Chapitre 13 Formes verbales non finies et formes hybrides 13.1. Définitions Les formes verbales qui sont la tête de constituants phrastiques dans des constructions phrastiques complexes peuvent être identiques à celles fonctionnant comme tête de phrases simples indépendantes, comme ont identifié dans La radio vient d’annoncer [que les policiers ont identifié le criminel]. Il peut arriver aussi qu’un mot dans lequel on peut reconnaître un lexème verbal, et qui est utilisé comme tête de constituants dont la composition est sémantiquement comparable à celle d’une phrase, soit néanmoins à reconnaître, non pas comme une forme verbale d’un type spécial, mais comme un dérivé de verbe appartenant à une autre espèce de mots. Par exemple, dans [L’identification rapide du criminel par les policiers] a permis de l’empêcher de commettre de nouveaux méfaits, le constituant entre crochets participe à la construction de la phrase comme un constituant nominal, et il n’y a rien dans sa structure interne qui s’écarte de manière évidente de ce qu’on pourrait trouver dans un constituant ayant pour tête un nom prototypique1. Par conséquent, identification est un nom dérivé de verbe. 1 Une étude plus fine de la question montre que des noms déverbaux tels que identification ont des emplois dans lesquels ils diffèrent des noms prototypiques en ce qui concerne les possibilités de faire varier les déterminants, et dans lesquels le choix des dépendants qu’ils s’adjoignent reflète la structure argumentale du verbe. On peut montrer que ce type de fonctionnement syntaxique des déverbaux a des corrélats sémantiques qu’on peut résumer en disant que dans ce cas, le nom déverbal s’écarte du type sémantique qui est normalement celui des noms (simples ou dérivés) pour dénoter un événement. Mais ceci ne remet pas en question le fait fondamental que tous les types morphosyntaxiques de dépendants qu’on peut leur adjoindre sont également possibles avec des noms prototypiques. Par exemple, en français, les noms prototypiques peuvent avoir pour dépendant un groupe prépositionnel, comme dans la maison sur la colline, et on ne peut donc pas considérer la possibilité d’adjonction de groupes prépositionnels comme une caractéristique verbale ; mais les groupes prépositionnels qui accompagnent les noms 218 Syntaxe générale, une introduction typologique Mais les langues ont souvent aussi des formes verbales intégratives, inaptes à être la tête de phrases indépendantes mais ayant par ailleurs des propriétés syntaxiques de verbes, parmi lesquelles on peut distinguer deux grands types : (a) Certaines formes issues de lexème verbal, tout en étant inaptes à constituer la tête d’une phrase simple indépendante, non seulement s’utilisent comme tête de constituants dont la structure est exactement identique à celle d’une phrase simple indépendante, mais ont en outre une flexion qui présente globalement les mêmes caractéristiques que celle des formes verbales indépendantes – cf. 10.7.2. (b) D’autres formes verbales intégratives, généralement désignées comme non finies, se distinguent des précédentes par une flexion moins différenciée que celle des formes verbales indépendantes. Dans les langues où les formes verbales indépendantes présentent un phénomène d’accord obligatoire avec un ou plusieurs arguments, les formes de ce type ignorent typiquement l’accord, ou bien ne le connaissent que de manière facultative. En outre, syntaxiquement, les constituants dont ces formes sont la tête ont une structure interne qui, tout en étant de type phrastique, peut s’écarter de celle d’une phrase simple indépendante en ce qui concerne le terme sujet. En effet, il n’est pas rare que la construction de telles formes ne puisse comporter aucun terme analogue au sujet des formes indépendantes correspondantes, ou que le caractère facultatif de sa présence contraste avec le caractère obligatoire du sujet des formes verbales indépendantes2. La forme ayant identifié de la phrase [Les policiers ayant rapidement identifié le criminel], ils ont pu aussitôt procéder à son arrestation est selon ces définitions une forme verbale non finie. En effet, cette forme a des propriétés clairement verbales au sens où elle peut prendre exactement les mêmes compléments qu’une forme verbale indépendante, mais elle ne présente pas l’accord obligatoire avec le sujet qui caractérise en français les formes verbales indépendantes, et sa relation au sujet est différente de celle qu’ont les formes verbales indépendantes : en français, en dehors de l’impératif, une forme verbale indépendante doit nécessairement, ou bien se construire avec un sujet, ou bien s’attacher un indice pronominal de la série je / tu / il …, mais cette contrainte ne vaut pas pour une forme comme ayant identifié (cf. par exemple Ayant identifié le criminel, les policiers l’ont aussitôt arrêté ). Il ne faut pas se cacher qu’une notion de forme verbale non finie plus restreinte que la notion purement syntaxique de forme verbale intégrative ne s’impose vraiment que pour les langues qui ont à la fois une morphologie verbale riche et une contrainte syntaxique selon laquelle l’argument sujet d’une forme verbale indépendante doit se manifester nécessairement, soit sous forme de constituant nominal, soit sous forme d’indice pronominal. Mais il s’agit d’une notion cruciale pour décrire l’organisation syntaxique d’un nombre considérable de langues, ce qui explique la place qui lui est accordée dans cet ouvrage, en dépit de la difficulté qu’il y a à l’appliquer à certaines langues. déverbaux dénotant des événements sont typiquement ceux qui accompagneraient le verbe dont ils dérivent, et leur interprétation renvoie au schème argumental du verbe. 2 Lorsqu’un terme correspondant au sujet des formes verbales indépendantes est présent, mais avec une mise en forme qui est en principe celle du dépendant génitival d’un nom, on considèrera selon les définitions adoptées ici qu’on n’a plus véritablement affaire à une forme verbale non finie, mais plutôt à une forme hybride – cf. 13.5. Formes verbales non finies 219 13.2. Formes verbales non finies et formes verbales indépendantes Les formes verbales non finies peuvent présenter moins de distinctions de temps-aspect-mode que les formes verbales indépendantes. Dans les langues où les formes verbales indépendantes incluent nécessairement des indices de sujet, elles peuvent être dépourvues d’indices de sujet, ou n’en présenter que de manière optionnelle. L’abkhaz présente un type original de distinction entre formes verbales finies et non finies : dans cette langue, les formes verbales non finies expriment dans leur flexion les mêmes distinctions que les formes verbales indépendantes, mais on peut néanmoins les considérer comme morphologiquement déficientes au sens où les formes verbales indépendantes doivent comporter en plus une marque de finitude. Autrement dit, l’abkhaz marque morphologiquement de façon spécifique l’accession de la forme verbale au statut de tête d’une phrase indépendante, ce qui est exactement l’inverse de la situation illustrée par l’ex. basque (14) du ch. 10, dans laquelle la subordination se manifeste par l’adjonction de marques d’intégration à des formes verbales indépendantes. L’ex. espagnol (1) illustre le comportement typique de formes verbales non finies dans une langue où l’argument sujet d’une forme verbale indépendante n’apparaît pas nécessairement sous forme de constituant nominal, mais se manifeste obligatoirement par un indice pronominal incorporé à la terminaison verbale. En espagnol, les infinitifs, participes et gérondifs peuvent se construire avec des compléments nominaux et des adverbes exactement comme les formes verbales indépendantes, mais n’incluent aucun indice de sujet et ne peuvent donc pas s’accorder avec un sujet ; l’infinitif a des possibilités de construction avec un sujet plus larges que celles de l’infinitif du français – ex. (1a-b), mais il est possible aussi que son sujet reste entièrement implicite, et sémantiquement il est alors identifié à un nom qui ne fait pas partie de la construction de l’infinitif – ex. (1c). (1) a. Al salir Juan, todo cambió à.DEF.SGM sortir.INF Juan tout changer.NARR.S3S ‘Quand Juan est sorti, tout a changé’ (litt. ‘Au sortir Juan …’) b. Al salir à.DEF.SGM sortir.INF yo de aquí, PRO1S de ici Juan estaba esperándo-me Juan attendre.GER-O1S être.IMPARF.S3S ‘Quand je suis sorti d’ici, Juan m’attendait’ (litt. ‘Au sortir moi d’ici …’) c. Al salir de aquí, à.DEF.SGM sortir.INF de ici Juan se encontró con Pablo Juan rencontrer.NARR.S3S avec Pablo MOY ‘En sortant d’ici, Juan a rencontré Pablo’ (= Quand ili est sorti d’ici, Juani a rencontré Pablo) 220 Syntaxe générale, une introduction typologique L’ex. (2) illustre un phénomène semblable avec le gérondif de l’espagnol. (2) a. Llamándo-lo appeler.GER-O3S tú, seguramente aceptará PRO2S sûrement accepter.FUT.S3S ‘Si tu l’appelles (litt. ‘en l’appelant toi’), il acceptera sûrement’ b. Girando a la à derecha, DEF.SGF droite.SG encuentras la alcaldía trouver.PRES.S3S DEF.SGF mairie.SG tourner.GER ‘En tournant à droite, tu trouves la mairie’ Dans d’autres langues, les particularités des formes verbales non finies en ce qui concerne le traitement de la relation à l’argument sujet n’ont pas la même netteté. Par exemple, à côté de langues comme l’espagnol où il y a un contraste net entre des formes verbales indépendantes qui incluent nécessairement un indice de sujet et des formes verbales non finies qui ne comportent jamais d’indice de sujet, le portugais illustre le cas d’une langue où l’infinitif ne se distingue pas des formes verbales finies par l’absence de l’indice de sujet, mais par son caractère facultatif. En effet, dans une partie de ses emplois, l’infinitif du portugais peut s’attacher des indices de sujet – ex. (3). (3) a. Ele pediu PRO.3SM para chegar-em pour aos empregados demander.ACP.S3S à.DEF.PLM employés.PL cedo arriver.INF-S3P tôt ‘Il a demandé aux employés d’arriver tôt’ b. Ele PRO.3SM avisou-nos para trazer-mos aviser.ACP.S3S-O1P pour apporter.INF-S1P as facturas DEF.PLF facture.PL ‘Il nous a prévenus d’apporter les factures’ c. É preciso être.PRES.S3S nécessaire.SGM trazer-es as cartas apporter.INF-S2S DEF.PLF carte.PL ‘Il te faut apporter les cartes’ Le basque présente aussi un cas intéressant de langue dont les formes verbales non finies se caractérisent par l’absence totale d’accord (alors qu’en basque, les formes verbales indépendantes s’accordent obligatoirement avec un, deux ou trois termes de leur construction selon la valence du verbe), mais dont la construction peut pourtant comporter exactement les mêmes termes nominaux qu’une forme verbale indépendante, avec les mêmes marques casuelles. L’ex. (4) illustre ceci avec une forme verbale non finie à valeur de but (formée au moyen du suffixe -t(z)eko) que l’on peut voir construite avec un sujet au cas absolu – ex. (4a), avec un sujet au cas ergatif – ex. (4b) – et avec un objet au cas absolu – ex. (4c) – exactement comme une forme indépendante du même verbe. Formes verbales non finies (4) 221 a. Gasolina [kotxeak ibiltzeko] da essence.SG voiture.PL rouler.VNF être.PRES.S3S ‘L’essence sert à faire rouler les voitures’ (cf. Kotxeak ibiltzen dira ‘Les voitures roulent’) b. Belarra herbe.SG [abereek jateko] da bétail.PL.ERG manger.VNF être.PRES.S3S ‘L’herbe sert à la nourriture du bétail’ (cf. Abereek belarra jaten dute ‘Le bétail mange de l’herbe’) c. Behia vache.SG [esnea emateko] da lait.SG donner.VNF être.PRES.S3S ‘La vache sert à donner du lait’ (cf. Behiak esnea ematen du ‘La vache donne du lait’) On peut noter enfin que l’absence d’accord avec le sujet, typique des formes verbales non finies dans les langues où les formes verbales indépendantes donnent obligatoirement lieu à un tel accord, est une source de difficultés pour l’analyse syntaxique, et nous aurons justement à revenir au ch. 36 sur les problèmes que pose l’identification éventuelle d’un constituant nominal comme sujet d’une forme verbale non finie, en l’absence d’un phénomène d’accord permettant de procéder de manière évidente à cette identification. 