Le beau livre du philosophe britannique
Bernard Williams,récemment disparu,
défend la valeur de la vérité contre la
mode relativiste :en montrant comment
cette valeur peut être à la fois un trait uni-
versel de la «nature humaine » et le résul-
tat de pratiques liées à la diversité des
formes de vie à travers le temps,il récon-
cilie la philosophie et l’histoire,et dépasse
la querelle du naturalisme,toujours vivace
au sein des sciences humaines.
Truth andTruthfulness
par Bernard Williams
Une éthique de la vérité
PHILIPPEDELARA*
l’idée que «si nous perdions le sens de la valeur de la vérité,
nous perdrions à coup sûr quelque chose,et nous pourrions
même tout perdr.Mais la polémique,dans ce livre,n’occupe
pas la plus grande place.Il s’agit pour l’auteur2de «donner
un sens convaincant à notre engagement fondamental à l’égard
de la vérité et de la véracité ». Il ne se contente pas de
dénoncer la faveur contemporaine pour la critique de la
vérité, il permet de comprendre pourquoi ces idées sont si
populaires, et en quoi consiste une riposte efficace.
DE L’ANTHROPOLOGIE À L’HISTOIRE
Il y a deux livres en un dans Truth and Truthfulness.
BernardWilliams offre d’abord une démonstration du rôle
nécessaire, dans notre vie,des valeurs de vérité. Les vertus
d’exactitude et de sincérité ne sont ni une illusion, ni le moyen
de satisfaire des intérêts pratiques, ni une option parmi
d’autres, que nous aurions par conséquent le devoir de rela-
tiviser.L’auteur – et là réside une grande part de la force et
du charme de son livre – prend le temps de réfléchir sur sa
propre méthode,sur ce que pèsent les arguments universels
et a priori du philosophe face à la variété historique de
l’expérience humaine.Sur des thèmes comme les vertus
de vérité, qui touchent à la structure du comportement des
hommes, aux valeurs qu’ils chérissent, aux institutions qui
Le scepticisme a bonne presse aujourd’hui. L’homme
contemporain se pense volontiers sous la figure d’un type
à la fois gentil et malin, à qui «on ne la fait pas », mais ouvert
à toutes les différences. Il ne sera plus jamais fanatique,car il
ne croit plus à rien. Plus exactement, il a compris – il est en
cela supérieur à ses devanciers – que ses croyances ne sont
que des commodités, qu’elles ne sauraient prétendre à la
vérité mais seulement à améliorer le monde.Le libéralisme
aurait ainsi une affinité essentielle avec le relativisme,et «vrai »
ne voudrait rien dire d’autre que «vrai pour nous ». Le plu-
ralisme entraîne le relativisme.A l’opposé, Vérité et véracité1
(la traduction fait perdre l’élégance du titre original) défend
6LIVRES ET IDÉES
4CONJONCTURES
4REPÈRES ET TENDANCES 4DOSSIER
*Maître de conférences à l’Ecole nationale des Ponts et Chaussées.
144 Sociétal N° 42 g4etrimestre2003
2L’auteur a été fellow de All Souls College à Oxford et professeur
à Berkeley. Il a publié de nombreux ouvrages dont, en français,
L’éthique et les limites de la philosophie (Gallimard, 1990),
La fortune morale (PUF,1994), La honte et la nécessité (PUF,1997).
1BernardWilliams,Truth andTruthfulness,Princeton,Princeton University Press,
2002, 328 pages.
façonnent leurs façons de penser et d’agir,la philosophie a
souvent l’allure d’une anthropologie imaginaire, qui prétend
faire la même chose que les sciences sociales, mais sans se
soucier des faits. Comment la clé du phénomène humain
pourrait-elle se trouver dans l’analyse de purs concepts,alors
que ce phénomène est pétri d’histoire?S’il y a, comme le
soutient Bernard Williams, des traits universels de l’esprit
humain, de la morale et de la rationalité, comment l’affirmer
valablement si l’on ignore la diversité des formes de vie
humaine ?
