La place centrale du patient: plus facile à dire qu`à faire

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HIGHLIGHTS 2014
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Médecine générale
La place centrale du patient:
plus facile à dire qu’à faire
Stefan Neuner-Jehle
Institut für Hausarztmedizin, Zürich
Tout le monde parle de médecine centrée sur le patient,
et ceci est d’ailleurs un développement positif qui
améliore la qualité d’accompagnement des patients.
Au quotidien, la mise en application est cependant
tout sauf simple: Combien de libertés sommes-nous
prêts à accorder à nos patients? Respectons-nous
leurs objectifs thérapeutiques, même si nous les fixerions autrement? Les traitons-nous vraiment comme
© Alexander Raths | Dreamstime.com
partenaires égaux au sein de l’équipe de prise en
charge?
Le patient au cabinet médical
Lundi matin au cabinet médical. Le temps presse. Un
patient diabétique âgé d’au moins 80 ans raconte
avoir été victime d’une pré-syncope en chemin. Dysurie depuis quelques jours, urine trouble et malodorante avec leucocyturie/érythrocyturie, affaiblissement général et hypotension artérielle, taux de CRP
alors que j’approuve toujours le fait que la volonté et
moyennement accru et leucocytose/granulocytose.
l’autonomie du patient représentent des valeurs cen-
Il prend des antibiotiques depuis trois semaines en
trales de l’accompagnement médical? Ai-je pris soin
raison d’une plaie infectée au pied. Le cas est clair:
de lui de manière correcte ou insuffisante?
infection aiguë des voies urinaires, probablement
par un germe résistant avec menace ou présence
d’urosepticémie. Je lui conseille urgemment une hospitalisation. Il refuse catégoriquement: il ne peut pas
En 1992, Barbara Starfield publiait déjà quatre piliers
laisser sa femme atteinte de démence seule à la mai-
essentiels d’une prise en charge primaire de haute
son. Le Spitex et les soins stationnaires, même tem-
qualité: first-contact care, continuity of care, comprehensive care, et coordination of care [1]. Le troisième point,
ments, mais dans mon esprit défilent des images de
la prise en charge complète, exige tout simplement
patients atteints d’urosepticémie à l’évolution létale.
de prendre davantage en considération les besoins
Devons-nous être prêts à accepter le risque d’un
du patient. En 2004, les médecins de famille améri-
traitement insuffisamment efficace, afin que le pa-
cains ont créé le concept du medical home [2], qui se
tient puisse remplir les devoirs domestiques qui lui
voit depuis fréquemment cité. En 2012, un groupe
tiennent tant à cœur? Nous convenons d’une tentative
californien réuni autour de Thomas Bodenheimer a
de traitement ambulatoire par un antibiotique à large
développé à ce sujet dix caractéristiques distinguant
spectre après prélèvement d’un échantillon pour
les cabinets de médecine familiale high performance
culture d’urine et avec contrôles cliniques étroits. Un
des cabinets de médecine familiale traditionnels, et
léger malaise subsiste entre nous: lui, avec sa mau-
propose ce modèle en vue de déterminer le lieu et
vaise conscience de ne pas avoir suivi mon conseil;
d’améliorer la qualité des cabinets [3]. A la fin de cet
moi, habité par le pressentiment que le traitement
été, Bodenheimer a présenté le modèle lors de la
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poraires, la perturbent trop. Je comprends ses argu-
pourrait échouer et nuire au patient. Outre ces pré
Stefan Neuner-Jehle
De la pratique à la théorie…
SwissFamilyDocs Conference de Zurich et a rencontré
occupations, des questions autocritiques demeurent:
un écho très favorable. Les dix caractéristiques du mo-
Pourquoi ai-je des difficultés à accepter sa décision,
dèle sont répertoriées dans le tableau 1. Les quatre
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Tableau 1: Les 10 caractéristiques de centres de santé high performance, selon Th. Bodenheimer [3].
1
Vision claire et objectifs concrets
2
Commande de processus basée sur des données avec pour objectif l’amélioration
3
Responsabilité définie ou interlocuteurs pour les patients
4
Prise en charge gérée par une équipe
5
Partenariat entre le patient et l’équipe d’accompagnement
6
Gestion basée sur la population (y compris prévention, accompagnement à long terme)
7
Continuité de la prise en charge
8
Accessibilité de la prise en charge
10
Prise en charge complète et coordonnée
Prise en charge porteuse d’avenir (différentes formes d’accompagnement, y compris visites électroniques,
consultations téléphoniques, RDV de groupe, RDV avec l’équipe, etc.)
premières sont proposées en tant que base sur la-
l’efficacité), mais très probablement aussi sur l’évo
quelle les six autres se fondent. Rapidement, l’équipe
lution de la maladie (et ainsi, l’efficacité).
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9
de chercheurs s’est aperçue que les objectifs du directeur de cabinet (par exemple le déroulement efficace
de la prise en charge) ne coïncidaient pas toujours
La qualité, oui, mais avec quels objectifs?
avec ceux des patients (par exemple, en tant que pa-
Les efforts destinés à améliorer la qualité peuvent
tient, je souhaite être traité par un médecin qui m’est
donc aussi devenir une menace pour la médecine
familier et me connaisse).
centrée sur le patient: une haute efficacité est souvent
vue comme un bénéfice maximal aux moindres coûts
Ce ne sont pas (seulement) les gadgets techniques qui font l’efficacité d’un cabinet médical,
mais l’attitude empathique de l’équipe professionnelle. Cela signifie également accorder des
libertés au patient.
possibles. Malheureusement, les objectifs et besoins
Nombre des caractéristiques qualitatives de Boden-
der plus de temps à chacun des patients, en intégrant
heimer sont de nature technique, ce qui signifie
mieux leurs besoins? D’un point de vue systémique
qu’elles garantissent un déroulement sans difficultés
(pensez à la menace de pénurie de médecins de
de la prise en charge sanitaire, afin d’offrir au client
famille), le premier réussit mieux, mais du point de
un service soigné. Toutefois, trois caractéristiques
vue des patients, il s’agit probablement du deuxième.
placent le patient au centre et présentent des qualités
Vous voyez que tout dépend des objectifs fixés et du
des patients jouent souvent un rôle inférieur dans la
définition du bénéfice. Un médecin de famille est-il
efficace lorsqu’il traite 40 patients par jour, ou bien
exerce-t-il avec succès lorsqu’il ne prend en charge
qu’un tiers d’entre eux, mais peut en revanche accor-
émotionnelles: donner aux patients le sentiment
d’un centre d’accueil fiable, justement d’un medical home (caractéristique 3); accorder une position
centrale à l’esprit d’équipe et le partenariat du patient avec cette équipe (caractéristiques 4 et 5). A
Lorsque le patient et le médecin se trouvent sur
un pied d’égalité et fixent ensemble les objectifs
thérapeutiques, cela constitue une bonne base
pour une qualité élevée de prise en charge.
plusieurs reprises apparaît le concept du coaching:
le rôle actif dans le traitement revient au patient, le
contexte, et ce non seulement par rapport à nos pa-
médecin l’accompagne en tant que conseiller. Chez
tients, mais aussi en termes d’efforts pour la qualité.
nous aussi, des programmes qui thématisent et
Une bonne qualité de la prise en charge médicale ne
mettent en application cette inversion des rôles sont
se limite justement pas à une machinerie bien huilée,
sur la voie de la réussite [4].
fonctionnant sans accrochages et à plein régime.
Ce ne sont pas les gadgets techniques qui font la qualité d’un cabinet médical, mais l’attitude proche des
patients de son personnel. Lorsqu’au sein de notre
cabinet, un patient se sent entre de bonnes mains ou
Les patients en tant que partenaires:
plus facile à dire qu’à faire
même en sécurité (propos tenus par un malade atteint
A quoi ressemble donc la prise en charge optimale
de démence), cela n’a pas seulement une influence
des patients, plus d’optimisation technique ou davan-
positive sur notre motivation à travailler (et ainsi,
tage d’empathie? La combinaison des deux réussit-
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elle? Il me semble essentiel que ces deux dimensions
Pour finir, retour sur notre patient au cabinet médi-
soient mises en application dans la réalité ensemble
cal: il aurait été mieux d’éliminer le malaise qui ré-
et au même niveau, ou du moins que nous tentions
gnait entre nous. Pour cela, j’aurais dû accepter son
d’y parvenir le mieux possible.
évaluation personnelle (pour ou contre l’hospitalisa-
Intégrer correctement le patient à la prise de décision,
tion) et l’accompagner «le cœur léger», en le lui com-
lui accorder l’espace nécessaire pour exprimer ses
muniquant ainsi. Rétrospectivement, il avait d’ail-
expériences, attentes et besoins, est donc au moins
leurs pris la bonne décision: l’infection avait pu être
aussi efficace qu’une bonne gestion du temps en
maîtrisée en ambulatoire.
consultation ou qu’une diminution réussie de la pression sanguine. Le concept de shared decision making
repose sur un partenariat de même valeur, sur un
pied d’égalité avec le patient, malgré l’asymétrie des
Remerciements
Je remercie sincèrement Bruno Kissling pour la relecture critique
du texte.
connaissances. Cette cinquième caractéristique (partenariat entre l’équipe d’accompagnement et le patient) approche avec tant de modestie; la mise en application concrète au quotidien constitue néanmoins
souvent un casse-tête, comme l’a montré notre
Conflits d’intérêts
L’auteur ne déclare aucun soutien financier ni d’autre conflit
d’intérêt en relation avec cet article.
exemple au début: qui doit, qui veut participer à la déCorrespondance:
cision, qui ne doit pas? Dans quelle mesure voulons-
Références
Dr Stefan Neuner-Jehle, MPH
nous suggérer et influencer, jusqu’où acceptons-nous
1
medizin Zürich
le libre arbitre du patient, même lorsqu’il contredit
2
Pestalozzistrasse 24
notre intention? Considérer le patient comme parte-
­
Institut für Hausarzt
CH-8091 Zürich
und Kollegium
naire égal est pour moi l’élément central pour une
für Hausarztmedizin
haute performance en tant que médecin de famille et
Landhausweg 26
CH-3007 Bern
sneuner[at]bluewin.ch
3
un élément fondamental de la formation initiale et
continue de médecin de famille.
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Starfield B. Primary Care: Concept, Evaluation,
and Policy. New York, NY: Oxford University Press; 1992.
Patient-Centered Primary Care Collaborative. Joint Principles of
the Patient-Centered Medical Home.
http://www.aafp.org/dam/AAFP/documents/practice_
management/pcmh/initiatives/PCMHJoint.pdf
Bodenheimer T, Amireh G, Willard-Grace R, Grumbach K.
The 10 Building Blocks of High-Performing Primary Care.
Ann Fam Med. 2012;2:166–171.
www.gesundheitscoaching-khm.ch
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