Livres & Idées
136 Sociétal n°68
En finir avec le
paradoxe de Solow
CéCile Chamaret
Chercheur au centre de recherche en gestion de l’École polytechnique
Wired for Innovation cherche à comprendre comment les technologies de l’infor-
mation ont transformé l’économie.Son message principal s’adresse aux économistes,
aux industriels et aux gouvernements :pour profiter pleinement des technologies de
l’information, les entreprises doivent entreprendre une refonte systématique de leurs
méthodes de travail.
Pendant longtemps les ordinateurs ont été les grands absents des statis-
tiques de productivité des États-Unis. C’est ce que l’on a appelé le para-
doxe de Solow 1.Au fur et à mesure de leur diffusion, les ordinateurs sont
devenus visibles partout dans la vie courante sauf dans les statistiques de
productivité.Depuis 1995, Robert Solow reconnaît lui-même que cette assertion
n’est plus vraie.Il est désormais admis que les technologies de l’information sont
àl’origine,directement ou indirectement, du retour de la productivité aux États-
Unis. Dans Wiredfor Innovation,Erik Brynjolfsson et Adam Saunders, respective-
ment professeur et doctorant à la Sloan School du MIT, regroupent et synthétisent
de nombreux travaux relatifs à la productivité des technologies de l’information et
1. Robert Merton Solow a reçu le prix Nobel d’Économie en 1987.
Wired for Innovation
Erik Brynjolfsson
&Adam Saunders
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En finir avec le paradoxe de Solow
explorent quelques pistes de recherche prometteuses. Ilspondent notamment aux
questions suivantes :quelle part de l’augmentation de la productivité peut-elle être
attribuée aux technologies de l’information ? Quel est le le des pratiques d’affaires
à leurs côtés ? Comment mesurer ce qui ne peut pas être quantifié ?
Mesurer l’économie de l’information
On sait depuis longtemps que la mesure du PIB est imparfaite.Il ne prend pas en
compte,par exemple,les transactions hors marché ni les transactions de biens ou
services d’occasion.Les limites de cet indicateur sont particulièrement évidentes
si l’on considère les activités inhérentes à l’économie de l’information. En effet, si
l’on s’en tient à cet indicateur,la lecture d’un quotidien gratuit tel que le 20 minutes
français, tout comme la recherched’information sur le web par le biais de moteurs
de recherche gratuits (et financés par la publicité), ne sont pas des activités compta-
bilisées comme créatrices de richesse.Dans ces deux exemples, on ne mesure qu’une
« face » du marché:les revenus liés à la publicité.La valeur créée sur l’autre face (le
temps passé à lire ou à rechercher de l’information) n’est pas mesurée,et pourtant
elle est créatrice de valeur si l’on en juge par l’audience des journaux gratuits les plus
populaires et celle de Google.Le problème est similaire pour les biens dits complé-
mentaires dont l’un est gratuit et l’autre pas. L’entreprise Adobe a par exemple favo-
risé la diffusion de son logiciel Adobe Reader en l’offrant gratuitement 2.Cela lui a
permis de vendre plus massivement son autre logiciel payant, Acrobat, qui permet de
créer ou de modifier des documents du même format. Toutefois, ici aussi, seule une
partie de la valeur créée est prise en compte.
La mesure du PIB est encore plus biaisée si l’on considère la mesure de la valeur
d’Internet. Cette dernière est seulement reflétée dans le PIB par la valeur de l’abon-
nement pa.Une nouvelle valorisation pourrait consister à comptabiliser le temps
passé sur Internet. Tout l’enjeu est donc de savoir comment valoriser ce temps.
La classification américaine a changé en 1997. Les statistiques essaient désormais de
mieux prendre en compte les activités liées à l’information et la qualité.La technique
des prix hédonistes, qui estime la contribution de chaque caractéristique d’un bien,
est une des propositions pour améliorer la mesure de l’économie de l’information.
2. Ce logiciel permet de lire des documents en format pdf.
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Cette difficulté pour évaluer les richesses produites se retrouve aussi dans la mesure
de la productivité.
Au cours du XXesiècle,l’augmentation de la productivité a permis l’élévation du
niveau de vie.En effet, si l’on compare ce que peuvent procurer un salaire moyen en
1913 et un salaire moyen en 2008, il est clair que les produits sont plus accessibles
aujourd’hui et de meilleure qualité.Le prix d’une voiture américaine en 1913 était
d’environ 3fois le salaire annuel moyen aux États-Unis. En 2008, toujours aux
États-Unis, acquérir une automobile revient à dépenser un peu plus de la moitié du
salaire annuel moyen. Et c’est sans compter toutes les améliorations substantielles,
telles que la conduite assistée,que contiennent les automobiles d’aujourd’hui. Si le
salaire annuel moyena été multiplié par 115, les prix
ont été multipliés en moyenne par 22. Les travailleurs
sont donc aujourd’hui plus riches qu’ils ne l’étaient en
1913 grâcel’augmentation de la productivité.
L’ouvrage se centre sur deux moyens distincts d’augmen-
ter la productivité :la technologie et l’innovation. Les
effets de la technologie sur l’économie dépassent large-
ment leur simple production. Le Bureau of Economic
Analysis (qui produit des statistiques et calcule le PIB
américain) considère dans ses statistiques officielles que les industries produisant des
technologies de l’information et de la communication représentent moins de 4 %
des outputs économiques. Il semble donc que ces statistiques ne reflètent pas la place
ellement occupée par ces technologies dans la productivité.
Dans cette perspective, les économistes essaient, depuis 1995, de ne plus considé-
rer la technologie comme un simple investissement en capital mais de mesurer les
investissements complémentaires à la technologie.
Les TIC : moteurs de croissance et de productivité ?
L’année 2001 marque ellement la fin du paradoxe de Solow, les ordinateurs laissant à
cette période une empreinte indélébile dans les statistiques de productivité.La période
2001-2003 est en effet marquée par un saut de la productivité américaine à 3,6 %.
Si lestravailleurs
sont aujourd’hui
plus riches qu’ils
ne l’étaienten
1913,c’est grâce à
l’augmentation de
la productivité.
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Les auteurs expliquent que la productivité de 1995 à 2000 est due aux investisse-
ments dans les technologies de l’information et à la hausse de productivité des pro-
ducteurs de ces mêmes technologies. À partir de 2000, la productivité est tirée par
les innovations dans les produits et les processus dans les industries les plus consom-
matrices de technologies de l’information (plutôt que par les producteurs de ces
technologies). Les auteurs pensent que nous coltons actuellement les fruits de nos
investissements organisationnels de la fin des années 1990, faits en parallèle avec les
investissements dans le hardware. Les effets sur la productivité de la organisation
des processus d’affaires peuvent se manifester au bout de plusieurs années car ce sont
des actifs intangibles qui sont créés. Ainsi, les investissements dans les technologies
de l’information en 2003-2004 sont-ils reflétés dans les statistiques de 2008.
Toutefois, les chercheurs ne sont pas tous d’accord sur l’importance des technologies
de l’information et leur part dans le regain de productivité.Beaucoup partagent
l’hypothèse qu’elles sont à l’origine de la hausse de productivité après 1995. Mais les
différences de méthodes sont telles qu’elles créent de grosses variations dans l’esti-
mation des effets. Tout l’enjeu side dans l’harmonisation des méthodes de mesure
de la productivité.
Pourtant des consensus existent, notamment si l’on considère les retombées écono-
miques des investissements qui peuvent accompagner la mise en place de technolo-
gies de l’information.
Les ordinateurs auraient un impact sur la croissance économique grâce aux inves-
tissements complémentaires dans les nouveaux processus d’affaires et aux nouvelles
organisations et structures d’industrie qu’ils induisent.
Les pratiques qui augmentent la productivité
Les investissements en technologies de l’information ne peuvent à eux seuls garantir
des gains de productivité.Les auteurs distinguent sept pratiques qui s’appliquent
plutôt aux firmes fortement investies dans les technologies de l’information et sont
corrélées à des améliorations significatives de productivité,de valeur de marché, etc. :
passer du papier au numérique ;
ouvrirl’accès à l’information ;
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donner du pouvoir aux emplos afin que ceux qui prennent les décisions soient
ceux qui détiennent les informations ;
utiliser des incitations liées à la performance ;
investir dans la culture d’entreprise ;
recruter les bonnes personnes ;
investir dans le capital humain.
Si ces pratiques semblent relever du simple bon sens, force est de constater que peu
d’entreprises les mettent en œuvre simultanément et en parallèle avec des investis-
sements dans les technologies de l’information. Cisco est un exemple d’entreprise
ayant appliqué ces principes afin de se transformer en « organisation digitale ».
Pour conforter leurs sultats, Brynjolfsson et Saunders citent Milgrom et Roberts 3
et leur analyse des systèmes d’activités complémentaires. Des activités sont jugées
complémentaires si les bénéfices de l’adoption d’une activité sont supérieurs
lorsqu’une seconde pratique est également mise en place.Il existe donc des actions
en chaîne lors des agencements des processus d’affaires qui accompagnent les
changements technologiques. Pour Milgrom et Roberts, il faut adopter des systèmes
d’activités complémentaires plutôt qu’une seule pratique jugée efficace, comme le
montre l’exemple de Lincoln Electrics.
Lincoln Electrics a été fondée en 1895. Cette entreprise n’a pas licencié d’emplos
aux États-Unis depuis 1948. Elle paie ses salariés au rendement. In fine,leur salaire
horaire est en moyenne deux fois supérieur au salaire des employés des concur-
rents immédiats. De plus, l’entreprise paie un bonus annuel lié à sa performance
globale.Compte tenu du succès économique et social de cette entreprise et du fait
qu’elle a été très étudiée,restant un cas de rence dans les universités américaines,
Milgrom et Roberts se demandent pourquoi elle n’a pas été imitée par les autres
firmes du secteur.
L’hypothèse est que ce sont les complémentarités inhérentes à l’organisation de l’en-
treprise qui ont fait le succès, tellement difficile à dupliquer,de Lincoln Electrics.
Offrir des salaires au rendement est une mesure facile à mettre en place mais, dans
le modèle de Lincoln Electrics, toutes les autres caractéristiques organisationnelles,
telles que les hauts bonus et la flexibilité du travail, participent au succès de la firme.
3. Paul Milgrom et John Roberts, « Complementarities and Fit:Strategy, Structure, and Organizational Change
in Manufacturing », Journal of Accounting and Economics,1995, vol. 19, n°2-3, pp. 179-208.
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