Le deuxième thème du livre recoupe ici le premier :«La phi-
losophie ne peut pas être trop pure si elle veut vraiment
accomplir ce qu’elle se propose de faire. » Elle a besoin de
l’histoire:le raisonnement a priori d’un côté,l’étude empirique
des manifestations de l’esprit humain de l’autre, loin de s’op-
poser,se rencontrent et se complètent. La pre-
mière partie du livre est le récit imaginaire du
développement nécessaire des vertus de vérité, à
partir d’un «état de naturqui ne les incluait
pas ;mais cette «généalogie » de la vérité doit pas-
ser l’épreuve de l’histoire réelle,de la diversité des
pratiques et des conceptions morales. Le dévelop-
pement des vertus de vérité n’est pas donné
d’avance,il a pris des figures variées, il repose sur
des inventions humaines, des œuvres qui auraient
pu ne pas être. C’est, par exemple,l’invention du
temps historique par Thucydide :ce dernier inau-
gure «une nouvelle conception de ce que c’est que
dire la vérité à propos du passé », et cette inven-
tion constitue «un nouveau développement dans
la conception de l’Exactitude ». Dans la «note
finale » qui clôt le livre, Bernard Williams livre en
quelques pages une lumineuse étude de l’évolution
du vocabulaire de la vérité en Grèce depuis
Homère jusqu’à l’époque classique :«La vérité tient-elle la
même place à l’époque d’Homère que dans notre système de
pensée La question, formulée ainsi par Marcel Detienne,
est mal posée,car elle concède trop au relativisme.L’auteur
montre que la transformation dans l’histoire des «pratiques
de la vérité », par exemple celle des connotations morales de
la dissimulation et de la ruse,ne contredit pas mais, au
contraire,éclaire la permanence du concept de vérité. Le livre
évoque aussi le débat entre Rousseau et Diderot sur l’au-
thenticité personnelle (la fidélité à soi-même est-elle une
dimension essentielle de la sincérité,ou l’indice d’un narcis-
sisme destructeur ?), ou la question de savoir dans quelle
mesure la démocratie entraîne un devoir de véracité des gou-
vernants à l’égard des gouvernés. Il s’achève par une discus-
sion sur l’objectivité historique aujourd’hui.
Les vertus de vérité sont universelles, mais leur universalité
n’est pas abstraite,résumable dans un argument du type :
l’humanité de l’homme implique la valeur de la vérité. Elle est
le résultat d’une histoire inventive des pratiques de la vérité,
c’est-à-dire du développement de dispositions naturelles qui
transforme en vertus l’exactitude et la sincérité, et les incarne
dans un vaste réseau qui va de la morale ordinaire aux tribu-
naux, en passant par l’enquête scientifique.
UNE GÉNÉALOGIE DE L’AMOUR DE LA VÉRITÉ
Bernard Williams imagine un état de nature à la Rousseau,
point de départ d’une «généalogie » de la valeur de la
vérité.Son parrain dans ce domaine est Nietzsche,revendiqué
ici, non sans ironie à l’égard de ceux qui voient en lui, à tort,
le fondateur du soupçon post-moderne à l’égard de la vérité.
Dans ce récit imaginaire, il attribue à l’homme «àpeine sorti
des mains de la naturdes dispositions élémentaires à la
coopération (la «confiance primitiv), notamment dans
l’échange d’informations, et montre que de cette socialité
élémentaire, jointe à l’usage du langage et à une disposition à
rechercher des informations pertinentes, émerge-
ront progressivement les vertus de vérité :exacti-
tude et sincérité. La généalogie consiste à rendre
plausible le développement naturel d’une éthique
de la vérité à partir d’une situation qui ne
comprend pas d’éléments éthiques, mais seule-
ment des dispositions et des besoins humains.
L’homme naturel de Bernard Williams en vient à
cultiver ces vertus pour elles-mêmes, et non pour
les avantages qu’elles sont supposées fournir.
