298
Chapitre 6: Les Souvenirs d'enfance
Quand on suit la carrière de Marcel Pagnol, comme nous venons de le
faire, en analysant ses œuvres les plus importantes de tous genres, il est évident
que cet auteur mélange les éléments classiques et romantiques pour définir le
monde dans lequel il vit. L'individu a le désir de s'affranchir du groupe qu'il
n'avait pas à l'époque classique, mais à la différence du héros romantique, il a
moins de valeur que le groupe. La communauté et sa survie sont valorisées plus
que n'importe quel personnage individuel.
Dans chaque étape de sa pensée, Pagnol considère les points de vue des
individus qui se trouvent dans une position d'opposition au groupe, mais sa
conclusion est toujours la même; pour que la collectivité continue à fleurir et à
bien fonctionner, il faut que le désir de l'individu soit soumis au dialogue plus ou
moins comique et parfois superficiel du groupe. Ce groupe est une société
patriarcale et latine, provençale et méditerranéenne. La parole et les gens qui la
manient bien sont les puissants du groupe. Celles et ceux qui sont étrangers, qui
ne comprennent pas les règles de la société, ou qui n'ont pas accès à la parole sont
exclus de cette collectivité.
Ce dernier chapitre de ma thèse considère trois "romans"
1
que Marcel
Pagnol a écrits vers la soixantaine. Le premier livre s'appelle La Gloire de mon
père (1957); le deuxième est Le Château de ma mère (1957), et le troisième
volume de cette trilogie a pour titre Le Temps des secrets (1960).
2
Comme cette
trilogie parle de la jeunesse de Pagnol, biologiquement et chronologiquement, son
contenu précède les autres œuvres pagnoliennes, mais c'est en racontant ses
299
souvenirs d'enfance sous forme de roman, que Pagnol décrit tout son trajet d'auteur
et le développement de sa vision du monde et de son style littéraire. Cette œuvre
est donc une conclusion digne de la carrière littéraire de Marcel Pagnol.
Sans les numéroter et sans les titrer, Pagnol divise ses souvenirs d'enfance
en chapitres. Il est intéressant de noter qu'après les sept premiers chapitres (c'est-
à-dire, pages 11 à 43 de La Gloire de mon père), l'auteur a déjà mentionné les
membres principaux de la collectivité familiale et il a expliqué les principes de
l'appartenance à cette communauté. Mais le plus important est que cette
communauté, que Pagnol décrit en détail, est utile pour comprendre la vision du
monde de Marcel enfant. Cette vision-là informe toute son œuvre adulte.
La communauté dans les œuvres de Marcel Pagnol est définie ainsi: (1)
Elle est provençale, et elle s'oppose à Paris. Elle appartient au passé ou à un
monde idéalisé par la littérature romantique. (2) C'est un groupe fermé aux
étrangers qui ne permet pas à ses membres de le quitter. (3) Toute sa violence et
sa cruauté sont dans les dialogues et non pas dans les actions. La parole est
l'élément qui lie les membres du groupe; la parole est une force médiatrice, qui
encourage la tolérance. (4) Les menaces à son existence viennent de la nature et
d'un manque d'unité dans le groupe. Les humains dominent la nature qui les
entoure et les menace. (5) Les membres de la collectivité doivent pouvoir lire,
comprendre et interpréter les signes de la langue de la collectivité. Cette
communauté patriarcale respecte les vrais maîtres de la parole, car la langue cache
les secrets au lieu de les communiquer.
L'individu qui s'oppose à la communauté est défini ainsi: (1) C'est un
enfant, un naïf, un ignorant, un étranger, ou un muet. (2) Il est cruel et/ou cause
300
de la peine aux autres membres du groupe. (3) Entre le début et la fin de l'œuvre,
il apprend à lire et à interpréter les signes de la communauté. (4) Il attaque
l'autorité du père, mais il l'accepte à la fin.
La communauté dans La Gloire de mon père
(1) Dès la première phrase des Souvenirs d'enfance, Pagnol précise que
cette communauté est provençale et il faut que l'auteur (en tant que guide) explique
son monde aux autres. L'endroit où commence cette histoire est "la ville
d'Aubagne, sous le Garlaban"
3
. Comme le jeune Marcel du récit collectionne les
mots, l'auteur Pagnol n'hésite pas à énumérer des listes de noms géographiques: le
Plan de l'Aigle, l'Huveaune, la plaine d'Aix, Sainte-Victoire, Valréas, le Pont du
Gard, Orange, Marseille, Toulon, Saint-Loup et Saint-Esprit, pour ne mentionner
que certains. Le père de Marcel, Joseph, demande l'origine de noms comme "Tête
Rouge" et "le Taoumé," mais le paysan qui l'aide à s'installer dans les collines n'a
pas d'instruction pour les lui expliquer.
