La question de la description dans la phénoménologie française

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LA QUESTION DE LA DESCRIPTION DANS LA PHENOMENOLOGIE FRANÇAISE
CONTEMPORAINE
INTRODUCTION
Décrire, analyser, déconstruire, ces trois termes se donnent aujourd’hui comme des
nouveaux modes du philosopher après la mort de la métaphysique et renvoient à trois
traditions distinctes sinon opposées : la phénoménologie, la philosophie analytique et la
déconstruction, soit pour le dire de trois noms : Husserl, Wittgenstein, Derrida. Ces trois
façons de définir l’acte philosophique s’autorisent d’un même refus implicite, à savoir que
philosopher ne consiste plus en la recherche ontologique de causes premières ni en une
fondation du monde objectif à partir d’un sujet souverain ni dans le récit du déploiement
progressif du savoir. Néanmoins, cette commune négation ne saurait masquer les profondes
différences dans l’appréhension de la tâche philosophique, puisque philosopher revient pour
les uns à analyser les énoncés du langage, pour les autres à faire voir les phénomènes, pour les
troisième, enfin, à chercher dans l’écrit métaphysique la trace de ce qu’il tait. Ces différences
paraissent même parfois aller jusqu’à l’opposition la plus radicale, telle, pour n’en citer
qu’une, l’opposition devenue emblématique entre d’une part l’entreprise d’Austin, qui à
l’antique question « Ti esti » entend substituer la question : « que faisons nous quand nous
disons X », et d’autre part, la réduction de Husserl qui vise à atteindre l’Eidos. Ces
divergences sont connues et amplement soulignées de part et d’autre ; sur elles, la querelle
des paradigmes s’est édifiée et tout autant figée.
Figée, car l’insistance sur les différences ne permet pas de révéler les identités qui vont au
delà de l’unanime rejet d’une métaphysique honnie. A cet égard, il serait loisible de montrer
que souvent, du côté de la philosophie du langage, l’analyse se fait description. Par exemple,
Wittgenstein redéfinit ainsi la fonction de la philosophie : « ce n’est pas un nouveau bâtiment
qu’il faut édifier ou un nouveau pont qu’il faudrait jeter mais juste la géographie comme elle
est maintenant qu’il faut décrire »1. Le recours à la géographie, science descriptive par
excellence marque à l’envi ce rapprochement entre analyse et description. De même, Austin
ne parle t-il pas de « phénoménologie linguistique » à propos de son entreprise de recension
des usages du langage ordinaire ? Et que fait Cavell sinon décrire à travers le langage
cinématographique les traits qui définissent la société américaine ?
1
Bemerkungen über die Grundlagen der Mathematik, p. 302.
1
Inversement, ne pourrait on pas montrer que, du côté de la phénoménologie, ce n’est pas
uniquement le seul Husserl des Recherches logiques qui s’inquiète de l’expression
linguistique. En effet, même s’il a pu longtemps sembler, comme le dit J. Benoist : que « le
langage est le grand oublié d’une partie de la phénoménologie »2, il n’en demeure pas moins
que les tentatives pour réconcilier phénomène et langage ne sont plus rares. Ainsi M.Richir
dans ses Méditations phénoménologiques aborde de front le « phénomène du langage » et
reprend la théorie de la « parole opérante », déjà présente chez Merleau-Ponty3. Plus encore,
ne peut-on pas affirmer que Levinas dans Autrement qu’être propose une véritable
phénoménologie du dire, rigoureusement définie comme description de la relation entre
l’énonciation et l’énoncé4 ? En un mot, multiples sont les indices signalant que la frontière est
poreuse entre analyse et description, phénoménologie et philosophie du langage. Pareillement,
le troisième terme (« déconstruire ») côtoie souvent la description. C’est là du moins ce que
soutient François-David Sebbah qui, dans son livre : L’épreuve de la limite, Derrida, Henry,
Levinas et la phénoménologie, démontre longuement comment la déconstruction suppose et
appelle la description, comment : « le geste derridien perçu très souvent comme un démontage
des textes les prenant à contre-pied est d’emblée descriptif »5. De même, ne peut-on pas dire
que parfois la description dépend au préalable de la déconstruction d’une thèse
métaphysique ? A cet égard, E. de St Auber n’a t-il pas montré que l’utilisation par MerleauPonty de concepts topologiques était motivée par le retournement, le renversement,
l’inversion du « scénario cartésien »6 ? Si les concepts « d’ empiètement » de « pli », de
« voisinage » et autres notions directement issues de la topologie mathématique semblent plus
susceptibles d’être en prise sur le vécu de la chair que ne l’était la représentation classique
2
Dans son article consacré à JL. Marion, « l’écart plutôt que l’excédent » p.83. J.L. Marion, Philosophie N°78,
Paris, éditions de Minuit
3
Voir sur ce point l’article de Làszlo Tengelyi, in Introduction à la phénoménologie contemporaine française,
Paris, Ellipses, 2006 (p.97 à 109)
4
Voir sur cette « phénoménologie du dire » chez Levinas, notre livre Référence et auto-référence, étude sur le
thème de la mort de la philosophie dans la pensée contemporaine, Vrin 2005, 1ére partie, chapitre II.
5
Introduction à la phénologie contemporaine, op.cit p. 15.
6
Selon le titre d’un de ses 3 livres consacrés à Merleau-Ponty,Vrin 2005. Sur la Topologie chez Merleau, voir
également son importante étude « Sources et sens de la topologie chez Merleau-Ponty » in Alter, N°9, 2001,
p.331-364. Le recours de Merleau à la topologie est abondamment commenté. Voir, par exemple J. Petitot,
« topologie phénoménale : sur l’actualité scientifique de la phusis phénoménologique de Merlau-Ponty » in
Merleau-ponty, le philosophe et son langage , Cahier N° 15 du groupe de recherche sur la philosophie et le
langage, Grenoble, CNRS, 1993, p. 291-312, ainsi que dans le même numéro ArionL. Kelkel « Merleau-Ponty
entre Husserl et Heidegger, de la phénoménologie à la topologie de l’être », ou encore Maël Renouard « le point
de vue de Sirius ou la cartographie du visible » in Historicité et spatialité , le problème de l’espace dans la
pensée contemporaine, sous la direction de J. Benoist et F. Merlini, Vrin 2001 ou encore M. Gambazzi in
Monades, plis et miroirs dans la revue italienne Chiasmi 1, Milan Mimesis, 1998, Publicazzine della società di
studi su Merleau-Ponty, qui significativement prend le titre d’un concept topologique central à savoir celui de
Chiasme.
2
d’un espace qui unifie la diversité des perspectives à partir d’un plan géométral, n’est ce pas
uniquement parce qu’ils s’opposent à la représentation objectivante du monde ? Aussi, n’est
ce pas seulement entre analyser et décrire mais entre décrire et déconstruire que la ligne de
démarcation se fait vague, floue, évanescente jusqu’à devenir empiètement d’un paradigme
sur l’autre, voire parfois inclusion. Ce voisinage des paradigmes peut aller jusqu’à la
réversibilité de leurs notions, au point que l’on ne sache plus ce que signifie décrire, analyser
et déconstruire. C’est ce curieux voisinage que je voudrais interroger en l’illustrant d’un
exemple autre que le modèle géographique chez Wittgenstein, l’analyse du langage chez
Richir, la description chez Derrida, ou la déconstruction chez Merleau-Ponty. Il s’agira, à
partir de l’analyse de la notion d’appel dans la mouvance de Levinas, de montrer comment ce
qui se présente comme description d’un phénomène est en fait déconstruction d’un texte de la
tradition. Pour ce faire, il conviendra tout d’abord de recenser les usages de la notion d’appel
pour en faire surgir les invariants ; il deviendra, ensuite, possible de montrer comment cette
description est entièrement soumise à l’acte préalable de déconstruction . Pour éclairer d’une
précision encore plus brutale, l’allure générale de la démonstration, il est loisible de poser
ceci : si l’on montre que décrire revient à déconstruire et déconstruire à poser une hypothèse
herméneutique sur l’histoire de la métaphysique, hypothèse qui peut toujours être remise en
cause, alors la question du statut de la description et la question de sa capacité à être une
figure féconde du renouveau philosophique peut et doit être posée.
I) LES CARACTERISTIQUES DE LA NOTION D’APPEL DANS LA GALAXIE DE LEVINAS.
La notion d’appel fait l’objet de descriptions très convergentes puisque7 tant Levinas,
surtout dans Autrement qu’être, que Marion dans Réduction et donation puis Etant donné, que
J.L Chrétien dans l’appel et la réponse dessinent les mêmes traits de l’appel, caractéristiques
qu’esquissait déjà largement Heidegger dans le paragraphe 56 d’Etre et Temps et surtout dans
la postface de Qu’est ce que la métaphysique ? Cette identité des descriptions peut passer pour
l’indice de leur validité. En effet, qu’un même phénomène soit décrit d’une même façon par
différents auteurs semble le gage de la justesse de la description. Il convient donc de recenser
au sein du corpus désigné (Heidegger, Levinas, Marion, Chrétien) les occurrences de ce terme
pour mieux en faire saillir les caractères spécifiques. Trois traits distinctifs sont aisément
repérables. Le premier est :
7
ce qui n’est pas nécessairement le cas pour d’autres notions, telles celle « d’événement » -pourtant quasi
inévitable en contexte phénoménologique- ou encore de « naissance », notion qui a pris ces vingt dernières
années de l’importance (par exemple chez Chrétien, Marion ou Romano) souvent par intention polémique envers
la thématique de l’être pour la mort de Heidegger.
3
A) L’appel comme devenir objet du sujet.
En effet, dans le corpus choisi, l’appel se définit toujours comme un appel dont je suis
l’objet et non le sujet. Ainsi dans son livre « l’appel et la réponse » J.L. Chrétien définit :
« l’événement d’un appel intime » comme : «le sentiment d’être appelé ou interpellé d’être
atteint par une adresse dont je suis l’objet »8. Cette même définition se retrouve chez Marion
qui précise dans le § 26 d’Etant donné : « l’appel ressortit au renversement de
l’intentionnalité »9. Pour Marion, l’appel nous fait entrer dans une relation autre que le
traditionnel face à face en lequel l’objet se trouve sous le regard d’un sujet qui le vise, le
domine et le maîtrise. Ici, l’ancien sujet devient l’objet de la relation. Cette inversion de la
relation est également lisible dans le souci de Levinas de mettre le sujet à l’accusatif (le sujet
devenant celui qui reçoit, qui est visé, appelé), en lieu et place du sujet métaphysique
initialement au nominatif (sujet cartésien qui se donne toujours comme celui qui vise l’objet,
le construit, lui confère ses propriétés)10. C’est cette inversion que soulignait aussi la notion
heideggerienne « d’appel de l’être », car même s’il s’agissait là d’un génitif et non d’un
accusatif, la formule n’en stigmatisait pas moins la destitution d’un sujet qui recevait l’appel,
répondait à l’injonction qui lui était faite de considérer l’au delà de l’objet usuel ou de l’objet
réduit par la science. Bref, dans tous les cas le sujet est devenu l’objet visé. Plus précisément
encore, dans ce contexte, l’appel n’est visible, ne devient phénomène que lorsque et parce
que
il est reçu ; comme l’écrit
Marion dans Etant donné : « l’appel ne se donne
phénoménologiquement qu’en se montrant dans une réponse ». A ce tire, ici rien n’est dit ni
ne peut être dit directement de l’appelant. Il peut être tout aussi bien l’Etre (Heidegger) que
Dieu (Levinas qui dans Autrement qu’être définit l’appel « comme provocation de Dieu »),
que l’infini, que l’œuvre d’art, ou le non définissable, comme il semble qu’il le soit tant chez
Chrétien
que
Marion.
Paradoxalement
l’accusation
de
« théologisation »11de
la
phénoménologie, si elle semble pertinente ici pour Levinas, ne vaut pas pour Chrétien et
Marion puisqu’ils étudient toujours l’appel du point de vue de celui qui le reçoit, le
transformant par là même en phénomène attestable, intersubjectivement partageable et donc
susceptible d’être décrit. C’est pourquoi cette première détermination de l’appel conçu
comme « devenir-objet » du sujet ne semble pas devoir soulever d’objections. En revanche,
plus problématique paraît la deuxième caractéristique de l’appel, à savoir :
8
L’appel et la réponse, Minuit, 1992 (AR) p. 60
Quadrige, Puf, 2éme édition, 2005, (1997) p.363
10
Voir Autrement qu’être( (AE) p. 66-67
11
Voir Janicaud dans le tournant théologique de la phénoménologie et la phénoménologie éclatée. Accusation
reprise par J. Benoist, in art cit.
9
4
B) L’appel comme agression.
Dans tout le corpus sélectionné, l’appel est toujours donné comme exhortation impérieuse
qui adresse en agressant. Non seulement, dans la relation sujet-objet, le sujet devient objet
mais encore cet objet est déterminé comme l’effet, le jouet, l’otage. L’appel se définit
clairement comme agression, blessure, voire traumatisme, pour employer un concept cher à
Levinas. Ainsi, J.L. Chrétien écrit : « l’appel du beau est un appel qui se rappelle lui-même à
nous en nous rappelant à nous-mêmes. De nous blesser au cœur rend sa parole vive. Il nous
fait quitter notre assise et perdre notre immobilité, il n’appelle qu’à inquiéter »12. Etre appelé
c’est, dira encore Chrétien, être « requis », « blessé » « altéré ». Par quelle nécessité le choc
(terme fichtéen d’Anstoss que reprennent et Levinas et Marion) devient il blessure ? Le choc,
chez Fichte, se définissait de manière neutre comme affection par l’autre (affection qui est
remplie dans la phrase de Chrétien par la beauté d’une œuvre), sans nulle connotation
d’agression. Certes -et c’est ce que remarque Chrétien- l’appel modifie notre état premier,
infléchit l’initiale direction de nos vécus. Ce faisant, le sujet est bien second par rapport à une
affection qui le précède et le conditionne. A cet égard, Chrétien écrit : « dans l’appel, il y va
d’une affection : le cours de ma pensée est modifié tout d’un coup par le sentiment d’être
appelé »13. L’affection n’est jamais sollicitée, nous ne la produisons pas- y compris dans les
phénomènes de voix intérieure sur lesquels insistent Rousseau et Kant. Comme le notait déjà
Heidegger dans le paragraphe 56 de Etre et Temps : « cela appelle contre notre attente, contre
notre gré ». Néanmoins, pourquoi penser cette affection comme blessure ? Pareille
détermination en terme négatif, loin d’être un hapax, se rencontre de manière répétitive, tout
se passant comme si la chaîne des substitutions menant de l’appel, à l’affection, de l’affection
à l’agression par l’autre et à la blessure en moi était inhérent, nécessaire, intrinsèque au
phénomène. Par exemple, Marion écrit à propos de l’appel qu’exerce le visage d’autrui : « Je
dois aussi et surtout subir la contre-visée qu’il m’adresse silencieusement mais plus
clairement qu’un hurlement »14. De même, commentant Levinas, Chrétien note : « L’appel
qui nous rappelle est promesse aussi qui nous tient et ne nous donne la parole qu’en nous
prenant à la gorge »15 ; à quoi font écho de multiples notations de Marion qui met très souvent
en apposition « appelé, altéré et agressé »16, reprenant l’idée d’ « être harcelé par l’autre »,
12
AR p. 20
AR p. 25
14
Etant donné (ET) p.368
15
L’appel et la réponse p. 44
16
Voir § 26 d’ET
13
5
que développait Autrement qu’être17. Pourquoi faut-il que l’appel hurle, blesse et me prenne à
la gorge ? Est ce bien nécessaire ? Qu’est ce qui autorise ce glissement et justifie ce passage
de l’appel à la blessure, de la blessure au traumatisme ? Car enfin, être affecté n’est pas
immédiatement synonyme d’être agressé ni blessé puisqu’il est des affections agréables. Sans
s’attarder sur des exemples quotidiens, tel le soudain et bienfaisant ruissellement de la pluie
d’orage sur une peau gorgée de soleil (affection qui n’agresse ni ne blesse mais caresse), il
convient d’opposer à l’exemple choisi par Chrétien de la beauté qui meurtrit, de l’œuvre d’art
qui prend à la gorge, d’autres occurrences de « l’appel du beau ». Par exemple, Alberti, dans
le De Pictura, définit la beauté en général et l’œuvre de peinture en particulier comme appel.
Plus précisément encore, Alberti, indiquant la manière dont il convient de mettre en scène
l'istoria dans un tableau, mobilise un personnage charnière, que les historiens d’art ont
nommé l’admoniteur, et qu’Alberti définira littéralement comme celui qui, dans l’espace
pourtant muet de la peinture, fait entendre la voix, appelle le spectateur.
« Il me plaît, écrit-il, que dans l'histoire représentée il y ait quelqu'un qui attire l'attention
des spectateurs sur ce qui se passe, que de la main il appelle le regard (manu ad visendum
advocet) ou (..) qu'il indique là quelque danger ou quelque chose à admirer, ou encore que,
par ses gestes, il t'invite (te gestibus invitet) à rire de concert ou à pleurer en même temps
qu'eux. (§42, 149) »18 . Ainsi pour Alberti, l’admoniteur appelle, et cette référence à la voix
(que dit le terme « advocet ») sera conservée dans la traduction italienne du traité19. Cette
voix que je reçois et qui me guide à travers le tableau est invitation (invitet), sollicitation,
incitation mais non agression. Cette association positive de l’appel et de l’invite a,
significativement, lieu dans un texte qui passe pourtant pour illustrer la relation soi disant
métaphysique d’un sujet qui vise un objet, puisque la posture que, depuis le quattrocento, le
spectateur adopte face à une peinture figurative est souvent comparée à l’attitude du scrutateur
galiléen face au monde. Chez Alberti, pourtant, le spectateur ne constitue pas seulement le
tableau par son regard mais reçoit un appel du tableau et cet appel se définit comme
invitation : invitation à la peur comme à l’admiration, invitation à pleurer mais aussi invitation
17
Autrement qu’être (AE), p.86
- "Tum placet in historia adesse quempiam qui earum quae gerantur rerum spectatores admoneat, aut manu ad
visendum advocet, aut quasi id negotium secretum esse velit, vultum ne eo proficiscare truci et torvis oculus
minitetur, aut periculum remve aliquam illic admirandam demonstret, aut ut una adrideas aut ut simul deplores
suis te gestibus invitet" § 42, (Trad., éd. Th. Golsenne, B. Prévost, rev. par Y. Hersant. Paris: Seuil, 2004,
p.178).
19
"Et piacemi sia nella storia chi admonisca et insegni ad noi quello che ivi si facci: o chiami con la mano a
vedere o, con viso cruccioso e con li occhi turbati, minacci che nuino verso loro vada; o dimostri qualche
pericoloso o cosa ivi maravigliosa o te inviti ad piagnere con loro insime o a ridere" (De Pictura, éd. Grayson,
72).
18
6
à rire. Or, dans les textes de Levinas, Marion, et Chrétien, la connotation négative de
l’« Anspruch » allemand est directement conférée au mot français « appel », sans que la
nécessité phénoménologique (I.E au minimum descriptive) d’un tel transfert de sens ne soit
explicité. De fait, Heidegger, de préférence à la notion d’Anruf qu’il utilisait dans le
paragraphe 56 de Etre et Temps a, par la suite, recours au terme « Anspruch ». L’Anspruch
est une demande instante, une injonction voire souvent une mise en demeure, au sens de la
revendication, terme qui , avec celui d’ adresse et d’appel, est utilisé dans les traductions
françaises de Heidegger20. Or, la charge négative, voire tragique, de l’Anspruch21 n’existe
normalement pas dans le mot français « appel » ni même dans le « vocat » latin qui donnera
notre « vocation ». Et pourtant, les textes français accentuent l’intensité dramatique d’une
convocation à laquelle je ne puis me soustraire. Je suis « requis22 » dira Chrétien, « sommé »,
« convoqué » reprendra Marion23. Cette dimension d’agression et d’obligation, loin d’aller de
soi, demanderait à être justifiée tant elle paraît plus participer du transfert d’une connotation
d’une langue dans une autre que de la nécessité de la chose même.
Plus encore, il semble bien que Heidegger, au sein même de sa propre langue, ait déjà
dramatisé la notion d’appel. En effet, d’autres philosophes allemands avant lui avaient pensé
l’affection du sujet en terme « d’appel de l’autre », sans pour autant y mettre une connotation
de mise en demeure. Ainsi, Fichte, dans la doctrine de la science de 1794, montre qu’on ne
peut expliquer la représentation –qui se définit comme pensée mais aussi comme sentir,
imaginer, etc.- sans poser un choc (Anstoss) (terme allemand que cite Marion dans Etant
donné). Chez Fichte, le choc est affection par un extérieur, affection qui modifie la nature et la
direction des états (c’est ce que là également ce que disait la phrase de Chrétien citée
précédemment).24 Or, Fichte déterminera ce choc non comme effet d’une chose mais comme
appel d’un autre homme. Je subis de la part d’autrui une Aufforderung, que l’on a traduit,
selon les heures et les gens, par appel, adresse, sollicitation, ou invitation. Cette Aufforderung
est non pas convocation, mise en demeure, injonction mais incitation à agir, encouragement à
20
Par exemple dans une traduction de la postface de Qu’est ce que la métaphysique, nous trouvons à deux
phrases de distance le même mot Anspruch traduit d’abord par revendication puis par appel : « alors une
revendication en provient (Anspruch) … Nous pouvons rester sourd à l’appel (Anspruch) » et ensuite, nous
trouvons tout un passage sur « l’appel de l’initial » pour revenir finalement à la revendication.
21
Qui se rapproche souvent du terme Geheiss, -l’injonction, l’ordre, l’impératif
22
p.25
23
Etant donné paragraphe 26, par exemple p. 326
24
Avant Fichte, cette affection est pensée soit comme affection d’une chose, objet concret de la sensation pour
les empiristes soit comme Dieu dans certains système du XVIIéme, soit encore comme chose en soi inassignable
pour Kant.
7
l’auto-détermination, invitation à la liberté. Autrui s’adresse à moi pour m’inviter à devenir
libre, non pour me convoquer, m’agresser, me blesser.
Or, s’il ne s’agit pas ici de prétendre que la définition fichtéenne de l’appel comme
invitation est par nature meilleure ou plus adéquate que la détermination de l’appel comme
injonction, il n’en demeure pas moins que son exemple, comme auparavant celui d’Alberti,
révèle l’absence de nécessité de la description proposée par la galaxie levinassienne. En effet,
si, de l’affection, il est loisible d’ôter la notion de blessure sans perdre la notion d’affection,
cela signifie que la blessure n’est pas une loi d’essence du phénomène décrit. Il y a une
dramatisation qui ne se justifie ni du point de vue de l’usage de la langue, du moins en
français, ni du strict point de vue de la description phénoménologique puisque nous pouvons
ôter la dimension de blessure sans perdre l’affection. En bref, nous pouvons penser l’altérité
sans l’altération, l’affection sans l’assignation, le choc sans la blessure. Il y a bien ici une
emphase tragique, une sorte de montée aux extrêmes, d’hyperbole, qui fait problème. Cette
emphase tragique se retrouve à propos de la passivité, qui se spécifie curieusement en
saisissement entraînant la dépossession de soi. C’est là, le troisième et dernier trait de l’appel
que fait surgir l’étude de ses occurrences dans le corpus lévinassien.
C) Passivité et dépossession
Pour montrer ce glissement hyperbolique, il n’est que de rappeler trois des déterminations
que Marion, dans Etant donné, estime inhérentes à la notion d’appel, à savoir « la
convocation, la surprise et l’interlocution ». L’appel est en fait convocation qui signifie
précisément vocation subie. Les exemples qui viennent remplir cette
signification sont
presque toujours des exemples religieux et très significativement des exemples de prophètes
(Isaïe chez Levinas, Samuel chez Marion, Jérémie chez Chrétien). Or, comme l’a montré A.
Neher, dans son livre Amos, contribution à l’étude du prophétisme25, (texte qui marqua aussi
bien Ricoeur26 que Derrida), le prophète est celui qui est appelé sans l’avoir voulu et sans, une
fois appelé, le désirer. Neher écrit : « le prophète est arraché à lui-même par un Dieu qui
l’investit et s’annonce à lui comme menace de destruction »27. L’élection, nous dit Amos luimême, est « jour non de joie mais de deuil ». L’appel est bien convocation au sens d’une
vocation non voulue, puisque Amos ne se donne pas à Dieu mais est arraché à lui-même et au
monde. Le don ressemble étrangement ici au sacrifice, ce que n’hésite pas à dire Levinas en
pensant l’élection comme malédiction, et en thématisant un sujet otage, à jamais responsable
25
Paris Vrin 1950
Ricoeur en rend compte en 1952 dans son article Philosophie et prophétisme
27
p. 157.