13.3. Formes verbales non finies fléchies comme des noms ou des adjectifs Les formes verbales non finies se distinguent des formes non verbales dérivées de verbe par l’absence de dépendants typiquement nominaux ou typiquement adjectivaux dans leur construction. Souvent aussi, l’insertion des constituants dont elles sont la tête n’a pas les mêmes manifestations morphologiques que l’insertion de constituants globalement équivalents mais ayant pour tête un nom ou un adjectif. Mais ceci n’a rien d’obligatoire : tout étant la tête de constituants phrastiques, les formes verbales non finies peuvent avoir le comportement de noms ou d’adjectifs pour ce qui concerne la relation entre le constituant dont elles sont la tête et le reste de la construction à laquelle ce constituant s’insère. Par exemple en français, les adjectifs en -ant et les participes dont ces adjectifs sont homonymes ne marquent pas de la même façon leur insertion à la phrase : les adjectifs en -ant s’accordent en genre et en nombre exactement comme les adjectifs prototypiques (cf. des revues [très intéress-ant-es à lire], à comparer avec des revues [très facile-s à lire] ), alors que le participe en -ant ne s’accorde pas avec le nom dont il dépend (cf. des revues [intéress-ant un large public] – et non pas *des revues intéress-ant-es un large public). Cette situation contraste avec celle de l’allemand. Cette langue a en effet des participes comparables aux participes en -ant du français, mais qui s’accordent en cas, genre et nombre exactement comme des adjectifs dans le rôle de dépendant de nom. En dehors du fait que le groupe ayant pour tête le participe est antéposé au 222 Syntaxe générale, une introduction typologique nom, un constituant nominal comme celui cité en (5) est construit exactement comme son équivalent français les voitures roulant dans la rue, mais fahr-end prend la terminaison -en qui marque l’accord avec le nom, alors qu’en français, roulant reste dans cette construction invariable. (5) die auf der Strasse DEF.PL sur DEF.SGF.DAT rue.SG.DAT conduire-PART-PL voiture.PL fahr-end-en Autos ‘les voitures roulant dans la rue’ Ces participes de l’allemand restent toutefois des formes verbales au sens où la structure du constituant dont ils sont la tête reproduit exactement (à l’absence de sujet près) la construction d’une forme verbale indépendante, et on peut décrire leurs propriétés syntaxiques en disant que le constituant dont ils sont la tête est un groupe adjectival du point de vue de son insertion dans la phrase (et notamment du point de vue de la façon dont cette insertion se reflète dans la flexion du mot qui en est la tête), mais un groupe verbal du point de vue de sa structure interne. Il existe de même des formes verbales non finies dont la flexion reflète l’insertion syntaxique du constituant dont elles sont la tête exactement comme la flexion d’un nom prototypique tête d’un constituant nominal – cf. 13.4.3. 13.4. L’utilisation du lexème verbal nu comme forme verbale non finie Il n’y a aucune raison d’exclure a priori la possibilité que dans une langue, le lexème verbal nu puisse fonctionner comme forme verbale non finie. Cette possibilité est d’ailleurs reconnue dans les descriptions de l’anglais, qui parlent de deux variétés d’infinitif, l’une marquée par to, l’autre coïncidant avec le lexème verbal nu (‘bare infinitive’), comme dans Here I am, trying to help you, and all you do is [laugh at me], ou There was nothing to do but [wait for the doctor], ou encore He would die rather than [follow my advice]. Dans le cas de l’anglais, la reconnaissance de l’emploi du lexème verbal nu comme forme verbale non finie n’a jamais posé de problème aux grammairiens, du fait que cette forme apparaît dans des contextes syntaxiques où il est commun dans les langues européennes de trouver des formes verbales non finies morphologiquement marquées comme telles. Mais on trouve dans d’autres langues des constructions qui ne correspondent pas de manière évidente à des types répertoriés dans la grammaire traditionnelle européenne, et dont la caractéristique la plus évidente est l’utilisation systématique de lexèmes verbaux nus. Ces constructions gênent les descripteurs tentés de confondre l’analyse syntaxique d’une construction avec l’identification de certaines marques morphologiques, alors qu’il s’agit peut-être tout simplement de cas d’utilisation du lexème verbal nu comme forme verbale non finie, mais dans des contextes où les langues qui nous sont plus familières utilisent des formes verbales intégratives morphologiquement marquées comme telles. La distribution des formes verbales intégratives peut varier considérablement d’une langue à l’autre, les formes verbales non finies peuvent manifester un degré élevé de multifonctionalité, et il n’y a aucune raison qu’il n’en aille pas de même pour le lexème verbal nu utilisé comme forme verbale non finie. Formes verbales non finies 223 13.5. Le classement des formes verbales non finies 13.5.1. Remarques générales sur l’étiquetage des formes verbales intégratives L’étiquetage des formes verbales intégratives, et notamment des formes verbales non finies, est souvent une question délicate du fait que ces formes peuvent avoir un éventail d’emplois ne permettant pas de les ramener de manière évidente à l’un des types traditionnellement répertoriés. La terminologie