Jaurès et le Maroc
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Jaurès et le Maroc
colonisation. Disciple convaincu de Jules Ferry dans les
années 1880, « colonial sans ambages4» jusqu’au début des
années 1890, il aurait simplement montré au lendemain de
son adhésion au socialisme plus de vigilance pour opposer la
bonne et la mauvaise colonisation, pour dénoncer les
exactions commises au nom d’une mission civilisatrice qu’il
importait de prendre davantage au sérieux.
La question marocaine, qui va faire l’objet de cette
étude, et à laquelle Jaurès a consacré de 1903 à 1912 une
bonne partie de ses forces, de ses interventions de
parlementaire, de journaliste, de tribun, en même temps qu’il y
a appliqué sa réflexion intellectuelle va, nous semble-t-il,
contribuer à transformer de fond en comble cette attitude pour
l’orienter nettement, comme l’avait déjà suggéré Madeleine
Rebérioux5, et comme le soulignent Gilles Candar et Vincent
Duclert dans leur récente biographie, « vers l’anticolonialisme6».
Si Jaurès semblait ainsi fort bien saisir, et de
façon presque prémonitoire par rapport à la future question
marocaine, le danger que représentaient les rivalités
coloniales pour la paix européenne et mondiale, on pourrait
trouver que du point de vue des colonisés, il ne formulait que
des objectifs bien modestes, d’autant plus qu’il disait par
ailleurs que la condamnation de principe par le socialisme
international de la politique coloniale comme fruit du
capitalisme ne suffisait pas, que la « civilisation socialiste »
ne s’interdirait pas dans l’avenir de « rayonner sur les parties
encore obscures de la planète », que « la loi d’expansion et
de conquête » à laquelle cédaient actuellement tous les
peuples semblait « irrésistible comme une loi naturelle2», et
que si « une des nations européennes plus pénétrée de
scrupules ou d’esprit démocratique que les autres s’interdisait
systématiquement toute expansion coloniale, elle ne
diminuerait pas d’un atome la somme des iniquités et
des rapines commises en Afrique et en Asie », mais qu’elle
« pourrait bien être dupe3».
Comme cela a souvent été remarqué, et comme cet
article de 1896 pourrait l’attester, la « conversion » de Jaurès
au socialisme au début des années 1890 n’a dans un premier
temps pas fondamentalement modifié sa vision positive de la
2. Ibid. p. 100.
3. Ibid. p. 100-101.
4. Gilles Candar, Jaurès et l’Extrême-Orient. La patrie, les colonies, l’Internationale, Paris,
Fondation Jean Jaurès, 2011.
5. Jean Jaurès, Contre la guerre et la politique coloniale, édité par Madeleine Rebérioux,
Paris, Les Éditions sociales, 1959. Dans la présentation de cette anthologie publiée
aux éditions du Parti communiste en pleine guerre d’Algérie pour le centenaire de la
naissance de Jaurès, Madeleine Rebérioux insiste sur l’opposition déterminée de Jaurès
à la politique coloniale, sans pour autant le présenter comme un anticolonialiste
radical.
6. « Vers l’anticolonialisme » est le titre du chapitre XVI de la bibliographie de Candar
et Duclert parue l’année du centenaire de la mort de Jean Jaurès : Gilles Candar,
Vincent Duclert, Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014, p. 386-406.