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La lutte des classes selon Marx.
Florian Gulli, 25 mai 2013.
La lutte des classes est une grille d'analyse de la réalité historique. Marx n'a pas
inventé cette grille d'analyse
1
. Il la reprend aux historiens libéraux français qui, un peu avant
lui, décrivaient l'histoire de France comme une longue lutte entre deux groupes sociaux,
l'aristocratie et la bourgeoise, lutte de classe culminant dans la révolution française. Marx
va se réapproprier l'idée pour en faire la clef de lecture des sociétés modernes. Autrement
dit, la lutte des classes ne s'est pas terminée avec la mort du Roi. Marx écrit au début du
Manifeste
:
« La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale,
n'a pas aboli les antagonismes de classes Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes,
de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d'autrefois »
.
I. Critiques de l'idée de lutte des classes.
Cahuzac face à Mélenchon sur France 2 le 8 janvier 2013:
« La lutte des classes, au
fond, ça résume notre réelle divergence. Vous, vous y croyez toujours et moi je n’y ai jamais
cru.».
Deux remarques.
Le discours de classes serait sans objet, d'un discours du passé, périmé par l'histoire.
La lutte des classes serait une illusion, une illusion infantile. « Vous y croyez toujours, comme
on croit au père Noël ; quant à moi, j'ai grandis, j'en suis revenu ».
Il y a une vérité dans ce que dit Cahuzac :
« ça résume notre réelle divergence »
.
C'est la « divergence » fondamentale, celle qui trace une ligne de partage entre les discours
politiques. Il y a ceux qui croient à la lutte des classes et ceux qui n'y croient pas. Cette
ligne de partage, depuis 1983 en France, traverse évidemment la gauche elle-même.
Imaginons ce que Cahuzac reprocherait à l'idée de lutte de classes. Il y a 6 possibilités.
1. « Les classes sociales, ça n'existe pas! ».
A. Les classes sociales disparaissent lentement au profit d'une immense classe
moyenne.
Un argument qui naît à la fin des années 1950. A côté de cette immense classe
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Lettre à Weydemeyer, 5 mars 1852 : « Ce n'est pas à moi que revient le mérite d'avoir découvert l'existence
des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu'elles s'y livrent. Des historiens bourgeois
avaient exposé bien avant moi l'évolution historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois
en avaient décrit l'anatomie économique ».
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moyenne coexisteraient, désormais, un microscopique prolétariat et une microscopique
bourgeoisie. Les inégalités se résorberaient progressivement et il y aurait de plus en plus de
mobilité sociale.
B. La disparition de la conscience de classe.
Il n'y aurait plus de classe parce que la conscience de classe aurait disparue. Plus de
conscience de classe donc plus de classe sociale. Au fondement de la classe, il y aurait la
conscience.
2. « D'accord, il y a des classes, mais elles ne sont pas en lutte ».
A. Les intérêts des différentes classes sociales sont convergents.
On connaît la fameuse formule du socialiste allemand Helmut Schmidt : « Les profits
d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois d'après demain ». C'est ce
que les libéraux appellent la « théorie du ruissellement ». On propose alors tout un nouveau
langage : partenaires sociaux, négociations, etc.
Donc il n'y aurait pas naturellement de lutte des classes. La lutte des classes serait
un produit du discours sur la lutte des classes. On retrouve cette idée chez les sociaux-
libéraux aujourd'hui. On accuse alors ceux qui parlent de lutte de classe d'attiser la haine
entre les classes. Bernard Kouchner s'écriait sur Arte, le 17 décembre 2005 : « La lutte des
classes, on n'en veut plus! »
2
. Une société est un ordre harmonieux, la lutte des classes
n'existe pas naturellement ; ce sont les communistes qui la crée en en parlant et diffusant
ces thèses dans les classes populaires.
B. Il y a bien des rivalités économiques entre les classes sociales, mais pas de lutte
pour le pouvoir politique.
Les conflits d'intérêts sont seulement économiques, par conséquent, ils se glent
dans la sphère économique, sans que l'État ne dise son mot. La gociation étant alors le
moyen civilisée de régler les différents.
3. « Il y a bien des classes et même une lutte des classes, mais ce n'est pas
celle que vous croyez ! ».
On accepte du marxisme l'idée de classe sociale et même l'idée de lutte de classe,
mais on lui donne un sens différent. Voilà ce qu'écrit l'économiste néolibéral Hans-Hermann
2
Cité par Yvon Quiniou, Karl Marx, Le cavalier bleu, p. 67.
