1 Les ambiguïtés du commerce équitable : l`économie sociale et

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Les ambiguïtés du commerce équitable : l’économie sociale et solidaire peut-elle se passer
d’une théorie de la justice ?
Cyrille Ferraton – Benoît Prévost – LASER, Université de Montpellier
Colloque RIUSS – Communication CEJUS
Introduction
Le commerce équitable s’affirme comme (ré)organisation des échanges fondée sur une
exigence normative qui semble assurer une essence commune aux divers courants du
mouvement : l’exigence d’un prix juste permettant une juste munération du travail. Cette
exigence est en soi porteuse d’une ambiguïté constitutive de la contestation contemporaine de
l’économie de marché et de ses rapports au discours libéral. D’un côté, le credo affirmant un
avantage mutuel à l’échange, une identité naturelle des intérêts valables aussi bien entre
individus qu’entre Etats. De l’autre, la remise en question de ce dogme libéral : à l’idéal de la
concurrence pure et parfaite les partisans du commerce équitable renvoient la réalité des
inégalités entre les acteurs des filières et entre pays et l’extrême pauvreté et la précarité des
petits producteurs du Sud.
Comme le soulignent de nombreux auteurs (Cary, 2004, Le Velly, 2006) il existe ainsi une
tension entre d’une part une approche qui tend vers une modification des rapports marchands
pour faire en sorte que le commerce tienne effectivement ses promesses et, d’autre part, une
approche qui tend à modifier radicalement les rapports socio-économiques afin de soumettre
le marché à des normes et impératifs qui lui seraient étrangers. Les différents mouvements
participant au commerce équitable se situeraient ainsi entre ces deux pôles. Mais, au-delà de
leurs différences, les défenseurs du commerce équitable sont porteurs d’une utopie
particulière (que nous appellerons provisoirement utopie équitable) : celle d’un marché qui ne
serait plus le « marché des capitalistes » et des marchands, un « autre marché » au service
d’une « autre économie » et d’un « autre développement » (Caillé, 2005). La question du
statut de cet « autre marché » se pose. Qu’est-ce qui fait sa spécificité alors que les prix du
commerce équitable restent ancrés sur ceux du « marché des capitalistes » (Cary, 2004, p.
107 ; Le Velly, 2008) ?
Pourtant cette ambiguïté est rarement perçue comme telle, en particulier parce que les tenants
d’une autre économie suggèrent une ligne de fracture radicale liée à l’idée d’encastrement.
L’utopie libérale se caractériserait par la défense du « désencastrement » compris ici dans le
sens d’une structuration hiérarchique entre économie et société reposant sur l’autonomie et
l’autorégulation du marché. L’utopie équitable, de son côté, proposerait de remettre
l’économie à sa juste place, autrement dit comme moyen de satisfaire des fins individuelles et
sociales plus légitimes que la poursuite du seul profit (la chrématistique aristotélicienne)1. Le
-encastrement ici ne s’entend donc pas seulement dans le sens épistémologique renvoyant à
la nécessité d’inclure des phénomènes non-marchands dans les outils d’analyse et de
1 Cette thèse du « désencastrement » est inspirée des travaux de Karl Polanyi (1944). Elle pose d’autres
problèmes que nous n’aborderons pas ici en particulier concernant la pertinence de cette notion. André Orléan
(…) la conteste montrant que « l’impersonnalité, la discontinui et l’abstraction » propres au « marché des
capitalistes » ne sont pas « le sympme d’une société atone, incapable de s’opposer à l’autonomisation des
forces économiques marchandes, mais l’expression d’un nouveau style de vie, organisant la socié dans sa
totalité » (2003, p. 184)
2
compréhension des phénomènes marchands : il procède d’une philosophie et non pas d’une
analyse économique (au sens défini par exemple par Berthoud, 2002).
Les réflexions autour de la justice dans l’échange seraient, à ce titre, éclairantes de la fracture
entre les deux utopies. L’approche en termes d’encastrement/désencastrement renvoie à l’idée
selon laquelle autonomie du marché et autonomie de l’économie politique iraient de pair. Et le
rejet du désencastrement va de pair avec le rejet d’une économie politique jugée incapable de
traiter la question de l’équité et, en particulier, de l’équité des prix.
Cette césure entre le « marché des capitalistes » fondamentalement inégalitaire et l’« autre
marché » ne remisant pas la question de la justice sociale, mérite examen non seulement car
l’écart entre les deux n’est pas aussi important que certains discours pourraient le laisser
entendre, mais aussi parce que l’idée de prix juste et de juste rémunération du travail n’est pas
étrangère à l’analyse et à la philosophie économiques dans l’histoire de la pensée économique
libérale.