L'instruction induit le jeune Marcel en erreur, d'ailleurs, car quand il entend
le nom "Mond des Parpaillouns"
4
, il veut savoir s'il s'agit d'un noble. Son père
traduit le nom du vieux braconnier et dit à Marcel qu'il s'appelle Edmond des
Papillons. C'est ainsi que Marcel comprend qu'il n'est pas noble. Parlant de
Monsieur Bénazet, l'oncle Jules explique qu'il prononçait Bénazette,
5
c'est-à-dire,
selon la prononciation du Sud où les consonnes finales sont prononcées. Le
lecteur est donc supposé être du Nord, de Paris.
Les plantes qui poussent en Provence sont, elles aussi, inventoriées: les
figuiers, les oliviers, les amandiers, les abricotiers et les clématites sont la flore du
301
pays. S'y ajoutent quelques herbes de Provence comme: le pèbre d'aï, la
marjolaine, le romarin, la sauge, et le fenouil. Le vocabulaire est ainsi semé,
comme la terre provençale, d'herbes de Provence pour produire la couleur et
l'arôme locaux.
Cependant Marcel Pagnol ne s'arrête pas à l'énumération des sites
géographiques; il essaie d'expliquer le vocabulaire de Provence. Pour cela, il suit
la tradition littéraire du dix-neuvième siècle, et comme Paul Arène et Alphonse
Daudet, il parle de sa province natale aux Parisiens. Parlant de La Treille, il dit
que le village est entre deux vallons: "...le paysage était fermé à droite et à gauche,
par deux à-pics de roches, que les Provençaux appellent des 'barres.'"
6
D'ailleurs,
les paysans là-bas parlent provençal et leur visage était celui de l'empereur
romain.
7
Il évoque ainsi leur histoire aussi bien que leur culture.
Même en français, Pagnol parle de l'accent provençal; en effet, à cause de
leur père, qui est instituteur, et même examinateur au Certificat d'Etudes, Marcel et
son frère pensent que ..."l'accent provençal était le seul accent français véritable"
8
.
Si le lecteur était Provençal, ces explications ne seraient pas nécessaires.
Cette communauté appartient au passé ou à un monde idéalisé par la
littérature romantique. Dans l'avant-propos, Pagnol nous annonce que son œuvre
est "...un témoignage sur une époque disparue..."
9
; l'époque en question est celle
"...des derniers chevriers"
10
. Parlant de la "sagesse latine"
11
, l'auteur remarque que
la famille Pagnol est établie en Provence depuis plusieurs siècles.
12
Et Marcel
appartient à ce pays et à son riche passé parce qu'il est né à Aubagne, de l'autre
côté et au pied du Garlaban. C'est le paysan qui affirme qu'il est autochtone.
13
302
Ainsi, Marcel découvre son passé et son appartenance à cette communauté qu'il
décrit.
C'est le savoir des générations passées qui est transmis aux générations
futures pour la survie du groupe. Une connaissance du pays dans lequel on vit est
essentiel pour survivre. Sachant, par exemple, que la Provence est "le pays de la
soif"
14
, les Provençaux valorisent chaque source. Par contre, puisque les gens du
pays se considèrent vivre "sur des terres qui étaient leur patrie..."
15
, ils ne voient
pas l'utilité d'avoir un permis pour chasser et ils sont tous des braconniers qui ne
dévoilent pas leurs secrets aux étrangers. Les Souvenirs d'enfance sont le récit qui
illustre comment un enfant traverse les étapes nécessaires pour devenir membre de
cette communauté.
Dans La Gloire de mon père, l'auteur peint les premières étapes de l'enfant
qui veut être initié à la société. La différence d'âge est une considération
importante, parce qu'en grandissant, les enfants apprennent les règles du groupe et
ont plus de possibilités pour y participer. Dans ce premier tome, nous découvrons
le petit Paul et Marcel, son frère aîné, Joseph, leur père, qui est moins âgé que
l'oncle Jules, son beau-frère. Puisque Marcel est le narrateur, il décrit son
initiation à la société des hommes. Il est entouré par Paul, son plus jeune
repoussoir, et par Joseph, son modèle idéal. Et l'ironie de la narration existe par le
dédoublement du narrateur adulte qui montre le point de vue de l'enfant et celui de
l'Académicien.
Marcel comprend qu'il faut parfois exclure Paul des activités ou même lui
mentir pour son propre bien, mais il n'est pas d'accord quand son père lui ment
pour les mêmes raisons. Le père Joseph est celui qui comprend tout--d'ailleurs,
1 / 121 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !