophie de Kagame, nous en retenons deux, lesquelles imprègnent toute la conception philosophique de notre auteur, en l’occurrence : la philosophie définie comme métaphysique et comme prise de conscience en vue d’une systématisation de la pensée intuitive. 2.1. La philosophie est une métaphysique Pour mettre fin aux aberrations antérieures en faisant, par exemple, allusion à l’ouvrage du Révérend Père Tempels : « la philosophie Bantu », cette entreprise relève d’une faiblesse. Car ce missionnaire n’avait pratiquement basé ses recherches que sur un groupe Bantu particulier. Tirant enseignement de cette erreur et dans l’intention d’être plus objectif, Kagame avait alors un processus d’investigation en deux phases : « la premier phase, celle de sa monographie de départ, (l’auteur l’avait réservée à l’étude d’un groupe bantu particulier, en l’occurrence son groupe natal : la zone Bantu du Rwanda), la seconde, la phase de généralisation des résultats de premières recherches en vue d’une légitimation de l’existence de la philosophie Bantu »( Bwanga Wa Mbembo, a. c., p. 27). Cela se remarque du fait que les matériaux de travail qu’utilise A. Kagame sont les documents institutionnalisés, notamment la 12 Annales FLSH N° 19 (2015) langue (le Kinyarwanda), l’ensemble des proverbes, fables, contes et poèmes, et aussi les institutions populaires, c’est-à-dire l’ensemble des conceptions religieuses, la divination et la magie. Ce qui revient à dire que la langue est un point de départ très important pour la philosophie. Comment philosopher ? En effet, pour philosopher, A. Kagame note qu’il est nécessaire : « de pouvoir exprimer l’abstrait, faute de quoi, on serait irrémédiablement rivé au concret » (A. KAGAME, La philosophie comparée, p. 69). Ceci revient à dire que pour exprimer l’abstrait, le système linguistique bantu introduit une classe spéciale, indiquée par le classificatif ‘’bu’’ (ou ses dérivés ‘’bo’’, ‘’vu’’, ‘’ou’’, ‘’u’’), car certains représentants de la culture euro-américaine, tel que Hegel, ont laissé longtemps croire l’opinion que les bantu étaient incapables d’exprimer l’abstrait. C’est pourquoi, le problème de l’abstraction s’avère indispensable à la philosophie, parce qu’elle en est le véhicule et la force de frappe. La philosophie, pour A. Kagame, est une métaphysique, en ce sens que le terme ‘’philosophie’’ aurait pu être remplacé par celui de métaphysique de l’être en tant qu’être. Raison pour laquelle, il retient le terme philosophie, dans la mesure où les Bantu n’ont pas formellement atteint ce degré d’abstraction dans leurs conceptions philosophiques. D’après A. Kagame, la métaphysique d’une culture s’exprime à travers sa logique formelle qui examine trois problème principaux que sont : « le concept ou l’idée, la proposition qui traduit un jugement de valeur et le syllogisme, qui exprime un raisonnement » (A. KAGAME, p. 40). Cette logique formelle est unique et universelle, parce que les problèmes qu’elle soulève ont une portée humaine, universelle et cela à l’instar des difficultés qu’éprouvent les langues à couvrir les champs sémantiques les unes des autres. Le recours au vocable métaphysique pour définir la philosophie fait que ce terme philosophie hérite de la définition de philosophie première d’Aristote. Cela nous montre le rôle que joue la philosophie occidentale dans l’œuvre philosophique d’Alexis Kagame. Ce rôle est celui d’un aiguillon, d’un instrument pour des recherches philosophiques en zone Bantu. Pour tout dire, selon le commentaire de Bwanga, Kagame subdivise l’étude de la pensée profonde des Bantu en ces quelques points clés : « il étudie d’abord la logique formelle des Bantu, ensuite leur critériologie, leur ontologie et leur théodicée ; il examine aussi les problèmes de localisateur, des différentes espèces 13 Annales FLSH N° 19 (2015) d’existants, de la psychologie rationnelle pour enfin par la religion Bantu et l’éthique qui en est un des éléments » ((A. KAGAME, p. 40). Qu’en est-il alors de la philosophie comprise comme prise de conscience et systématisation de la pensée intuitive ? 2.2. La philosophie comme prise de conscience et systématisation de la pensée intuitive Le problème fondamental de Kagame pour infléchir sa recherche philosophique, c’est de parvenir à déterminer un élément linguistique selon lequel la connaissance de la logique d’une langue est très nécessaire pour pouvoir en tirer une philosophie. Aussi, pour cette raison, Kagame se réfère à la structure du mot en vue d’y déceler les éléments qui ont une certaine importance philosophique. L’auteur soumet à l’examen le vocable « Umuntu » (homme) qu’il dissèque en quatre éléments : u-mu-nt-u. Le premier élément dont la spécificité est nul, n’a qu’une relative importance grammaticale. Le second, le préfixe, est l’élément principal dans la structure du mot kinyarwanda. Kagame lui attribue une appellation originale, c’est-à dire le déterminatif. Ce déterminatif est l’axe du mot et a pour rôle de lui déterminer la classe et le ton. Le troisième élément, le radical ne découvre qu’une importance modeste en vue de spécifier et de déterminer la charnière du mot (le second élément) et le quatrième élément peut avoir une grande importance philosophique. C’est grâce à cet ordre contenu dans la structure interne de chaque mot kinyarwanda, qu’on peut penser qu’il s’y trouve la manifestation d’une philosophie qui animait nos vieux initiateurs. Kagame confirme ce propos en ces termes : « … la terminologie rwandaise s’avère vraiment et logiquement philosophique, c’est vraiment extraordinaire comme notre langue une fois de plus, s’avère être un document incontestable et irremplaçable en ce genre de recherches » ((A. KAGAME, p. 7). Nous pouvons donc conclure que, pour Kagame, la philosophie est une prise de conscience et une systématisation des données et problèmes philosophique, qui sont inclus soit dans les institutions sociales soit dans le disque. L’auteur définit la philosophie du langage, puisque c’est d’elle qu’il s’agit dans sa recherche, comme une prise de conscience effective de la fixation d’une terminologie adéquate aux problèmes fondamentaux des êtres. Cette systématisation de la pensée profonde est évoquée chez Kagame par le fait que bon nombre des philosophes ou intellectuels 14 Annales FLSH N° 19 (2015) (Africains et Autres) critiques ont nié l’existence d’une philosophie Bantu. Et cela pour la simple raison qu’ils ont confondu philosophie et philosophe. Puisque l’agir humain a pour fondement les principes philosophiques, on est en droit d’affirmer que la philosophie est garante de tout comportement humain. Mais les Bantu n’avaient qu’une philosophie sans philosophes, c’est-à-dire vivaient implicitement leurs principes philosophiques se traduisant par les actes sans en prendre explicitement conscience, sans en analyser le contenu et en systématiser la charpente. Sont-ils des philosophes qui s’ignoraient comme monsieur le Jourdain qui faisant la poésie sans le savoir ? Donc, il importe aux bantu de partir de leurs principes philosophiques ; (les proverbes, les fables, sont très souvent d’une portée philosophique évidente) d’en prendre conscience, d’en analyser le contenu et d’en systématiser l’ossature. 3. APPORT CRITIQUE En menant notre étude sur le statut ontologique de la philosophie au langage de Kagame, l’histoire nous révèle que Alexis Kagame est l’un des philosophes Africains dont les œuvres ont été qualifiées d’ethno philosophiques par Paulin Hountondji, Marcien Towa, Eboussi Boulaga etc. … parce que l’ethno philosophie est caractérisée par le manque de texte original pour interpréter la philosophie Bantu (Africaine). 