3
Hoppe
3
: «
Les libertariens doivent développer une conscience de classe marquée, non pas
dans le sens marxiste du terme, mais dans le sens de reconnaître qu’il existe une nette
distinction entre ceux qui paient les impôts (les exploités) et ceux qui les consomment (les
exploiteurs)
». Il y a donc bien une lutte des classes mais elle oppose ceux qui travaillent,
ceux qui produisent de richesses, en premier lieu les patrons, aux assistés-exploiteurs qui
profitent sans rien faire du travail des autres. Les assistés peuvent être: les chômeurs, les
bénéficiaires de minima sociaux, les fonctionnaires, les immigrés. Il faut s'attendre à ce que
Marine Le Pen reprenne le vocabulaire marxiste en dénonçant l'exploitation des travailleurs
français par les immigrés.
II. La lutte des classes selon Marx.
« Selon Marx » veut dire 1) que Marx est une référence incontournable, un classique
et 2) qu'il s'agit d'une interprétation, donc toujours discutable sous certains aspects (la
question n'est pas : cette grille de lecture est-elle parfaite ? Mais est-elle la plus
intéressante ?). On peut retenir 3 questions : qu'est-ce qu'une classe ? Qu'est-ce que la
lutte ? Qu'elle est la finalité de la lutte ?
1) Qu'est-ce qu'une classe sociale pour Marx ? Il appelle « classe » un ensemble
d'individus qui occupent une même place dans la sphère de la production
économique. Ça n'exclut pas d'autres dimensions mais Marx essaie d'identifier l'élément
essentiel, à savoir la place que l'on occupe dans la production. La question déterminante est
donc : a-t-on la propriété ou non des moyens de productions ? La situation est simple. Il y
a deux classes; la classe de ceux qui possèdent les moyens de production (la bourgeoisie),
la classe de ceux qui ne possèdent pas les moyens de production (le prolétariat).
Le critère retenu pour la définition n'est pas évident. Le critère habituel pour définir
les classes, celui que nous utilisons spontanément, celui que les sociologues utilisent, c'est
celui du « revenus ». Mon niveau de revenu détermine mon appartenance de classe. Marx
considère que c'est s'en tenir aux apparences que de s'en tenir à la question du revenus.
«
Le grossier bon sens transforme la distinction des classes en « ampleur du porte-
monnaie ». La mesure du porte monnaie est une différence purement qualitative, par quoi
3
Sur le site Wikiberal, article « Lutte de classe ».
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on peut toujours lancer l'un contre l'autre deux individus de la même classe »
4
. Le vrai
critère, pour Marx, est la propriété privée des moyens de production. Si bien d'ailleurs que
la suppression de cette propriété définit tout le programme communiste
5
. Alors pourquoi ce
critère et pas celui des revenus ? Parce que selon Marx, une société est toujours un rapport
entre dominants et dominés. Décrire une société, ce n'est donc pas d'abord décrire des
individus, mais des relations entre eux, comprendre comment le uns dominent les autres.
Tant qu'on en reste à la question du revenu, rien n'est dit du rapport entre les individus. La
source de la domination, c'est pour Marx, la propriété privée des moyens de production.
Pourquoi ? Il faut comprendre la propriété comme une puissance sociale réelle et non
pas seulement comme un titre juridique. Le propriétaire des moyens de production a une
force dont ne dispose aucun de ceux qui vendent leur force de travail.
a) Il contrôle l'accès des producteurs aux moyens de production. Ce qui lui
donne un pouvoir immense sur leur vie, puisqu'il décide qui travaille et qui ne travaille pas.
Bien sûr le droit du travail va considérablement limiter ce pouvoir-là. Mais ce droit n'est pas
secrété par le capitalisme lui-même. Il lui est imposé par ses adversaires.
b) Il détermine la finalité de la production. Pouvoir qui a des conséquences sur
le destin de populations entières. Rosa Luxemburg prend l'exemple de l'invention et de la
production de machines à tisser
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. Elle insiste sur les effets imprévisibles de la production.
Déterminer la finalité de la production est un pouvoir tellement immense qu'il échappe
largement au capitaliste lui-même.
