Alimentation et biodiversité. Eloge du fromage au lait cru. Il y a plus de 50 ans, Charles de Gaulle prononçait sa célèbre boutade : « Il n’est pas facile de diriger un pays où il y a 400 variétés de fromage » Cet éloge de la diversité fromagère était, à l’époque, parfaitement justifié. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la diversité fromagère était très grande et bien réelle : 100 % des fromages français étaient au lait cru, lequel assure la richesse gustative et la spécificité du fromage. 70 ans plus tard, 90% des fromages ont basculé dans la pasteurisation, sous la pression de l’industrie et au nom de considérations hygiéniques qui ont progressivement modifié le cahier des charges justifiant l’appellation protégée. La pasteurisation réduit de manière significative (d’un facteur 100 000 pour le lait) le nombre de micro-organismes présents. Le procédé a le mérite d’éliminer les microbes pathogènes éventuellement présents mais le désavantage de tuer aussi les microorganismes qui assurent au lait ses qualités et sa spécificité. La pasteurisation, en vidant le lait de sa microflore le rend inapte à la production de fromage. Pour fabriquer le fromage, il faut le réensemencer avec des bactéries spécifiques issues de souches sélectionnées. Cela convient mieux aux grandes unités de production industrielles qui souhaitent un processus contrôlé et stabilisé bien adapté à la grande distribution. Par contre, pour ce qui est de la qualité gustative, nous sommes tous perdants. Le savoirfaire des techniciens de l’agro-alimentaire n’empêche pas une uniformisation du goût. Il n’y a aucune comparaison possible entre un Chaource au lait pasteurisé et un Chaource au lait cru. Tous deux bénéficient de la même appellation prestigieuse mais autant le second est goûteux, autant le premier est insipide. Le constat est valable pour le Camembert, le SaintNectaire, le Brie ou le Cantal. Diversité sensorielle et diversité microbienne. La richesse sensorielle (et gustative) et la diversité sont maximales pour les fromages au lait cru. Le microbiote natif du lait cru se retrouve directement dans le fromage mais aussi indirectement via l’utilisation de levains traditionnels et de certains matériels traditionnels dont la surface est en contact avec le lait puis la croûte des fromages. Tous laits confondus, près de 400 espèces de bactéries, levures et moisissures y sont présentes. Cette diversité est maximale dans la croûte des fromages. Pour un fromage, les spécificités de goût sont liées au microbiote lequel présente des activités successives multiples tout au long de la transformation du lait en fromage affiné. Les souches sauvages en sont responsables (1) Lait cru et risque sanitaire. Les fromages au lait cru doivent répondre aux exigences des normes sanitaires de la règlementation européenne vis-à-vis des germes pathogènes (2). La maitrise du risque pathogène est manifestement assurée par le respect de ces normes comme en témoigne le nombre peu élevé de toxi-infections alimentaires, collectives et de listériose. Depuis 1997, plus aucun cas de listériose n’a été signalé en Europe (3). Certains travaux scientifiques ont établi que les communautés microbiennes naturellement présentes à la surface des fromages au lait cru peuvent les protéger contre le développement de la bactérie Listeria monocytogenes. Selon les chercheurs du Centre Inra de Clermont-Ferrand, le secret de l’inhibition de cette bactérie pathogène résiderait dans la diversité des populations bactériennes (4). A l’inverse, la pasteurisation, en supprimant l’équilibre écologique bactérien ouvre toute grande la voie aux pathogènes dangereux. Selon Rudolph et Scherer (5), la bactérie Listeria monocytogenes est d’ailleurs plus souvent détectée dans les fromages pasteurisés que dans ceux au lait cru. En outre, il est intéressant de signaler une étude récente mettant en évidence une association inverse entre consommation de lait cru et asthme ou allergies chez les jeunes enfants (6) En conclusion, je n’hésite pas à dire qu’il est plus que temps de remettre en question l’hygiénisme préconisé et pratiqué au nom de la santé publique par les instances en charge de la sécurité alimentaire (AFSA). Cet hygiénisme a pour conséquence de dissuader les consommateurs et les producteurs, les premiers en brandissant le risque de maladie grave s’ils choisissent les fromages au lait cru, les seconds en multipliant les tracasseries administratives et les injections menaçantes. L’hygiénisme est le verso de l’industrialisme. Ensemble, ils contribuent à tuer la diversité gustative et la diversité bactérienne. Nous avons la chance ici en Wallonie de bénéficier de l’enthousiasme et du sérieux de producteurs de fromages au lait cru de grande qualité gustative qui nous permettent d’échapper à la monotonie et à la banalité des produits industriels ( voir à ce sujet le site www.biodewallonie.be ) Paul Lannoye (1) Marie-Christine Montel, Solange Buchin, et al. , Traditional cheeses : Rich and diverse microbiota with associated benefits, INRA, publié dans International Journal of Food microbiology, 177(2014) 136-154 (2) Journal officiel de l’Union européenne L 139/55 RÈGLEMENT (CE) N°853/2004 DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 29 avril 2004 fixant des règles spécifiques d'hygiène applicables aux denrées alimentaires d'origine animale. (3) Avis 02-2015 du Comité scientifique de l’Agence Fédérale pour la sécurité de la chaine alimentaire (annexe 2) « Evaluation des risques microbiologiques de la consommation des produits laitiers à base de lait cru » (4) Emilie Retureau, Cécile Callon, Robert Didienne et Marie-Christine Montel, Is microbial diversity an asset for inhibiting Listeria monocytogenes in raw milk cheese ? Centre INRA (5) Rudolph et Scherer : introduction du International Journal of Food Microbiology, 63, 2001, p 91 article cité par Véronique Richez-Lerouge dans son ouvrage « France, ton fromage fout le camp » ; éd. Michel Lafon ; 2012. (6) Von Mutius, E.Schmid, The Pasture project : EU support for the improvement of knowledge about risk factors and preventive factors for atopy in Europe, Pasture Study Group, 2006.