Essai de définition de la prière
Le texte qu'on va lire reproduit un cours enseigné en jan-
vier
1956
aux étudiants juifs de Strasbourg
. Il constituait la
cinquième leçon d'un cycle qui avait pour thème
: « Les grands
problèmes de la vie intérieure
D.
LA PRIERE N'EST PAS UNE DEMANDE
Il convient au préalable d'oublier le sens du mot prière en tant qu
'
il
signifie « demande
D
.
La prière juive n'est pas une demande. Non qu'elle
n'en contienne pas du tout
. « Demande » en hébreu se dit BACACHA ;
mais la Bacacha est rare dans le Rituel, elle en est presque absente le
Chabbath et les jours de fêtes
. C
'
est pourquoi, en parlant de prière, il ne
s'agit presque jamais de demande
. Mon intention est précisément de défi-
nir la prière juive, puisqu'elle est autre chose qu'une demande.
Une première question se présente à nous
: pourquoi la bacacha, la
demande, est-elle quasi-absente de notre Rituel ? En vérité, ce n
'
est pas
pour Dieu que le Juif prie, ce n
'
est pas pour appeler Dieu, pour éveiller
son attention sur nos insuffisances, nos besoins
. Dieu connaît mieux que
nous ces insuffisances et ces besoins
. Nous ne prions pas non plus pour
implorer les faveurs de Dieu
. II comble les hommes de toutes sortes de
bienfaits avant même qu'ils ne le demandent, et même s'ils ne le deman-
dent pas.
Mais c'est pour moi que je prie
; en priant, je fais appel à moi-même,
pour éveiller MON attention sur mes insuffisances et mes besoins et aussi
pour découvrir et savoir qui est celui qui satisfait ces besoins et l'en remer-
cier (1).
PRIERE SPONTANEE OU PRIERE RITUELLE ?
En vérité, dans la vie de tout croyant se présentent des occasions de
prier
: la détresse, le désarroi, la joie, les anniversaires émouvants, etc.
La prière devient alors naturellement un moyen ou une technique d'ex-
pression de cette émotion, d'une vibration de l'être qui a pris naissance
en dehors de la prière, mais que la prière vient sous-tendre
. La prière
s'empare de ces moments privilégiés de l'existence et permet à l'homme
d'atteindre Dieu.
Vécue ainsi, la prière présente un caractère de spontanéité absolue ;
elle est élan naturel et communion fervente
. Bien que technique d'expres-
sion d'une émotion, elle ne risque pas ainsi de devenir mécanisme auto-
matique, prisonnier d'un texte figé et encadré dans un horaire rigoureux
- un mécanisme qui vide la prière de tout contenu réel et qui interdit la
ferveur, - mécanisme radicalement impropre à permettre une approche
de Dieu.
(1) D'après
« Moadé kodech », introduction du « Sidour hachalem »,
Editions
Sinaï,
Tel-Aviv
.
7
Pourtant la prière juive est un rituel, se déroulant suivant un horaire
rigoureux, d'autant plus irritant que son texte préfabriqué comporte des
répétitions incessantes.
1
. -
LA PRIERE EST UN
RITUEL
Force est de constater qu
'
au XX
e
siècle la prière devient un événement
de plus en plus rare
. Le siècle a fait sienne la critique de la prière rituelle
reprise ci-dessus, et, logique avec lui-même, a essayé de provoquer cet
élan et cette spontanéité par toutes sortes de procédés qui viennent ajouter
encore à tout ce qui entoure et emprisonne la prière, mais dans le but
de la libérer.
On a construit de grands édifices, on a formé des chanteurs virtuoses,
parfois accompagnés de la musique d'orgue. Décor et musique doivent
faire naître l'émotion génératrice d'élan vers Dieu
. Mais cette émotion et
l'élan qu'on en attend ne viennent ni du coeur ni de la prière
. Ils viennent
d'un décorum extérieur, étranger au coeur et à la prière
. La prière n'est
pas un décorum
; elle doit être un événement de la vie intérieure.
Rabbi Avine avait fait un don considérable pour la construction
d'une grande synagogue
. Rabbi Mana lui rendit un jour visite et dit :
« Quand Israël oublie son Créateur, il construit des synagogues »
(Osée VIII, 14)
. « Ne crois-tu pas qu
'
il se trouve assez d
'étudiants de la
Torah qu'il eût fallu aider avec cet argent ? »
(2).
