1
TYPES DE TURBULENCES ENVIRONNEMENTALES ET ADAPTATIONS
STRATEGIQUES.
Gaël GUEGUEN
ATER Montpellier III
ERFI Montpellier I
Les turbulences environnementales sont, depuis un certain temps, un sujet d'intérêt
préoccupant chercheurs en sciences de gestions et praticiens. Caractéristiques d'un milieu
difficile pour l'entreprise, ces turbulences ont fait leur apparition, d'un point de vue conceptuel,
dans les années 60 avec Emery et Trist (1965) et Terreberry (1968). Par la suite, elles furent
popularisées par des auteurs tels que Drucker (1969) ou Toffler (1981) qui les qualifieront de
"défis majeurs". Leur présence a conduit à une reconsidération des outils stratégiques et a servi
à développer le management stratégique en remplacement de la planification d'entreprise
(Ansoff et al., 1993) qui pourtant était prônée auparavant comme solution aux menaces
environnementales (Ansoff et al., 1979).
Que l'on s'interroge sur leur réelle présence pour l'entreprise (Mintzberg, 1990 ou Woodward,
1982) ou sur leur caractère favorable (Marchesnay, 1986 ou d'Aveni, 1995), les turbulences
environnementales sont une expression des difficultés rencontrées par les managers, c'est une
émanation perceptuelle du manque de contrôle de la part des dirigeants. Face à un
désavantage, on se positionnera soit en essayant de profiter de la nouvelle situation, soit en
essayant de préserver l'organisation des perturbations. Ces deux comportements visent à
maintenir un équilibre à travers une augmentation de la variété de réponses possibles, ou à
travers une isolation de son système des menaces extérieures. Nous verrons par la suite que
d'autres comportements sont à envisager en période de turbulences.
Ces diverses réflexions concernant les caractéristiques environnementales ont entraîné
l'émergence d'un courant fondateur des sciences de gestion avec des auteurs tels que Lawrence
et Lorsch (1967) ou encore Burns et Stalker (1961) : la théorie de la contingence
environnementale. Tous ces auteurs ont opté pour des caractéristiques environnementales
différentes rejoignant incertitude, complexité, dynamisme ou turbulences afin de se prononcer
sur une cohérence entre l'environnement et la structure de l'entreprise. Nombre d'études ont
montré l'intérêt de ce "fit" sur la performance de l'entreprise (Naman et Slevin, 1993 ;
Venkatraman et Prescott, 1990) Ce "fit" est un coalignement entre la stratégie ou la structure
d'une organisation et son contexte externe (environnement).
La turbulence est envisagée comme une caractéristique de l'environnement proche de
l'organisation qui tend à le rendre fréquemment changeant. La perception de ces changements
variera d'une organisation à l'autre mais aura un impact assez fort pour permettre une remise en
cause du système de gestion actuel. Cameron, Kim et Whetten (1987) poseront, comme
définition de la turbulence, que les changements auxquels est confrontée l'organisation sont
significatifs, rapides et discontinus. Igor Ansoff a beaucoup contribué à l'étude des turbulences,
il est vrai surtout à l'aide de méthodologies normatives. Ansoff et al. (1979) estimeront que les
turbulences stratégiques font arriver des événements singuliers et inattendus qui résistent aux
réponses de succès traditionnelles et qui, au résultat final, ont un impact majeur sur les profits
de l'entreprise. Plus tard (Ansoff et Mac Donell, 1990), il envisagera que la turbulence
2
corresponde à la variabilité dans un environnement caractérisé par un degré de nouveauté de
défis et par la vitesse auxquels ils se développent.
Ces trois définitions nous permettent d'identifier quatre principes qui vont caractériser la
turbulence : la significativité du changement, la rapidité du changement, l'imprévisibilité du
changement et le renouvellement du type de changement.
La turbulence entraînera des modifications, dans l'environnement, qui auront un impact
important sur l'organisation. La significativité du changement correspond à l'effet direct des
nouvelles caractéristiques de l'environnement. Ce nouvel état va intéresser directement
l'organisation. Elle sera en mesure de se rendre compte du changement, car sa situation
d'équilibre se trouvera menacée. Même si elle ne s’aperçoit pas que l'environnement connaît
des variations, elle se rendra compte que son état se trouve modifié. La notion de significativité
renvoie ainsi à celle de perception.
