réalité sociale et cadres théoriques

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RÉALITÉ SOCIALE ET CADRES
THÉORIQUES : UNE PROBLÉMATIQUE EN SOCIOLOGIE DE LA LITTÉRATURE ET EN SOCIOCRITQUE1
Jean-Denis Côté
Publié dans Aspects sociologiques, Vol. 5, no 1, novembre 1996, pp. 16-19.
Résumé
La théorie sociologique permet de comprendre les phénomènes sociaux qui se
manifestent de façon singulière ou universelle et d’en saisir la portée. Cependant, le
cadre théorique ne révèle pas toujours la réalité sociale dans sa réalité.
Dans ces conditions, le jeune chercheur qui tente de « plaquer » la théorie à
son objet peut être confronté aux limites de la théorie utilisée. Le présent article
rend compte de cette problématique en l’illustrant par deux exemples : un en sociologie de la littérature et un en sociocritique. Étudiant au doctorat, l’auteur pose
donc un regard critique sur sa propre démarche lors de sa recherche effectuée à la
maitrise.
P
resque toujours absente des
manuels de sociologie, la sociologie de la littérature prend
actuellement un grand essor, surtout
dans le milieu des études littéraires. Les
littéraires se sont, dans une certaine mesure, appropriés cette sphère de la sociologie, comme en témoigne un colloque
international organisé à Québec en octobre 1994 par le Centre de recherche en
littérature québécoise (CRELIQ): « La
littérature comme objet social ».
La sociologie de la littérature a
connu, au cours des dernières années,
diverses tendances. Lors de nos études
de deuxième cycle, nous nous sommes
penchés sur deux orientations : l'une se
consacrant à l'analyse interne du texte
(la sociocritique), l'autre au rapport de
l'écrivain avec l'institution littéraire. Ces
deux aspects de la sociologie de la littérature nous apparaissent non pas opposés, mais complémentaires. Nous sommes conscient du fait que les conditions
de production dans lesquelles évolue
l'écrivain exercent sur lui une influence
considérable. Comme nous nous intéres1
sions au roman jeunesse québécois, il
nous est apparu nécessaire de nous pencher d'abord sur le rapport du romancier
avec l'institution littéraire, pour ensuite
analyser les œuvres proprement dites.
Toutefois, allier théorie et pratique en sociologie de la littérature s'avère
difficile, en raison, justement, de la diversité des tendances. Le recours à une
théorie peut parfois poser quelques problèmes, et cela, pour différentes raisons.
Une de celles-ci est le fait que certaines
théories sont élaborées dans un pays
donné, à une période précise, dans un
contexte particulier. Si « l'application de
la théorie » se révèle concluante dans un
cas donné, cela ne signifie pas pour autant qu'elle le sera dans un autre contexte, soit dans quelques années ou dans un
autre pays. Nous avons été confrontés à
ce problème lorsque nous avons abordé
la théorie de Pierre Bourdieu, lequel est
considéré comme une autorité en sociologie de la littérature en raison de ses
nombreuses publications, notamment
l'article « Le marché des biens symboliques ».2
Bourdieu souligne que la révolution industrielle a amené une catégorisation marquée dans la production des
biens symboliques, notamment des œuvres littéraires, en séparant le champ de
production restreinte du champ de grande production symbolique. Alors que
celui-ci obéit à la loi de la concurrence
pour la conquête d'un marché aussi vaste
que possible, le champ de production
restreinte tend à produire lui-même ses
normes de production et les critères
d'évaluation de ses produits et obéit à la
loi fondamentale de la concurrence pour
la reconnaissance proprement culturelle
accordée par le groupe des pairs, qui
sont à la fois des clients privilégiés et
des concurrents.3
Si l'on s'en tient à cette problématique, le créateur dont l'œuvre se destine au champ de grande production
symbolique apparaîtra comme un être
« corrompu » par le mercantilisme. Son
œuvre n'ayant d’autre valeur que commerciale, elle devient interchangeable,
perdant ainsi sa légitimité culturelle en
même temps que sa singularité. À l'opposé, le créateur dont l'œuvre se destine
au champ de production restreinte s'affichera comme le seul créateur véritable,
imposant ainsi la légitimité culturelle de
sa création.