3.1. Comment se pose le problème critique de l’ethno philosophie ? D’une façon générale, le couple philosophie et ethnologie désigne dans la pensée induite, des traditions ethniques et généralisées sans critique ni fondement au niveau de la connaissance scientifique. Autrement dit, c’est une pensée implicite liée à des données culturelles africaines. L’ethno philosophie, stipule Ngoma Binda, « a été créée par Towa et Hountondji dans des études indépendantes, regroupant en une seule et unique rubrique toutes les créations mi-philosophiques et mi-ethnologiques produites par Tempels ainsi que ses successeurs qui pensent révéler, par cette pratique, la philosophie Africaine traditionnelle » (NGOMA BINDA, op. cit., p. 150). Ceci revient à dire que l’ethno philosophie désigne ainsi une philosophie des ethnies qui essaie de dégager à partir des comportements, des coutumes et des langues, des systèmes des pensées cohérents, élaborés inconsciemment et unanimement acceptés et régissant l’être et l’existence des individus et des sociétés traditionnelles. L’ethno 15 Annales FLSH N° 19 (2015) philosophie est une production à visée philosophique, mais s’articulant sur les données africaines (les traditions, coutumes, l’art, et la littérature orale en tous genres : contes, mythes proverbes etc. …). Elle est une étude sur une ethnie à coloration philosophique. A en croire Mutunda, Kagame a beau avoir « la précaution d’éviter dans son étude les éléments relevant de l’ethnologie, c’est l’ethno linguistique qu’il fait, l’ethno histoire qu’il réalise » (MUTUNDA MWEMBO, A. c, p. 168). En fait, cette critique appartient à l’histoire de la philosophie africaine et rappelle les objections d’Ebousi Boulaga, Towa, Hountondji,… et montre que les mythes, les contes, les légendes, les fables, les proverbes, les institutions sociales et la sagesse populaire n’abritent pas des séquences de philosophie impérissables, restituables dans leur pureté originelle. Cela signifie, en d’autres termes, que l’inventaire comparatif de tels matériaux extra philosophique, (contes, légendes etc. …), à partir d’une analyse linguistique, toute en intéressant ou en accaparant le philosophe, peut ne pas représenter le fruit d’une investigation philosophique. De tout ce qui précède, Hountondji récuse l’ethno philosophie, car celle-ci est « un pré philosophie qui se prend à tort pour du méta philosophie ; une philosophie qui, plutôt que de fournir ses propres justifications rationnelles, se refugie paresseusement derrière l’autorité d’une tradition et projette dans cette tradition ses propres thèses et ses propres croyances » (P.J. HOUTONDJI, 1977, p. 17.). En d’autres termes, ce refus des données d’ordre ethno philosophique est lié au fait qu’elle trouve leurs explications dans des facteurs historiques soumises aux lois de l’évolution sociale. Les principes philosophiques, au contraire, sont invariables. Car la nature des êtres devra rester ce qu’elle est, c’est-à-dire leur explication profonde demeure immuable. Comme on peut bien le remarquer, le développement philosophique en Afrique impose d’abandonner la problématique et les méthodes de l’ethno philosophie. Cela prouve que le monde actuel n’est pas celui de nos ancêtres ou d’autrefois. Mais celui de connaissances plurielles. C’est pourquoi pour être authentique et fort, il y a nécessité de nous transformer en profondeur. C’est par rapport à cela qu’une quatrième voie s’ouvre : celle de l’herméneutique et de la symbiose de la reconnaissance et de la critique de la philosophie bantu. En définitive, Kagame présente non pas une vision collective du monde, ce n’est pas non plus problème d’extension, mais il présente une vision d’amplification abusive de la portée des résultats 16 Annales FLSH N° 19 (2015) d’une enquête particulière sur le statut théorique du discours. En d’autres termes, à partir de ses cogitations et interprétations personnelles, Kagame a présenté la pensée de tout un peuple, c’est-àdire sur le compte des Bantu en général. (Le Ntu y correspond à l’être). Raison pour la quelle, Mutunda pense qu’en allant à la chasse « du réel avec le préjugé de l’existence d’une philosophie Africaine stable, immuable, restituable dans sa virginité intemporelle, mieux momifiée dans la tradition orale, en approchant ce réel avec une méthode préexistant à la recherche elle-même, fixée d’avance, Kagame pouvait-il éviter de tomber dans certaines impasses ? » (MUTUNDA MWEMBO, a. c., p. 169). 