traditionnelle propose essentiellement le terme de subjonctif pour les formes verbales intégratives en tous points semblables aux formes verbales indépendantes quant à leur structure morphologique et à la construction des constituants dont elles sont la tête, et les termes d’infinitif, gérondif et participe pour les formes verbales non finies. Une première source de difficultés tient au fait que dans de nombreuses langues, le répertoire des formes verbales intégratives qui ont le même type de structure morphologique et la même construction que les formes verbales indépendantes ne se limite pas à des formes de valeur comparable à celle des subjonctifs de la grammaire traditionnelle. On peut rencontrer des formes ayant ces caractéristiques dans certains types de subordonnées circonstancielles, ou encore dans les constructions séquentielles, et la plus grande anarchie règne dans la désignation des formes en question. Il n’est notamment pas rare que les grammaires descriptives les désignent par des termes en principe réservés à des formes verbales non finies. C’est le cas des formes circonstancielles du verbe tswana (cf. 10.1.2), improprement désignées comme ‘participes’ dans la tradition bantouiste sud-africaine, ou encore des formes du verbe amharique utilisées dans les constructions séquentielles (cf. 31.2), souvent improprement désignées comme ‘gérondifs’. Ensuite, même en se limitant aux formes verbales non finies, il n’y a pas toujours une relation simple entre le choix d’une forme verbale non finie et la façon dont l’unité phrastique dont elle est le noyau peut s’intégrer à une autre unité phrastique. Si c’était le cas, on pourrait sans trop de difficulté proposer une normalisation de la terminologie qui la rendrait applicable de façon cohérente à l’ensemble des langues. Mais il est rare que les formes verbales non finies soient totalement spécialisées dans un type bien précis de construction phrastique complexe ; elles sont le plus souvent plurifonctionnelles, comme l’illustre le ‘participe présent’ du français, qu’on rencontre à la fois dans des subordinations de type relatif ([Les voyageurs [ayant pris ce train]] l’ont tous trouvé très confortable) et dans des subordinations de type circonstanciel ([Jean ayant pris le train], nous pouvons utiliser sa voiture). Un problème semblable se pose en turc avec des formes caractérisées par un suffixe -dIk, traditionnellement appelées participes, qui ont effectivement des emplois typiques de participes, mais qui peuvent aussi fonctionner comme formes nominalisées du verbe signifiant un contenu propositionnel. Les formes en -ing de l’anglais constituent un cas extrême, puisqu’elles apparaissent dans des constructions relevant de tous les types de subordination possibles : 224 Syntaxe générale, une introduction typologique – [Waiting in the rain] is very unpleasant illustre une subordination de type complétif : [Waiting in the rain] occupe dans la construction de la phrase-matrice un rôle équivalent à celui d’un constituant nominal sujet) ; – He caught a man [breaking into his car] illustre une subordination de type relatif : [breaking into his car] modifie man comme pourrait le faire une relative à verbe fini ; – [Realizing his mistake], he apologized at once illustre une subordination de type circonstanciel : [realizing his mistake] fonctionne comme terme oblique de la construction de apologize). Il en résulte que, dans le souci louable d’éviter un usage impropre des termes traditionnels, des linguistes travaillant sur tel ou tel groupe de langues utilisent parfois une terminologie spécifique qui dans certains cas ne fait malheureusement qu’ajouter à la confusion3. La seule conclusion possible dans une perspective contrastive et typologique est que les formes verbales intégratives constituent un domaine où il faut être particulièrement méfiant envers les pratiques terminologiques, si on veut réellement faire apparaître en quoi les systèmes de langues concordent ou divergent : les même étiquettes s’appliquent d’une tradition à l’autre à des formes ayant des caractéristiques très différentes, et un même type de forme peut d’une tradition à l’autre être désigné de nombreuses façons différentes. 13.5.2. Participes Le terme de participe s’applique en principe à des formes verbales non finies qui signifient une propriété ayant trait à la participation au procès signifié par le lexème verbal. Les constituants à tête participiale s’emploient typiquement comme dépendants de nom, avec comme fonction de restreindre l’ensemble des référents potentiels du nom tête à ceux qui possèdent la propriété en question. Dans cet emploi, les constituants ayant pour tête un participe fonctionnent typiquement comme l’équivalent de groupes adjectivaux, dont ils se distinguent par une structure interne de type phrastique. Mais la définition des participes est parfaitement compatible avec des emplois nominaux dans lesquels ces formes représentent une entité possédant la propriété qu’elles signifient, sans que de tels emplois aient nécessairement à être expliqués par l’ellipse d’une tête nominale. 