Bourdieu identifie différentes catégories de producteurs à l'intérieur des
deux champs et montre que ceux-ci se
chevauchent à l'occasion, soit dans le
cas particulier des producteurs destinant
leur « art » à la bourgeoisie.4 Ces quelques nuances ne suffisent pourtant pas à
bien rendre compte de la réalité du milieu de l'édition dans d'autres pays que
la France et à une époque autre que le
XIXe siècle. C'est notamment dans de
telles circonstances que le travail d'un
jeune chercheur peut receler un caractère problématique, entre autres, en raison
de son manque d'expérience. Étant donné la notoriété dont jouit Pierre Bourdieu, un des rares sociologues contemporains à avoir proposé des vues innovatrices en sociologie de la littérature, et
comme sa théorie constitue un cadre
d'analyse reconnu, le jeune chercheur
peut être tenté de « plaquer » la théorie
sur l'objet d'analyse. Craignant de
contester un théoricien hautement réputé
(qui est-il pour affirmer que Bourdieu
serait dans l'erreur?), l'apprentichercheur risque alors de prendre une
tangente qui le conduira tôt ou tard dans
2
une impasse. En effet, lorsqu’il est
confronté à la réalité de l'édition québécoise, un chercheur ne peut prétendre à
une analyse rigoureuse s'il se confine à
la théorie du sociologue français. L'objet qu’il aborde aujourd'hui (en 1996) ne
peut que différer de celui traité par
Bourdieu qui, dans « Le marché des
biens symboliques » rend compte de la
littérature française aux environs de
1850, dont il tire une théorie générale.
Or, lorsqu'on se penche sur la littérature québécoise pour la jeunesse des
années quatre-vingt-dix, on observe
qu'un certain nombre de maisons d'édition, mais surtout l'une d'entre elles, La
Courte échelle, présentent un caractère
problématique. Leur catégorisation à
l'intérieur de la théorie du champ de
Bourdieu ne va pas de soi. En effet, les
objectifs poursuivis par La Courte
échelle sont doubles, à la fois culturels
et économiques. Cet éditeur se distingue
par sa production exclusivement réservée au livre de jeunesse et par sa préoccupation économique avouée. Bertrand
Gauthier, fondateur et présidentdirecteur général de la Courte échelle,
considère la rentabilité de son entreprise
comme nécessaire. « En tant qu'éditeur
mon premier but est de vendre mes livres ».5 Cet objectif l'oblige à pratiquer
une gestion rigoureuse :
de rentabilité demeure un objectif vital.
Gauthier fait aussi valoir que la vente
des livres représente le seul moyen que
ceux-ci « aient une influence et que les
valeurs qu’ils transportent puissent avoir
un impact ». 7 Par conséquent, on pourrait être tenté de le placer à l'intérieur du
champ de grande production symbolique.
CRAIGNANT DE CONTESTER UN
THÉORICIEN HAUTEMENT RÉPUTÉ
[…], L’APPRENTI-CHERCHEUR
RISQUE ALORS DE PRENDRE UNE
TANGENTE QUI LE CONDUIRA TÔT
OU TARD DANS UNE IMPASSE.
« Nous n'avons aucune dette et je
ne tolère pas que les profits glissent
sous la barre de 10 %. Le profit, c'est la
liberté, c’est la possibilité de créer et de
produire de la qualité. Sans profit, je ne
suis pas là, il n'y a pas de Courte échelle
et les auteurs ne sont pas là ».6
Cependant, le succès de La Courte échelle se révèle en fait sur deux
plans : financier (popularité auprès des
jeunes qui s'exprime en termes de chiffres de vente) et institutionnel. Cette
maison d'édition a remporté ou s'est retrouvée finaliste pour de nombreux prix,
plus de 77 depuis 1979. 8 Ces instances
de consécration, comme le prix du Gouverneur général du Canada, sont une
reconnaissance de la part des pairs qui
confirment une légitimité aux œuvres. 9
Ce processus de consécration est propre
au champ de production restreinte. Plus
importante encore est la reconnaissance
de l'institution scolaire, en raison de son
pouvoir de légitimation culturelle. 10
C'est d'ailleurs le cœur du problème.
