Jean-Pierre Seris, La technique, Paris, PUF, 1994 par Daniel

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SERIS
(Jean-Pierre) : La Technique
Coll.
Les Grandes Questions de la
Philosophie
P.U.F. Paris
1994
Ecrit par le directeur de l'Institut d'histoire et de philosophie des
sciences et des techniques de la Sorbonne, publié par un éditeur
prestigieux, tout recommande ce livre. Pourtant il donne
précisément le mauvais exemple de l'abus du principe d'autorité et
j'ai
été très déçu par la lecture de cet ouvrage très savant et
ambitieux.
Ambitieux, son titre l'affirme par sa simplicité : il
s'agit
de faire "l'état de la question", ce qui est la vocation de la collection
pour laquelle il a été
écrit.
De fait, au cours des quatre cents pages
du livre, le lecteur est confronté à un grand nombre d'auteurs, de
problématiques et la bibliographie est tout à fait
impressionnante.
Nul doute que M. Séris est tout à fait au courant de ce qui s'écrit en
matière de philosophie de la technique depuis que le champ
s'est
constitué dans les années vingt. Accompagné par M, Séris, le lecteur
fait, certes, le tour de la question, mais plus on avance dans ce
périple et plus on se demande si on a vraiment pénétré le sujet et
on n'arrive pas bien à comprendre pourquoi la question de la
technique se
pose.
Finalement, pour comprendre le livre, il vaut mieux le commencer
par la conclusion qui permet de repérer enfin le fil conducteur
implicite de l'ouvrage : au fond, M. Séris est convaincu qu'il n'y a
pas réellement de "question de la technique". La mise en question
critique de la rationalité technique est à ses yeux illégitime, tout au
plus convient-il de réguler des mésusages. Il n'y a là rien de
neuf,
c'est le rôle des cultures techniques et des
déontologies
professionnelles.
Certes, M, Séris admet en théorie qu'il faut faire une critique de la
technique et même une critique de la raison technique (p, 378)
mais,
en pratique il interdit à tout le monde de le faire et son
attitude pourrait se résumer par le slogan "touche pas à ma
rationalité !". Résultat, voici tout ce qu'il a retenu de sa lecture des
philosophies de la technique :
"un
magmas d'idées molles, de
platitudes à perte de vue, un désert d'idées, sans l'ombre d'une
recherche sérieuse, d'une interrogation, d'une exigence
intellectuelle. Nous avons eu souvent l'impression dans nos lectures
d'emprunter les défilés de
l'insignifiant
ou de nous aventurer dans
un hors piste perpétuellement exposé au risque d'avalanche
verbale " (p. 378), "Croyant défendre des paradoxes quand ils
banalisent des contrevérités, pensant faire de l'écologie quand ils
répercutent des mots d'ordres de théologiens, ou de la futurologie
quand ils mettent leur acharnement à maintenir des idées
moribondes,
les
philosophes semblent avoir trouvé leur plus grand
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commun dénominateur dans la dénonciation de la technique" (p,
377)
"l'étrange
est ce besoin de parler d'une réalité qu'on ignore, de
disqualifier en toute bonne conscience la réalité que visiblement on
ignore le plus (...) les philosophies de la technique n'ont incité
personne à s'informer ou à prendre conscience de l'existence d'une
culture technique ancienne aussi bien que nouvelle, qui leur fait si
cruellement défaut" (p, 378),
Mais c'est exactement le reproche qui m'est venu à l'esprit en lisant
comment M, Séris traite nombre de philosophes auxquels il fait ces
reproches. En effet si pour
lui
la philosophie critique de la
technique n'est pas sérieuse, c'est qu'au fond, elle ne peut pas être
sérieuse, elle est disqualifiée d'avance. Il n'y voit qu'une
misotechnie, une haine de la technique, qui n'est, selon lui, que
la
forme moderne de la misologie, de la haine de la raison. C'est à cela
que,
pour l'auteur, se résume la philosophie moderne de la
technique où il ne voit que de la
technophobie.
Ce préjugé
s'accompagne de présentations tendancieuses, d'amalgames
arbitraires et de répudiations non
argumentées.
En effet, j'ai relevé à plusieurs reprises que la pensée
d'auteurs que je crois bien connaître est "évoquée" de manière
biaisée et infidèle. Ainsi j'ai sursauté en lisant à propos de Jean
Brun que, selon ce dernier, "la force collective qui pousse l'homme à
engendrer la technique n'est pas de l'homme, ni pour l'homme. Il
appelle cette force le "Désir" et lui donne un statut métaphysique"
(p.
44, note 1), D'où M. Séris sort-il cela ? Selon Brun, la technique
s'enracine dans le désir parfois inconscient de l'homme de dépasser
les limites de sa condition ; mais ce n'est pas une force collective car
il a son siège en chacun. Brun ne propose pas une interprétation
métaphysique de la technique mais il en fait une analyse
existentielle qui doit beaucoup à Pascal, en particulier quand ce
dernier interprète le divertissement comme l'exigence d'un "instinct
secret" qui pousse l'homme à se fuir et à chercher le repos par
l'agitation.
Que Brun procède de manière analogue à propos des
rapports de la technique et de nos désirs inconscients, on ne peut
pas en conclure qu'il accorde au désir le rôle que Schopenhauer o u
Nicolas von Hartman accordaient à l'inconscient, ou alors, il faut e n
faire autant avec Pascal !