La rapidité du changement correspond à la vitesse dans la succession des variations. Les
oscillations seront prononcées. Les secousses de l'environnement se succéderont à une vitesse
suffisamment élevée pour empêcher un état prolongé de stabilité. Ainsi, les organisations en
présence de turbulences risquent de connaître un effet en cascade. L'inconvénient sera que la
rapidité rencontrée ne permettra pas de finir la gestion du changement précédent sans connaître
de nouvelles variations. D'autre part (Gueguen, 1997) le fait de réagir encore plus rapidement à
ces changements peut entraîner une augmentation du niveau de turbulences.
Le changement sera imprévu, discontinu. Ansoff et Mac Donell (1990) ajouteront que les
changements discontinus seront des changements qui ne peuvent être maîtrisés par les
capacités de la firme. En effet, la discontinuité sera envisagée comme un événement qui ne suit
pas une extrapolation d'une série d'événements précédents. On pourra penser que
l'imprévisibilité du changement gênera la firme qui souhaite un environnement stable.
Cependant les changements rencontrés pourront être autant bénéfiques que mauvais pour
l'organisation. La turbulence entraînera des variations difficilement prévisibles, mais celles-ci
pourront intrinsèquement accroître la satisfaction des firmes en présence en fonction, par
exemple, de leur positionnement stratégique.
Le critère de nouveauté permet d'introduire un caractère surprenant pour ces variations.
L'environnement va imposer de nouvelles situations à l'organisation où les modèles de réponses
ne pourront pas servir. C'est dans cette caractéristique que résidera réellement l'opportunité
d'apprentissage offert par les turbulences. C'est aussi au travers de cette notion que le concept
de crise peut faire partie intégrante du processus de turbulence. Cependant la turbulence ne
sera pas systématiquement composée de variations nouvelles, certaines auront déjà été
rencontrées par l'organisation. En revanche, nous pourrons supposer que l'importance de la
turbulence sera conditionnée par le nombre de situations nouvelles et caractérisée par le
renouvellement du type de changement.
Ainsi, nous pourrons retenir (Gueguen, 1998) que la turbulence est un enchaînement
d'événements plus ou moins espacés dans le temps, plus ou moins favorables mais imprévisibles
quant à leur ampleur et suffisamment nouveaux pour entraîner un impact, perçu par les
membres de l'organisation, qui conduit à une reconsidération des capacités de la firme du fait
de la gêne occasionnée.
3
Cependant il est nécessaire de bien comprendre le phénomène des turbulences qui, ayant fait
l'objet d'une utilisation plus comme champ que comme objet de recherche, ont connu des
acceptations et des définitions différentes malgré le fait qu'elles ont toutes en commun une
certaine image d'incontrôlabilité de la firme en regard de l'extérieur, de son milieu, de son
environnement. Pour ce faire, nous essayerons de déterminer les causes des turbulences, de
voir dans quel contexte leur émergence est la plus probables.
Une fois cette définition ou plutôt cette conception "fédératrice" trouvée, permettant de
véhiculer un sens commun pour la recherche, une tentative d'opérationnalisation peut être
envisagée. Le but est d'identifier les comportements types des entreprises en fonction de la
donne environnementale de turbulences. Différents facteurs ont tour à tour été étudiés,
lorsqu'on se penche quelque peu sur la littérature sur le sujet. Là encore, et cela est lié à
l'observation de la turbulence plus comme un champ que comme un objet, les études montrent
des comportements particuliers parfois contradictoires les uns envers les autres. Nous
essayerons de retrouver les "dogmes" dominants en nous penchant sur les études réalisées
précédemment.
Il apparaîtra à l'issue de cette revue de la littérature, que les turbulences environnementales,
que l'on se place d'un point de vu déterministe ou volontariste, entraînent obligatoirement des
comportements spécifiques. Notre étude se veut d'identifier ces comportements en nous
penchant sur une industrie qui présente ces différents éléments concourants à construire un
environnement turbulent. L'intérêt sera d'y déceler des degrés divers, tant d'une façon
qualitative que quantitative, permettant une avancée dans l'étude de ces concepts. Notre
problématique ainsi dégagée sera confrontée à un corps d'hypothèses et à un test empirique.
I. Causalité des turbulences.
Les turbulences sont un concept issu des sciences physiques. Leur étude a suscité différentes
approches, notamment celles concernant les théories du chaos. Dans la théorie des fluides,
s'opposant à un écoulement laminaire ou régulier, la turbulence est un écoulement complexe où
une superposition de fréquences entraîne des perturbations. Dans la théorie du chaos, elle est la
manifestation d'une croissance de variations et d'amplifications faisant sortir un système d'un
équilibre pour aller vers un autre. Utilisée en gestion, par l'intermédiaire de métaphores, cette
même turbulence a caractérisé des environnements où de nombreuses perturbations
intervenaient.
Emery et Trist ( 1965) vont distinguer quatre types d'environnements allant de très calmes à
très perturbés. Pour eux, le plus complexe est l'environnement turbulent où seule une politique
d'institutionnalisation peut permettre l'émergence d'une solution. D'autre part, ils analysent
l'environnement en essayant de comprendre la texture causale, à savoir la nature des
interrelations au sein de l'environnement. Reprenant cette idée, qu'une décision peut apparaître
rationnelle au niveau individuel mais irrationnelle au niveau collectif, Metcalfe et Mac Quillan
(1977), dans le prolongement d'Emery et Trist, proposent un management macro-
organisationnel qui se veut créateur d'un cadre d'institutions qui traitent avec les implications
systémiques des conflits interorganisationnels. En fait, un paradoxe peut survenir : en effet,
comme on le verra par la suite, la turbulence est issue de la complexité. Hors en augmentant les
interrelations entre les organisations, afin de réduire les turbulences, on augmente la complexité
(définit en terme du nombre d'interrelation), d'où augmentation de la turbulence.
4
Toujours influencés par les travaux sur les interrelations dans l'environnement, Mc Cann et
Selsky (1981) développent un cinquième type d'environnement : l'hyperturbulent. Outre
l'adjonction du superlatif, cette recherche rentre dans la perspective du courant de l'écologie
des populations où l'environnement se trouve scindé en deux parties : l'une chaotique, l'autre
beaucoup plus calme, car séparée du reste des organisations les moins performantes.
Cependant des critiques furent émises concernant l'approche d'Emery et Trist. On notera
Metcalfe (1974) qui leur reconnaît un travail de description mais une absence concrète de
réponses aux turbulences. Il leur reprochera d'avoir, par cette absence, contribué à considérer
les turbulences comme une simple métaphore de conditions environnementales où l'entreprise a
du mal à survivre du fait de la complexité ou pour Polley (1997) du fait d'une dynamique
extrêmement complexe avec une quantité infinie de variations.
Terreberry (1968), en s'interrogeant sur l'évolution de l'environnement des organisations,
retient que jusque dans les années 60 les organisations étaient considérées comme des systèmes
fermés, l'intensification des relations a changé les choses. Ainsi, l'évolution est inéluctable et
l'auteur pense que l'environnement organisationnel devient de plus en plus turbulent et que le
souci d'adaptation des organisations renforce la perte de leur autonomie. L'environnement se
chargera de la pression sélective sur les différentes entreprises présentes. Les transformations
internes engendreront à leur tour une augmentation des turbulences. Il apparaît donc un
entremêlement fort des différentes caractéristiques environnementales.
Dess et Beard (1984), dans une tentative de conceptualisation, retiendront trois dimensions
permettant d'expliquer l'environnement. Il s'agira de l'abondance (capacité), de la complexité
(homogénéité-hétérogénéité, concentration-dispersion) et du dynamisme (stabilité-instabilité,
turbulence). Pour ces auteurs, ce découpage peut permettre une meilleure opérationnalisation
des facteurs externes aux organisations et ainsi engendrer une compréhension plus cohérente
de théories telles que l'écologie des populations ou la dépendance des ressources.
Cette unification du champ de recherche à un intérêt notable. La conceptualisation d'un
concept aussi ambiguë que l'environnement (quelles sont ses frontières ? Quels acteurs le
composent ? Existe-t-il des environnements similaires ?). Dans notre cas, elle peut entraîner
une réflexion sur les causes des turbulences en fonction de trois facteurs généralement relevés
dans la littérature : la complexité, l'incertitude et le dynamisme.