13.5.3. Infinitifs et masdars On désigne généralement comme infinitifs des formes verbales non finies fonctionnant comme tête de constituants signifiant des contenus propositionnels et aptes notamment à assumer les rôles syntaxiques nucléaires de manière équivalente à des constituants nominaux, mais pas de manière exclusive : les infinitifs ont aussi typiquement des emplois où ils ne commutent pas avec des constituants nominaux (cf. par exemple en français une phrase comme Le vent semble se calmer, où toute commutation entre l’infinitif et un constituant nominal est exclue). Par ailleurs, les 3 On peut citer comme exemple le terme d’absolutif appliqué dans beaucoup de descriptions de langues de l’Inde à des formes verbales non finies utilisées dans les constructions séquentielles. Formes verbales non finies 225 infinitifs les plus typiques ont comme particularité que même dans des emplois où ils équivalent à des constituants nominaux, ils ne présentent pas les marques (affixes casuels ou adpositions) que devraient présenter des constituants nominaux assumant un rôle semblable. Il est particulièrement courant que les infinitifs figurent sans aucune marque de leur rôle dans des constructions où ils expriment une valeur de but. Par exemple, en français, l’infinitif apparaît combiné à une préposition de la même façon qu’un nom dans une phrase comme L’enfant a envie de jouer (cf. L’enfant a envie de ce gâteau) mais l’absence de préposition avec l’infinitif de but d’une phrase comme L’enfant est allé jouer dans la cour n’a aucun équivalent pour les termes nominaux de la construction du verbe aller. Un cas particulièrement illustratif est celui de l’infinitif du hongrois, caractérisé par un suffixe -ni. En effet, alors que le hongrois marque systématiquement par des affixes casuels ou des postpositions le rôle des termes nominaux de la construction des verbes, l’infinitif hongrois, même dans des cas où sa commutabilité avec des constituants nominaux est indiscutable, n’est jamais affecté d’un suffixe casuel ou combiné à une postposition. A l’ex. (6), l’infinitif de la phrase (a) équivaut à un constituant nominal dans le rôle d’objet, mais ne présente pas la marque casuelle -t que présentent uniformément en hongrois les constituants nominaux dans le rôle d’objet, et à la phrase (b), l’infinitif pourrait à la rigueur être assimilé à un constituant nominal indiquant le but d’un déplacement, mais il ne présente aucune des marques casuelles que présenterait un nom ayant cette fonction. (6) a. Utálok [tétlenségben él-ni] détester.PRES.S1S [oisiveté.SG.INESS vivre-INF] ‘Je déteste rester sans rien faire’ b. A DEF gyerek szaladt [üdvözöl-ni enfant.SG courir.PAS.S3S [saluer-INF a vendégek-et] DEF invité.PL-ACC] ‘L’enfant courut saluer les invités’ Bien que non universel, ce type de forme verbale non finie est commun dans les langues du monde. Une explication souvent avancée est que le processus d’alignement de la construction d’un nom de procès sur la construction du verbe dont il dérive, au lieu d’affecter un nom de procès dans la totalité de ses emplois, peut se limiter à une forme casuelle particulière. Mais à côté de formes verbales non finies conformes à ce prototype de l’infinitif, on trouve aussi des formes verbales non finies de sens analogue fonctionnant comme tête de constituants dont l’insertion dans la phrase s’effectue exactement comme celle des constituants nominaux : les constituants ayant pour tête de telles formes sont toujours commutables avec des constituants nominaux, et leur rôle dans la construction à laquelle ils s’insèrent est marqué au moyen d’adpositions ou affixes casuels exactement comme s’il s’agissait de constituants nominaux. Il est en outre courant que les constituants ayant pour tête une forme verbale non finie de ce type présentent aussi des marques de définitude figées, mais formellement identiques à celles portées par les constituants nominaux. C’est ainsi qu’en basque – ex. (7), la forme irakurtze-ak qui est la tête du constituant entre crochets dans la phrase (7b) a les caractéristiques suivantes : 226 Syntaxe générale, une introduction typologique – sa terminaison -ak est la marque d’ergatif singulier, c’est-à-dire une marque caractéristique des noms dans le rôle de sujet d’un verbe transitif ; en élargissant les données, on pourrait voir qu’un constituant ayant pour tête irakurtze- s’insère de manière générale dans les phrases exactement comme un constituant nominal, et présente à sa finale exactement les mêmes marques casuelles qu’un constituant nominal défini singulier assumant les mêmes rôles syntaxiques ; – dans la phrase (7b), haurr-ek et liburu-ak sont aux mêmes formes casuelles d’ergatif et d’absolutif qu’en tant que sujet et objet de la forme verbale finie irakurtzen dituzte – phrase (7a), alors qu’avec un nom de procès dérivé de verbe on s’attendrait à une modification de leur marquage casuel, car en basque, un nom prototypique ne peut en aucun cas prendre directement comme dépendant un constituant nominal à un cas autre que le génitif. (7) a. Haurr-ek liburu-ak sarri enfant-PL.ERG livre-PL souvent irakurtzen dituzte lire.INACP AUX.PRES.S3P.O3P ‘Les enfants lisent souvent des livres’ b. [Haurr-ek liburu-ak sarri enfant-PL.ERG livre-PL souvent irakurtze-ak] lire.VNF-SG.ERG poztu egiten gaitu réjouir. ACP faire.INACP AUX.PRES.S3S.O1P ‘Le fait que les enfants lisent souvent des livres nous réjouit’ La grammaire traditionnelle ne dispose d’aucun terme pour ce type de forme verbale non finie. Comme nous le verrons à la section suivante, l’emploi du terme de gérondif dans la grammaire latine aurait pu faire de ce terme un bon candidat à l’étiquetage de telles formes, mais il a été réutilisé dans la grammaire traditionnelle de la plupart des langues européennes modernes d’une façon qui n’a pas de lien direct avec sa valeur initiale. Dans les langues où elles existent, les formes verbales non finies du type illustré par l’ex. basque (9) peuvent ainsi se trouver désignées d’une grammaire à l’autre comme noms verbaux, infinitifs ou gérondifs, mais aucun de ces termes ne convient vraiment. C’est la raison pour laquelle certains typologues préconisent d’utiliser le terme de masdar, emprunté à la grammaire arabe. 