RÉSUMÉ
Il s’agit d’un travail d’histoire des idées centré sur le rapport de la culture allemande à
la modernité (Neuzeit). Le constat de départ est que René Descartes a connu en Allemagne
à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle une valorisation philosophique
remarquable qui va bien au-delà d’une confrontation académique avec un classique de
l’histoire de la pensée. Car Descartes est une figure doublement mythique : père de la
modernité depuis Hegel ainsi que représentant de la nation française depuis la Révolution
française.
Dans le contexte intellectuel et socio-politique dans lequel évoluent les néo-kantiens,
Husserl et Heidegger, je montre que le recours au penseur français est lié à une situation où
la philosophie en quête de légitimité est amenée à réfléchir sur son rapport aux sciences
naturelles, pour ce faire elle questionne son propre passé. La réception de Descartes est
tout d’abord, chez les néo-kantiens, une réaction au développement fulgurant des sciences
et des techniques, développement auquel la philosophie participe peu et qui induit chez les
philosophes des incertitudes quant au rôle de leur spécialité. Le recours à Descartes chez
les néo-kantiens, mais aussi chez Husserl vise à clarifier le rapport de la conscience à la
connaissance afin d’éviter la trop grande spécialisation des sciences et afin de rechercher
ainsi une nouvelle unité de la pensée et d’assurer un fondement au progrès de la civilisation.
Dans cette recherche les néo-kantiens ainsi que Husserl remettent à l’honneur la théorie de
la connaissance, ils réactualisent Kant en s’appuyant sur la pensée de Descartes, l’un de
leurs objectifs étant de réconcilier la modernité avec elle-même.
Les philosophes marburgeois et le fondateur de la phénoménologie considèrent que
le trait distinctif de l’époque moderne est d’avoir défini la pensée indépendamment de la
sensibilité, le mérite en revenant dans une large mesure à Descartes. Pour Martin Heidegger
par contre ces considérations épistémologiques sont l’expression d’une tendance moderne à
vouloir absolument transformer toute espèce de réalité en objet. Ainsi le rationalisme
cartésien représente-il pour Heidegger le point culminant d’une histoire de la pensée
marquée par l’oubli de l’essentiel et par un asujettissement de tout ce qui nous entoure. Cet
anti-cartésianisme heideggerien se conçoit à la fois comme rupture avec le néo-kantisme et
comme radicalisation de la phénoménologie, mais également comme entreprise
spécifiquement allemande et il comporte de ce fait une dimension nationale sur laquelle
s’appuiera l’anti-cartésianisme national- socialiste. Aussi le débat autour de Descartes ne
peut éviter les développements sociaux et politiques. Ainsi trouve-t-on quelque peu
bizarrement un Descartes allemand face à un Descartes français dans l’opposition entre la «
Kultur » allemande et la « civilisation » française, une opposition qui perdure jusque dans les
liens de la philosophie allemande avec le système national-socialiste.
Ainsi la réception de René Descartes en Allemagne à la fin du 19ème et au début du
20ème siècle constitue un cas d’école de l’imbrication d’une problématique strictement
philologique et d’une problématique culturelle. Il s’agit donc d’autre chose que d’enjeux
uniquement philosophique, il y a là bien plutôt un débat sur les coordonnées fondamentales
de ‘la modernité’ qui se dépasse d’emblée dans un débat culturel et se surdétermine sous la
forme d’un débat national dont la charge politique est considérable. L’histoire de la réception
de Descartes est l’histoire de stratégies discursives et interprétatives qui investissent et
s’appoprient son nom et les moments qu’ils s’y prêtent ou non.
Ce travail rend compte d’un aspect du développement intellectuel entre l’Empire et la
République de Weimar, et au-delà d’un aspect des divers débats qui ont constitué la culture
occidentale qui est la nôtre aujourd’hui. Qu’est-ce qui caractérise la modernité ? Les
sciences ont-elles le dernier mot ou faut-il relativiser en particulier leur approche de ce qu’est
la pensée humaine ? Enfin, ce travail est aussi une contribution aux débats qui ont eu lieu en
Allemagne après la guerre : sur le rôle de la modernité dans l’avènement des totalitarismes.