Nous entamerons cet examen en considérant le projet du commerce équitable de
« réencastrement » du marché conventionnel et les diverses pistes théoriques qui permettent
d’en formuler les principes fondateurs, notamment en lien avec des références communes et
récurrentes dans la littérature sur l’économie sociale et solidaire (1). Nous verrons que cet
objectif donne lieu à deux stratégies distinctes l’une éloignée du « marché des capitalistes »
mais qui semble vouée à la marginalité, l’autre au contraire s’en servant afin d’augmenter ses
débouchés mais avec un risque d’alignement sur ce même « marché des capitalistes » (2).
Cependant, le poids du commerce conventionnel contraint les acteurs du commerce équitable
à se positionner par rapport à celui-ci notamment au niveau de la détermination des prix. Cette
référence au prix marchand n’est-elle pas antinomique du prix juste ? Nous montrons alors
que la détermination des prix ne peut-être identique suivant les « sphères de justice »
mobilisées (Walzer, 1997). Or, en se référant au prix du « marché des capitalistes », le
commerce équitable s’appuie sur une sphère de justice étrangère à son projet fondateur (3).
1-Le commerce équitable, un « réencastrement » de l’échange marchand ?
Le commerce équitable s’est développé comme alternative au commerce conventionnel
critiqué pour ne pas apporter aux producteurs du Sud des revenus suffisants pour couvrir leurs
besoins. Les premières initiatives remontent aux années 1940 mais comportaient une forte
connotation religieuse et morale (Diaz Pedregal, 2008). Le commerce équitable s’en est
progressivement émancipé avec l’implantation de magasins alternatifs (Artisans du Monde) et
surtout l’apparition de produits labellisés (Max Havelaar) au cours des années 1970 et 1980.
Son principal objectif consiste en l’établissement d’échanges justes entre producteurs du Sud
et consommateurs du Nord. Le réseau FINE regroupant les principales filières du commerce
équitable en donne ainsi la définition suivante :
« Le commerce équitable est un partenariat commercial, fondé sur le dialogue, la
transparence et le respect, dont l’objectif est de parvenir à une plus grande équité dans le
commerce mondial. Il contribue au développement durable en offrant de meilleures
conditions commerciales et en garantissant les droits des producteurs et des travailleurs
marginalisés, tout particulièrement au Sud. Les organisations du commerce équitable
(soutenues par les consommateurs) s’engagent activement à soutenir les producteurs, à
sensibiliser l’opinion et à mener campagne en faveur de changements dans les règles et les
pratiques du commerce international conventionnel » (Gendron, Torres, Bisaillon, 2009, pp.
18-19)
3
Il s’agit d’intervenir, d’une part sur le marché en visant la politisation de l’acte de
consommation, et d’autre part, sur la formation des prix et des revenus (Gendron, Torres,
Bisaillon, 2009 ; Chanteau, 2008)2. Ainsi, la demande de justice sociale ne s’adresse pas à
l’Etat bien que celui-ci soutienne au moins financièrement les organisations du commerce
équitable. Par ailleurs, il ne s’agit pas de remédier aux inégalités engendrées par les échanges
marchands (redistribution ex post) mais bien d’intervenir avant que ceux-ci ne se réalisent
(justice ex ante).
Les causes de ces inégalités restent néanmoins à identifier clairement. Il semble que ce soit les
structures réelles des marchés qui soient remises en question bien plus que les marchés en
eux-mêmes. Les intermédiaires entre la production et la consommation sont depuis le
développement de l’économie de marché gulièrement dénoncés3 parce que leurs
prélèvements réduiraient les revenus perçus par les producteurs. Le commerce équitable
entend remédier à cet état de fait en développant un commerce direct entre producteur et
consommateur qui permette d’écouler les produits à leurs véritables prix.
Finalement, le marché comme mécanisme n’est pas jugé négativement par les acteurs du
commerce équitable : c’est l’usage qui en est fait par le commerce conventionnel qui est
récusé. L’autonomisation du marché de la société est directement mise en cause. Ce
« désencastrement » du marché est dans cette perspective le principal facteur responsable de
la pauvreté des producteurs du Sud qui ne peuvent pas écouler leurs productions à un « juste
prix » en l’absence de toute règle d’équité. Par conséquent, il convient d’introduire des règles
spécifiques dans le fonctionnement du marché de façon à développer un commerce alternatif
qui soit à même de rivaliser avec le commerce conventionnel.