Parfois aussi on place Rabbin et Officiant face aux fidèles
. C'est une
autre erreur
. Un vieil adage rabbinique énonce
: « L
'
homme en prières
doit orienter ses yeux vers le bas et son coeur vers le haut
. » (3)
. Ce qui
se passe dans le coeur se réflète sur le visage, et il peut devenir embarras-
sant de s'exposer aux yeux de tous quand on désire être seul avec son
Dieu
.
On s'en est pris aussi au Rituel des prières, l'expurgeant de certains
passages, supprimant des répétitions
. Dans un livre récent, Abraham Hes-
chel (4) note qu'une crise de la prière a toujours accompagné les grandes
crises du Judaïsme
: il en a été ainsi à l
'
époque de la Cabbale, du
'Hassidisme et aujourd'hui avec le Judaïsme libéral
. Les cabbalistes et les
'hassidim ont posé une question
: « Comment prier ? »
; aujourd'hui on
demande
: e Quoi dire dans la prière ? »
. Les 'hassidim ont réussi à faire
prier un grand nombre de Juifs, tandis qu'aujourd'hui on public de
nou-
veaux
rituels de prières
. Or la question est de savoir où l'on veut en venir :
s'agit-il de faire une contribution à la bibliographie ou d'apprendre aux
juifs comment prier ?
La vérité est que la prière rituelle n'exclut pas la prière spontanée au
sens total du mot
. Les deux types de prière existaient à l'époque biblique,
mais jamais l'un n'a été l'antithèse de l'autre.
Certains psaumes sont intitulés
: « Le-David Mizmor » (De David, un
chant), et d'autres
: « Mizmor le-David » (Un chant de David)
. Quand
(2)
D'après
le Talmud de
Jérusalem
. traité
Chkalim, chap
. V.
(3)
Talmud de
Babylone, traité
Yevamoth, 25.
(4)
A
. Heschel
. « Man's quest for God
D
.
Charles
Scribner's
Sons, New-
York
1954.
8
David commençait à chanter et recevait ensuite l
'
inspiration, il titrait « De
David,
un chant »
; mais si l'inspiration
venait
d'abord et le
chant
ensuite,
alors le Psaume s'appelle
: « Un chant de David
D
. (g).
La prière rituelle reste indiscutablement la forme la plus fréquente de
prière
. La prière est donc un rituel
. Encore faut-il se poser la question des
'hassidim
: comment prier ?
Le texte du Rituel se compose de mots, de phrases
. Prier ne consiste
certainement pas à parcourir ou à réciter le maximum de textes dans le
minimum de temps
. Prier, c'est savoir s'arrêter sur les mots, sur un mot
même.
« Certains répètent le même mot plusieurs fois, car ils l
'aiment et le
chérissent tellement qu'ils ne parviennent pas à s'en séparer
. » (6)
« L'homme en prières est comparable au jardinier qui cueille ses roses
une par une pour faire une guirlande
; ainsi il va de lettre en lettre, de
mot en mot, les unissant pour composer sa prière, mais s'arrêtant sur
chacun
. » (7).
Il ne suffit pas de comprendre le sens des mots, de traduire de l'hé-
breu en français
. Chaque mot de la prière contient une vie intérieure
propre, et prier, c'est s'éveiller à la vie des mots du Rituel
. C
'
est pourquoi
chaque mot est irremplaçable
. chaque mot
hébreu
est irremplaçable
; en
effet, tous les termes hébraïques du Rituel sont empruntés aux littératures
biblique et rabbinique, et ne livrent leur résonance profonde que s'ils sont
replacés dans leurs contextes.
Or chacun de nous porte en lui une foule de pensées, de regrets, de
projets, d'espoirs, paralysés et pétrifiés dans l'inertie de la nature humaine.
Les mots de la prière précisément, grâce à leur pouvoir évocateur, libére-
ront tout cela
. Sans un Rituel préfabriqué, rythmé par un horaire fixe et
fréquent, jamais ce que nous portons en nous ne serait libéré, sauf dans des
circonstances exceptionnelles.
Rabbi Israël Friedman de Rizhine raconte l'histoire d'un village éloi-
gné des grands centres et des voies de communications, mais qui possédait
tout ce qu'il fallait pour satisfaire les besoins de la vie courante
: établisse•
ment de bains, pompe à incendie, hôpital, tribunal, etc
., tailleurs, cordon-
niers, maçons, etc
. Il manquait cependant un horloger
. Quand une montre
ne donnait plus l'heure exacte, il arrivait que son propriétaire la reléguât
au fond d'un tiroir
. Certains pensaient cependant que la méthode était
mauvaise
; ceux-ci remontaient chaque jour leur montre, même quand ils
savaient qu'elle avançait ou retardait
. Or un jour le bruit courut qu'un
horloger venait de s'installer au village et on se rua chez lui avec les
montres en panne
. Mais seules étaient réparables celles qui avaient fonc-
tionné sans interruption - les montres abandonnées étaient définitivement
hors d'usage.
Le rythme de la prière fait participer l'homme au rythme de la nature,
au rythme de la création
. Et c'est ce qui nous conduit à la prise de
cons-
cience
du retentissement cosmique de la prière
. L'homme qui prie Cha'ha-
(5)
Talmud de
Babylone, traité
Pesa'him 117 a.
(6)
R
. Zvi Elimele'h de Dinov
: « Igra Depirka
D
.
(cité
par A
. Heschel,
o
.c
.)
.
(7)
R
. Na'man de Bratslav
: « Likouté Maharan
D
.
Lemberg 1876
.
(cité
par A
. Heschel o
.c
.)
.
9
rith, Min'ha et Ma-ariv, matin, après-midi et soir, participe à l
'
hommage
à Dieu de toute la Création, astres et rochers, animaux et plantes
. Le monde
serait autre ou cesserait d'être si le mouvement sidéral s'arrêtait
; le monde
serait autre ou cesserait d'être s'il était privé de la prière des Juifs dans son
rythme rituel.
II
. - LA PRIERE EST SILENCE
Cette libération par les mots du Rituel de tout ce qui gît dans le plus
profond du coeur est un véritable e événement qui part de l'homme et
finit en Dieu » (8)
. Le « Séfer Hazoar », commentaire cabbalistique
du
Pentateuque, compare la prière à l'échelle de Jacob (g) qui exprime l'as-
cension vers Dieu en quatre paliers :
a)
l'échelle est dressée sur la terre ;
b)
son sommet atteint le ciel ;
c)
des anges de Dieu y montent et descendent ;
d)
Dieu se tient au-dessus.
Or les quatre parties de la prière du matin suivent les quatre paliers
de l'échelle de Jacob.
a)
les « Bénédictions du matin » éveillent l'homme au monde des
perceptions et de l'expérience, le met en rapports avec les autres créatures
de la terre (Olam Haassiya) ;
b)
les « psaumes » nous élèvent du monde sensible à celui de la
(< mise en formes », celui des hommes pieux dont la vie assure la vie cos-
mique (Olam ha-yetsira) ;
c)
le « Chema et ses bénédictions » introduit l'homme dans le monde
supra-sensible des anges, ou des forces créatrices (Olam ha-beriya) ;
d)
la « Amida » enfin nous mène au but, chez Dieu (Olam ha-atsi-
louth)
. (Io).
Au moment d'aborder la « Amida » ou « Chemoné Essré » (prière
des
18
bénédictions), la prière se fait entièrement silencieuse
; l
'
homme
fait trois pas en avant comme pour se détacher du monde sensible et se
trouver seul avec son Dieu
; il se tient dans une attitude presque imma-
térielle, échappant aux catégories du temps et de l'espace.
Arrivée à ce point la prière devient Silence, elle est silence
. Cette no-
tion est d'une richesse surprenante et dépasse la portée de l'instant même
où l'homme atteint le sommet de son ascension vers Dieu.
Le commandement de la prière est en effet ainsi exprimé dans la
Torah
: « pour servir Dieu de tout votre coeur »
(1
i)
.
La prière est donc
un commandement donné au coeur
. Or les réactions du coeur ne s'expriment
pas par des mots
. Et c'est d'abord en ce sens que la prière est un silence.
Mais avant de pousser plus avant, le moment est venu de déterminer
la place respective des mots et du coeur dans la prière
. Si le recours aux
mots du Rituel est inévitable, la participation du coeur n'est pas moins
indispensable
. Les philosophes du Moyen-Age exprimaient ce principe
(8)
A
. Heschel
o
.c.
(9)
Cité par E
. Munk
: « Die Welt der Gebete »
. - Voir Genèse
XXVIII,
12.
(10)
D'après E
. Munk o
.c.
(11)
Deutéronome XI, 13.
10
ainsi
: « Une prière sans ferveur (Cavana) est comme un corps
sans
âme » (12)
. La participation du coeur est donc désignée par le terme de
« cavana » ou ferveur
. Cette notion exige à son tour notre attention
. La
ferveur n'est pas la réflexion
: prier n'est pas penser
. Pour le penseur,
Dieu est objet - pour l'homme en prières, Dieu est sujet
. La cavana, ce
n'est pas non plus faire attention au sens du texte
. Mais c'est prendre
conscience de la présence de Dieu, c
'
est vivre à côté de Dieu, avec Dieu,
en Dieu.
Un jour, alors que tous les fidèles étaient assemblés dans la Synagogue
à l'heure de la prière, le Rabbi Isaac Lévy de
Berditchev
tardait à venir.
Les uns commencèrent à prier, d'autres reprenaient la discussion de la
dernière étude talmudique, mais tous s'interrogeaient sur ce retard
sans
précédent du Rabbi
. L'impatience gagnant, on se tourna vers la porte
: le
Rabbi était dressé là, immobile, imposant, comme s
'
il avait toujours été 11
A la longue, le plus audacieux des 'hassidim osa demander
: « Pourquoi,
saint Rabbi, n'entres-tu pas ? »
-
La synagogue est pleine de mots de prières et de mots de Thora.
Les 'Hassidim comprenaient de moins en moins
; n'était-ce pas le plus
flatteur des compliments ? Pourquoi le Rabbi dédaignait-il de prendre
place en une si pieuse assemblée ?
-
Oui, la Synagogue est pleine
. Il n'y a plus de place
. Je ne peux
pas entrer
. Les mots de la prière et les mots de la Torah emplissent tout
au lieu de monter vers Dieu
. »
Les mots récités ne sont rien
. Mais leur vibration et leur vie peuvent
éveiller la vibration et la vie du coeur et donner naissance à cet événement
qu'est la vraie prière.
Les mots sont au coeur ce que la Synagogue ou plutôt la communauté,
le « miniane » (13) est à la prière
. Vouloir se dispenser d'avoir recours
au mot, à la prière rituelle, on l'a vu, c'est se condamner très vite à laisser
se paralyser en soi tout le potentiel de « cavana »
. De même, prétendre
prier seul, hors du miniane, c'est se condamner à laisser s'atrophier et périr
la prière
. Car être juif, ce n'est pas adhérer à une doctrine ou à un ensem-
ble d'observances
. Etre juif, c'est vivre au sein du peuple juif, vivre dans
les juifs du passé et
avec
les juifs d
'
aujourd
'
hui, c'est créer les juifs de
demain
. Le Judaïsme n'est ni une doctrine, ni une foi, c'est l'alliance de
Dieu et d'Israël
. C'est pourquoi, ce que nous réalisons avec Israël, la
prière au sein du miniane par exemple, nous transforme en une tranche
d'éternité
. Bien plus, la prière du miniane entre en communion avec le
culte célébré par toute la nature, et aussi par les êtres supra-terrestres, les
anges
: « Nous allons sanctifier Ton Nom ici-bas, tout comme les anges
le sanctifient au ciel » (14).
L'intervention nécessaire du mot étant ainsi reconnue, il n'est pas inu-
tile de redire que la vraie prière est celle du coeur :
Lorsque le prophète Élisée allait à Chounem, il était reçu par
une
femme pieuse qui un jour dit à son mari
: « Je sais que cet homme est
un saint homme de Dieu »
(2
Rois IV, 8)
. Le Talmud se demande corn-
(12)
Cité par A
. Heschel o
.c.
(13)
« Compte »
: réunion d'au moins dix hommes assemblés pour la
prière publique.
(14)
Rituel des prières
. « Kedoucha » du matin et de l'après-midi
.
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