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Rabindranath Tagore,
Sentinelle d’une Inde nouvelle
Collection « Discours identitaires dans la mondialisation »
Dirigée par Michel Naumann
La collection « discours identitaires dans la mondialisation » entend
rendre compte des nouvelles conditions dans lesquelles se vivent les
identités sociales et communautaires, notamment les contacts
auxquels sont exposées ces identités mais aussi les faiblesses d’une
mondialisation qui, à cause de son caractère marchand et des
inégalités qu’elle génère, ne peut créer une identité universelle qui
emporte l’adhésion. Les nouvelles façons de se définir révèlent alors
parfois des caractères inquiétants alors que d’autres au contraire
s’ouvrent à une perspective altermondialiste.
Déjà paru
Geetha GANAPATHY-DORE et Michel OLINGA, Images
changeantes de l’Inde et de l’Afrique, 2011.
Rachida YACINE, Langues nationales, langues de développement.
Identité et aliénation, 2011.
Tri TRAN, Les Migrations assistées et forcées des Britanniques au
XIXe siècle. L’identité ouvrière à l’épreuve de l’émigration, 2010.
Cécile GIRARDIN et Arkiya TOUADI, Regards croisés dans la
mondialisation. Les représentations de l’altérité après la
colonisation, 2009
Fabien CHARTIER et Kolawolé ELECHO, Le feu, symbole
identitaire, 2009.
Sous la direction de
Malou L’Héritier et Fabien Chartier
Rabindranath Tagore,
Sentinelle d’une Inde nouvelle
Ouvrage publié avec le concours du SARI
(Société d’activités et de recherches sur le monde indien)
© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-54965-4
EAN : 9782296549654
SOMMAIRE
CHAPITRE 1
TAGORE, PASSEUR ENTRE L’ORIENT ET
L’OCCIDENT..................................................................... 13
Rabindranath Tagore, chantre d’une Inde millénaire,
riche de multiples influences, résolument tournée vers
l’avenir............................................................................ 15
Patrimoine immatériel, interculturalité et universalité
réconciliée, l’œuvre de Tagore. ...................................... 57
CHAPITRE 2
COMMUNICATION DIFFICILE ENTRE FRERES
D’ECRITURE ..................................................................... 67
La fascination passagère de Gide pour Tagore.............. 69
Tagore découvre Baudelaire en Argentine francophile.. 97
CHAPITRE 3
L’HOMME POLITIQUE.................................................. 117
M.N. Roy et Tagore : la difficile confrontation de deux
géants de la pensée indienne......................................... 119
Rabindranath Thakur (Tagore), histoire d’une amitié
entre Est et Ouest, Tchécoslovaquie et Inde ................. 127
CHAPITRE 4
RABINDRANATH TAGORE, PEINTRE D’AVANTGARDE ............................................................................. 137
La peinture de Rabindranath Tagore : le primitivisme au
cœur de l’avant-garde................................................... 139
CHAPITRE 5
MON ENFANT, MON TRESOR, MON BOUTON DE
VIE .................................................................................... 157
Tagore et l’enfant.......................................................... 159
INTRODUCTION
Fabien Chartier
En 1913, Rabindranath Tagore remporte le prix Nobel de
littérature pour un recueil de 103 poèmes bengali traduits en
anglais, Song Offerings. Sa poésie romantique et mystique,
autant que son message en faveur d’un rapprochement EstOuest, exalte certains Occidentaux qui se déclarent et se
révèlent plus attentifs à une Inde non seulement spirituelle,
mystérieuse et traditionnelle, mais aussi revendicatrice, fière,
créatrice et qui accédera, un tiers de siècle plus tard, à
l’indépendance.
De 1913 à 1941, Tagore est un phare qui brille à l’aube
d’une ère nouvelle, et qui rayonne encore, une fois le soleil levé
à l’Est. Il brave et prévient des dangers, et demeure
inébranlable, accroché à ses valeurs et ses évidences comme à
un rocher, malgré les déferlantes venues des quatre vents.