De même lorsque M, Séris fait de Hans Jonas "un théologien
hostile à la raison"
et
"en rupture avec les idéologies du progrès" (p,
372),
ce n'est pas sérieux ! Pendant deux années, j'ai assisté aux
séminaires de Hans Jonas à la New School for Social Research. J'ai
été plutôt frappé par rationalisme et je me rappelle avec quelle
révérence enthousiaste il nous présentait la rédaction des Eléments
d'Euclide comme une prodigieuse avancée de l'esprit !
J'ai été aussi étonné par les amalgames arbitraires que j'ai
rencontrés dans ce livre. Par exemple, il met dans le même sac
des
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propagateurs de la "vulgate" de l'autonomie de la technique, des
auteurs comme Jacques Ellul et Bruno Latour (p. 301), Mais
comment le lecteur non averti pourrait-il soupçonner que depuis
vingt ans Bruno Latour ne cesse de dénoncer l'approche
Ellulienne
et l'idée même d'autonomie de la technique ! Par contre, dans sa
bibliographie, M. Séris présente des ouvrages de Langdon Winner
comme "une mise en question lucide et raisonnable du dogme de
l'autonomie de la technique" (p. 396). Comment le même lecteur
pourra-t-il
soupçonner que Winner situe lui-même explicitement
son
œuvre
dans le prolongement des analyses d'EUul auxquelles M,
Séris l'oppose !
Dans plusieurs cas les critiques formulées sont rarement
étayées par une argumentation basée sur des analyses rigoureuses.
Prenons l'exemple de la notion de système technique dont la
discussion est particulièrement
embrouillée.
D'abord l'auteur
affirme que le système technique
"si
tant est qu'il soit un" est par
cela même le moins du monde autarcique, position qu'il attribue à
Ellul en s'appuyant sur des citations coupées de leur contexte alors
qu'Ellul
a bien souvent récusé une telle interprétation de sa
position. Il est donc facile à
M.Séris
d'affirmer que
"ni
ce
phénomène technique" ni ce "système technicien" ne sont des
nôtres " (p,53). Mais par ailleurs il affirme aussi qu'il faut parler de
la technique en terme de système : "nous prétendons que cette
façon globale de l'appréhender est seule concrète" (p, 54), Plus loin,
croyant contredire Ellul et Hottoir, il affirme à nouveau que
"systématicité
ne signifie pas, on l'a vu, autonomie absolue et la
fatalité d'un devenir incontrôlable est remise en question"
(p,61).
Ce
qu'Ellul répète dans tous ses livres ! Mais lorsque M, Séris affirme
"nous refusons l'idée, qui nous semble préconçue, de l'autonomie de
la technique mais nous plaidons de la systématicité de la technique
dès l'origine, une systématicité dont le fond serait le caractère
nécessairement divisé du travail,
l'écartèlement
des tâches ou leur
distribution " (p.65), rien ne vient justifier une telle réduction !
Nulle part le sens de cette notion d'autonomie n'est
élucidé.
Nulle
part les arguments avancés par les partisans de cette conception ne
sont clairement et précisément rappelés, nulle part enfin M. Séris
ne propose une réfutation étayée de ces
arguments.
Le lecteur en
est réduit à bien vouloir croire l'auteur. Mais après avoir répudié
cette idée d'autonomie qu'il a auparavant rendue grotesque, ce
dernier ne nous dit pourtant rien de consistant sur les conditions
d'un contrôle du changement technique et de la maîtrise de ses
impacts politiques, sociaux et écologiques. Il affirme qu'il faut pour
cela des analyses "autrement plus fines" que celles de Heidegger,
Marcuse, Mumford, Ellul, Jonas, Hotois, etc. Mais il ne nous les
fournit pas, se bornant à opposer à ces penseurs l'œuvre de Franck
Tinland sur le contenu de laquelle il ne nous dit rien (p. 60). Encore
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une fois le lecteur non averti serait bien étonné de découvrir que
Frank Tinland voit plus de continuité que d'opposition entre la
problématique d'Ellul et la sienne ! (voir les actes du collège : Un
penseur de notre temps : Jacques
Ellul.
L'esprit du temps, Bordeaux,
1994)
Enfin sur la question des limites, évoquée à propos de Hans
Jonas,
aucune discussion n'est proposée. Il suffit à M. Séris
d'affirmer que "Le succès de
l'auteur
peut s'expliquer par le
caractère peu technique (et approximatif) de son propos, la parenté
de son thème
du
nourrisson avec ceux de Lévinas (dont il n'a pas la
sensibilité),
des sentiments pieux, un sérieux désarmant et
une
tristesse sourde et prolixe" (p. 348)
Le traitement réservé à Heidegger n'est guère meilleur : après
avoir présenté son approche, M. Séris conclut "n'y
a-t-il
pas dans le
verdict sans appel de Heidegger aussi
bien
que dans "
l'évangile
"
de son salut la désinvolture du privilégié vivant dans une société
d'opulence et qui en vient à oublier ce qu'il lui doit ? " C'est d'une
mauvaise foi enfantine !
Pour conclure, je pense qu'on peut retourner à M. Séris le
reproche qu'il fait aux philosophies de la technique : " Après tout il
y a plus dans la technique que ce que toute la philosophie au goût
du jour a articulé à son propos ". Pour autant que je puisse le
vérifier, il y a bien plus et autre chose dans ces philosophies
critiques de la technique que ce que cet auteur nous en dit et son
livre constitue, en dépit de son érudition, une bien mauvaise
introduction au problème de la technique et à la philosophie de la
technique.
D. C E R E Z U E L L E
Parliaments
and Screening
Ethical and social problems
arising from testing and
screening for HIV
and genetic diseases
Edited by
Wayland Kennet
II
VMmkz,
B
lJohnlibbcy
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