26
8
de tous les autres28. Cette notion d’investissement de moi-même comme menace de
destruction rejoint la blessure, précédemment analysée, et annonce la surprise que Marion
définit ainsi : «l’interloqué, résultant d’une convocation, se reconnaît pris et surplombé (surpris) par une emprise (….) L’appel surprend en prenant l’adonné sans pourtant toujours lui
apprendre quoi que ce soit ; il le réduit seulement aux aguets, le fige en arrêt, me met en
disponibilité immobile pour ce qui justement peut ne pas en finir de venir, voire ne même pas
commencer »29. Marion ira jusqu’à parler de « perte de soi ». La surprise est emprise au sens
où je suis dominé, (« pris, surplombé, précise Marion) et provoque la « perte de soi », qui
doit s’entendre « au double sens d’une perte de conscience originelle de soi et d’une
impuissance à saisir le pôle originel de la revendication comme objet »30. La définition de
l’interlocution, troisième trait de l’appel, s’ensuit. Dans l’interlocution, il s’agit de tout sauf
d’interaction, de tout sauf d’une situation dialogique au sens où Habermas peut l’entendre
c’est-à-dire comme moment où deux interlocuteurs s’entretiennent dans une relation de
relative égalité. Dans l’appel décrit, nous avons une situation de totale inégalité, en laquelle je
me trouve appelé, investi et agressé par ce qui m’excède et me dépasse, et qui m’est à ce point
supérieur que l’on ne voit guère de qui il peut s’agir, sinon de Dieu. Ce qu’en toute rigueur
Marion ne dit pas ; ce
pourquoi le reproche de « tournant théologique » semble moins
pertinent à son propos que celui de « tournant tragique », induit par une emphase dramatique,
qui pose question du point de vue du phénomène décrit. En effet, non seulement je suis blessé
(comme on l’a vu dans le point précédent) mais maintenant investi, menacé parce que pris
dans une relation de totale asymétrie, d’incommensurable inégalité. Il y a une telle
disproportion entre l’appel et celui qui est appelé que « recevoir » signifie immédiatement
« subir », selon une apposition très fréquente sous la plume de Marion comme de Levinas. Or,
là encore, il est difficile de voir le lien intrinsèque entre la passivité et l’emprise ou la prise,
pour reprendre les expressions de Marion, qui parle aussi de soumission31. De même qu’il
était licite de concevoir une affection sans blessure, il est également légitime de penser une
passivité sans inégalité, ni emprise ni soumission. A ce titre, l’exemple de Fichte peut encore
être évoqué, qui propose une toute autre chaîne de substitution en associant la passivité à la
réception d’une sollicitation, et cette réception à l’accueil d’une incitation, incitation à
l’activité joyeuse parce qu’invitation à la liberté. Ce contre-exemple montre une fois de plus
que le passage entre « recevoir » et « subir », et entre « subir » et « être pris » ou « sous28
Sur ce thème de Levinas, voir R. Lellouche :Difficile Levinas, Tirés à part, Ed de l’éclat, Paris, 2006
ET p. 370
30
ET p. 371
31
voir p. 370
29
9
emprise » ne va nullement de soi puisqu’il apparaît que le premier terme peut subsister sans le
deuxième ni le troisième. Rien ne nécessite le glissement de l’élection à la malédiction, de la
vocation à l’exhortation subie et de celle-ci, à la soumission. Cette recension des usages du
terme « appel » pose donc la question de la nécessité des descriptions, point qu’il est possible
de faire mieux apparaître maintenant.
II) LA QUESTION DE LA NECESSITE
DE LA DESCRIPTION
A) Proposition d’une contre-description
Notre analyse fait apparaître une emphase, au sens d’une exagération dramatique, qui pose
problème. Certes, Levinas revendique l’hyperbole comme : « méthode philosophique (…)
qui consiste à passer d’une idée à son superlatif, jusqu’à son emphase »32. Néanmoins,
l’hyperbole ne permet pas ici de répondre à la question : pourquoi décrire ainsi plutôt
qu’autrement ? Quelle est la nécessité des déterminations proposées ? En outre, les
descriptions semblent ne pas englober toutes les variations possibles du phénomène. Ainsi,
pour reprendre l’exemple de Chrétien sur la beauté qui blesse, il est tout aussi licite de penser
la relation à l’art à partir de la dimension de plaisir et d’incitation à la liberté33. Dans l’appel
de l’œuvre, théorisé par Alberti, nous trouvons le plaisir plutôt que la blessure, l’accueil plutôt
que la soumission, la joie plutôt que le drame. Pourquoi ces variations possibles ne sont elles
pas intégrées au phénomène de l’appel ?
Plus encore, si nous restons un moment sur le phénomène artistique, il apparaît que non
seulement la description proposée n’englobe pas l’ensemble des définitions possibles mais de
surcroît devient un obstacle à la juste évaluation de ce qu’on a sous les yeux. Ainsi, Marion
décrit-il le célèbre tableau du Caravage, la Vocation de ST Mathieu, par un vocabulaire qui ne
peut que surprendre tout spectateur confronté au tableau. Tous les termes choisis par Marion
renvoient à l’appel comme injonction impérieuse, intimation subie, convocation forcée. Ainsi,
d’une part, la formule qui ouvre l’analyse selon laquelle : « un appel décide du choix d’un
esprit, d’une âme, d’une vie » est ambiguë, tant elle paraît signifier que l’appel détermine le
choix comme la cause son effet. D’autre part, dans le commentaire de Marion : « Mathieu
n’aperçoit pas tant le Christ que le regard du Christ qui le vise, non le Christ comme un autre
spectacle à voir mais comme un poids qui pèse sur le sien et le captive», les termes négatifs
de « poids et peser » disent plus que ne donne à voir le tableau. Enfin, la surprise, lisible dans
32
Paris, Vrin 1982, p.141
L’œuvre loin d’être seulement ce qui déroute le cours habituel de mes vécus en me blessant et me prenant à la
gorge peut tout aussi bien être défini comme le consentement que je donne à l’incitation à devenir libre et cela
par le biais du sentiment de plaisir, dimension dont il semble difficile de faire l’économie quand on parle d’art.
33
10
la posture de Mathieu, est d’emblée interprétée comme « capture », « emprise » (terme qui
fait écho au surplomb précédemment évoqué), et là encore dépasse ce qui se donne
immédiatement au regard du spectateur. S’il fallait peindre ce que Marion décrit, jamais nous
n’obtiendrions ces expressions des visages, cette disposition du tableau, ses particularités
iconographiques ni ses références historiques ou partis pris stylistiques. A ce titre, il est
difficile de dire que le regard du Christ vise spécifiquement Mathieu puisque ce regard est
presque dissimulé34. Plus encore, quand bien même on accorderait à Marion que le regard du
Christ vise bien le seul Mathieu, rien ne permet de dire que ce regard « pèse et captive ». Il
s’agit même de la situation exactement opposée, comme le corrobore le geste de la main (qui
dans la peinture classique est le double du regard et vient le préciser, voire presque toujours le
définir). Or, ce geste est vague, indécis, presque las ; l'index n’est pas pointé, le doigt est
courbé dans un signe qui dit le contraire de l’indication autoritaire. Cette main est peinte pour
provoquer l’attention, pour faire question ; elle est peinte comme une énigme à déchiffrer. En
effet, si cet appel du Christ ne peut s’identifier à la convocation d’un être infiniment supérieur
à l’homme, -comme l’est Dieu par rapport aux prophètes de l’ancien testament-, c’est parce
que cette main, si curieusement tracée, est l’exacte reproduction de la main d'Adam, peinte
par Michel-Ange sur le plafond de la Sixtine. Or ce « détail », au sens où D. Arasse35 entend
ce terme, témoigne du souci du Caravage d'insister sur l'aspect terrestre du geste. Certes,
l'appel incarné du Christ se double d'un flot de lumière immatérielle qui, venant d'en haut à
droite, à la fois derrière et au-dessus du Christ, symbolise manifestement la volonté divine
mais cette lumière n’illumine pas le seul visage de Mathieu. Ce que Marion appelle le
« phénomène mis en visibilité par le Caravage » est, en fait, la conversion au sens absolument
littéral du terme, comme action de se tourner vers la lumière. Ce mouvement de rotation,
clairement figuré par le peintre, détourne Mathieu de sa tâche comptable en même temps que
d'une posture qui aurait fait face au spectateur, en un mot le soustrait au monde matériel. Les
termes d’Alberti ou de Fichte, qui pensent l’appel comme invitation (invitet) plutôt qu’en
terme de poids et de capture, semblent plus adéquats pour traduire ce que montre la peinture.
En effet, rien n’est tragique, dramatique, ni pesant dans la situation décrite. Il s’agit seulement
pour le Caravage de montrer à la fois la voix, qui pourtant ne se voit pas, et d’imager l’instant,
qui pourtant ne se figure pas. Il lui faut présenter l’instantanéité de la conversion, que disait le
les évangiles, qui écrivent : "Jésus vit, en passant, un homme assis au bureau de la douane,
appelé Matthieu, et il lui dit 'Suis-moi!' Et, se levant, il le suivit" (Mt 9,9; je souligne). Un
34
35
Ce que note au demeurant Marion sans déceler que cet élément infirme sa description
Voir son livre Le détail, pour une autre histoire de la peinture, Flammarion 1990
11
simple « Et » juxtapose l'appel et la réponse, et c’est cette juxtaposition, cette quasi
simultanéité que devait peindre le Caravage qui déploie, dans l’espace du tableau, le temps du
récit, l’instant de cette vocation soudaine, l’incroyable et évidente « fulgurance » du « Et il le
suivit ». Pour le reste, rien n’interdit d’imaginer Mathieu heureux ( !) ; surtout pas ce tableau
du Caravage. Cette analyse montre combien la détermination conceptuelle de l’appel
dans Etant donné entrave la description de ce qui pourtant se donne à voir. L’emphase ici loin
de permettre la description paraît l’interdire.
Cette contre-description est comme la mise en abyme des difficultés rencontrées dans les
différentes phases de notre analyse des textes, qui toutes se résument à l’absence de nécessité
de la description. Faisait problème tout d’abord, la nécessité du lien entre affecter et blesser,
dans la mesure où il est des affections agréables, à commencer par le plaisir provoquée par
l’œuvre d’art ; faisait problème ensuite, le passage entre « recevoir » et « subir », puisque
d’autres penseurs ont pu concevoir la réception comme accueil ; faisait problème enfin, le
glissement entre passivité et emprise ou soumission puisque la passivité peut être vécue
comme incitation et, par un retournement dialectique, incitation à être libre, recueil d’une
autonomie à venir. Plus encore, quand bien même on accorderait à Chrétien, Marion et
Levinas l’inégalité de la relation, quand bien même on admettrait que ce qui appelle m’excède
de toute part, quand bien même on accepterait que je ne puis ni connaître, ni objectiver ni
maîtriser la source de l’appel, il n’en demeure pas moins que rien n’oblige à comprendre cet
excès comme blessure, altération, traumatisme. Toute œuvre d’art excède le concept que je
puis en produire, comme le voulait déjà Kant ; pour autant, elle ne blesse ni n’agresse mais
cause du plaisir. De même, le sujet cartésien éprouve sa finitude non dans la souffrance, mais
dans la joie, par l’admiration de la troisième Méditation. Par suite, l’effective convergence
des descriptions de l’appel n’attestent en rien de leur validité. Leur vérité ne saurait s’autoriser
du simple accord de quelques auteurs, sans quoi la description serait empirique, soumise aux
péripéties de l’induction et aux aléas du contingent. Nous aurions affaire à un fait du monde,
justiciable de la science régionale et non à un phénomène réduit, dépendant de la
philosophie36. Pour qu’il y ait description phénoménologique, il semble qu’il faille, au
minimum, l’épreuve de la négation ou de la fiction anéantissante pour penser ce qui ne peut
s’abstraire. S’il est possible d’ôter une détermination sans que la notion ne disparaisse, c’est
bien que cette détermination ne lui était pas inhérente. Or, nous avons montré que nous
pouvions penser l’affection sans la blessure. De surcroît, si la définition proposée exclut
36
On en reviendrait à l’objection de J. Benoist envers Marion : « qu’est ce que vous me dîtes si je vous dis que je
ne le vois pas ? » in L’écart et l’excédent, op.cit.
12
certaines variations pourtant possibles, alors elle doit être récusée comme insuffisamment
universelle. Or, ni la passivité comme accueil, ni la réception comme joie, ni l’affection
comme incitation ne sont prises en compte dans les descriptions proposées. Par suite, l’accord
entre les différents auteurs devient un paradoxe plus qu’une garantie de la valeur de la
description. Dès lors, comment expliquer cet accord ? Par :
B) La fonction non-descriptive de l’hyperbole
Il serait fallacieux d’interpréter la convergence comme simple reprise par des disciples de
la parole du maître, en arguant par exemple que les connotations allemandes du terme sont
passées subrepticement dans le texte de Levinas, ou en affirmant que Marion et Chrétien
reprennent sans distance les traits du prophétisme, propre au judaïsme de Levinas. La
convergence n’est nullement l’effet d’une influence non réfléchie mais a pour cause une
même source de la description, à savoir la technique de l’inversion, directement issue de la
méthode de l’emphase. Pour bien comprendre ce point, il convient de remarquer que l’on
trouve à l’intérieur de l’œuvre de Levinas deux usages très distincts de l’hyperbole. Dans ses
écrits entre 1935 et 1945, l’hyperbole se donne comme une radicalisation maîtrisée de la
réduction husserlienne. Par exemple, dans les articles du recueil De l’existence à
l’existant , Levinas tente d’approcher phénoménologiquement « un moment limite », et de
penser une « négation qui se voudrait absolue ». Cette négation extrême a pour terme ce qui
ne peut être nié le « il y a ». Il reste (écrit Levinas, dans « Le temps et l’autre ») après une
destruction imaginaire de toute chose non pas quelque chose, mais le il y a ».37 La méthode ici
employée est celle d’un passage à la limite à partir de variations, jusqu’à ce qu’on parvienne à
ce qui ne peut être supprimé, et qui doit donc être posé comme nécessaire.
Or, dans Autrement qu’être, la négation hyperbolique ne se donne plus comme acte de
destruction ou de soustraction imaginaire, mais comme une technique d’inversion ou de
retournement d’une thèse dite métaphysique. Ainsi, penser l’altérité c’est, écrit Levinas :
« opérer la délivrance en soi d’un moi délivré de son rêve impérialiste, de son impérialisme
transcendantal, réveillé à soi, patience en tant que sujétion du tout »38. Ou encore : « penser le
même animé par l’autre, traumatisme du réveil, hyperbole »39 c’est : « retourner la
subjectivité métaphysique » 40. La méthode ne consiste plus à ôter des déterminations à une
37
Le temps et l’autre, 1947 p. 25
AE p. 209
39
Positivité et transcendance p. 17. voir aussi « le moi est solidaire du non-moi comme si tout le sort de l’autre
était entre ses mains dans Liberté et commandement (p.67)
40
Ibidem : « ce retournement doit s’effectuer jusqu’à ce qu’on parvienne à penser la « passivité hyperbolique »
ou encore « l’ouverture hyperbolique à l’autre qui se situe au delà du dialogue puisqu’elle accorde à l’autre une
priorité absolue ».
38
13
notion pour révéler les traits qui subsistent, mais bien à inverser, à retourner, à renverser une
thèse métaphysique, préalablement identifiée comme telle. En un mot, l’hyperbole dans un
premier temps a une fonction descriptive, dans un deuxième, une fonction critique et
réflexive. Il n’est plus question de procéder à une forme radicalisée de la réduction
husserlienne mais bel et bien de déconstruire un texte de la tradition, tel le sujet
transcendantal chez Kant, dont on fait surgir l’impérialisme et que l’on renverse en son exact
contraire. Or, c’est cette seconde méthode que reprennent de manière systématique Marion et
Chrétien. Les véritables moteurs des descriptions sont les notions de « d’inversion »,
« retournement » , « renversement » de la métaphysique41. A cet égard, il est loisible, à titre
de vérification, de proposer le test suivant : à chaque fois qu’il est question de décrire l’appel,
et en règle général la relation à l’autre, nous trouvons la référence à l’entente métaphysique
d’un sujet omniscient et cette référence est cela même qui justifie la manière dont l’appel se
laissera définir42. C’est de cette manière que le sujet devient objet de la relation ; la visée,
l’être visé ; l’activité, passivité. En un mot, l’image mythique d’un sujet sûr de lui et
dominateur se renverse en figure de l’otage jeté dans un monde qui le transcende, « être-là »
de toute part dominé par ce qui l’excède en le blessant. Comme chez Derrida, le texte de la
tradition est interprété, analysé, démonté, jusqu’à ce que puisse surgir la trace de ce qu’il
occulte, de ce qu’il nie, de ce qu’il « dénie », selon l’expression de Marion qui écrit : « la
subjectivité métaphysique peut se définir comme la dénégation butée » d’un certain nombre
de phénomènes (appel, naissance, etc.). Traquer la dénégation effectuée par la tradition et
tordre ses définitions en sens inverse, telle est cette méthode, indéniablement déconstructrice
et non plus descriptive. Plus encore, non seulement il ne s’agit plus de description stricto
sensu mais, de surcroît, cette méthode de l’hyperbole apparaît entièrement dépendante de ce
qu’elle nie. C’est cet aspect qu’il faut, maintenant, mettre en lumière.
C) Les problèmes causés par la dépendance de la description envers la déconstruction
Deux lourds présupposés grèvent cette méthode : tout d’abord, il faut évidemment que les
thèses concernant l’essence et l’histoire de la métaphysique soit admises comme vraies. Les
phrases à visée totalisante, telle celle de Marion dans Etant donné : « Descartes et toute la
41
Les trois termes sont simultanément donnés par Chrétien et Marion, voir ET p. 367 « l’appel ressortit au
renversement de l’intentionnalité » Voir les expressions récurrentes y compris chez Marion telles :
« contrairement à Descartes et toute la métaphysique avec lui p. 363 d’ET. Ce qui est étonnant car Marion dans
ses études d’histoire de la philosophie a tendance à soustraire Descartes à la structure onto-théo-logique de la
métaphysique alors que dans ses études de phénoménologie générale il en fait l’exemple même la métaphysique
42
Donnons quelques citations : dans Autrement qu’être, accéder à la compréhension d’autrui se fait en « partant
du contraire de l’intentionnalité » ; dans Entre nous, il cherche : « une conscience à contre courant, une
conscience renversant la conscience » (p. 75). Ou alors, dans Totalité et infini, il s’agit d’aller « à rebours de
l’intentionnalité » p. 180
14
métaphysique »43 doivent être légitimées, car il semble licite de mettre en doute cette histoire
de la métaphysique ; on le peut, d’une part, à titre d’hypothèse heuristique, par cette sorte de
défi qui demande : «et si c’était faux ?», pari dont s’autorise toute méthode rigoureuse ; on le
peut, d’autre part, en montrant, patiemment, comment chaque auteur de la tradition,
Descartes, Leibniz, Fichte, Hegel, etc. échappent à cette supposée détermination
métaphysique de la subjectivité ainsi qu’à la prétendue structure onto-théo-logique de la
métaphysique. C’est là un travail herméneutique qui vise à remettre en cause la version
heideggerienne de l’histoire de la philosophie. Travail que je n’entreprendrai évidemment pas
ici mais dont on trouve des exemples dans bon nombre de commentaires actuels d’histoire de
la philosophie. La phénoménologie contemporaine dépend si étroitement d’une thèse sur la
philosophie et son histoire que sa remise en cause entraînerait, en fait, l’infirmation de
l’ensemble des analyses. En effet, l’appel est une notion sur laquelle repose une grande part
de l’édifice philosophique des auteurs considérés puisque sa description entraîne la
détermination de la relation à l’altérité et la définition d’une nouvelle subjectivité44. Or, cette
description loin d’être radicale, autonome, sans présupposé est dépendante d’une thèse
herméneutique sur l’histoire de la métaphysique ; si cette thèse est récusée, l’ensemble de la
construction philosophique doit être repensée.
En outre, quand bien même on tiendrait avec Heidegger, Levinas, Marion et Chrétien, pour
définitivement acquis que pour la métaphysique, le sujet est bien cet étant fier, sûr de lui et
dominateur, rien ne dit que son contraire soit forcément vrai. Le prétendre, c’est faire
fonctionner de manière indue le principe du tiers-exclu, dans une formule du type : si pas de
subjectivité totalement active alors une subjectivité entièrement passive. En fait, nous ne
sommes pas ici en régime logique (si pas A, alors Non A) dans la mesure où bien d’autres
déterminations du sujet sont possibles. Ainsi, le sujet peut se laisser penser comme constitué
de différentes strates, diversement actualisées selon la situation concrète et infiniment
changeante en laquelle il se trouve. Je puis, tel le sujet cartésien, viser, objectiver, embrasser
du regard lorsque je fais de la géométrie euclidienne ; mais je puis, à un autre moment,
comme le souhaite par exemple Merleau-Ponty, tenter de rétrocéder en deçà de l’espace
d’avant la géométrisation et chercher à revenir à l’espace vécu de la chair, au « terrain confus
de l’existence »45. Faire de la physique n’est assurément pas décrire le monde à la manière de
Cézanne, mais en quoi ces deux attitudes devraient elles être prises dans une logique binaire
43
P.363, ainsi que les phrases récurrentes du type « ce que la métaphysique disqualifie brutalement » 363 , etc.
Subjectivité qui vient « après le sujet », pour reprendre la fin d’Etant donné.
45
Sens et non sens, p.N313/G214, février 1946, Paris, Nagel, 1958, voir également plus loin : « à cet ordre des
phénomènes où nous sommes mêlés au monde et aux autres dans une confusion inextricable »
44
15
et s’exclure mutuellement ? Pour le dire d’une analogie mathématique, la topologie n’exclut
ni les structures d’ordre ni les structures de groupe46 mais s’y ajoutent sans les contredire. Si
Poincaré faisait de la topologie la partie qui s’occupait des formes concrètes effectivement
perçues par la conscience commune, s’il estimait que, par là, les mathématiques pouvaient
mieux rejoindre les objets que nous rencontrons dans la vie de tous les jours, il n’en récusait
pas pour autant la mathématique euclidienne des quantités, des mesures et des figures.
L’espace euclidien, comme simple idéalisation postérieure à la perception originairement
fluente de l’espace vécu, n’est pas à proscrire comme faux mais à situer comme une strate
possible de l’univers mathématique. Pourquoi, mutatis mutandis, ne pas assumer ce
feuilletage du sujet, cette stratification, pourquoi ne pas assumer l’histoire de la métaphysique
sans rejet ni retour ? Quoiqu’il en soit de ces question, il est clair, aux termes de ces analyses,
que la dépendance de la description à la déconstruction fait problème et nous engage à
repenser le statut de la description en contexte phénoménologique. C’est sur cette
interrogation que j’achèverai mon analyse en thématisant rapidement, par delà le cas précis de
la galaxie lévinassienne, ce que j’appellerai l’équivoque de la description phénoménologique.
III) L’EQUIVOQUE DE LA DESCRIPTION
PHENOMENOLOGIQUE
: L’EXEMPLE DU PLI
A) Le pli comme déconstruction de la relation cartésienne au monde
Est-il possible de produire une définition vraiment phénoménologique de la description ? Tel
est le doute que l’on peut illustrer à partir d’une autre notion que l’appel, à savoir celle du
« pli », largement utilisée par les phénoménologues, et ce bien au delà de la galaxie
levinassienne que nous avons étudiée. La notion de « pli » semble être un notion partagée par
tous les philosophes contemporains qui ont une relation à la phénoménologie : de Marion qui
la reprend à Heidegger, à Merleau-Ponty jusqu’aux confins de la phénoménologie : Derrida
mais aussi Deleuze ou encore Foucault. Or, cette notion peut avoir différents statuts qui tous
font problème. Tout d’abord, chez bon nombre des auteurs47, le concept de « pli » a d’abord
une fonction polémique, déconstructrice. En effet, dire que je suis comme un pli du monde,
c’est dire que mon corps n’est pas un spectateur en dehors du monde ; mon corps est enroulé
46
Selon le groupe Bourbaki, il convient de penser la totalité des problèmes mathématiques à partir de la notion
de structures, notion qui elle-même se divise en trois groupes : les structures d’ordre, les structures de groupe et
les structure topologiques. La topologie mathématique est, moyennant d’importantes transformations, une
prolongation de l’analysis situs de Leibniz, qui était une géométrie de situation (littéralement analyse de
situation). Aujourd’hui, l’étude de la topologie ne nécessite pas plus de bagages mathématiques que la maîtrise
de la théorie élémentaire des ensembles, ce qui a contribué – mais n’explique pour autant pas – à sa large
utilisation à l’extérieur de son champ, par exemple dans les sciences humaines (Lacan)et en philosophie
(Deleuze, Foucault, Merleau, même Marion reprend le concept topologique de pli dans Etant donné).