Jamais il ne renonce à son rôle d’éclaireur entre l’Inde et le
Monde. Et pourtant, authentique artiste, il innove dans les
domaines les plus variés : littéraires, artistiques et sociaux.
Mêlant à la tradition une originalité que lui envient ses
confrères, il façonne moins sa vie que l’Inde de demain, mais
les protège toutes deux contre un conformisme radical si
dangereux, mais si facile à adopter lorsque l’on perd la foi ou la
créativité.
Tagore avait plusieurs vocations et plusieurs missions, qu’il
a remplies, toutes, sans exception et sans calcul. L’Inde et le
Bengale (surtout) ont puisé en lui comme dans une mémoire
collective, mais qu’en est-il au juste, en Europe, cent ans après
son prix Nobel et soixante-dix ans après sa mort, du chantre de
l’humanisme universel, de l’éducateur international, du
médiateur invétéré ? En France, l’Histoire s’est moins
intéressée au médiateur, Tagore, qu’au meneur, Gandhi.
Pourtant, à son poste avancé, « la grande sentinelle », comme
aimait à l’appeler le Mahatma, n’est pas un personnage
secondaire à ressortir tous les cinquante ans à l’occasion de
commémorations. Si l’on se reporte à l’époque de la lutte pour
l’indépendance de l’Inde, on peut supposer que sans le soutien
vigilant du poète, le Mahatma eût réorienté sa voie ou infléchi
son action politique. N’est-ce pas un raccourci de l’Histoire,
emprunté trop aisément par nos contemporains, que d’étudier
Gandhi sans examiner ceux qui l’ont précédé, l’ont
accompagné, l’ont défié ou ont créé un contexte et favorisé une
écoute populaire qui rendaient ses paroles et ses gestes à la fois
intelligibles, puissants et porteurs d’espoir ?
Les chants, les conférences et les projets que Tagore a
chantés, données et portés ont marqué les esprits. Ils possèdent
aussi une résonance actuelle que les articles de ce livre mettent
en lumière. C’est précisément pourquoi, comme d’autres de ses
contemporains intellectuels ou artistes avant-gardistes, Tagore
mérite d’être passé à la postérité ; mais il doit aussi être exposé
à la critique constructive que les auteurs actuels font à son
encontre. Si le discours de Tagore paraît parfois contradictoire,
s’il n’était pas le Saint patriarche que les hagiographes ont
souhaité décrire durant des années, avec comme pauvre résultat
de l’entraîner vers la caricature ou l’oubli, cela ne doit pas
entacher sa grandeur. L’imperfection de Tagore doit, au
contraire, être présentée sous un éclairage soucieux de vérité et
de rigueur. Car il s’agit de la plus belle des imperfections, celle
d’un individu qui vit et qui meurt engagé, celle d’un intellectuel
inséré dans la société et celle d’un homme – et non d’un dieu ou
d’un saint –, fidèle à deux causes idéales, militantes et nobles :
l’harmonie entre les peuples eux-mêmes et entre les hommes et
la nature.
Les espérances, puis les incertitudes, de Tagore (car même
Tagore, quand la guerre de nouveau a éclaté, s’est mis à douter)
sur l’avènement de cette double harmonie ont coïncidé avec
celles d’une époque où les peuples, quels qu’ils fussent, et a
fortiori les intellectuels, oscillaient entre l’envie de resserrer
leurs liens avec d’autres cultures et la hantise de voir disparaître
leurs spécificités régionales, leurs acquis nationaux, leurs
particularités religieuses ou leur suprématie commerciale. Il
s’agit d’une époque qui rappelle la nôtre, hantée par des a priori
et des murs que certains s’évertuent à démolir avec plus ou
moins d’adresse et de réussite, tandis que d’autres s’obstinent à
10
les rebâtir. Ce livre n’a d’autre ambition que d’amener nos
lecteurs à redécouvrir l’œuvre de Tagore, cet homme insoumis,
qui a rejeté l’école pour en créer une autre, qui a repoussé un
style d’écriture pour en créer un autre, qui a choisi de peindre
pour tout ré-entreprendre et se laisser surprendre. Sachons relire
Tagore, les yeux rivés sur la page ou la toile, mais l’esprit
tourné vers l’avenir. Car c’est avant tout cet optimisme de
Tagore et sa foi en une jeunesse et dans le renouveau qu’il
convient de rappeler, pour à notre tour l’adopter.
11
Chapitre 1
TAGORE, PASSEUR ENTRE L’ORIENT ET
L’OCCIDENT
Malou L’Héritier
Avec le prix Nobel de littérature attribué au poète indien
Rabindranath Tagore en 1913, l’Inde fait irruption sur la scène
mondiale. Les indianistes européens et les romantiques
allemands s’intéressaient depuis un certain temps déjà à ce pays
qu’ils voulaient voir comme mystérieux et mystique, tout nimbé
de sagesse ancienne, tourné vers l’ascèse et l’accomplissement
de soi, détourné des choses matérielles. La révolution
industrielle avait entraîné une course effrénée vers la réussite et
une compétitivité sans limites, il fallait donc contrebalancer
cette déshumanisation par un retour au spirituel, remontant
suffisamment loin dans le temps pour dépasser les guerres que
se livraient les religions et les nations.Tagore est alors la
personne qui semble représenter le mieux cette possible
rencontre entre Orient et Occident. Toute son œuvre est soustendue par la volonté de prendre le meilleur chez les uns et les
autres pour rendre la fierté et l’indépendance au peuple indien,
sans le mettre en conflit avec le pouvoir colonisateur d’abord,
avec les autres nations ensuite. Il s’est construit en empruntant
aux deux cultures ses connaissances littéraires et intellectuelles,
ses idées sociales et politiques ; il admire les grands hommes
des deux bords et rêve de rassembler toutes ces forces vives afin
que puisse advenir une ère nouvelle : celle de la compréhension
mutuelle, de l’harmonie entre les nations, de l’universel prenant
le pas sur le national, de l’Homme enfin établi au centre d’un
monde qui lui assurera égalité, justice, dignité et respect.
Tandis que Malou L’Héritier se penche sur le rôle de
Tagore, médiateur entre Orient et Occident, Samuel Berthet
analyse l’influence du poète dans la promotion du patrimoine
immatériel de l’humanité.
Rabindranath Tagore, chantre d’une Inde
millénaire, riche de multiples influences,
résolument tournée vers l’avenir
Malou L’Héritier
Dans les notes autobiographiques de ses Conférences en
Chine1, Rabindranath Tagore dit qu’il est né à un moment de
l’histoire du Bengale où trois grands courants ont profondément
bouleversé la vie religieuse, littéraire et politique de son pays ;
sa famille est impliquée dans les trois mouvements et lui-même
s’inscrit dans une dynamique de changement. Il sait que de
nombreuses réformes sont nécessaires pour mener l’Inde sur le
chemin de la modernité et s’attelle à la tâche tant par ses écrits
et ses discours que par son travail sur le terrain. Résolument
tourné vers l’Occident, dont il attend beaucoup sur le plan des
progrès scientifiques et dont il admire la littérature, les arts et
certaines avancées politiques, il n’en prône pas moins un retour
aux sources de l’Inde antique, aux traditions séculaires de
partage des responsabilités entre tous les partenaires de la
société, aux valeurs de tolérance illustrées par de grands
empereurs comme Açoka ou Akbar. Pour construire l’Inde
nouvelle, il faut s’appuyer sur sa propre culture et ses propres
valeurs afin de tirer le meilleur parti de ce que l’Occident peut
apporter. Dans cet esprit, Tagore écrit son histoire de l’Inde, les
images qu’il nous présente montrent certes des changements,
souvent regrettables, mais aussi une remarquable continuité
dans l’esprit qui préside à la destinée du pays. Il n’évite pas
toujours les exagérations, mais Amartya Sen nous dit, dans The
Argumentative Indian, que Tagore - contrairement à certains
1
‘Autobiographical’, in Talks in China, Sisir Kumar Das (ed.), Revised,
Calcutta: Visva-Bharati, 1999, pp. 29-32, 1999, pp. 29-32.
