Chapitre 13
Formes verbales non finies
et formes hybrides
13.1. Définitions
Les formes verbales qui sont la tête de constituants phrastiques dans des
constructions phrastiques complexes peuvent être identiques à celles fonctionnant
comme tête de phrases simples indépendantes, comme
ont identifié
dans
La radio
vient d’annoncer [que les policiers ont identifié le criminel]
.
Il peut arriver aussi qu’un mot dans lequel on peut reconnaître un lexème verbal,
et qui est utilisé comme tête de constituants dont la composition est
sémantiquement comparable à celle d’une phrase, soit néanmoins à reconnaître,
non pas comme une forme verbale d’un type spécial, mais comme un dérivé de
verbe appartenant à une autre espèce de mots. Par exemple, dans
[L’identification
rapide du criminel par les policiers] a permis de l’empêcher de commettre de
nouveaux méfaits
, le constituant entre crochets participe à la construction de la
phrase comme un constituant nominal, et il ny a rien dans sa structure interne qui
s’écarte de manière évidente de ce qu’on pourrait trouver dans un constituant ayant
pour tête un nom prototypique1. Par conséquent,
identification
est un nom dérivé
de verbe.
1 Une étude plus fine de la question montre que des noms déverbaux tels que
identification
ont des emplois dans lesquels ils diffèrent des noms prototypiques en ce qui concerne les
possibilités de faire varier les déterminants, et dans lesquels le choix des dépendants qu’ils
s’adjoignent reflète la structure argumentale du verbe. On peut montrer que ce type de
fonctionnement syntaxique des déverbaux a des corrélats sémantiques qu’on peut résumer
en disant que dans ce cas, le nom déverbal s’écarte du type sémantique qui est
normalement celui des noms (simples ou dérivés) pour dénoter un événement. Mais ceci
ne remet pas en question le fait fondamental que tous les types morphosyntaxiques de
dépendants qu’on peut leur adjoindre sont également possibles avec des noms
prototypiques. Par exemple, en français, les noms prototypiques peuvent avoir pour
dépendant un groupe prépositionnel, comme dans
la maison sur la colline
, et on ne peut
donc pas considérer la possibilité d’adjonction de groupes prépositionnels comme une
caractéristique verbale ; mais les groupes prépositionnels qui accompagnent les noms
218
Syntaxe générale, une introduction typologique
Mais les langues ont souvent aussi des formes verbales intégratives, inaptes à
être la tête de phrases indépendantes mais ayant par ailleurs des propriétés
syntaxiques de verbes, parmi lesquelles on peut distinguer deux grands types :
(a) Certaines formes issues de lexème verbal, tout en étant inaptes à constituer
la tête d’une phrase simple indépendante, non seulement s’utilisent comme tête de
constituants dont la structure est exactement identique à celle dune phrase simple
indépendante, mais ont en outre une flexion qui présente globalement les mêmes
caractéristiques que celle des formes verbales indépendantes – cf. 10.7.2.
(b) D’autres formes verbales intégratives, généralement désignées comme
non
finies
, se distinguent des précédentes par une flexion moins différenciée que celle
des formes verbales indépendantes. Dans les langues les formes verbales
indépendantes présentent un phénomène d’accord obligatoire avec un ou plusieurs
arguments, les formes de ce type ignorent typiquement l’accord, ou bien ne le
connaissent que de manière facultative. En outre, syntaxiquement, les constituants
dont ces formes sont la tête ont une structure interne qui, tout en étant de type
phrastique, peut s’écarter de celle d’une phrase simple indépendante en ce qui
concerne le terme sujet. En effet, il n’est pas rare que la construction de telles
formes ne puisse comporter aucun terme analogue au sujet des formes
indépendantes correspondantes, ou que le caractère facultatif de sa présence
contraste avec le caractère obligatoire du sujet des formes verbales indépendantes2.
La forme
ayant identifié
de la phrase
[Les policiers ayant rapidement identifié le
criminel], ils ont pu aussitôt procéder à son arrestation
est selon cesfinitions une
forme verbale non finie. En effet, cette forme a des propriétés clairement verbales
au sens où elle peut prendre exactement les mêmes compléments qu’une forme
verbale indépendante, mais elle ne présente pas l’accord obligatoire avec le sujet qui
caractérise en français les formes verbales indépendantes, et sa relation au sujet est
différente de celle qu’ont les formes verbales indépendantes : en français, en dehors
de l’impératif, une forme verbale indépendante doit nécessairement, ou bien se
construire avec un sujet, ou bien s’attacher un indice pronominal de la série
je / tu /
il …
, mais cette contrainte ne vaut pas pour une forme comme
ayant identifié
(cf.
par exemple
Ayant identifié le criminel, les policiers l’ont aussitôt arrêté
).
Il ne faut pas se cacher qu’une notion de forme verbale non finie plus restreinte
que la notion purement syntaxique de forme verbale intégrative ne s’impose
vraiment que pour les langues qui ont à la fois une morphologie verbale riche et une
contrainte syntaxique selon laquelle l’argument sujet d’une forme verbale
indépendante doit se manifester nécessairement, soit sous forme de constituant
nominal, soit sous forme dindice pronominal. Mais il sagit dune notion cruciale
pour décrire l’organisation syntaxique d’un nombre considérable de langues, ce qui
explique la place qui lui est accordée dans cet ouvrage, en dépit de la difficul qu’il
y a à l’appliquer à certaines langues.
déverbaux dénotant des événements sont typiquement ceux qui accompagneraient le
verbe dont ils dérivent, et leur interprétation renvoie au schème argumental du verbe.
2 Lorsqu’un terme correspondant au sujet des formes verbales indépendantes est présent,
mais avec une mise en forme qui est en principe celle du dépendant génitival d’un nom, on
considèrera selon les définitions adoptées ici qu’on n’a plus véritablement affaire à une
forme verbale non finie, mais plutôt à une forme hybride – cf. 13.5.
Formes verbales non finies 219
13.2. Formes verbales non finies et formes verbales indépendantes
Les formes verbales non finies peuvent présenter moins de distinctions de
temps-aspect-mode que les formes verbales indépendantes. Dans les langues les
formes verbales indépendantes incluent nécessairement des indices de sujet, elles
peuvent être dépourvues d’indices de sujet, ou n’en présenter que de manière
optionnelle.
L’abkhaz présente un type original de distinction entre formes verbales finies et
non finies : dans cette langue, les formes verbales non finies expriment dans leur
flexion les mêmes distinctions que les formes verbales indépendantes, mais on peut
néanmoins les considérer comme morphologiquement déficientes au sens où les
formes verbales indépendantes doivent comporter en plus une marque de finitude.
Autrement dit, l’abkhaz marque morphologiquement de façon spécifique
laccession de la forme verbale au statut de tête dune phrase indépendante, ce qui
est exactement l’inverse de la situation illustrée par l’ex. basque (14) du ch. 10, dans
laquelle la subordination se manifeste par l’adjonction de marques d’intégration à
des formes verbales indépendantes.
Lex. espagnol (1) illustre le comportement typique de formes verbales non
finies dans une langue l’argument sujet d’une forme verbale indépendante
n’apparaît pas nécessairement sous forme de constituant nominal, mais se manifeste
obligatoirement par un indice pronominal incorporé à la terminaison verbale. En
espagnol, les infinitifs, participes et gérondifs peuvent se construire avec des
compléments nominaux et des adverbes exactement comme les formes verbales
indépendantes, mais nincluent aucun indice de sujet et ne peuvent donc pas
saccorder avec un sujet ; linfinitif a des possibilités de construction avec un sujet
plus larges que celles de linfinitif du français ex. (1a-b), mais il est possible aussi
que son sujet reste entièrement implicite, et sémantiquement il est alors identifié à
un nom qui ne fait pas partie de la construction de l’infinitif – ex. (1c).
(1) a.
Al salir Juan, todo cambió
à.DEF.SGM sortir.INF Juan tout changer.NARR.S3S
‘Quand Juan est sorti, tout a changé’ (litt. ‘Au sortir Juan …’)
b.
Al salir yo de aquí,
à.DEF.SGM sortir.INF PRO1S de ici
Juan estaba esperándo-me
Juan être.IMPARF.S3S attendre.GER-O1S
‘Quand je suis sorti d’ici, Juan m’attendait’ (litt. ‘Au sortir moi d’ici …’)
c.
Al salir de aquí,
à.DEF.SGM sortir.INF de ici
Juan se encontró con Pablo
Juan MOY rencontrer.NARR.S3S avec Pablo
‘En sortant d’ici, Juan a rencontré Pablo’
(= Quand il
i est sorti d’ici, Juani a rencontré Pablo)
220
Syntaxe générale, une introduction typologique
L’ex. (2) illustre un phénomène semblable avec le gérondif de l’espagnol.
(2) a.
Llamándo-lo tú, seguramente aceptará
appeler.
GER-O3S PRO2S sûrement accepter.FUT.S3S
‘Si tu l’appelles (litt. ‘en l’appelant toi’), il acceptera sûrement’
b.
Girando a la derecha,
tourner.GER à DEF.SGF droite.SG
encuentras la alcaldía
trouver.PRES.S3S DEF.SGF mairie.SG
‘En tournant à droite, tu trouves la mairie’
Dans d’autres langues, les particularités des formes verbales non finies en ce qui
concerne le traitement de la relation à l’argument sujet n’ont pas la même netteté.