Soulignons en outre que les livres publiés à La Courte échelle sont à la fois
présents dans les bibliothèques scolaires
et recommandés par le Ministère de
l'éducation, quand ils ne figurent pas
dans un guide pédagogique.11
De prime abord, on aurait tendance à situer La Courte échelle dans un
axe purement économique, tant le souci
L'un des mérites de La Courte
échelle est d'avoir non seulement percé
dans un marché qui était autrefois la
3
chasse gardée du livre étranger, surtout
le livre français, mais d'avoir su marier
préoccupations culturelles et souci de
rentabilité. La réussite de cet éditeur
repose donc sur sa capacité à joindre
certaines caractéristiques du champ de
production restreinte à celles du champ
de grande production symbolique. Cependant, la question demeure : dans
quel champ de la théorie de Bourdieu
doit-on situer La Courte échelle? Dans
LA THÉORIE […] PEUT AUSSI OCCULTER CERTAINES DIMENSIONS
DE CETTE MÊME RÉALITÉ SI
L’APPRENTI-SOCIOLOGUE
L’UTILISE COMME CADRE RIGIDE.
« Le marché des biens symboliques », le
sociologue français indique que l’art
bourgeois correspond précisément à une
jonction des deux champs. Mais voilà :
cet exemple illustre une réalité du XIXe
siècle en France. On perçoit tout de suite le danger de l'anachronisme. Devions-nous conclure à une incompatibilité entre la théorie et la réalité sociale?
Non, si l'on garde à l'esprit que la théorie ne constitue pas un absolu.
La théorie de Bourdieu aide à
comprendre le phénomène de La Courte
échelle. Cependant, il importe de préciser qu'on ne peut « appliquer » intégralement une théorie, en l'occurrence ici,
celle de Bourdieu. La théorie se révèle
plutôt une représentation savante, un
cadre perceptif qui guide le regard et qui
permet au chercheur de saisir la réalité
sociale. Cependant, elle peut aussi occulter certaines dimensions de cette
même réalité si l'apprenti-sociologue
l'utilise comme un cadre rigide.
Un autre type de difficulté s'est
présenté lorsque nous avons abordé
l'analyse interne des œuvres. Notre directeur de recherche nous avait alors
recommandé Pour une sociologie du
roman de Lucien Goldmann.12 La lecture de cet ouvrage nous causa de vives
inquiétudes car les positions théoriques
présentées par Goldmann s'opposaient
en partie à celles sur lesquelles nous
fondions notre approche. Il devint nécessaire de lire La théorie du roman de
Georg Lukâcs 13 dont Goldmann affirmait s'être inspiré. Loin de nous rassurer, cette lecture augmenta nos inquiétudes, notamment du fait que l'auteur avait
renié son propre livre.14 De plus, la lecture d'autres articles et ouvrages en sociocritique nous révélait que les deux
théoriciens avaient été vivement contestés. Cela ne fut pas sans provoquer une
remise en question fondamentale de nos
choix théoriques. N'était-il pas incohérent d'asseoir notre cadre théorique sur
une œuvre désavouée par son auteur?
Devions-nous conserver ces ouvrages
comme guides? Si oui, comment le justifier? Jeune chercheur, nous étions à
l'époque pour le moins désemparé.
La théorie du roman présentait
d'autant plus un caractère problématique
que les critiques à son endroit paraissaient justifiées. Cet ouvrage, en effet,
ne permet pas d'analyser de la vision du
monde de tous les romanciers. Lukács, à
ses débuts, se justifiait en précisant que
sa théorie ne pouvait s'appliquer qu'à
l'œuvre d'un « romancier génial ». Le
caractère arbitraire d’un tel argument n'a
fait qu'augmenter les critiques. En fait,
le tort du jeune Hongrois (Lukács, lors
de la rédaction de La théorie du roman
n'avait que vingt ans) fut sans doute d'attribuer à l'ensemble du genre romanesque les caractéristiques propres à une
forme particulière de roman que les Allemands appellent Bildungsroman.15
4
Devant ce genre de situation, un
des réflexes de l'apprenti-chercheur peut
être de réfuter catégoriquement une
théorie parce qu'elle ne peut totalement
rendre compte de l'objet analysé. Or,
dans le cas qui nous occupe, le cadre
d'analyse s'avère valable. Il serait donc
inexact d'imputer au sociologue une insuffisance théorique. Il importe cependant que le chercheur apporte quelques
modifications, notamment en ayant recours à d'autres théories ou en contribuant lui-même à un complément théorique. En ce qui a trait à notre propre
étude, la lecture d'ouvrages d'autres
chercheurs a largement contribué à la
compréhension de la théorie. Parmi
ceux-ci, relevons notamment un article
de la critique littéraire pour la revue
Imagine..., Claire Le Brun, qui définit le
Bildungsroman comme le « récit où un
jeune homme prend graduellement
conscience de son identité et de son rôle
dans la société en passant par une série
d'expériences conflictuelles ». 16 Or, aux
dires de Le Brun elle-même, les romans
au cœur de notre étude, soit ceux du
« cycle des Inactifs » publiés à La Courte échelle, correspondent précisément à
cette forme romanesque. Il n'était donc
plus question de rejeter l’ouvrage de
Lukács, mais d'en préciser la portée.