3.2. Les mérites Bien que ces œuvres soient qualifiées d’ethno philosophiques par Hountondji et par les autres, A. Kagame affirme l’existence d’une philosophie Bantu à découvrir dans l’unité culturelle de la structure des langues Africaines. Cette unité se remarque aisément dans le système des langues à classes qui est commun à toute zone, et aussi la structure mentale du signe des idées, la catégorisation des êtres et des existants, la conception du monde et de l’au-delà. Toutefois, en suivant ses ambitions philosophiques, nous nous rendons compte que, A. Kagame était hanté, dès le départ, par l’idée d’écrire une philosophie du langage. En effet, Kagame est parti du langage courant afin de chercher à dévoiler la pensée profonde, la philosophie de Banyarwanda en particulier, et celle de Bantu en général. Sa démarche était celle de « cerner l’existence d’une unité culturelle des peuples de zone Bantu » (ALEXIS KAGAME, p. 7.). Autrement dit, Kagame entreprend une étude de la conception Bantu à partir des structures linguistiques, à partir d’une langue particulière kinyarwanda en mettant en lumière les articulations du réel et une conception du monde. Il prend pour modèle la métaphysique d’Aristote qui se fonde sur la langue grecque. L’apport de son ontologie demeure nécessaire dans la mesure où cette ontologie (elle contient trop d’éléments riches, notamment la logique formelle Bantu, leur critériologie, leur théodicée, leur psychologie rationnelle, ainsi que nous pouvons le reconnaitre par son approche méthodologique. Inaugurant la méthode des analyses linguistiques, Kagame découvre les catégories de la pensée Bantu : Muntu (existant humain doué de raison), Kintu (être-sansintelligence, être chose), ce que Sartre appelle l’en soi ; Hantu qui désigne les catégories de lieu et temps ; Kuntu qui désigne la manière d’être de l’existant. Ces quatre catégories déterminent les 17 Annales FLSH N° 19 (2015) propriétés des existants grâce auxquelles les Bantu appréhendent la totalité du réel. Dans cette analyse, le Ntu correspond à l’être, mais Dieu en est exclu. 3.3. Les faiblesses Après avoir salué les mérites d’Alexis Kagame, nous pouvons relever que les investigations de Kagame sur l’aire Bantu se révèlent partielles. Car notre auteur, n’inspectant pas toute la zone Bantu et privilégiant des régions déterminées, présente une ontologie controversée. En tout cas, le concept Ntu, posé en termes d’axiome, comme synonyme de l’être dès le seuil de l’ontologie Bantu, ne signifie pas être sur toute l’aire Bantu. Il existe « un seul cas du Kikongo où le concept « Ntu » est autonome et signifie « tête », et celle-ci ne signifie point « l’être » » (NGOMA BINDA, op. cit., p. 61.). Il serait impossible et surprenant d’envisager une ontologie parallèle à la science de l’être en tant qu’être, même en Kikongo, Ntu (être) ne dérive point d’un quelconque verbe être qui pourtant est à la source des ontologies occidentales. C’est pourquoi, « Ntu » ne signifie pas être. Car les langues africaines ne couvrent pas le même champ sémantique que celui des langues occidentales. A titre illustratif, on peut faire un examen de la racine « Ntu », qui ne fait aucun Object du verbe être dans la langue Bantu : le verbe être chez les mongo d’Ikela / Djolu, ce dit : Oyela, Ndèko, Ndjali ; en Kikongo, « kuba », Kiyombe, « Kukala », en Lingala « Kozala », en Tshiluba « Kuikala », en Swahili « Kuwa », en Kinyarwanda « Kuba », en Tetela « Leko ». Cf. propos recueillis après l’interview avec des interlocuteurs des parlers des langues Bantu : recherches menées à l’Institut Facultaire Song (IFS), auprès du notable Bazo et pasteur Alikane (11e rue Limete Kinshasa). Cela montre à suffisance que cette analyse faite des langues Bantu n’a aucun rapport avec la racine Ntu pour signifier être. Eu égard à cette critique contre l’ontologie d’Alexis