machine à fonder des principes que nous n’aurions plus qu’à
appliquer.Sincérité et exactitude sont des dispositions
naturelles sans être des règles.
Ainsi, cette généalogie fait apparaître le caractère
naturel de l’obligation de tenir ses promesses.
La promesse est déjà incluse dans l’usage ordinaire
du langage :si je dis «je serai là demain » devant
quelqu’un à qui cette présence importe,alors j’ai
fait une promesse,à laquelle je suis tenu. Mais
l’approche par la généalogie se distingue de la
fondation rationnelle,à la manière de Kant,
d’une maxime universelle :«Tu dois tenir tes
promesses ». Ce n’est là que le début d’une
description des pratiques de la promesse,qui doit
être poursuivie sur un terrain beaucoup plus vaste
que celui des seuls actes de parole,en incluant par exemple
des considérations sur des valeurs «culturelles » comme le
sens de l’honneur ou le respect de soi-même.
NATURE ET CULTURE
Si la défense philosophique des vertus de vérité (considé-
rées comme des « a priori ») est convaincante,c’est
parce qu’elle est vérifiée et comme révélée par les pratiques
de la vérité, telles qu’elles se sont diversement développées
dans l’histoire. Dans l’argumentation de Bernard Williams,
la partie généalogique (conceptuelle) est inséparable de la
partie historique.En combinant le naturalisme de la généalo-
gie et l’histoire inventive des pratiques de la vérité,elle permet
de dépasser le conflit entre naturalisme et anti-naturalisme,
qui est aujourd’hui la principale ligne de front dans
les sciences de l’homme,de façon massive dans le monde
anglo-saxon et plus sourde en France.Le naturalisme
se présente aujourd’hui sous la forme du couplage de la
théorie de l’évolution et des sciences cognitives. Si les
concepts religieux, par exemple,ont une base mentale,
indépendante de telle ou telle expression culturelle particu-
lière, n’avait-on pas tort de les appréhender comme des
«idées sociales » (Durkheim), des produits de l’histoire?
Inversement, tout ce que découvrent les sciences historiques
n’est-il pas soustrait de ce fait à la juridiction des sciences
naturelles ? C’est le ressort profond du succès du relativis-
me contemporain :la diversité irréductible des valeurs, des
civilisations ou des points de vue n’est pas seulement un fait,
c’est un fait sacré, car il prouve que nous ne sommes pas des
bêtes, que ce que nous sommes n’est pas asservi à des lois
aveugles, que nous nous faisons nous-mêmes. De façon plus
solide que le relativisme culturel, la philosophie du langage
s’efforce,elle aussi, de sauver l’homme de la naturalisation :
le langage peut bien être un produit de l’évolution, «une
fois que nous l’avons, notre transformation en créatures
discursives balaie toute autre considération. Car la pratique
du discours est un puissant moteur pour la conception
et la production de fins nouvelles » (Robert Brandom,
cité par l’auteur).
BernardWilliams fait peu de cas,à juste titre,du réductionnisme
biologique :«Le besoin humain générique de faire et d’écouter
de la musique,écrit-il,pourrait bien être expliqué au
plan d’une psychologie évolutionniste,mais certai-
nement pas l’émergence de la symphonie classique.
En fait, ceux qui s’attachent à trouver des explica-
tions de la différence culturelle en termes d’évolu-
tion biologique ne font que passer à côté de
l’innovation majeure dans l’évolution que constitue
Homo sapiens,à savoir le développement massif de
l’apprentissage non génétique.»Mais
il regarde aussi avec ironie l’anti-naturalisme radical :
il n’est pas nécessaire de couper les ponts avec l’idée
de nature pour se protéger de la réduction scien-
tiste,comme le croit le relativiste.La «nature»est
un concept compliqué, dont la clé n’est pas dans les
laboratoires de biologie ou de sciences cognitives, pas plus que
dans les spéculations néo-darwiniennes. Il y a bien une nature
humaine,et c’est un morceau de cette nature que dégage le livre
de Williams. Un des arguments en faveur de ce naturalisme est
qu’il est une condition nécessaire de la compréhension de
l’homme par l’homme :s’il n’y avait pas des traits universels de
la condition humaine,si nous n’avions rien de commun avec nos
devanciers, comment pourrions nous prétendre les com-
prendre, avoir le moindre accès, par exemple,aux pratiques de
la vérité dans la Grèce archaïque ?
Le concept de vérité est sans aucun doute universel.Mais c’est
de la valeur de la vérité qu’il faut montrer qu’elle a une néces-
sité naturelle.Par exemple,s’il est vrai qu’il y a une présomp-
tion de vérité des assertions, sans laquelle l’usage du langage
s’écroulerait, il n’en résulte pas qu’il est mal de mentir quelles
que soient les circonstances.Ainsi,l’auteur discute longuement
l’exemple fameux de Kant :dois-je m’interdire de mentir,
même pour éviter la mort au dissident poursuivi par la police
politique et qui s’est caché chez moi ? Il parle de «fétichisme
de l’assertion » à propos des théories philosophiques qui
déduisent de la nature humaine la valeur nécessaire de la véra-
cité. Ces théories veulent en faire trop,comme toutes les phi-
losophies qui se fondent sur un syllogisme de l’humain –par
exemple la théorie de la «rationalité communicationnelle »
de Habermas,qui déduit une morale universelle du fait que les
humains communiquent. La voie généalogique est plus
modeste,mais plus sûre.Se voulant «fidèle à l’intuition de Kant
selon laquelle nous devons comprendre la valeur (…) de la
confiance en termes de liberté individuelle et de refus de la
manipulation d’autrui »,Williams refuse «son obsession à défi-
nir ces exigences sous la forme d’une règle simple (…), par-
tie d’une Loi morale qui vaudrait pour tous (…). Une telle
règle n’existe pas. En fait, il n’y a pas de Loi morale,mais nous
avons des ressources pour vivre avec ce fait, dont certaines,
sans aucun doute,sont encore à découvrir ».
La sérénité joyeuse de ce livre convient au testament d’un
philosophe. l
6LIVRES ET IDÉES
4CONJONCTURES
4REPÈRES ET TENDANCES 4DOSSIER
146 Sociétal N° 42 g4etrimestre2003
La «nature »
est un concept
compliqué,
dont la clé n’est
pas dans les
laboratoires
de biologie
ou de sciences
cognitives.