Le commerce équitable ne revendique pas de nouveaux droits individuels ou l’introduction de
nouveaux devoirs sociaux afin d’améliorer la situation des producteurs du Sud mais
simplement une distribution plus juste des richesses circulant grâce au commerce international
(Wilkinson, 2007). Aussi, cet objectif de justice sociale ne pourra être atteint que si une
double condition est respectée :
-La suppression des intermédiaires entre producteurs et consommateurs ;
-Et la détermination de prix justes, du moins d’un niveau supérieur à ceux
actuellement pratiqués par le commerce conventionnel.
Pour définir le marché équitable et bien le différencier du « marché des capitalistes », nous
nous appuierons sur la distinction « place de marché » / « lien (ou relation) de clientèle » qui
renvoie à deux acceptions opposées du marché (Servet, 1999 ; 2006).
-La « place de marché » correspond à une transaction à la fois égalitaire et instantanée.
Quel que soit le statut des protagonistes en dehors du marché, ils se reconnaissent
égaux dans l’échange ; ils neutralisent ainsi leurs différences sociales hors marché
instituant une relation horizontale et non hiérarchique. Il n’y a pas de mémoire et de
continuité de la relation. Le paiement clôt définitivement la transaction. La solidarité
2 Le commerce équitable est « contre le marché tout en y participant par le biais d’un consommateur devenu
mililtant » (Gendron, Torres, Bisaillon, 2009, p. 230)
3 Les « réformateurs sociaux » de la première moitié du XIXe (saint-simoniens, fouriéristes…) ont été les
premiers à le faire. Exemplaire en ce sens est la critique de Pierre-Joseph Proudhon, qui accusait les propriétaires
d’entraver la circulation des richesses et ainsi de causer des déséquilibres entre la production et la consommation
responsables de la misère ouvrière (Proudhon, 1849). Plus en amont encore, dès le 17ème siècle on trouve dans
des écrits mercantilistes (Montchrétien, 1615) une dénonciation des spéculateurs sur les marchés du blé.
4
n’est pas absente de ce marché mais elle est involontairement produite par
l’interdépendance des opérations réalisées4.
-Le « lien (ou relation) de clientèle » est une transaction continue et qui peut être
hiérarchique. L’échange est personnalisé contrairement à la place de marché qui se
caractérise par l’anonymat des protagonistes. La perpétuation de la relation a souvent
pour objectif de fidéliser le consommateur. La transaction peut être un moyen de créer
des rapports de confiance durables. Le statut des protagonistes n’est pas neutralisé et
peut engendrer une relation verticale et hiérarchique.
La configuration du marché équitable reprend à la place de marché sa dimension égalitaire et
non hiérarchique, et, au lien de clientèle la personnalisation et la perpétuation de l’échange.
Les acteurs du commerce équitable récusent l’idée selon laquelle l’introduction de règles
éthiques dans les transactions marchandes serait vouée à l’échec. Des relations personnalisées
et directes entre producteurs et consommateurs sont, selon eux, un moyen de concilier marché
et équité. Atteindre cet objectif repose cependant sur un double présupposé, d’une part que les
consommations au Nord offrent les débouchés suffisants aux producteurs du Sud pour écouler
leurs productions, et d’autre part, que la suppression des intermédiaires conduise bien à une
augmentation des prix et des revenus des producteurs. Les pratiques du commerce équitable
montrent que ces présupposés ne sont pas toujours respectés (Gendron, Torres, Bisaillon,
2009). Cependant, les différents observateurs s’accordent pour conclure que le commerce
équitable permet bien aux producteurs du Sud d’écouler leurs produits à des prix supérieurs
aux prix du commerce conventionnel5.
En définitive, une perspective commune anime les différentes initiatives du commerce
équitable : développer un nouveau commerce égalitaire et personnalisé (commerce direct)
entre producteurs du Sud et consommateurs du Nord qui améliore les revenus des premiers
grâce à des niveaux de prix supérieurs à ceux du commerce conventionnel. La
personnalisation des échanges vise ainsi la construction d’une « économie domestique » au
niveau international « où les personnes se connaissent et échangent en tenant compte des
besoins réciproques » (Le Velly, 2006, p. 325). Mais une économie domestique d’une nature
spécifique puisqu’elle s’appuie sur le principe égalitaire du marché et rejette toute dimension
hiérarchique. La notion d’« économie des personnes » utilisée par l’anthropologie est aussi
d’une grande utilité pour caractériser le commerce équitable. En effet, elle est pensée en
opposition à l’« économie de la marchandise » dont l’avatar contemporain est le « marché des
capitalistes ». La détermination de la valeur dans cette économie résulte moins des
caractéristiques des marchandises échangées (quantité de travail, rareté…) que de la « quali
intrinsèque des relations sociales » (Breton, 2002, p. 22).
