La question de la description dans la phénoménologie française

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LA QUESTION DE LA DESCRIPTION DANS LA PHENOMENOLOGIE FRANÇAISE
CONTEMPORAINE
I
NTRODUCTION
Décrire, analyser, déconstruire, ces trois termes se donnent aujourd’hui comme des
nouveaux modes du philosopher après la mort de la métaphysique et renvoient à trois
traditions distinctes sinon opposées : la phénoménologie, la philosophie analytique et la
déconstruction, soit pour le dire de trois noms : Husserl, Wittgenstein, Derrida. Ces trois
façons de définir l’acte philosophique s’autorisent d’un même refus implicite, à savoir que
philosopher ne consiste plus en la recherche ontologique de causes premières ni en une
fondation du monde objectif à partir d’un sujet souverain ni dans le récit du déploiement
progressif du savoir. Néanmoins, cette commune négation ne saurait masquer les profondes
différences dans l’appréhension de la tâche philosophique, puisque philosopher revient pour
les uns à analyser les énoncés du langage, pour les autres à faire voir les phénomènes, pour les
troisième, enfin, à chercher dans l’écrit métaphysique la trace de ce qu’il tait. Ces différences
paraissent même parfois aller jusqu’à l’opposition la plus radicale, telle, pour n’en citer
qu’une, l’opposition devenue emblématique entre d’une part l’entreprise d’Austin, qui à
l’antique question « Ti esti » entend substituer la question : « que faisons nous quand nous
disons X », et d’autre part, la réduction de Husserl qui vise à atteindre l’Eidos. Ces
divergences sont connues et amplement soulignées de part et d’autre ; sur elles, la querelle
des paradigmes s’est édifiée et tout autant figée.
Figée, car l’insistance sur les différences ne permet pas de révéler les identités qui vont au
delà de l’unanime rejet d’une métaphysique honnie. A cet égard, il serait loisible de montrer
que souvent, du côté de la philosophie du langage, l’analyse se fait description. Par exemple,
Wittgenstein redéfinit ainsi la fonction de la philosophie : « ce n’est pas un nouveau bâtiment
qu’il faut édifier ou un nouveau pont qu’il faudrait jeter mais juste la géographie comme elle
est maintenant qu’il faut décrire »
1
. Le recours à la géographie, science descriptive par
excellence marque à l’envi ce rapprochement entre analyse et description. De même, Austin
ne parle t-il pas de « phénoménologie linguistique » à propos de son entreprise de recension
des usages du langage ordinaire ? Et que fait Cavell sinon décrire à travers le langage
cinématographique les traits qui définissent la société américaine ?
1
Bemerkungen über die Grundlagen der Mathematik, p. 302.
2
Inversement, ne pourrait on pas montrer que, du côté de la phénoménologie, ce n’est pas
uniquement le seul Husserl des Recherches logiques qui s’inquiète de l’expression
linguistique. En effet, même s’il a pu longtemps sembler, comme le dit J. Benoist : que « le
langage est le grand oublié d’une partie de la phénoménologie »
2
, il n’en demeure pas moins
que les tentatives pour réconcilier phénomène et langage ne sont plus rares. Ainsi M.Richir
dans ses Méditations phénoménologiques aborde de front le « phénomène du langage » et
reprend la théorie de la « parole opérante », déjà présente chez Merleau-Ponty
3
. Plus encore,
ne peut-on pas affirmer que Levinas dans Autrement qu’être propose une véritable
phénoménologie du dire, rigoureusement définie comme description de la relation entre
l’énonciation et l’énoncé
4
? En un mot, multiples sont les indices signalant que la frontière est
poreuse entre analyse et description, phénoménologie et philosophie du langage. Pareillement,
le troisième terme déconstruire ») côtoie souvent la description. C’est du moins ce que
soutient François-David Sebbah qui, dans son livre : L’épreuve de la limite, Derrida, Henry,
Levinas et la phénoménologie, démontre longuement comment la déconstruction suppose et
appelle la description, comment : « le geste derridien perçu très souvent comme un démontage
des textes les prenant à contre-pied est d’emblée descriptif »
5
. De même, ne peut-on pas dire
que parfois la description dépend au préalable de la déconstruction d’une thèse
métaphysique ? A cet égard, E. de St Auber n’a t-il pas montré que l’utilisation par Merleau-
Ponty de concepts topologiques était motivée par le retournement, le renversement,
l’inversion du « scénario cartésien »
6
? Si les concepts « d’ empiètement » de « pli », de
« voisinage » et autres notions directement issues de la topologie mathématique semblent plus
susceptibles d’être en prise sur le vécu de la chair que ne l’était la représentation classique
2
Dans son article consacré à JL. Marion, « l’écart plutôt que l’excédent » p.83. J.L. Marion, Philosophie N°78,
Paris, éditions de Minuit
3
Voir sur ce point l’article de Làszlo Tengelyi, in Introduction à la phénoménologie contemporaine française,
Paris, Ellipses, 2006 (p.97 à 109)
4
Voir sur cette « phénoménologie du dire » chez Levinas, notre livre férence et auto-référence, étude sur le
thème de la mort de la philosophie dans la pensée contemporaine, Vrin 2005, 1ére partie, chapitre II.
5
Introduction à la phénologie contemporaine, op.cit p. 15.
6
Selon le titre d’un de ses 3 livres consacrés à Merleau-Ponty,Vrin 2005. Sur la Topologie chez Merleau, voir
également son importante étude « Sources et sens de la topologie chez Merleau-Ponty » in Alter, N°9, 2001,
p.331-364. Le recours de Merleau à la topologie est abondamment commenté. Voir, par exemple J. Petitot,
« topologie phénoménale : sur l’actualité scientifique de la phusis phénoménologique de Merlau-Ponty » in
Merleau-ponty, le philosophe et son langage , Cahier 15 du groupe de recherche sur la philosophie et le
langage, Grenoble, CNRS, 1993, p. 291-312, ainsi que dans le même numéro ArionL. Kelkel « Merleau-Ponty
entre Husserl et Heidegger, de la phénoménologie à la topologie de l’être », ou encore Maël Renouard « le point
de vue de Sirius ou la cartographie du visible » in Historicité et spatialité , le problème de l’espace dans la
pensée contemporaine, sous la direction de J. Benoist et F. Merlini, Vrin 2001 ou encore M. Gambazzi in
Monades, plis et miroirs dans la revue italienne Chiasmi 1, Milan Mimesis, 1998, Publicazzine della società di
studi su Merleau-Ponty, qui significativement prend le titre d’un concept topologique central à savoir celui de
Chiasme.
3
d’un espace qui unifie la diversité des perspectives à partir d’un plan géométral, n’est ce pas
uniquement parce qu’ils s’opposent à la représentation objectivante du monde ? Aussi, n’est
ce pas seulement entre analyser et décrire mais entre décrire et déconstruire que la ligne de
démarcation se fait vague, floue, évanescente jusqu’à devenir empiètement d’un paradigme
sur l’autre, voire parfois inclusion. Ce voisinage des paradigmes peut aller jusqu’à la
réversibilité de leurs notions, au point que l’on ne sache plus ce que signifie décrire, analyser
et déconstruire. C’est ce curieux voisinage que je voudrais interroger en l’illustrant d’un
exemple autre que le modèle géographique chez Wittgenstein, l’analyse du langage chez
Richir, la description chez Derrida, ou la déconstruction chez Merleau-Ponty. Il s’agira, à
partir de l’analyse de la notion d’appel dans la mouvance de Levinas, de montrer comment ce
qui se présente comme description d’un phénomène est en fait déconstruction d’un texte de la
tradition. Pour ce faire, il conviendra tout d’abord de recenser les usages de la notion d’appel
pour en faire surgir les invariants ; il deviendra, ensuite, possible de montrer comment cette
description est entièrement soumise à l’acte préalable de déconstruction . Pour éclairer d’une
précision encore plus brutale, l’allure générale de la démonstration, il est loisible de poser
ceci : si l’on montre que décrire revient à déconstruire et déconstruire à poser une hypothèse
herméneutique sur l’histoire de la métaphysique, hypothèse qui peut toujours être remise en
cause, alors la question du statut de la description et la question de sa capacité à être une
figure féconde du renouveau philosophique peut et doit être posée.
I)
L
ES CARACTERISTIQUES DE LA NOTION D
APPEL DANS LA GALAXIE DE
L
EVINAS
.
La notion d’appel fait l’objet de descriptions très convergentes puisque
7
tant Levinas,
surtout dans Autrement qu’être, que Marion dans Réduction et donation puis Etant donné, que
J.L Chrétien dans l’appel et la réponse dessinent les mêmes traits de l’appel, caractéristiques
qu’esquissait déjà largement Heidegger dans le paragraphe 56 d’Etre et Temps et surtout dans
la postface de Qu’est ce que la métaphysique ? Cette identité des descriptions peut passer pour
l’indice de leur validité. En effet, qu’un même phénomène soit décrit d’une même façon par
différents auteurs semble le gage de la justesse de la description. Il convient donc de recenser
au sein du corpus désigné (Heidegger, Levinas, Marion, Chrétien) les occurrences de ce terme
pour mieux en faire saillir les caractères spécifiques. Trois traits distinctifs sont aisément
repérables. Le premier est :
7
ce qui n’est pas nécessairement le cas pour d’autres notions, telles celle « d’événement » -pourtant quasi
inévitable en contexte phénoménologique- ou encore de « naissance », notion qui a pris ces vingt dernières
années de l’importance (par exemple chez Chrétien, Marion ou Romano) souvent par intention polémique envers
la thématique de l’être pour la mort de Heidegger.
4
A) L’appel comme devenir objet du sujet.
En effet, dans le corpus choisi, l’appel se définit toujours comme un appel dont je suis
l’objet et non le sujet. Ainsi dans son livre « l’appel et la réponse » J.L. Chrétien définit :
« l’événement d’un appel intime » comme : «le sentiment d’être appelé ou interpellé d’être
atteint par une adresse dont je suis l’objet »
8
. Cette même définition se retrouve chez Marion
qui précise dans le § 26 d’Etant donné : « l’appel ressortit au renversement de
l’intentionnalité »
9
. Pour Marion, l’appel nous fait entrer dans une relation autre que le
traditionnel face à face en lequel l’objet se trouve sous le regard d’un sujet qui le vise, le
domine et le maîtrise. Ici, l’ancien sujet devient l’objet de la relation. Cette inversion de la
relation est également lisible dans le souci de Levinas de mettre le sujet à l’accusatif (le sujet
devenant celui qui reçoit, qui est visé, appelé), en lieu et place du sujet métaphysique
initialement au nominatif (sujet cartésien qui se donne toujours comme celui qui vise l’objet,
le construit, lui confère ses propriétés)
10
. C’est cette inversion que soulignait aussi la notion
heideggerienne « d’appel de l’être », car même s’il s’agissait là d’un génitif et non d’un
accusatif, la formule n’en stigmatisait pas moins la destitution d’un sujet qui recevait l’appel,
répondait à l’injonction qui lui était faite de considérer l’au delà de l’objet usuel ou de l’objet
réduit par la science. Bref, dans tous les cas le sujet est devenu l’objet visé. Plus précisément
encore, dans ce contexte, l’appel n’est visible, ne devient phénomène que lorsque et parce
que il est reçu ; comme l’écrit Marion dans Etant donné : « l’appel ne se donne
phénoménologiquement qu’en se montrant dans une réponse ». A ce tire, ici rien n’est dit ni
ne peut être dit directement de l’appelant. Il peut être tout aussi bien l’Etre (Heidegger) que
Dieu (Levinas qui dans Autrement qu’être définit l’appel « comme provocation de Dieu »),
que l’infini, que l’œuvre d’art, ou le non définissable, comme il semble qu’il le soit tant chez
Chrétien que Marion. Paradoxalement l’accusation de « théologisation »
11
de la
phénoménologie, si elle semble pertinente ici pour Levinas, ne vaut pas pour Chrétien et
Marion puisqu’ils étudient toujours l’appel du point de vue de celui qui le reçoit, le
transformant par même en phénomène attestable, intersubjectivement partageable et donc
susceptible d’être décrit. C’est pourquoi cette première détermination de l’appel conçu
comme « devenir-objet » du sujet ne semble pas devoir soulever d’objections. En revanche,
plus problématique paraît la deuxième caractéristique de l’appel, à savoir :
8
L’appel et la réponse, Minuit, 1992 (AR) p. 60
9
Quadrige, Puf, 2éme édition, 2005, (1997) p.363
10
Voir Autrement qu’être( (AE) p. 66-67
11
Voir Janicaud dans le tournant théologique de la phénoménologie et la phénoménologie éclatée. Accusation
reprise par J. Benoist, in art cit.