47
dans Etant donné, et souvent aussi chez Merleau-Ponty et Deleuze.
16
dans le monde48. Le pli permet de penser la différenciation (je suis pli du monde et non
monde), sans la coupure du gegenstand. Cette différence entre le face à face, qui induit la
figure de la confrontation, et le pli, qui appelle celle de l’enveloppement, peut aisément être
illustrée par la distinction entre la perspective classique, telle que Panovsky a pu la
récapituler. En effet, à partir de la Renaissance, pour représenter dans la bi-dimensionalité
d’un plan, la tridimensionalité des corps existant dans l’espace, il faut trois éléments : un
centre de projection (l’œil des traités), un corps ou une figure à projeter (l’objet représenté) et
un plan de projection (la surface picturale). Le centre de projection est le point d’où partent
les rayons de projection. Si ce plan de projection se trouve à une distance finie, nous obtenons
une projection centrale, c’est-à-dire la perspective classique, où le centre est l’œil du sujet, à
partir duquel les objets sont projetés sur un plan vertical (le tableau que le sujet regarde). Ce
plan est élevé sur un certain plan horizontal, le « géométral ». Le tableau et le géométral se
coupent suivant cette ligne appelée « droite fondamentale ou ligne de terre ». La position du
géométral, parallèle au sol, se donne par l’indication de la hauteur de l’œil par rapport à lui. Si
nous supprimons le géométral, nous obtenons une dilution des perspectives, et à terme, le
chaos, le néant de vision. Dans ce face à face entre un sujet qui voit et un objet qui est vu, le
centre est l’œil, à partir duquel existent les objets projetés sur le plan vertical (à savoir le
tableau que je regarde ou l’objet de science que j’examine). Le sujet est face à l’objet et non
en dialogue avec lui. Ce face à face s’oppose clairement au « vis à vis », qui relie deux
regards qui se croisent, et que décrit par exemple B. Rougé dans son article « Pontormo,
Levinas et le vis à vis de peinture »49. Or, cette position est comme l’exemplification de la
relation cartésienne et scientifique au monde, la cristallisation de la relation objectivante.
C’est à ce face à face que s’oppose le « pli baroque » tant de Merleau-Ponty que de Deleuze50
commentant à la fois Leibniz et les courbures de Klee. La fonction de la notion de pli est
précisément de surmonter ce « face à face ». Je suis dans le monde et non face à lui, mais pour
autant je ne suis pas monde ; s’il y a une distance ce n’est pas celle du regard objectivant mais
celle du pli par rapport à la pièce de tissu dont il est une modification, une courbure, une
inflexion. Le pli introduit un écart, un creux dans le continuum, mais non une fracture, une
coupure, une césure. Le pli est courbure, pour reprendre la notion propre à la géométrie
riemannienne mais tout autant, comme le note Deleuze, propre à l’architecture baroque et à sa
musique (relation quasi inversée du mélodique et de l’harmonique). Là ou dans la perspective
48
Le concept de pli dit la relation charnelle que tente de saisir Merleau-Ponty ;
in Revue de Métaphysique et Morale, PUF, 4, 2006 ;
50
Voir Le pli, Leibniz et le baroque, Minuit 1998,
49
17
les choses ne s’enveloppent ni ne s’incluent mais se confrontent, se font face, dans l’art
baroque, le pli est enveloppé dans une surface, elle même enveloppée dans une autre, à
l’infini. Pour Merleau-Ponty, comme pour Deleuze, le pli est cette notion qui permet de
penser mon insertion dans la chair du monde, mon immersion dans le visible ; insertion sans
dissolution car par le pli « le tissu de possibilités qui referme le visible extérieur sur le corps
voyant maintient en eux un certain écart »51. Comme pour l’anneau de Moëbius, il n’est nulle
rupture, discontinuité mais enroulement sur soi, ce que Merleau-Ponty n’a de cesse de décrire
: « mon corps est entouré par le visible » ou encore : « mon corps est dans le visible. Cela ne
veut pas dire simplement : il est un morceau du visible, là il y a le visible et ici il y a mon
corps. Non. Il est entouré par le visible ». L’image est simple ici : le pli dans un tissu introduit
un écart (le pli n’est plus la surface étale) mais il n’est pas déchirement de ce tissu, coupure en
deux morceaux qui, ensuite, se feraient face. Le pli est inflexion qui, contrairement au plan du
tableau, n’a ni haut ni bas ; il est simple frémissement, courbure, point non dimensionnel.
Comme le dira Merleau-Ponty, mon corps est « pris dans le tissu même du monde » et « le
monde est fait de l’étoffe même du monde ». Or, le concept de pli n’a d’autre sens qu’à
critiquer le scénario cartésien, d’autre signification que déconstructrice : il s’agit d’opposer à
la relation au monde, une autre relation qui se donne comme sa contestation, son envers, et
nous retombons ainsi sur les deux problèmes relevés plus haut.
B)Le pli, concept mathématique, métaphorique, ou empirique ?
Cela dit, le pli est aussi un concept topologique précis et c’est également lui que MerleauPonty comme Deleuze52 ont en vue. Mais cet usage de concepts mathématiques n’en est pas
moins également équivoque car il s’agit et il ne s’agit pas de concepts mathématiques dans la
mesure où tout transfert de sens direct et littéral est impossible. En effet, comment pourrait on
entendre ces notions au pied de leur lettre mathématique ? En effet, même s’il est possible
de repérer très précisément une configuration moëbienne dans la réversibilité du voyant et du
visible (ou du senti et du sensible), même si l’importance de la notion de voisinage semble
faire écho à sa centralité bourbakienne dans la définition de la topologie, même s’il est avéré
que les notes de travail de Merleau-Ponty font explicitement référence à la topologie
riemannienne dans son opposition à celle d’Euclide, il n’en demeure pas moins que les
notions de continuité, de voisinage et de limites ne sont pas définies chez Merleau-Ponty dans
le cadre strict de la théorie ensembliste, qui, seule, donne sens et consistance à ces notions. De
51
Merleau-Ponty, Visible et invisible, suivi de Notes de travail, Paris, Gallimard, 1964 p.320
Rappelons que Leibniz que commente Deleuze dans son livre sur le pli baroque est l’inventeur de l’analysis
situs qui est la matrice de la topologie
52
18
plus, son but n’est pas de penser la situation d’un corps dans l’espace, abstraction faite du
recours à la notion de distance et d’écart, ni non plus d’étudier les propriétés invariantes de ce
corps par transformations continues, ni encore moins de produire des formules quantitatives
pour rendre compte de notions au départ intuitives comme celle de distance ou de voisinage.
Toutes tâches qui définissent stricto sensu la topologie mathématique et en l’absence
desquelles elle n’existe plus. Mais plus encore, et de manière essentielle, si Merleau ou
Deleuze entendaient utiliser sans métaphorisation les concepts mathématiques, leur œuvre
entière serait placée sous l’ombre d’une contradiction performative dirimante. En effet, par
cette volonté d’étendre les notions mathématiques aux moindres recoins du « vécu »,
Merleau-Ponty se ferait le plus positiviste de tous les philosophes. Récusant la
mathématisation cartésienne du monde de l’étendue, il n’aspirerait à rien d’autre qu’à imposer
à toutes les sphères du vécu l’outil mathématique ! Le phénoménologue réaliserait ainsi le
rêve d’une mathématisation du monde, sans reste, sans zone d’ombre, sans opacité rétive !