13.5.4. Gérondifs et converbes Il est possible de proposer pour participe et pour infinitif des définitions qui rendent à peu près compte de l’usage traditionnel de ces termes, et par référence auxquelles on peut considérer comme légitime ou non leur extension à la description de nouvelles langues. Pour gérondif par contre, il règne déjà une telle confusion au niveau de l’usage traditionnel de ce terme qu’il ne serait pas raisonnable de proposer une définition permettant d’en réguler l’introduction dans la description de langues où son usage n’est pas déjà ancré. En grammaire latine, le gérondif est la forme nominalisée de l’adjectif verbal en -ndus ; il a une flexion nominale, mais une flexion défective, et à ce détail près il répond à la définition de ce type de formes verbales non finies parfois appelées masdars (cf. 13.5.3). Par exemple, dans cupidus uidendi urbem ‘désireux de voir la Formes verbales non finies 227 ville’, le gérondif régi par l’adjectif cupidus (qui demande un complément au génitif) présente la terminaison nominale de génitif -i, mais en même temps il régit un nom à l’accusatif, exactement comme le ferait une forme verbale indépendante. Mais pour des raisons qui tiennent à la fois à l’évolution du gérondif latin dans les langues romanes et à l’histoire de la grammaire, ce terme a été repris dans la grammaire de beaucoup de langues européennes (y compris parmi celles qui ne sont pas issues du latin : russe, hongrois, etc.) pour désigner une forme verbale non finie qui n’a rien de nominal, et qu’on peut caractériser comme forme adverbiale du verbe. Pour couper court aux confusions auxquelles peut donner lieu le terme de gérondif selon qu’on se réfère par exemple à la valeur que ce terme avait en grammaire latine, à celle qu’il a prise en grammaire française ou à celle qu’il a prise en grammaire anglaise, un certain nombre d’auteurs ont adopté récemment le terme de converbe (issu de la linguistique altaïque) pour étiqueter les formes verbales non finies servant à construire une subordination de type adverbial. Selon cette définition, le gérondif français (par exemple en entendant dans Les vaches tournaient la tête [en entendant arriver le train] ), comme le gérondif italien, russe ou hongrois, est un converbe, mais pas le gérondif anglais, ni le gérondif latin4. Mais pour que ce terme de converbe ne débouche pas sur des confusions aussi gênantes en fin de compte que celles auxquelles donne lieu le terme traditionnel de gérondif, il faudrait élargir explicitement sa définition de façon à englober toutes les formes verbales non finies servant à former des constituants phrastiques qui à la fois signifient un contenu propositionnel et ont des emplois qui ne relèvent pas de la subordination de type complétif. En effet, l’habitude s’est d’ores et déjà instaurée de désigner comme converbes des formes verbales non finies qui au moins dans une partie de leurs emplois entrent dans des constructions qui ne relèvent clairement pas de la subordination : on parle ainsi parfois de ‘converbes coordinatifs’, ce qui pose problème si on s’en tient à la définition courante de converbe comme forme non finie spécialisée dans la subordination de type adverbial. Ceci dit, même cette définition large de la notion de converbe ne peut pas tout résoudre, du fait de la plurifonctionalité fréquente des formes verbales non finies, qui empêche souvent de trouver un étiquetage cohérent avec la totalité de leurs emplois. En particulier, il n’est pas rare que des formes répondant à la définition de participe dans une partie de leurs emplois aient aussi des emplois qui justifieraient de les désigner comme converbes, comme les participes du français dans les constructions qu’illustrent des phrases comme [Jean ayant démissionné], il faudra élire un nouveau président, ou [La voiture refusant de démarrer], Jean a dû prendre un taxi : dans de telles constructions, les ‘participes’ ne peuvent pas être analysés autrement que comme têtes de subordonnées de type adverbial. 4 Pour être tout à fait précis, la notion de converbe conviendrait pour caractériser la forme d’ablatif du gérondif latin, mais pas l’ensemble du paradigme du gérondif, qui comme on l’a signalé ci-dessus renvoie plutôt, selon les usages terminologiques les plus récents, à la notion de masdar ; quant au gérondif de l’anglais, il a l’emploi typique d’un converbe dans une phrase comme John went out slamming the door, mais pas par exemple dans Playing cards is John’s favourite occupation. 228 Syntaxe générale, une introduction typologique 13.6. Constituants hybrides et catégories mixtes On examine dans cette section le cas de formes couramment étiquetées au moyen de l’un des termes utilisés en principe pour les formes verbales non finies, mais dont les propriétés syntaxiques ne sont qu’en partie celles d’une forme verbale non finie au sens strict du terme : pour une partie de leur comportement en tant que têtes de constituants, ces formes ont plutôt des propriétés de formes non verbales dérivées de verbe. Ceci veut dire que la structure interne des constituants dont ces formes sont la tête est au moins partiellement de type phrastique, mais inclut aussi des dépendants typiques de constituants dont la tête appartient à une catégorie autre que verbe5. Il est particulièrement courant que dans la construction de telles formes, un terme correspondant au sujet des formes verbales indépendantes apparaisse mis en forme comme le dépendant génitival d’un nom. Parfois, le caractère hybride de ces formes se manifeste aussi dans leur morphologie. L’infinitif tswana est un bon exemple de ce qu’on désigne souvent dans la littérature récente comme catégorie mixte, au sens où il présente à la fois dans sa morphologie et dans la structure du constituant dont il est la tête une combinaison complexe de caractéristiques verbales et nominales : – il inclut des indices d’objet et se construit avec des constituants nominaux ou prépositionnels ou des adverbes comme une forme verbale indépendante ; – sa morphologie exprime à très peu de choses près les mêmes distinctions de temps-aspect-mode et de