« En 1768, Cartwright construit à Nottingham, en Angleterre, les premières filatures mécaniques de
coton; en 1785, il invente le métier à tisser mécanique. La première conséquence en est, en Angleterre,
la disparition du tissage à la main et l'extension rapide de la fabrication mécanique. Au début du XIX°
siècle, il y avait en Angleterre, d'après une estimation d'époque, environ un demi-million d'artisans
tisserands; ils sont maintenant en voie d'extinction, et vers 1860 il n'y avait plus dans tout le Royaume-
Uni que quelques milliers d'artisans tisserands; en revanche, un demi-million d'ouvriers d'usine se
trouvaient embauchés dans l'industrie du coton. En 1863, le président du conseil, Gladstone, parle à la
Chambre d'un enivrant accroissement de richesse et de puissance qui s'est versé sur la bourgeoisie
anglaise, sans que la classe ouvrière y ait la moindre part.
L'industrie cotonnière anglaise fait venir ses matières premières d'Amérique du Nord. Le
développement des usines dans le Lancashire a fait naître de gigantesques plantations de coton dans
le sud des États-Unis. On a fait venir des Noirs d’Afrique, main-d'œuvre bon marché pour un travail
meurtrier dans les plantations de coton, de canne à sucre, de riz et de tabac. En Afrique, le commerce
4
Marx cité par Georges Gurvitch, É
tudes sur les classes sociales
, Gonthier, page 32.
5
Résumé dans la lettre de Engels à Marx du 23 octobre 1846.
6
Rosa Luxemburg,
Introduction à l'économie politique
, I-4. Disponible sur le site www.marxists.org
5
des esclaves prend une extension sans précédent, des peuplades entières sont pourchassées à l'intérieur
du “ continent noir ”, vendues par leurs chefs, transportées par terre et par mer sur d'énormes distances
pour être vendues en Amérique. On assiste à une véritable migration des peuples ” noirs. A la fin du
XVIII° siècle, il n'y avait que 697 000 Noirs en Amérique; en 1861, il y en avait quatre millions.
L'extension colossale de la traite des Noirs et du travail des esclaves au Sud de l'Union provoqua une
croisade des États du Nord contre cette atteinte abominable aux principes chrétiens. En effet, l'arrivée
massive de capitaux anglais dans les années 1825-1860 avait suscité au nord des États-Unis une grande
activité, tant dans la construction de chemins de fer que dans la création d'une industrie moderne, et
par même d'une bourgeoisie, adepte convaincue d'une forme plus moderne de l'exploitation :
l'esclavage salarial capitaliste. Les affaires fabuleuses des planteurs du Sud dont les esclaves, en six ou
sept ans mouraient à la tâche, suscitèrent, de la part des pieux puritains du Nord, une réprobation
d'autant plus vive que le climat ne leur permettait pas d'ériger le même paradis dans leurs États ! C'est
pourquoi, à l'instigation des États du Nord, l'esclavage fut aboli légalement en 1861 sur tout le territoire
de l'Union. Les planteurs sudistes, atteints au plus profond de leurs intérêts, réagirent par la volte
ouverte. Les États du Sud firent sécession, et la guerre civile éclata »
.
On pourrait penser aujourd'hui à des objets de consommation qui ont remodelé notre
monde (la voiture par exemple). On pourrait ajouter aussi les désastres écologiques liées à
certaines productions.
c) Il organise la production ; c'est-à-dire qu'il détient l'autorité dans l'entreprise.
C'est un pouvoir important parce qu'il crée des habitudes d'obéissance et de soumission.
Mais aussi parce qu'il peut avoir une incidence sur la santé physique et psychique des
travailleurs. D'où l'idée d'autogestion, de coopératives ouvrières, le commandement
reviendrait à une assemblée.
d) Il s'approprie le produit du travail des ouvriers et distribue la richesse
produite. C'est ce que Marx nomme l'exploitation. « Il y a exploitation quand une fraction
de la population s'approprie une partie du résultat du travail d'une autre fraction »
7
.
L'entreprise ne peut faire de profits que parce que le travailleur produit davantage de
richesses qu'il n'en reçoit. Il y a contradiction d'intérêts. L'augmentation des profits se fait
au détriment du salaire ; l'augmentation du pouvoir de l'un se fait en retirant du pouvoir à
l'autre, etc.
Marx ajouterait que cet immense pouvoir social va finir par se traduire en pouvoir
politique. Ltat ne peut qu'être sensible aux intérêts de la propriété privée, si celle-ci est
puissance. Marx le définit souvent comme un instrument de domination dans les mains de
la bourgeoisie.
7
Jacques Bidet et Gérard Duménil,
Altermarxisme, Un autre marxisme pour un autre monde
, page 31.
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