La phénoménologie serait le comble du scientisme. Si la phénoménologie devait d’emblée se
dissoudre dans cette contradiction, il n’y aurait évidemment pas lieu de vouloir en faire le
symbole du renouveau philosophique. Pour répondre à cette objection, dira t-on qu’il s’agit de
simples métaphores ? C’est là ce qu’affirment ST Auber53 comme Matos-Diaz, dans son livre
Une poïétique du sensible)
54
. De ce constat découle pour St Auber « l’équivoque » de la
pensée de Merleau-Ponty et pour Matos-Dias l’idée que : « l’art est philosophie et la
philosophie art »55. En un mot, il n’y aurait plus de frontières nettes entre une description
littéraire et une analyse phénoménologique. A vouloir éviter de sombrer dans la science
mathématique, la topologie phénoménologique deviendrait métaphore visant à provoquer un
affect, et non plus concept, visant à accéder à l’Eidos. Dira t-on pour dépasser cette troisième
équivoque que, par son emprunt à la topologie, Merleau-Ponty s’autorise plus de Piaget que
de Bourbaki56 ? Mais, en ce cas, n’est ce pas faire d’une science empirique, la pourvoyeuse de
vérités philosophiques ? La psychologie, basée sur des enquêtes statistiques, et se situant
toujours du point de vue la troisième personne, deviendrait le paradigme de la description
phénoménologique, qui se veut à la fois universelle et en première personne ? En résumé : ou
53
Voir Du lien des êtres aux éléments de l’être, Vrin 2004, . p 20 : « le philosophe fréquente parfois les marges
de l’équivocité. Le danger est redoublé par la signification même de l’empiètement qui tend à mêler des champs
séparés pour en brouiller les frontières. Et lorsque cette figure, comme c’est le cas chez Merleau-Ponty, se
généralise à outrance, elle frôle un nouvel abîme : celui de détruire elle-même, faute de combattant, faute de
frontières à transgresser jusqu’à se confondre avec son contraire »
54
Particulièrement dans son chapitre 1, à nos yeux absolument décisif, consacré à « la topologie de la
réflexion ». Livre traduit par Renaud Barbaras, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 2001,
55
Op. Cit p.162
56
Ce que montre St Auber, dans le dernier chapitre de son 3éme tome, Vrin 2006.
19
bien cette notion de « pli », mobilisée par tous les phénoménologues, s’ente sur la
déconstruction et est par suite hypothéquée par les deux problèmes précédemment évoqués,
ou bien elle perd son statut philosophique en devenant soit mathématique et autocontradictoire, soit littérature et relevant de l’affect, soit encore science régionale, relevant de
la description empirique. C’est cette quadruple équivoque qu’il faut surmonter si l’on
souhaite, avec J.L. Marion et d’autres, faire de la phénoménologie l’héritière de la philosophie
première et la source de son renouveau.
CONCLUSION
Au terme de ce parcours, quels résultats retenir ?
1) Le premier acquis est qu’il convient de rendre justice à Marion en cessant de parler de
tournant théologique de la phénoménologie57. Si St Auber a pu caractériser le tournant
effectué par Merleau-Ponty de « tournant topologique », il semble bien que le tournant issu
de Levinas soit en fait un « tournant hyperbolique », et non pas, comme on le répète trop
souvent après Janicaud, un tournant théologique.
2) Néanmoins, ce tournant hyperbolique fait problème quant à son statut descriptif puisqu’il
est en fait déconstruction de l’histoire de la métaphysique. Que se passerait-il sur notre terre
philosophique (phénoménologique, analytique et déconstructive) si l’on parvenait à montrer
que la subjectivité métaphysique comme la structure onto-thèo-logique de la philosophie sont
comparable aux moulins de Don quichotte ?
3) Cette analyse sur la relation entre description et déconstruction nous a, en outre, permis de
présenter synthétiquement le problème de la description : les concepts descriptifs sont ils
métaphores, concepts topologiques et donc mathématiques, concepts empiriques justiciables
de la psychologie ou de la sociologie, ou alors, et encore une fois, concepts polémiques qui
dépendent étroitement de ce qu’il nie ? En un mot, qu’appelle t-on décrire ?
4) Enfin, nous pouvons faire surgir de cette analyse trois acquis plus positifs en ce qu’ils
dessinent trois tâches possibles de la réflexion : la première, est une tâche herméneutique qui
requiert une interrogation sur l’histoire de la métaphysique. La deuxième tâche est une
réflexion sur l’argumentation en philosophie. En effet, à plusieurs reprises nous avons vu
surgir la notion de nécessité, qui non seulement semblait discriminer la description empirique
de la description phénoménologique, mais encore paraissait être le plus sûr moyen d’en
caractériser la spécificité. Discuter, décrire, déconstruire, analyser, interpréter ne sont-elles
57
C’est donc à juste titre que celui-ci écrit « l’appel et la revendication déploient donc une figure
phénoménologique propre singulière et irréductible qui exige qu’on la décrive pour elle-même, c’est à dire sans
faire acception des autorités successives (l’Etre, Père, Autrui). » ET p.367
20
autant de pratiques unifiées en une même activité : la prétention à la validité caractéristique de
l’activité philosophique, prétention qui implique le respect d’un certain nombre de conditions
nécessaires que l’argumentation, transcendantale ou non, a pour tâche de mettre en lumière ?
Telle est la deuxième question, le deuxième chemin qu’ouvre cette analyse. La troisième,
enfin est une tâche d’intégration. Plutôt que d’opposer un sujet à un autre, ne peut-on pas les
intégrer en un même « sujet feuilleté », si l’on ose ici risquer cette notion à la fois topologique
et pâtissière ? Le sujet n’est il pas tour à tour physicien face à l’objet, peintre immergé dans la
chair du monde, et enfant à jamais distrait, qui toujours confondra, le goûter venu, le beignet
et la tasse de thé58 ? Pourquoi faudrait-il que ces attitudes soient exclusives ? Pour le dire
d’une analogie avec la peinture sur laquelle je conclurai : bon nombre de peintres, ont, à
partir des années 1960, dénoncé la posture de face à face avec le tableau à laquelle nous
contraignait le musée, et appeler de leur vœu, via les performances et les happenings, un art
inséré dans un environnement, un art qui se fait monde, un spectateur qui se fait acteur,
participant, artiste. A ce titre, Solstices de R. Rauschenberg peut être considérée comme une
condensation des thèses de la phénoménologie contemporaine, la cristallisation de la relation
au monde telle que la rêvait Merleau-Ponty. Le sujet n’y est plus en position de surplomb,
mais, inséré dans le monde, enserré par lui, à jamais en « situation »59. Nous avons dans ce
dispositif de Rauschenberg comme une mise en image d’un des concept clés de MerleauPonty, à savoir la notion topologique de « réversibilité », réversibilité des positions en ce que
nous sommes tout à la fois et en même temps et sous le même rapport spectateur et acteur,
contenu de l’ oeuvre et auteur de sa forme, sujet et objet. Mais cette position doit elle se
concevoir comme excluant ipso facto l’autre position, celle de la peinture figurative ? Cette
peinture ne contenait elle pas déjà l’insertion, la participation, la mise en situation ? N’est ce
pas d’un tableau de Piero Della Francesca, peintre mathématicien, s’il en fut, que M.
Baxandall a pu écrire, à propos du personnage qui, au sein du tableau60 « appelle » et
« invite » : « A lui seul, l’ange instaure une relation entre lui et nous…De cette manière, on
nous invite à nous intégrer dans le groupe des personnages qui assistent à l'événement. A tour
de rôle, nous balançons entre la vue frontale du spectateur et la relation personnelle de
58
Il s’agit de la plaisanterie traditionnelle concernant le mathématicien topologiste, dont on dit qu’il ne sait pas
faire la distinction entre le beignet et la tasse de thé. Pour Merleau comme pour Piaget l’espace topologique est
celui de l’enfant avant 8 ans.
59
Rauschenberg écrit à propos de Solstice : « Il s’agissait de panneaux transparents que l’on pouvait traverser :
Si vous vous trouviez à l’intérieur, vous en modifiez la couleur. Vous étiez à la fois spectateur, acteur et
pigment ».
60
Le baptême de Christ.
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l'acteur avec le groupe des anges, de telle sorte que . . . nous devenons des auxiliaires actifs
de l'événement. »61
61
L’œil du quattrocento, Paris, Gallimard, 1985, p.120
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