polarité (positif / négatif) que les formes verbales indépendantes ; – dans sa structure morphologique, un préfixe nominal de classe occupe la position occupée dans les autres formes verbales par un indice de sujet6, ce qui permet d’une part de construire l’infinitif avec des dépendants de nom accordés en classe, et d’autre part d’insérer le groupe à tête infinitivale dans la phrase exactement comme un constituant nominal, y compris dans le rôle de sujet (qui donne lieu à un accord en classe avec le verbe) ; une autre caractéristique morphologique nominale de l’infinitif est la possibilité qu’il a de prendre le suffixe locatif des noms ; – il n’est jamais construit avec un constituant nominal en fonction de sujet ; l’argument sujet du verbe à l’infinitif peut, soit être explicité sous forme de dépendant génitival, soit rester implicite (et alors, il peut selon les cas s’identifier à 5 Il s’agit d’un point sur lequel on peut généralement reprocher aux grammaires traditionnelles un manque de précision. En effet, les descriptions traditionnelles des infinitifs romans par exemple mentionnent toujours que ces infinitifs ont des propriétés à la fois nominales et verbales, mais omettent généralement de préciser s’il s’agit là d’emplois différents d’une même forme, ou s’il existe des constructions dans lesquelles les propriétés verbales et les propriétés nominales de l’infinitif peuvent se manifester simultanément. 6 Dans les gloses des ex. (8) & (9), pour faciliter la compréhension, le préfixe nominal de classe 15 combiné à une base verbale est glosé INF, mais ceci ne doit pas faire oublier que sa présence permet à l’infinitif d’entrer dans les constructions soumises au système d’accord en classe exactement comme n’importe quel nom, et que son fonctionnement est alors à tous points de vue celui d’un préfixe de classe. Formes verbales non finies 229 un nom présent dans la construction ou le contexte, ou prendre une interprétation arbitraire). L’ex. (8a), où les limites du constituant à tête infinitivale sont indiquées par des crochets, illustre la structure hybride des constituants infinitivaux du tswana, car l’infinitif est construit là avec un objet exactement comme une forme verbale, mais il a aussi comme dépendant un déterminant démonstratif accordé en classe ; en (8b), outre un constituant nominal dans le rôle d’objet et un déterminant démonstratif, l’infinitif a dans sa construction un dépendant génitival et un dépendant adjectival accordés en classe. (8) a. [Go [INF betsa bana battre.FIN 2enfant mo] ga go a siama 15DEM] NEG S3:15 PARF être bon.FIN ga gago ‘Ce n’est pas bien de battre ainsi les enfants’ (litt. ‘Ce battre les enfants n’est pas bon’) b. Ke S1S rata [go aimer.FIN [INF mo goša] 15JONCT 15nouveau] apaya nama mo cuire.FIN 9viande 15DEM 15GEN PRO2S ‘J’aime ta nouvelle façon de cuire la viande’ (litt. ‘J’aime ce nouveau cuire la viande de toi’) En outre, un aspect délicat de la syntaxe de l’infinitif en tswana est qu’il y a une corrélation entre la structure interne du constituant à tête infinitivale et ses possibilités d’insertion dans la phrase matrice. En effet, l’infinitif du tswana n’est jamais totalement nominal, car il peut dans tous ses emplois se construire avec des compléments ou adjoints typiquement verbaux. Mais, comme l’illustrent les phrases de l’ex. (8), la présence de dépendants typiquement nominaux dans le constituant à tête infinitivale implique que ce constituant occupe un rôle syntaxique typique des constituants nominaux canoniques (notamment le rôle de sujet, comme dans l’ex. (8a), ou celui d’objet, comme en (8b)), alors qu’un constituant à tête infinitivale dans lequel ne figure aucun dépendant de nom peut par contre se rencontrer dans des constructions où il ne commute pas avec les constituants nominaux canoniques, mais avec des subordonnées à verbe fini – ex. (9). (9) a. Ke S1S boloka madi [go reka koloi] épargner.FIN 6argent [INF acheter.FIN 9voiture] ‘Je mets de côté de l’argent pour acheter une voiture’ b. Ke boloka madi [gore bana ba me S1S épargner.FIN 6argent [SUB 2GEN PRO1S ba ye sekoleng] S3:2 aller.FIN 7école.LOC] 2enfant ‘Je mets de côté de l’argent pour que mes enfants aillent à l’école’ Il existe aussi en tswana une forme dont les propriétés sont intermédiaires entre celles du type de noms déverbaux couramment désignés comme noms d’agent et 230 Syntaxe générale, une introduction typologique celles d’un participe. Par exemple, à partir de verbes comme ruta ‘enseigner’ et thusa ‘aider’ on peut former mo-rut-i ‘enseignant’ et mo-thus-i ‘auxiliaire’. Ces mots présentent au singulier le préfixe mo- des noms de classe 1 et font régulièrement leur pluriel avec le préfixe ba-, et on pourrait être tenté de voir dans leur terminaison -i un suffixe de dérivation, car leur comportement syntaxique est dans l’ensemble celui de noms. Mais ils ont aussi deux propriétés typiquement verbales, qui les désignent comme appartenant à une espèce de mots hybride : (a) un indice d’objet peut s’insérer entre leur préfixe de classe et leur radical, comme dans mo-n-thusi ‘mon auxiliaire’, où -n- est l’indice d’objet de 1ère personne du singulier (alors que si mo-thusi était simplement un nom dérivé de verbe, ‘mon auxiliaire’ devrait s’exprimer par l’adjonction de la forme de génitif du pronom de 1ère personne) ; (b) ils peuvent être construits avec un complément nominal exactement comme un verbe avec son objet (comme dans mo-rut-a bana ‘instituteur’, où bana est le pluriel de ngwana ‘enfant’), et le changement de terminaison qu’ils manifestent alors rappelle la distinction qui existe dans la morphologie verbale du tswana entre des formes disjointes, qui ne peuvent être suivies d’aucun terme de leur construction, et des formes conjointes, nécessairement suivies d’un terme de leur construction au moins. Avec des