On pourrait croire que la généalogie exclut l’idée
même de valeur intrinsèque,et implique qu’il n’y a
de valeur qu’instrumentale (comme,par exemple,
l’amour des parents pour leurs enfants n’aurait
qu’une valeur instrumentale,celle d’améliorer les
chances de survie de l’espèce). Au contraire,
Williams pratique une «généalogie en justifica-
tion ». L’argument de base du critique de la vérité
est à peu près le suivant :puisque nous ne pouvons pas faire
de différence entre «vrai » et «accepté par nous », autant
nous passer des concepts encombrants et inutiles de «Vérité »
ou de «Réalité ». Le livre est consacré à réfuter cette réduc-
tion.Nous ne sommes en rien condamnés à l’alternative entre
nous raconter des histoires métaphysiques sur la Vérité et
accepter lucidement sa réduction pragmatiste à l’utilité. On
pourrait résumer en termes simplifiés ce livre en disant qu’il
y a une différence objective entre chercher la vérité et prendre
ses désirs pour des réalités :si ces deux dispositions sont toutes
deux présentes chez l’homme,la supériorité de la première
sur la seconde n’est ni une illusion, ni un choix culturel, mais
une nécessité de notre nature.
Nous ne pouvons pas pratiquer les vertus de vérité sans recon-
naître la valeur de la vérité. Comment accorder une valeur
intrinsèque à la loyauté (un aspect de la sincérité), si je pense
que cette croyance n’est qu’un moyen commode de me faire
suivre une conduite adaptée à ma survie ou à celle de l’espèce,
ou qu’elle est la sublimation d’un intérêt strictement égoïste ?
Pourtant, la généalogie des valeurs de vérité n’est pas une
UNE ÉTHIQUE DE LA VÉRITÉ
145
Sociétal N° 42 g4etrimestre 2003
La philosophie
a besoin de
l’histoire:
la «généalogie »
de la vérité doit
passer l’épreuve
de l’histoire
réelle, de la
diversité des
pratiques et des
conceptions
morales.
machine à fonder des principes que nous n’aurions plus qu’à
appliquer.Sincérité et exactitude sont des dispositions
naturelles sans être des règles.
Ainsi, cette généalogie fait apparaître le caractère
naturel de l’obligation de tenir ses promesses.
La promesse est déjà incluse dans l’usage ordinaire
du langage :si je dis «je serai là demain » devant
quelqu’un à qui cette présence importe,alors j’ai
fait une promesse,à laquelle je suis tenu. Mais
l’approche par la généalogie se distingue de la
fondation rationnelle,à la manière de Kant,
d’une maxime universelle :«Tu dois tenir tes
promesses ». Ce n’est que le début d’une
description des pratiques de la promesse,qui doit
être poursuivie sur un terrain beaucoup plus vaste
que celui des seuls actes de parole,en incluant par exemple
des considérations sur des valeurs «culturelles » comme le
sens de l’honneur ou le respect de soi-même.
NATURE ET CULTURE
Si la défense philosophique des vertus de vérité (considé-
rées comme des « a priori ») est convaincante,c’est
parce qu’elle est vérifiée et comme révélée par les pratiques
de la vérité, telles qu’elles se sont diversement développées
dans l’histoire. Dans l’argumentation de Bernard Williams,
la partie généalogique (conceptuelle) est inséparable de la
partie historique.En combinant le naturalisme de la généalo-
gie et l’histoire inventive des pratiques de la vérité,elle permet
de dépasser le conflit entre naturalisme et anti-naturalisme,
qui est aujourd’hui la principale ligne de front dans
les sciences de l’homme,de façon massive dans le monde
anglo-saxon et plus sourde en France.Le naturalisme
se présente aujourd’hui sous la forme du couplage de la
théorie de l’évolution et des sciences cognitives. Si les
concepts religieux, par exemple,ont une base mentale,
indépendante de telle ou telle expression culturelle particu-
lière, n’avait-on pas tort de les appréhender comme des
«idées sociales » (Durkheim), des produits de l’histoire?