nationalistes - a toujours pris soin de faire la distinction entre
récits mythologiques et faits historiques, entre ré-écriture de
l’histoire de l’Inde par les Occidentaux ou les nationalistes et
évènements avérés. En cette année du cent cinquantième
anniversaire de la naissance de Tagore, il ne sera pas sans
intérêt de remonter avec lui jusqu’au passé le plus lointain, afin
de mettre en regard le pays tel qu’il s’est construit au fil des
siècles avec l’image que le Raj a, sinon imposée, du moins
fortement influencée. Nous verrons ensuite quelle vision de
l’Inde indépendante Tagore propose de mettre en œuvre tant sur
le plan politique que social, et dans la conclusion, nous
porterons un bref regard sur l’écho que ces idées peuvent avoir
dans la société actuelle.
I. Des origines à l’arrivée des Anglais
Avant de conter l’histoire de l’Inde, Tagore nous offre sa
propre vision de la création de l’univers : le feu primitif,
l’Inerte, attendait et vit un jour la Lumière impulser la danse de
la création aux atomes. Puis la vie apparut sous la forme d’une
minuscule cellule monocyclique (‘the tiniest little monocycle of
a cell’). Des milliers de cellules furent reliées entre elles, non
par agrégation mais par une interrelation très complexe
respectant des fonctions précises. C’est cela le principe créateur
de l’unité, le mystère divin de l’existence. Les plus grandes
unités de coopération réussirent à développer une plus grande
liberté d’expression et des instruments de pouvoir et
d’efficacité, entamant ainsi la marche de l’évolution. Ceux des
organismes qui ne surent pas respecter les limites physiques
« naturelles » disparurent, comme les mastodontes. L’homme
apparut et se tourna vers une autre forme de liberté et
d’accomplissement, ce qui lui assura un potentiel de progrès
illimité. Pour Tagore, quand la science parle d’évolution, elle
parle de la façon dont l’homme évolue dans son Univers, pas
seulement dans son organisme physique, mais dans
l’interrelation avec l’univers tout entier, le connu et l’inconnu,
l’humain et ce qui le transcende, il a besoin de l’Autre sous
quelque forme que celui-ci se présente. Dans le poème Brahma,
16
Visnu, Siva2, il propose une version mythologique de cette
même création, où Brahma se réveille soudain sous le coup
d’une joie intense et s’ébroue ; Visnu, l’ordonnateur, met alors
en forme cet univers exubérant jusqu’à ce que Siva, le
destructeur, le remette en cause et lui permette de renaître
quand il s’épuise.
L’archéologie prouve qu’au troisième millénaire avant notre
ère, les paysans indiens s’étaient regroupés en communautés
qui savaient drainer le sol et stocker les grains. Cette
civilisation de la vallée de l’Indus ou civilisation Harappa, à la
peau foncée, fut submergée par l’arrivée des Indo-Européens ou
Aryens, à la peau claire, environ deux mille ans avant l’ère
chrétienne. Cette vision des choses est contestée aujourd’hui,
mais Tagore nous présente ces Aryens comme des envahisseurs
relativement pacifiques, qui surent triompher avec force,
courage et intelligence des obstacles naturels et humains. Ils
repoussèrent, bien évidemment, les Dravidiens vers le sud et
épousèrent des femmes non aryennes ; ils apportèrent le cheval
et une forme primitive du sanskrit. Les forêts leur offrirent la
protection contre le soleil et les orages, la nourriture et aussi les
matériaux pour construire et faire des sacrifices. La civilisation
indienne se construisit donc en contact étroit avec la nature et
l’homme dut déployer son intelligence pour élargir sa
conscience en se développant avec son milieu naturel et en s’y
intégrant le mieux possible. Tagore rend hommage à ces
lointains ancêtres car il affirme que l’homme qui ne cherche pas
à prendre sa destinée en main, à s’améliorer, à utiliser les talents
que lui a donnés la nature, n’est qu’un parasite, comme les
animaux inférieurs. Lors de la création de l’homme, « liberté fut
donnée à sa nature intérieure mais en la laissant faible, nue et
sans défense extérieure » ; l’homme dut donc se fabriquer des
armes pour lutter contre les défenses naturelles des animaux et
s’affranchir de « toute dépendance envers les caprices de la
sélection naturelle. » Il utilisa d’abord les silex et les armes à sa
portée, puis il creusa la terre pour en extraire le fer, le fondre, le
forger et sa vie spirituelle suivit un cheminement parallèle, du
2
Tagore. Selected Poems, translated by William Radice. London : Penguin
Books, 2005, pp. 45-7.
17
plus simple, de la surface, vers les profondeurs difficiles de
l’esprit. L’homme peut et doit « transformer l’impossible en
possible par ses propres prouesses », c’est sa véritable fonction,
et surtout ne jamais s’arrêter sur le chemin du progrès.3
Avec l’agriculture, les regroupements de population
s’élargirent aux villes et aux royaumes, la richesse poussa au
commerce de plus en plus lointain et, peu à peu, l’homme
entoura ses conquêtes de murs afin de les isoler les unes des
autres et de les protéger, faisant ainsi preuve d’une grande
méfiance à l’égard de tout ce qui était au-delà. Ils ne considéra
cependant jamais la nature comme hostile ou à dompter et
chercha toujours l’harmonie entre l’individuel et l’universel
dans une constante et laborieuse tentative de réalisation du Moi.
En passant, Tagore fait remarquer que les Aryens respectèrent
les « races aborigènes » et la nature, contrairement aux
Européens, qui ne virent dans leurs conquêtes que des sources
de richesse et de pouvoir qu’ils détruisirent et il critique
vertement Anglais et Européens pour avoir exterminé les
indigènes d’Australie ou d’Amérique, alors qu’en Inde les
conquérants avaient assimilé les conquis et adopté certaines de
leurs coutumes et cultures. L’Inde ancienne n’était pas tournée
vers la conquête et la puissance mais vers une vie
contemplative ; les ascètes, les rishis, renonçaient
volontairement au monde afin de « pénétrer dans les mystères
de la vraie vie, […] de ‘réaliser’ l’Infini. »
La société s’organisa peu à peu et selon Tagore :
Dans notre pays, le roi faisait les guerres, défendait ses territoires
et rendait la justice, mais la communauté s’occupait de tout le
reste […] Notre société rurale n’a jamais dépendu de l’aide
extérieure et l’oppression du dehors n’affaiblit jamais l’ampleur
de ses organisations. […] Notre société a perdu le sens de son
propre intérêt et ne tourne son attention que vers l’extérieur.4
Il continue ainsi : « Ce qui dans la conception anglaise est
connu sous le nom d’Etat correspond chez nous au Sarkar ou
3
Tagore. Vers l’homme universel. Essais traduits de l’anglais par K. Johnston.
« L’appel à la vérité » (1921), pp. 239-240. Paris : Gallimard, nrf, 1964.
4
Tagore. Vers l’homme universel. « La Société et l’Etat », p.64.
18
Gouvernement. » Il incombait au roi de mettre en place une
éducation gratuite, séculière et religieuse et de veiller à
l’organisation matérielle de la vie, responsabilités qu’il
partageait à égalité avec tous les riches propriétaires… Alors
qu’« en Angleterre le peuple est libre de jouir de ses aises et de
ses plaisirs, et de poursuivre ses propres intérêts ; il ne supporte
pas le poids des devoirs communaux puisque cette charge
incombe à l’Etat, aux Indes, c’était le roi qui était relativement
libre, et au peuple que revenaient les obligations sociales »,
donc pas de responsabilités devant le peuple et pas vraiment de
raison de se soulever contre lui ! « En conséquence, ce que nous
entendons par le mot Dharma, animait tout le système social.