détails variables dans les possibilités de ‘panacher’ dépendants typiquement verbaux et dépendants typiquement nominaux, des constituants hybrides ayant pour tête une forme qui ne répond que partiellement à la notion de forme verbale non finie se rencontrent dans de nombreuses langues. L’ex. (10) est souvent cité pour illustrer une construction de ce type en italien : dans le constituant ayant pour tête l’infinitif mormorare, le démonstratif quel, le possessif suo et l’adjectif antéposé continuo relèvent d’une syntaxe nominale, alors que l’indice de datif -le et le constituant nominal objet parole dolci relèvent d’une syntaxe verbale. (10) Con quel suo continuo avec DEM.SGM POSS3S.SGM incessant.SGM murmurer.INF-D3SF parole mormorar-le dolci, … parole.PL doux.PL ‘En lui chuchotant continuellement des paroles douces, …’ litt. ‘Avec ce sien incessant lui murmurer des paroles douces, …’ Le français ignore de telles possibilités de construction de l’infinitif, qui sont par contre attestées en espagnol – ex. (11). (11) …ese DEM.SGM recluirse en penumbras reclure.INF-MOY dans pénombre.PL aladañas al misterio, voisin.PLF à.DEF.PLM mystère.SG ‘cette réclusion dans des pénombres voisines du mystère,’ litt. ‘ce se reclure dans des pénombres voisines du mystère’ ese obstinado frecuentar DEM.SGM obstiné.SGM fréquenter.INF un.SGF intimité.SG distinctif.SGF una intimidad distintiva, Formes verbales non finies 231 ‘cette pratique obstinée d’une intimité distinctive,’ litt. ‘cet obstiné fréquenter une intimité distinctive’ ese dulce confabularse DEM.SGM doux.SG concerter.INF-MOY avec con la fantasía… DEF.SGF imagination.SG ‘cette douce conspiration avec l’imagination…’ litt. ‘ce doux se concerter avec l’imagination’ Une explication historique possible est la dérive de noms déverbaux vers le statut de formes verbales non finies. On peut en effet imaginer qu’à partir d’une situation où la construction d’un nom déverbal reflète la structure argumentale du verbe sans sortir du cadre morphosyntaxique imposé par la nature nominale de la tête du constituant, la pression de la sémantique puisse avoir comme effet une tendance à étendre au niveau morphosyntaxique l’alignement de la construction du nom déverbal sur la construction du verbe dont il est issu. En linguistique diachronique, il n’est d’ailleurs pas rare que des infinitifs soient mentionnés comme ayant pour origine un ancien nom déverbal. Mais le processus inverse, par lequel une forme verbale non finie prototypique tendrait à acquérir des caractéristiques de plus en plus nominales, est concevable aussi. Ce mouvement de va-et-vient entre le prototype de la forme verbale non finie et le prototype du nom déverbal peut être illustré par l’infinitif latin, puis roman : d’une part l’infinitif latin est supposé issu d’un ancien nom déverbal, mais dans le passage du latin aux langues romanes modernes on assiste au développement inverse, puisque des emplois tels que ceux illustrés aux ex. (10) & (11) ne sont attestés que marginalement en latin classique, alors qu’ils sont devenus totalement productifs en italien et en espagnol. Ces variations dans le panachage de propriétés verbales et non verbales caractérisant les catégories mixtes ont certainement des limites, et il serait intéressant de chercher un principe permettant de comprendre pourquoi, parmi tous les types de panachage de dépendants nominaux et de dépendants verbaux que pourraient a priori présenter ces constituants hybrides, seuls certains semblent attestés dans les langues du monde. La discussion de cette question nous entraînerait trop loin, mais une observation intéressante dans cette perspective est que les catégories mixtes semblent se développer toujours à partir de mots d’origine verbale (dérivés de verbes qui tendent à reprendre des caractéristiques verbales, ou formes verbales non finies qui tendent à développer des caractéristiques syntaxiques non verbales) et jamais à partir de mots ayant pour origine ultime un lexème appartenant à une catégorie autre que verbe. Une véritable théorie de ce type de mots (et notamment, une présentation générale des espèces de mots dans laquelle ces mots trouveraient véritablement leur place) aurait à rendre compte de ce fait. Une piste qui semble prometteuse consiste à élaborer une organisation hiérarchisée du système des espèces de mots dans laquelle on admet, non seulement que plusieurs catégories puissent être dominées par un même hyper-type (avec par exemple un hyper-type nom rendant compte des propriétés communes à des types tels que nom propre, nom commun, pronom), mais aussi la possibilité que certaines catégories (les catégories mixtes, ou espèces de mots hybrides) puissent combiner des traits appartenant à deux hyper-types différents. 232 Syntaxe générale, une introduction typologique Notice bibliographique Sur la notion de forme verbale non finie, Koptjevskaja-Tamm 1999 offre un panorama général succinct. Sur la nominalisation, cf. Muysken 1999 pour un panorama général succinct, et pour approfondir Comrie 1976b, Comrie & Thompson 1985, Koptjevskaja-Tamm 1993. Grimshaw 1990 est une référence essentielle sur les noms d’événement. Lackó 2003 discute les propriétés syntaxiques des noms d’événement du hongrois. Sur l’analyse de constituants dont la structure interne mêle caractéristiques nominales et caractéristiques verbales, cf. Lefebvre & Muysken 1988 (sur le quechua), Malouf 2000, Mugane 2003 (sur le kikuyu), Creissels & Godard à paraître (sur le tswana). Haspelmath 1989 analyse la notion d’infinitif dans la perspective de la grammaticalisation. Sur les converbes, cf. pour un panorama général succinct Haspelmath 1999, ainsi que l’article Converbs (B. Tikkanen) dans le vol. 1 de Haspelmath, König, Österreicher & Raible (éds.) 2001. Pour approfondir, cf. Haspelmath & König (éds.) 1995.