Quant à la notion de romancier génial,
plusieurs critiques, dont le sociologue
Jean-Charles Batardeau, fondateur du
département de sociologie de l'Université Laval, ont réfuté les arguments de
Lukács et Goldmann. La " vision du
monde" n'est pas un concept exclusif
aux " romanciers géniaux ". Falardeau
en a d'ailleurs lui-même proposé une
définition qui nous est apparue fort juste, soit « une saisie totalisante de l'expérience humaine et du monde, des normes
qui les régissent, des pôles qui leur donnent [une] orientation, des valeurs qui y
ont cours, des relations qu'ils entretiennent ou non avec un au-delà du monde ». C'est cette définition que nous
avons d'ailleurs privilégiée pour notre
étude.17
La théorie, si savante soit-elle,
présente généralement des limites quant
à son « application ». Il importe donc
pour le chercheur d'y être attentif et de
toujours conserver son sens critique.
Devant une incompatibilité entre la théorie et la réalité empirique, le chercheur
se voit dans la nécessité de consulter
d'autres théoriciens ou d'apporter luimême, dans la mesure du possible, un
complément à la théorie.
Jean-Denis CÔTÉ
Troisième cycle,
Sociologie, Université Laval,
Chargé de cours
Collège universitaire,
De Saint-Boniface, Manitoba
1
Cet article a fait l’objet d’une communication lors du colloque interuniversitaire de sociologie « De la
conception du social à la construction de l’objet de la sociologie », Université Laval, 31 mars et 1er avril
1995.
5
2
Pierre BOURDIEU, « Le marché des biens symboliques », L’année sociologique, Vol. 22 (1971), pp. 49122.
3
Ibid., p. 55.
4
Ibid., p. 114.
5
Bertrand GAUTHIER, « L’édition québécoise, un défi collectif », Des livres et des jeunes, Vol. 2, no 6
(juin 1980), p. 16.
6
Richard JOHNSON, « La courte échelle : un conte de fées! », Le Journal de Montréal, 3 mai, 1993, p. 26.
7
Bertrand GAUTHIER, op. cit., p. 16.
8
Ces informations étaient à jour en octobre 1996. Consulter le document produit par La Courte échelle
intitulé « Des honneurs pour La Courte échelle ».
9
Jacques DUBOIS, L’institution de la littérature, Bruxelles, Éditions Labor, 1978, p. 44.
10
Pierre BOURDIEU, op. cit., pp. 70-71.
11
À titre d’exemple, mentionnons le Guide pédagogique, secondaire, français, langue seconde, propositions en vue d’une pédagogie de la lecture, projet de lecture à partir du roman jeunesse Les prisonniers du
zoo, cahier d’activités de l’élève, Québec, Gouvernement du Québec, Ministère de l’éducation, 1990, 50 p.
12
Lucien GOLDMAN, Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964, p. 372.
13
Georg LUKACS, La théorie du roman, Paris, Denoël, 1968, 196 p.
14
Du moins, c’est ce qu’il affirme dans l’avant-propos de l’édition de 1962.
15
Voir, à ce sujet, l’article de Susan SULEIMAN, « La structure d’apprentissage, Bilddungsroman et roman à thèse », poétique, no 37 (février 1979), pp. 24-42.
16
Claire LE BRUN, « Bildungsroman, littérature pour la jeunesse et science-fiction », Imagine…, no 53
(septembre 1990), p. 99.
17
Jean-Charles FALARDEAU, Imaginaire social et littérature, Montréal, Hurtubise, HMH, 1974, p. 95.
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