Par exemple, à côté de langues comme l’espagnol où il y a un contraste net entre des
formes verbales indépendantes qui incluent nécessairement un indice de sujet et des
formes verbales non finies qui ne comportent jamais d’indice de sujet, le portugais
illustre le cas d’une langue où l’infinitif ne se distingue pas des formes verbales finies
par l’absence de l’indice de sujet, mais par son caractère facultatif. En effet, dans
une partie de ses emplois, l’infinitif du portugais peut s’attacher des indices de sujet
– ex. (3).
(3) a.
Ele pediu aos empregados
PRO.3SM demander.ACP.S3S à.DEF.PLM employés.PL
para chegar-em cedo
pour arriver.INF-S3P tôt
‘Il a demandé aux employés d’arriver tôt’
b.
Ele avisou-nos para trazer-mos as facturas
PRO.3SM aviser.ACP.S3S-O1P pour apporter.INF-S1P DEF.PLF facture.PL
‘Il nous a prévenus d’apporter les factures’
c.
É preciso trazer-es as cartas
être.PRES.S3S nécessaire.SGM apporter.INF-S2S DEF.PLF carte.PL
‘Il te faut apporter les cartes’
Le basque présente aussi un cas intéressant de langue dont les formes verbales
non finies se caractérisent par l’absence totale d’accord (alors qu’en basque, les
formes verbales indépendantes s’accordent obligatoirement avec un, deux ou trois
termes de leur construction selon la valence du verbe), mais dont la construction
peut pourtant comporter exactement les mêmes termes nominaux qu’une forme
verbale indépendante, avec les mêmes marques casuelles. L’ex. (4) illustre ceci avec
une forme verbale non finie à valeur de but (formée au moyen du suffixe
-t(z)eko
)
que l’on peut voir construite avec un sujet au cas absolu ex. (4a), avec un sujet au
cas ergatif – ex. (4b) – et avec un objet au cas absolu – ex. (4c) – exactement comme
une forme indépendante du même verbe.
Formes verbales non finies 221
(4) a.
Gasolina [kotxeak ibiltzeko] da
essence.SG voiture.PL rouler.VNF être.PRES.S3S
‘L’essence sert à faire rouler les voitures’
(cf.
Kotxeak ibiltzen dira
‘Les voitures roulent’)
b.
Belarra [abereek jateko] da
herbe.SG bétail.PL.ERG manger.VNF être.PRES.S3S
Lherbe sert à la nourriture du bétail’
(cf.
Abereek belarra jaten dute
‘Le bétail mange de l’herbe’)
c.
Behia [esnea emateko] da
vache.SG lait.SG donner.VNF être.PRES.S3S
‘La vache sert à donner du lait’
(cf.
Behiak esnea ematen du
‘La vache donne du lait’)
On peut noter enfin que labsence daccord avec le sujet, typique des formes
verbales non finies dans les langues où les formes verbales indépendantes donnent
obligatoirement lieu à un tel accord, est une source de difficultés pour l’analyse
syntaxique, et nous aurons justement à revenir au ch. 36 sur les problèmes que pose
l’identification éventuelle d’un constituant nominal comme sujet d’une forme
verbale non finie, en l’absence d’un phénomène d’accord permettant de procéder de
manière évidente à cette identification.
13.3. Formes verbales non finies fléchies comme des noms ou des adjectifs
Les formes verbales non finies se distinguent des formes non verbales dérivées
de verbe par labsence de dépendants typiquement nominaux ou typiquement
adjectivaux dans leur construction. Souvent aussi, l’insertion des constituants dont
elles sont la tête na pas les mêmes manifestations morphologiques que l’insertion
de constituants globalement équivalents mais ayant pour tête un nom ou un adjectif.
Mais ceci n’a rien d’obligatoire : tout étant la tête de constituants phrastiques, les
formes verbales non finies peuvent avoir le comportement de noms ou d’adjectifs
pour ce qui concerne la relation entre le constituant dont elles sont la tête et le reste
de la construction à laquelle ce constituant s’insère.
Par exemple en français, les adjectifs en
-ant
et les participes dont ces adjectifs
sont homonymes ne marquent pas de la me façon leur insertion à la phrase : les
adjectifs en
-ant
s’accordent en genre et en nombre exactement comme les adjectifs
prototypiques (cf.
des revues [très intéress-ant-es à lire]
, à comparer avec
des revues
[très facile-s à lire]
), alors que le participe en
-ant
ne s’accorde pas avec le nom dont
il dépend (cf.
des revues [intéress-ant un large public]
et non pas
*des revues
intéress-ant-es un large public
).
Cette situation contraste avec celle de l’allemand. Cette langue a en effet des
participes comparables aux participes en
-ant
du français, mais qui saccordent en
cas, genre et nombre exactement comme des adjectifs dans le rôle de dépendant de
nom. En dehors du fait que le groupe ayant pour tête le participe est antéposé au
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