Chacun était tenu d’acquérir la discipline et le contrôle de soimême, et chacun devait accepter le code sacré des devoirs. »5
C’est là une image idyllique, certes, mais qui pouvait faire rêver
et réfléchir ceux qui s’attelaient à la reconstruction d’un pays
indépendant.
Quand l’homme eut moins à se préoccuper de ses moyens de
subsistance, il put réfléchir à son propre mystère et à sa place
dans l’univers. Dans les Ecritures hindoues, l’univers a la forme
d’un œuf, il est donc limité, de même que le temps n’est pas
continu mais revient en cycles : l’infini consiste ainsi en une
révolution sans fin de la finitude. Probablement vers le milieu
du deuxième millénaire avant notre ère, les Indiens
s’intéressaient déjà suffisamment aux choses spirituelles pour
que soient composés les Vedas, premières instances de ce qu’on
appellera plus tard l’hindouisme. Les prêtres ou brahmanes
prirent de plus en plus d’ascendant et s’érigèrent en classe
supérieure, transformant les regroupements par métiers en
castes et entamant ainsi un processus de division rigide de la
société. Cette religion védique était basée sur un troc entre les
dieux et les hommes : sacrifices et offrandes contre bienfaits. Le
pouvoir spirituel était détenu par les brahmanes et le pouvoir
temporel par les guerriers ou kshatriyas; toutes les fautes
morales pouvaient être rachetées par des ablutions rituelles ou
autres pénitences.
5
Ibid., p.66.
19
Pour Tagore, les religions organisées finissent toujours par
devenir un outil de pouvoir, de tyrannie et doivent donc être
renversées. Toutes les grandes religions sont nées d’hommes
qui pratiquaient une vérité et une bonté humaine, non quelques
qualités cosmiques. Ils sont arrivés pour libérer la religion
chaque fois que celle-ci s’est perdue dans la recherche du bien
de certains individus plutôt que de l’humanité tout entière. Ils
étaient les messagers de l’Homme auprès des hommes de tous
les pays qu’ils offraient de sauver en perfectionnant leur
relation à l’Homme Eternel, l’Homme Divin, relation que
Tagore appellera La Religion de l’Homme.
Gautama Siddartha fut l’un de ces hommes providentiels au
Ve siècle avant notre ère, son mouvement, comme d’autres de la
même époque, exprimait la révolte contre l’orthodoxie
brahmane et le système inégalitaire des castes. Tagore le cite
longuement dans La Religion de l’Homme et semble adhérer
fortement à sa philosophie. Il explique que pour Bouddha,
l’infini se trouvait dans l’idéal positif de la bonté et de l’amour,
qui était forcément humain, il ne s’agit pas de réaliser l’infini
dans les rochers et les étoiles, mais dans l’Homme. Pour cela il
ne faut pas rester passif mais contribuer au bien de tous en
cultivant la grandeur d’âme. Bouddha estimait que les questions
sur la cause originelle ne relevaient pas des préoccupations de
l’homme, de son dharma, de sa nature intime ; Tagore se
demande s’il voulait dire par là qu’il fallait éventuellement les
laisser à la science et à la philosophie mais que pour vivre
pleinement sa vie, l’homme n’avait que faire de métaphysique.
Le bouddhisme portait un message de scepticisme religieux en
affirmant que le bien est indépendant de tout dieu. Il y avait
d’ailleurs avant lui, en Inde, une tradition de scepticisme et de
matérialisme prônée par le mouvement Lokayata, de même
qu’une tradition de bonheur sur terre, de joie de vivre, que
Tagore chante sous des formes diverses.
Zarathoustra a également sa place au rang des Grandes
Âmes selon Tagore, car il est le premier à avoir montré le
chemin de la liberté à l’homme, la liberté du choix moral, la
liberté de ne pas obéir aveuglément à des règles qu’on ne
comprend pas et la liberté de se détourner des autels multiples
pour se concentrer sur la vérité. Dans un âge de superstitions, il
20
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