Pour souligner encore la nature différente du marché équitable du « marché des capitalistes »,
un rapprochement avec le principe économique de réciprocité peut être opéré. Ce
rapprochement se justifie d’autant plus que l’analyse de l’économie sociale et solidaire
montre la prédominance de la réciprocité dans les organisations de l’économie sociale et
solidaire. Pour cela, elle s’appuie sur la typologie introduite par Karl Polanyi qui distingue
échange marchand, redistribution et réciprocité (Laville, 1994).
4 Servet souligne : « en donnant momentanément à vivre l’utopie moderne de l’égali et de la similitude, la
place de marché apparaît comme une matérialisation du mythe marchand fondateur du savoir économique
moderne » (Servet, 1999, p. 134)
5 Même si la qualité des produits imposée aux producteurs du Sud minore l’écart de prix entre commerce
équitable et commerce conventionnel.
5
Dans une étude plus récente, Marshall Sahlins dans Âge de pierre, âge d’abondance.
L’économie des sociétés primitives (1972) distingue trois formes de réciprocité (Sahlins,
1972, chap. V) :
-La réciprocité généralisée est identifiée au don unilatéral, sans contrepartie matérielle.
La solidarité philanthropique ou encore la charité sont incluses dans cette forme
d’échange. Cette réciprocité est la plus personnalisée des trois ; les motivations
sociales dans l’échange sont prédominantes.
-La réciprocité équilibrée ou encore symétrique correspond à un échange direct :
« Conçue en termes d’équilibre strict, la contre-prestation est l’équivalent
culturellement défini de la chose reçue, et elle ne souffre pas de délai ». Est aussi
compris dans cet échange, le don contre-don mais la contrepartie ne vient qu’après un
laps de temps. Cette réciprocité est personnalisée identiquement à la réciprocité
généralisée mais à un moindre degré. Surtout, l’échange est motivé autant par des
déterminants matériels et économiques que sociaux6.
-Enfin la réciprocité négative se rapporte aux échanges marchands « classiques »
motivés par la recherche du gain. L’échange est impersonnel ; chacun des
protagonistes se préoccupe avant tout de son propre intérêt.
La réciprocité généralisée définie en termes « d’équilibre strict » nous semble
particulièrement opératoire pour décrire l’idéal recherché par le commerce équitable.
Cependant, certaines expériences montrent que ne doit pas être exclue une évolution :
-Soit vers la réciprocité généralisée et par conséquent une déconnexion avec l’échange
marchand remettant en cause l’égalité prônée entre producteurs et consommateurs ;
-Soit vers la réciprocité négative alors plus aucune différence ne distingue
commerce équitable et commerce conventionnel (Gendron, Torres, Bisaillon, 2009).
Historiquement, enfin, l’objectif de justice redistributive du commerce équitable n’est pas
sans faire écho aux premiers projets de refondation économique développés pour contrecarrer
la croissance de l’économie capitaliste et ses conséquences sociales durant la première moitié
du XIXe siècle. La proximité avec le projet proudhonien qui recherchait identiquement au
commerce équitable la suppression des intermédiaires entre producteurs et consommateurs
convient d’être soulignée. Proudhon pose les bases d’une nouvelle économie, le mutuellisme,
les intérêts accaparés par les propriétaires capitalistes sont redistribués aux producteurs.
Cette économie, très proche de l’économie domestique, renoue avec un échange économique
originel selon Proudhon, qui a précédé le développement du capitalisme : c’est-à-dire
« l’échange en nature […] la synthèse de deux idées de propriété et de communauté ; synthèse
aussi ancienne que les éléments qui la constituent, puisqu’elle n’est autre chose que le retour
de la société à sa pratique primitive à travers un dédale d’inventions et de systèmes, le résultat
d’une méditation de six mille ans sur cette proposition fondamentale, A égale A » (Proudhon,
1846, pp. 415-416). Son projet de banque d’échange qui avait pour objectif de réduire au
minimum l’intérêt devait déboucher sur la généralisation des échanges directs sans
intermédiaire (Proudhon, 1849). On retrouve encore un trait distinctif du commerce
équitable.
L’inclusion du commerce équitable dans le champ large de l’économie sociale et solidaire
semble dans cette dernière perspective pleinement justifiée dans la mesure où cette dernière se
6 Sahlins souligne : « dans le mode généralisé, les relations sociales commandent aux flux matériels, alors que
dans l’échange sytrique, les flux matériels informent les relations sociales » (Sahlins, 1972, p. 249)
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