Inversement, tout ce que découvrent les sciences historiques
n’est-il pas soustrait de ce fait à la juridiction des sciences
naturelles ? C’est le ressort profond du succès du relativis-
me contemporain :la diversité irréductible des valeurs, des
civilisations ou des points de vue n’est pas seulement un fait,
c’est un fait sacré, car il prouve que nous ne sommes pas des
bêtes, que ce que nous sommes n’est pas asservi à des lois
aveugles, que nous nous faisons nous-mêmes. De façon plus
solide que le relativisme culturel, la philosophie du langage
s’efforce,elle aussi, de sauver l’homme de la naturalisation :
le langage peut bien être un produit de l’évolution, «une
fois que nous l’avons, notre transformation en créatures
discursives balaie toute autre considération. Car la pratique
du discours est un puissant moteur pour la conception
et la production de fins nouvelles » (Robert Brandom,
cité par l’auteur).
BernardWilliams fait peu de cas,à juste titre,du réductionnisme
biologique :«Le besoin humain générique de faire et d’écouter
de la musique,écrit-il,pourrait bien être expliqué au
plan d’une psychologie évolutionniste,mais certai-
nement pas l’émergence de la symphonie classique.
En fait, ceux qui s’attachent à trouver des explica-
tions de la différence culturelle en termes d’évolu-
tion biologique ne font que passer à côté de
l’innovation majeure dans l’évolution que constitue
Homo sapiens,à savoir le développement massif de
l’apprentissage non génétiqueMais
il regarde aussi avec ironie l’anti-naturalisme radical :
il n’est pas nécessaire de couper les ponts avec l’idée
de nature pour se protéger de la réduction scien-
tiste,comme le croit le relativiste.La «naturest
un concept compliqué, dont la clé n’est pas dans les
laboratoires de biologie ou de sciences cognitives, pas plus que
dans les spéculations néo-darwiniennes. Il y a bien une nature
humaine,et c’est un morceau de cette nature que dégage le livre
de Williams. Un des arguments en faveur de ce naturalisme est
qu’il est une condition nécessaire de la compréhension de
l’homme par l’homme :s’il n’y avait pas des traits universels de
la condition humaine,si nous n’avions rien de commun avec nos
devanciers, comment pourrions nous prétendre les com-
prendre, avoir le moindre accès, par exemple,aux pratiques de
la vérité dans la Grèce archaïque ?
Le concept de vérité est sans aucun doute universel.Mais c’est
de la valeur de la vérité qu’il faut montrer qu’elle a une néces-
sité naturelle.Par exemple,s’il est vrai qu’il y a une présomp-
tion de vérité des assertions, sans laquelle l’usage du langage
s’écroulerait, il n’en résulte pas qu’il est mal de mentir quelles
que soient les circonstances.Ainsi,l’auteur discute longuement
l’exemple fameux de Kant :dois-je m’interdire de mentir,
même pour éviter la mort au dissident poursuivi par la police
politique et qui s’est caché chez moi ? Il parle de «fétichisme
de l’assertion » à propos des théories philosophiques qui
déduisent de la nature humaine la valeur nécessaire de la véra-
cité. Ces théories veulent en faire trop,comme toutes les phi-
losophies qui se fondent sur un syllogisme de l’humain –par
exemple la théorie de la «rationalité communicationnelle »
de Habermas,qui déduit une morale universelle du fait que les
humains communiquent. La voie généalogique est plus
modeste,mais plus sûre.Se voulant «fidèle à l’intuition de Kant
selon laquelle nous devons comprendre la valeur (…) de la
confiance en termes de liberté individuelle et de refus de la
manipulation d’autrui »,Williams refuse «son obsession à défi-
nir ces exigences sous la forme d’une règle simple (…), par-
tie d’une Loi morale qui vaudrait pour tous (…). Une telle
règle n’existe pas. En fait, il n’y a pas de Loi morale,mais nous
avons des ressources pour vivre avec ce fait, dont certaines,
sans aucun doute,sont encore à découvrir ».
La sérénité joyeuse de ce livre convient au testament d’un
philosophe. l
6LIVRES ET IDÉES
4CONJONCTURES
4REPÈRES ET TENDANCES 4DOSSIER
146 Sociétal N° 42 g4etrimestre2003
La «nature »
est un concept
compliqué,
dont la clé n’est
pas dans les
laboratoires
de biologie
ou de sciences
cognitives.
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