Kagame, toute ontologie nait de l’être verbal ou du verbe être. C’est pourquoi, si les penseurs africains veulent fonder une ontologie, c’est le verbe être qui leur importe d’analyser. Une ontologie qui ne pourra d’ailleurs qu’être analogique. Ceci signifie que la syllabe Ntu ne dénote rien du verbe être. Ntu est un concept qui apparait à une philosophie particulière, à un groupe des langues et non comme une philosophie proprement dite. La langue grecque possède des catégories de l’être, du non être, et toutes les autres catégories qu’Aristote a inventoriées, le problème et la philosophie de l’être en tant qu’être étaient possibles. Ainsi, les langues qui ne couvrent pas 18 Annales FLSH N° 19 (2015) ces mêmes champs sémantiques, ne relèvent point de la conception de l’être en tant qu’être. 4. CONCLUSION En somme, pour notre avis, Alexis Kagame nous offre l’opportunité de reposer la question de l’origine ou de l’Absolu, la question du rapport entre l’existant et le préexistant, c’est-à-dire l’ouverture de l’homme à la transcendance de l’être à partir des catégories linguistiques Africaines. La recherche d’une connaissance métaphysique est indispensable aussi bien au savant qu’à tout homme raisonnable. Car il est bien des questions qui échappent à la science et qui, par conséquent, appellent des solutions métaphysiques. Par exemple, D’où venons-nous ? Cette question renvoie à l’origine de l’homme. Que sommes-nous ? Cette question revoie à sa nature. Où allons-nous ? Cette dernière renvoie à celle de sa destinée. En effet, Alexis Kagame est l’un des premiers philosophes Africains de l’époque coloniale à proposer une étude du langage en vue d’y déceler une ontologie. Or bien souvent, on évoque son nom autant que celui de Tempels, surtout dans notre génération sans une connaissance approfondie ou suffisante de leurs œuvres. A ce titre, notre auteur mérite le nom de philosophe. Car, il invite les Bantu à déceler leur ontologie, grâce à l’analyse de la langue ; et développe une analyse pertinente sur la pluralité liée à la racine « Ntu » qui jette une lumière intéressante sur le fondement d’une forme de pensée. Mambika Nkata, ne souligne-t-il, pas que toute métaphysique se construit sur un socle à quatre piliers à savoir, « l’homme qui se pose des questions fondamentales, l’univers qui porte l’homme, l’absolu qui fait irruption dans la vie de l’homme et enfin, l’institution culturelle qui reste incontournable ? » (MAMBIKA NKATA, 1996, p. 527). NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE 1. KAGAME, A., La philosophie Bantu comparée, Paris, Présence africaine, 1976. 2. IDEM, La philosophie Bantu-rwandaise de l’être. (Mémoire de l’Académie Royale d’outre mer, tome XII, Bruxelles, 1956. 3. IDEM, « L’ethnophilosophie des Bantu », dans A.J.SMET, philosophie africaine. Texte choisis, I, Kinshasa, P.U.Z., 1975, p.92-115. 4. BWANGA WA MBENGA, La philosophie du langage d’A. KAGAME : prise de conscience et systématisation d’ «une philosophie intuitive déjà-là » dans Langage et philosophie 19 Annales FLSH N° 19 (2015) 5. 6. 7. 8. 9. (recherches philosophiques africaines 6), Kinshasa, FTCK, 1981, p. 21-37. MUTUNDA MWEMBO, Aspects Méthodologique de la philosophie (étude de la philosophie Bantu comparée d’A. KAGAME), dans problèmes de méthodes en philosophie et en sciences humaines en Afrique (R.P.A), Kinshasa, FTCK, 1986, p. 165-171. NGOMA BINDA, La philosophie africaine contemporaine. Analyse – historico-critique, (RPA 21), Kinshasa, FCK, 1994 IDEM, A propos d’A. KAGAME : « De la force au Ntu » dans la revue philosophique de Kinshasa, vol. I, n°2, décembre 1983, Kinshasa, FTCK, p. 26-21 SMET, A.J., Une philosophie sans philosophie ? A propos de la philosophie bantu d’A. KAGAME, Paris, 1976, dans Cahiers des Religions Africaines, 1976. (1977), n° 19, p. 125-137. WITT GENSTEIN, L., De la certitude, Trad. De J. Fauve, Notice bibliographique établi par Georg Henrik Von Wright et traduit de l’anglais par Guy Durand (Coll. Idées), Paris, 1976. 20