5
B) L’appel comme agression.
Dans tout le corpus sélectionné, l’appel est toujours donné comme exhortation impérieuse
qui adresse en agressant. Non seulement, dans la relation sujet-objet, le sujet devient objet
mais encore cet objet est déterminé comme l’effet, le jouet, l’otage. L’appel se définit
clairement comme agression, blessure, voire traumatisme, pour employer un concept cher à
Levinas. Ainsi, J.L. Chrétien écrit : « l’appel du beau est un appel qui se rappelle lui-même à
nous en nous rappelant à nous-mêmes. De nous blesser au cœur rend sa parole vive. Il nous
fait quitter notre assise et perdre notre immobilité, il n’appelle qu’à inquiéter »
12
. Etre appelé
c’est, dira encore Chrétien, être « requis », « blessé » « altéré ». Par quelle nécessité le choc
(terme fichtéen d’Anstoss que reprennent et Levinas et Marion) devient il blessure ? Le choc,
chez Fichte, se définissait de manière neutre comme affection par l’autre (affection qui est
remplie dans la phrase de Chrétien par la beauté d’une œuvre), sans nulle connotation
d’agression. Certes -et c’est ce que remarque Chrétien- l’appel modifie notre état premier,
infléchit l’initiale direction de nos vécus. Ce faisant, le sujet est bien second par rapport à une
affection qui le précède et le conditionne. A cet égard, Chrétien écrit : « dans l’appel, il y va
d’une affection : le cours de ma pensée est modifié tout d’un coup par le sentiment d’être
appelé »
13
. L’affection n’est jamais sollicitée, nous ne la produisons pas- y compris dans les
phénomènes de voix intérieure sur lesquels insistent Rousseau et Kant. Comme le notait déjà
Heidegger dans le paragraphe 56 de Etre et Temps : « cela appelle contre notre attente, contre
notre gré ». Néanmoins, pourquoi penser cette affection comme blessure ? Pareille
détermination en terme négatif, loin d’être un hapax, se rencontre de manière répétitive, tout
se passant comme si la chaîne des substitutions menant de l’appel, à l’affection, de l’affection
à l’agression par l’autre et à la blessure en moi était inhérent, nécessaire, intrinsèque au
phénomène. Par exemple, Marion écrit à propos de l’appel qu’exerce le visage d’autrui : « Je
dois aussi et surtout subir la contre-visée qu’il m’adresse silencieusement mais plus
clairement qu’un hurlement »
14
. De même, commentant Levinas, Chrétien note : « L’appel
qui nous rappelle est promesse aussi qui nous tient et ne nous donne la parole qu’en nous
prenant à la gorge »
15
; à quoi font écho de multiples notations de Marion qui met très souvent
en apposition « appelé, altéré et agressé »
16
, reprenant l’idée d’ « être harcelé par l’autre »,
12
AR p. 20
13
AR p. 25
14
Etant donné (ET) p.368
15
L’appel et la réponse p. 44
16
Voir § 26 d’ET
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La question de la description dans la phénoménologie française

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