La complexité correspond à l'hétérogénéité et l'étendue des activités d'une organisation (Dess
et Beard, 1984). Elle peut représenter la mesure du nombre de configurations compétitive
qu'une firme peut idéalement considérer comme bonne pour sa propre stratégie (Chakravarthy,
1997). Pour Marchesnay (1993) un système deviendra complexe quand le nombre d'acteurs est
important et quand les relations entre ces acteurs sont fortes et interactives. Cette notion
renvoie donc à une diversité et une hétérogénéité des éléments composant un système. D'un
point de vue qualitatif, l'augmentation des relations entre ces éléments renforce le caractère
complexe du système.
L'incertitude est le manque d'informations sur des facteurs environnementaux rendant
impossible la prévision de l'impact d'une décision spécifique sur l'organisation et où on ne
pourra donner de probabilités quant à l'impact des facteurs environnementaux sur l'organisation
(Morris et al., 1995). De la même façon, Demsetz (1998) estime que l'incertitude sera présente
5
lorsque l'information est suffisamment défaillante pour qu'il soit impossible de faire des
estimations de probabilités des différents événements possibles.
Le dynamisme entraîne l'absence de modèles en renforçant le caractère imprédictible de
l'environnement (Dess et Beard, 1984). Il se distingue par le degré de changement ou de
variations des facteurs constituants l'environnement (Bourgeois, 1985). Proche du concept de
volatilité, le dynamisme peut se trouver représenté par la croissance du marché, la modification
de la structure concurrentielle ou l'amélioration des technologies.
Ces trois dimensions, corrélées à la turbulence, forment une toile de fond permettant de mieux
appréhender l'environnement. Ainsi, de nombreux auteurs vont estimer que (1) la turbulence
est fonction de la complexité et du dynamisme (Morris et al. 1995, Chakravarthy 1997,
Terreberry 1968, Ansoff et al. 1993). Pour Ganesan (1994), Daft et al. (1988) ou Duncan
(1972) l'association complexité et dynamisme (2) va produire de l'incertitude, mais pour
Duncan, le dynamisme est un facteur explicatif de l'incertitude perçue plus fort que la
complexité. Callot (1997) pense que la complexité entraîne de l'incertitude. Jina et al. (1996),
ainsi que Ansoff et al. (1979), estiment que la turbulence est liée à l'incertitude et au
dynamisme (3). Comme le fait remarquer Brisson (1992), les termes turbulences et incertitudes
ont été souvent amalgamés. En effet, si on se penche sur le travail de Lawrence et Lorsch
(1967), leur incertitude, se caractérisant par la complexité et le dynamisme, ressemble fort à la
turbulence. Mais selon Cameron et al. (1987) la turbulence crée de l'incertitude (4) en arguant
le fait que la turbulence est le meilleur facteur de prédiction de la perception des incertitudes
environnementales.
Ainsi, nous pouvons comprendre que la turbulence (T) est fonction de la complexité (C) et du
dynamisme (D), ainsi que de l'incertitude (I). Nous avons donc les équations suivantes :
En fonction de (1) : T = f (C ; D). Ici, la turbulence est liée à la présence de l'association
complexité et dynamisme.
En fonction de (2) : I = f (C ; D). L'incertitude a les mêmes causes que la turbulence. Toutes
deux sont issues d'une complexité et d'un dynamisme de l'environnement.
En fonction de (3) : T = f (I ; D). L'incertitude associée au dynamisme permet de faire émerger
des turbulences au sein d'un environnement.
En fonction de (4) : I = f (T). Confirmé par (2), la turbulence, du fait du renouvellement rapide
des éléments de l'environnement entraîne de l'incertitude. A ce niveau, nous serions tentés de
dire que pour certains auteurs T = I.
A partir de ces relations trouvées, nous pouvons estimer que : T = f (C ; D ; I) en ayant I = f
(C ; D ; T) (5). Les turbulences sont issues de l'association des caractéristiques de complexité,
de dynamisme et d'incertitude de l'environnement. On peut raisonnablement imaginer qu'il
existe différentes sortes de turbulences qui se distingueront par la présence plus ou moins forte
de l'une de ces combinaisons. Nous pouvons représenter, via la figure 1, l'ensemble des
causalités des facteurs de l'environnement considérés :
1 / 17 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !