Technologies de la communication, réseaux et territoire dans les

(2007) Technologies de la communication, réseaux et territoire dans les pays en voie de
développement, in Le Maghreb dans l'économie numérique, Mihoub Mezouaghi (dir),
IRMC Tunis et Maisonneuve Larose 2007.
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Technologies de la communication, réseaux et territoire dans les pays
en voie de développement
Annie CHENEAU-LOQUAY*
Il existe différentes façons de considérer les relations entre technologies de la
communication et territoire, particulièrement en ce qui concerne Internet, un réseau
singulier qui dérouterait les géographes plus habitués à traiter des réseaux matériels
comme les transports routiers ou ferroviaires. Cet article a pour objet d’expliciter en
quoi consiste une démarche parmi d’autres, celle d’un géographe qui étudie les modes
d’insertion des TIC dans les pays en voie de développement (PVD) existe une tension
entre deux types de mondialisation : l’une, formelle, a trait à une économie qui se définit
comme « moderne » et dont la « nouvelle économie » serait le dernier avatar ; l’autre,
informelle (et largement dominante), a trait aux réseaux de production et d’échanges de
biens et de services qui répondent aux besoins d’une économie dite populaire largement
urbaine et/ou informelle.
Ces travaux s’inscrivent dans la lignée de ceux menés par quelques géographes français
d’une part pour renouveler la géographie et d’autre part pour faire émerger cette
question dans le champ disciplinaire (voir parties 1 et 2). Toutefois ils s’en distinguent
car dans le contexte particulier des PVD, notamment des pays africains, l’insertion de ces
technologies pose des problèmes spécifiques qui mettent au jour les enjeux dont ces
technologies sont investies. Pour les aborder, une approche systémique nous paraît
s’imposer, qui permet d’associer les jeux d’acteurs (logiques et stratégies) à la
matérialité de leurs actions réseaux et équipements installés, outils utilisés,
recompositions spatiales –, en fonction d’un certain nombre de facteurs (techniques,
économiques, politiques, culturels), tout en prenant en compte la dimension temporelle
dans un contexte déterminé et en associant plusieurs échelles d’analyse : transnationale,
nationale, régionale, locale. Cette approche constitue une grille de lecture géographique
mais elle est susceptible d’intégrer différents apports disciplinaires et de faciliter la
comparaison entre des situations nationales ou thématiques.
I - Concepts et approches
La géographie est une science en débats, en particulier aujourd’hui à propos de la
manière d’analyser la « société de l’information » 1. Sans refaire l’historique et
*Directrice de recherche CNRS
Centre d’études d’Afrique noire
Institut d’études politiques de Bordeaux
Coordinatrice du Groupement de recherche international Netsuds (www.gdri-netsuds.org)
Responsable du programme Africa’nti (www.africanti.org)
Maison des Suds
12 Esplanade des Antilles
33607 Pessac cedex
1 Pour plus de précision sur ce qu’est la géographie, voir l’article « Géographie » dans Les mots de la géographie de
Roger Brunet (1992) qui examine son champ, l’espace, ses différentes formes, on pourrait dire ses différentes
vicissitudes ; la géographie comme description, comme reconnaissance, géographie mathématique, ses paradigmes,
(2007) Technologies de la communication, réseaux et territoire dans les pays en voie de
développement, in Le Maghreb dans l'économie numérique, Mihoub Mezouaghi (dir),
IRMC Tunis et Maisonneuve Larose 2007.
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l’épistémologie des relations entre territoire et TIC, nous nous situerons dans ce débat en
indiquant quelles sont nos principales références et positionnements scientifiques 2.
La géographie, science sociale : un objet difficile à circonscrire
Roger Brunet dans Les mots de la géographie (1992, 234), définit la géographie comme
une graphie et comme une science sociale. Dans le sens le plus courant, la « géo-
graphie », est un état de fait, un dessin de la terre, une connaissance de base des
situations dans l’espace qui permet de savoir localiser les grands types de milieux
physiques, les ressources minières, types d’agricultures, les États et leurs voisins et de
les représenter sur une carte qui est toujours une interprétation subjective du réel. Mais
surtout au-delà d’une graphie, la géographie est l’une des sciences des phénomènes de
société. Elle a pour objet la connaissance de cette œuvre humaine qu’est la production et
l’organisation de l’espace. Le champ de la géographie, c’est donc d’abord une
intelligence de l’espace. C’est pourquoi elle a toujours été utile aux stratèges, aux
marchands, aux promoteurs et autres investisseurs, aux promeneurs ou à quiconque se
donne pour tâche de comprendre l’organisation et le fonctionnement des sociétés
humaines.
Mais avec ce genre de définition polysémique, tous les géographes sont sans cesse
confrontés à la délimitation de leur objet.3 S’ils se sont longtemps interrogés et s’ils
continuent à ne pas être d’accord, c’est en fait parce que la géographie diffère assez
radicalement de la plupart des autres sciences humaines en ce qui concerne son domaine
d’investigation. En général, les autres sciences définissent des limites à leur domaine
dans l’univers des faits (la sociologie : les rapports sociaux ; l’économie : les rapports
d’argent ; la politologie, les rapports de pouvoir ; le droit, les questions juridiques) ; ces
limites permettent de classer les faits entre ceux qui concernent la discipline considérée
et ceux qui ne la concernent pas. En revanche, le géographe se fixe principalement des
limites dans l’espace et, une fois celles-ci définies, il est concerné par la plupart des
phénomènes qui adviennent sur le territoire qu’il a délimité pourvu que ces faits
participent au changement du territoire. En ce sens, il se rapproche de l’histoire pour
laquelle, dans une période de temps donnée, tout phénomène peut être étudié. Aussi le
géographe se sent-il fondé à incorporer dans sa recherche des éléments qui peuvent
provenir d’autres disciplines ; dans notre cas, les sciences de l’information et de la
communication, l’économie des réseaux, l’ingénierie…, ce qui ne doit pas en faire pour
autant une science « carrefour » ou « de synthèse » (P. George, 2006). Pour contourner
l’obstacle, les géographes étant fondés à intégrer dans leur analyse toute la palette des
activités humaines, une multitude de catégories de géographies ont vu le jour, dont la
« géographie de l’information » adoubée sous la forme d’une commission de l’Union
géographique internationale.4
impérial, naturaliste, civique, écologique, et aussi la géopolitique qu’il ne supporte pas : « On l’oublia s 45, il est
revenu, ce n’est pas sûr que ce soit un progrès. Car rien dans la géographie ne commande la politique, on aurait bien
tort de croire le contraire » (id.,p 240). Dans ce texte, très critique et engagé, on sent la puissance de querelles qui sont
loin d’être apaisées, mais il n’est pas possible aujourd’hui de passer outre.
2 Voir en particulier : M.-C. Casse, 1995 ; E. Eveno 2004 ; G. Puel 2006 ; ainsi que les nombreuses publications
d’Henry Bakis (de 1984 à 1998).
3 Pierre Georges (2006) article CDROM, Géographie 2 - Orientations et méthodes, - Un domaine gigantesque :
« Vouloir limiter le domaine de la ographie est donc une tentative décevante et vaine. Les liens de la ographie
avec les autres sciences naturelles ou humaines sont évidents. C’est sur eux qu’il faut insister et sur une collaboration
de plus en plus nécessaire ».
4 Avec la publication de la revue Netcom dirigée par Henry Bakis.
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Territoire, système et enjeux : dans le champ de l’analyse spatiale
Si donc chaque science réalise une reconstruction dans laquelle l’espace joue un rôle
plus ou moins important, mais le plus souvent secondaire, la géographie se trouve au
contraire investie d’une reconstruction dans laquelle elle devra attacher à l’espace et
mettre en rapport entre eux des phénomènes qui ont été isolés, décrits et analysés par un
grand nombre d’autres disciplines. La mise en évidence de processus spatiaux,
d’interactions spatiales, implique une reconstruction dans laquelle il sera nécessaire de
connecter entre elles des strates de phénomènes très divers. L’application aux TIC
englobe, à la fois, les outils (du téléphone à l’ordinateur), les réseaux qui les supportent
(réseaux de télécommunication), les systèmes informatisés de communication et de
gestion de données, les services aux usagers. On peut organiser ces éléments selon les
« trois couches » définies par Nicolas Curien (1997), l’infrastructure, l’info-structure et
les services.
Mais, la géographie ne saurait se contenter d’une méthode analytique comparable à celle
mise en œuvre par la biologie à ses débuts qui a procédé en séparant le squelette, le
système circulatoire, le système digestif, le système nerveux..., et en traitant ces
systèmes à la manière d’une juxtaposition. L’objet de la géographie est donc de brosser
un tableau du système géographique étudié, considéré comme une totalité synthétique
qui ne se réduit pas à la somme de ses parties (Durand Dastes et al) 5. Ainsi conçu, un
espace géographique, n’est pas un « en soi », une donnée, un simple support pour les
activités humaines, comme pour les autres sciences ; il est sans cesse utilisé, créé,
construit, modifié, transformé par elles selon des modalités très différenciées et des
rythmes variables. En ce sens, l’espace aménagé, approprié « le territoire », selon Roger
Brunet (1992, 234), « est à l’espace ce que la conscience de classe est à la classe :
quelque chose que l’on intègre comme partie de soi et que l’on est donc prêt à
défendre ».
Ce « territoire », peut alors être conçu comme :
dans sa structure, un outil, un potentiel de ressources naturelles et artificielles,
matérielles et immatérielles plus ou moins « rares » (renouvelables), mobilisables par les
hommes en fonction des techniques de production et « d’encadrement » dont ils peuvent
disposer à un moment donné de leur histoire ;
dans son fonctionnement, la résultante (conjonction) des modes d’actions des acteurs
sociaux que sont les différents types de parties prenantes, institutionnel (État,
organismes et bailleurs de fonds internationaux), industriel (entreprises multinationales
et nationales), organisationnel (ONG, associations de la « société civile »), ou encore
individuel (entrepreneurs qui construisent, individus qui vivent).
Il est d’ailleurs significatif que l’origine du concept de « système » se trouve chez
Aristote qui l’emploie à propos de la tragédie grecque, système d’événements inter-
reliés les uns aux autres (P. Ricœur, 1984). De même que le théâtre n’est pas la vie mais
qu’il en donne une représentation, l’utilisation d’un modèle systémique est une mise en
scène, parmi d’autres possibles, des processus par lesquels des sociétés utilisent leur
territoire. Cette approche met au centre l’action humaine par la médiation de la techno-
logie conçue dans ses deux dimensions, matérielle et idéelle, techne et logos. Ce sont les
outils et réalisations techniques et les logiques d’acteurs, (outils institutionnels,
5 Ces considérations proviennent de la session « Analyse spatiale » qui s’est tenue au cours de la journée de réflexion
organisée au sein de la Commission 39 du CNRS en décembre 1993 (rapport CNRS). Voir la revue L’Espace
géographique créée en 1972, spécialisée dans cette approche, et l’ouvrage de Peter Haggett (1973).
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politiques et stratégies, - les techniques d’encadrement pour Pierre Gourou6 (1982), - de
contrôle social pour Michel Foucault (1980)).
La géographie humaine étant l’analyse de la médiation entre les êtres humains et leur
environnement par la technique, le fait que ces techniques soient aujourd’hui devenues
plus complexes et plus présentes dans la « société monde » change-t-il quelque chose au
paradigme technique ? Les technologies de l’information et de la communication faisant
considérablement évoluer les modalités concrètes des activités humaines, se trouve
posée à nouveau la question du déterminisme de la technique et de sa place. Jacques
Ellul (1998, 128) la voyait comme envahissant l’espace social, comme une aliénation :
L’informatique, au lieu de permettre une domination sur le système technicien, est entrée dans ce système,
en a adopté tous les caractères et n’a fait qu’en renforcer la puissance et l’incohérence des effets.
Actuellement, j’estime que la partie est perdue [...]. Une fois de plus, la « force des choses » l’a empor
sur la libre décision de l’homme. 7
Le géographe peut décrire l’organisation (structure), le fonctionnement (dynamique)
d’ensemble d’un territoire-système donné, 8 mais le regard 9 porté sur lui peut être plus
ou moins éloigné; se situer à plusieurs échelles du visible à hauteur d’homme ou d’en
haut, du clocher à l’avion et aux satellites divers. La perception et l’analyse diffèrent
selon les échelles d’espaces, du global au local 10 mais aussi selon les échelles
construites, invisibles, la région, l’État, le continent, le monde, l’espace virtuel.
La représentation ainsi construite est ouverte à une prise en compte de la causalité et de
la dynamique par laquelle les divers types d’acteurs interagissent les uns avec les autres
pour produire un territoire sans cesse changeant, et cela tant verticalement (interactions
entre strates de phénomènes) qu’horizontalement (interactions entre des processus
spatiaux distants).
Les stratégies développées et les logiques à l’œuvre des acteurs, pour ici préconiser
ou/et mener des actions d’implantation des TIC et pour les utiliser, intègrent les jeux de
pouvoir, les stratégies des firmes ou des ONG, les comportements individuels et
impliquent des « enjeux », un terme trop souvent employé à tort et à travers.
Les enjeux, selon la définition de la collection « Enjeux » de l’Institut universitaire
d’études du développement de Genève (IUED), c’est ce que l’on risque en jouant, ce que
l’on perd, ce que l’on gagne, les enjeux sociaux économiques et de pouvoir et donc les
rapports de force. Parler d’enjeux implique une approche critique des phénomènes de
notre temps, un regard et une grille d’analyse qui veut démythifier.11 Une mise en relief
des enjeux concernant la « fracture numérique » cherche à comprendre quels sont les
fondements de cette « société de l’information ». C’est en fonction du contexte
économique, politique et géopolitique à chaque niveau, pour chaque type d’acteurs, qu’il
faut poser la question de ce qu’ils risquent en jouant : quelle est la rhétorique du
6 Pierre Gourou, dans Terres de bonne espérance, « Ce serait renoncer à trouver les ultimes réponses aux
questions posées par la géographie que de voir dans l'homme avant tout un producteur et d'expliquer par
les techniques de production l'organisation des sociétés et le nombre des habitants. L'homme est
premièrement un organisateur... Une forte densité de la population sur une grande surface et une longue
durée s'explique d'abord par l'ouverture et l'orientation des techniques d'encadrement, ouverture et
orientation qui n’ont pas été déterminées par les techniques de production » (1982 p 29)
7 Nous reviendrons sur cette question du « bluff technologique » à propos des PVD.
8 Pour un développement de cette conception, nous nous permettons de renvoyer à Annie Chéneau-Loquay, 1998.
9 L’importance du regard, instrument de base du géographe, a été souligné par Roland Pourtier (1991, 93).
10 Et le logiciel Google Earth donne une vision extraordinairement concrète de cette plongée possible, de l’univers à
la maison.
11 Pour une définition des enjeux, voir la collection des nouveaux cahiers de l’IUED de Genève, rie « Enjeux »,
édités par les Presses universitaires de France.
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discours à propos des TIC ? Quels sont les enjeux économiques et de pouvoir liés au
processus de libéralisation à différentes échelles ? Quelles sont les logiques et les
stratégies des opérateurs et comment s’appliquent-elles à l’équipement des territoires et
donc à leurs transformations et recompositions ?, etc. Cette approche peut être
schématisée par le tableau 1.
Tableau 1 - Une démarche systémique
Système monde et réseaux
La démarche systémique et la modélisation en géographie ont été développées
progressivement à partir de la « grande révolution » des décennies 1950-1960 pour
aboutir après les années de doute de la décennie 1970 à une « nouvelle géographie » très
influencée par l’école américaine.12 En France, au début des années 1990, les auteurs de
La géographie universelle visent à concevoir une théorie unitaire de l’espace
12 Voir en particulier les différents travaux de Paul Claval (1973, 1974, 1976 et 1978).
Internationale
National
e
Régional
e
Systèmes matériels
Equipements
Infrastructures, types d’accès
Outils
Usages
Systèmes d’encadrement
Politiques et Stratégies
Local
e
État (administration centrale)
Opérateurs
Fournisseurs d’accès
Autorité de régulation
Collectivités
décentralisées
Entreprises, ONG
Usagers
Libéralisation
Copyright : Annie Chéneau-Loquay (CEAN-AFRICANTI2004)
Echelles
Acteurs
Techniques
Etats occidentaux
Firmes multinationales
Organismes internationaux
ONU, ONG
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