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Livres & Idées
Wired for Innovation
Erik Brynjolfsson
& Adam Saunders
En finir avec le
paradoxe de Solow
CéCile Chamaret
Chercheur au centre de recherche en gestion de l’École polytechnique
Wired for Innovation cherche à comprendre comment les technologies de l’information ont transformé l’économie. Son message principal s’adresse aux économistes,
aux industriels et aux gouvernements : pour profiter pleinement des technologies de
l’information, les entreprises doivent entreprendre une refonte systématique de leurs
méthodes de travail.
P
endant longtemps les ordinateurs ont été les grands absents des statistiques de productivité des États-Unis. C’est ce que l’on a appelé le paradoxe de Solow 1. Au fur et à mesure de leur diffusion, les ordinateurs sont
devenus visibles partout dans la vie courante sauf dans les statistiques de
productivité. Depuis 1995, Robert Solow reconnaît lui-même que cette assertion
n’est plus vraie. Il est désormais admis que les technologies de l’information sont
à l’origine, directement ou indirectement, du retour de la productivité aux ÉtatsUnis. Dans Wired for Innovation, Erik Brynjolfsson et Adam Saunders, respectivement professeur et doctorant à la Sloan School du MIT, regroupent et synthétisent
de nombreux travaux relatifs à la productivité des technologies de l’information et
1. Robert Merton Solow a reçu le prix Nobel d’Économie en 1987.
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explorent quelques pistes de recherche prometteuses. Ils répondent notamment aux
questions suivantes : quelle part de l’augmentation de la productivité peut-elle être
attribuée aux technologies de l’information ? Quel est le rôle des pratiques d’affaires
à leurs côtés ? Comment mesurer ce qui ne peut pas être quantifié ?
Mesurer l’économie de l’information
On sait depuis longtemps que la mesure du PIB est imparfaite. Il ne prend pas en
compte, par exemple, les transactions hors marché ni les transactions de biens ou
services d’occasion. Les limites de cet indicateur sont particulièrement évidentes
si l’on considère les activités inhérentes à l’économie de l’information. En effet, si
l’on s’en tient à cet indicateur, la lecture d’un quotidien gratuit tel que le 20 minutes
français, tout comme la recherche d’information sur le web par le biais de moteurs
de recherche gratuits (et financés par la publicité), ne sont pas des activités comptabilisées comme créatrices de richesse. Dans ces deux exemples, on ne mesure qu’une
« face » du marché : les revenus liés à la publicité. La valeur créée sur l’autre face (le
temps passé à lire ou à rechercher de l’information) n’est pas mesurée, et pourtant
elle est créatrice de valeur si l’on en juge par l’audience des journaux gratuits les plus
populaires et celle de Google. Le problème est similaire pour les biens dits complémentaires dont l’un est gratuit et l’autre pas. L’entreprise Adobe a par exemple favorisé la diffusion de son logiciel Adobe Reader en l’offrant gratuitement 2. Cela lui a
permis de vendre plus massivement son autre logiciel payant, Acrobat, qui permet de
créer ou de modifier des documents du même format. Toutefois, ici aussi, seule une
partie de la valeur créée est prise en compte.
La mesure du PIB est encore plus biaisée si l’on considère la mesure de la valeur
d’Internet. Cette dernière est seulement reflétée dans le PIB par la valeur de l’abonnement payé. Une nouvelle valorisation pourrait consister à comptabiliser le temps
passé sur Internet. Tout l’enjeu est donc de savoir comment valoriser ce temps.
La classification américaine a changé en 1997. Les statistiques essaient désormais de
mieux prendre en compte les activités liées à l’information et la qualité. La technique
des prix hédonistes, qui estime la contribution de chaque caractéristique d’un bien,
est une des propositions pour améliorer la mesure de l’économie de l’information.
2. Ce logiciel permet de lire des documents en format pdf.
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Cette difficulté pour évaluer les richesses produites se retrouve aussi dans la mesure
de la productivité.
Au cours du XXe siècle, l’augmentation de la productivité a permis l’élévation du
niveau de vie. En effet, si l’on compare ce que peuvent procurer un salaire moyen en
1913 et un salaire moyen en 2008, il est clair que les produits sont plus accessibles
aujourd’hui et de meilleure qualité. Le prix d’une voiture américaine en 1913 était
d’environ 3 fois le salaire annuel moyen aux États-Unis. En 2008, toujours aux
États-Unis, acquérir une automobile revient à dépenser un peu plus de la moitié du
salaire annuel moyen. Et c’est sans compter toutes les améliorations substantielles,
telles que la conduite assistée, que contiennent les automobiles d’aujourd’hui. Si le
salaire annuel moyen a été multiplié par 115, les prix
ont été multipliés en moyenne par 22. Les travailleurs
Si les travailleurs
sont donc aujourd’hui plus riches qu’ils ne l’étaient en
sont aujourd’hui
1913 grâce l’augmentation de la productivité.
plus riches qu’ils
ne l’étaient en
1913, c’est grâce à
L’ouvrage se centre sur deux moyens distincts d’augmenl’augmentation de
ter la productivité : la technologie et l’innovation. Les
la productivité.
effets de la technologie sur l’économie dépassent largement leur simple production. Le Bureau of Economic
Analysis (qui produit des statistiques et calcule le PIB
américain) considère dans ses statistiques officielles que les industries produisant des
technologies de l’information et de la communication représentent moins de 4 %
des outputs économiques. Il semble donc que ces statistiques ne reflètent pas la place
réellement occupée par ces technologies dans la productivité.
Dans cette perspective, les économistes essaient, depuis 1995, de ne plus considérer la technologie comme un simple investissement en capital mais de mesurer les
investissements complémentaires à la technologie.
Les TIC : moteurs de croissance et de productivité ?
L’année 2001 marque réellement la fin du paradoxe de Solow, les ordinateurs laissant à
cette période une empreinte indélébile dans les statistiques de productivité. La période
2001-2003 est en effet marquée par un saut de la productivité américaine à 3,6 %.
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Les auteurs expliquent que la productivité de 1995 à 2000 est due aux investissements dans les technologies de l’information et à la hausse de productivité des producteurs de ces mêmes technologies. À partir de 2000, la productivité est tirée par
les innovations dans les produits et les processus dans les industries les plus consommatrices de technologies de l’information (plutôt que par les producteurs de ces
technologies). Les auteurs pensent que nous récoltons actuellement les fruits de nos
investissements organisationnels de la fin des années 1990, faits en parallèle avec les
investissements dans le hardware. Les effets sur la productivité de la réorganisation
des processus d’affaires peuvent se manifester au bout de plusieurs années car ce sont
des actifs intangibles qui sont créés. Ainsi, les investissements dans les technologies
de l’information en 2003-2004 sont-ils reflétés dans les statistiques de 2008.
Toutefois, les chercheurs ne sont pas tous d’accord sur l’importance des technologies
de l’information et leur part dans le regain de productivité. Beaucoup partagent
l’hypothèse qu’elles sont à l’origine de la hausse de productivité après 1995. Mais les
différences de méthodes sont telles qu’elles créent de grosses variations dans l’estimation des effets. Tout l’enjeu réside dans l’harmonisation des méthodes de mesure
de la productivité.
Pourtant des consensus existent, notamment si l’on considère les retombées économiques des investissements qui peuvent accompagner la mise en place de technologies de l’information.
Les ordinateurs auraient un impact sur la croissance économique grâce aux investissements complémentaires dans les nouveaux processus d’affaires et aux nouvelles
organisations et structures d’industrie qu’ils induisent.
Les pratiques qui augmentent la productivité
Les investissements en technologies de l’information ne peuvent à eux seuls garantir
des gains de productivité. Les auteurs distinguent sept pratiques qui s’appliquent
plutôt aux firmes fortement investies dans les technologies de l’information et sont
corrélées à des améliorations significatives de productivité, de valeur de marché, etc. :
• passer du papier au numérique ;
• ouvrir l’accès à l’information ;
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• donner du pouvoir aux employés afin que ceux qui prennent les décisions soient
ceux qui détiennent les informations ;
• utiliser des incitations liées à la performance ;
• investir dans la culture d’entreprise ;
• recruter les bonnes personnes ;
• investir dans le capital humain.
Si ces pratiques semblent relever du simple bon sens, force est de constater que peu
d’entreprises les mettent en œuvre simultanément et en parallèle avec des investissements dans les technologies de l’information. Cisco est un exemple d’entreprise
ayant appliqué ces principes afin de se transformer en « organisation digitale ».
Pour conforter leurs résultats, Brynjolfsson et Saunders citent Milgrom et Roberts 3
et leur analyse des systèmes d’activités complémentaires. Des activités sont jugées
complémentaires si les bénéfices de l’adoption d’une activité sont supérieurs
lorsqu’une seconde pratique est également mise en place. Il existe donc des réactions
en chaîne lors des réagencements des processus d’affaires qui accompagnent les
changements technologiques. Pour Milgrom et Roberts, il faut adopter des systèmes
d’activités complémentaires plutôt qu’une seule pratique jugée efficace, comme le
montre l’exemple de Lincoln Electrics.
Lincoln Electrics a été fondée en 1895. Cette entreprise n’a pas licencié d’employés
aux États-Unis depuis 1948. Elle paie ses salariés au rendement. In fine, leur salaire
horaire est en moyenne deux fois supérieur au salaire des employés des concurrents immédiats. De plus, l’entreprise paie un bonus annuel lié à sa performance
globale. Compte tenu du succès économique et social de cette entreprise et du fait
qu’elle a été très étudiée, restant un cas de référence dans les universités américaines,
Milgrom et Roberts se demandent pourquoi elle n’a pas été imitée par les autres
firmes du secteur.
L’hypothèse est que ce sont les complémentarités inhérentes à l’organisation de l’entreprise qui ont fait le succès, tellement difficile à dupliquer, de Lincoln Electrics.
Offrir des salaires au rendement est une mesure facile à mettre en place mais, dans
le modèle de Lincoln Electrics, toutes les autres caractéristiques organisationnelles,
telles que les hauts bonus et la flexibilité du travail, participent au succès de la firme.
3. Paul Milgrom et John Roberts, « Complementarities and Fit : Strategy, Structure, and Organizational Change
in Manufacturing », Journal of Accounting and Economics, 1995, vol. 19, n°2-3, pp. 179-208.
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Un système est donc bien plus difficile à imiter qu’une seule de ses composantes.
Lorsqu’on essaie de réagencer les processus d’affaires, 70 % des projets échouent. Il
apparaît ainsi que les technologies influencent les structures organisationnelles et
que cette influence dépend des processus historiques
spécifiques dans lesquels elles ont été intégrées.
Les technologies
influencent
Ainsi, la même technologie utilisée dans une même
les
structures
entreprise, dans le même bâtiment, mais à un étage diforganisationférent peut avoir des effets divers sur la réorganisation
nelles en fonction
des processus
de l’espace de travail, et ceci en raison du capital humain
historiques
et d’un ensemble de facteurs non technologiques, euxspécifiques dans
mêmes très difficiles à identifier et à mesurer.
lesquels elles ont
été intégrées.
Ces résultats donnent à réfléchir, notamment en ce qui
concerne le transfert de technologies vers les pays en
développement. Il semble que ce seul transfert ne soit pas suffisant. Des investissements ou des transferts de compétences dans les activités complémentaires, effectués
en parallèle avec des investissements technologiques, peuvent contribuer à diminuer
l’écart qui sépare ces pays des États-Unis ou de l’Europe.
Mesurer le capital organisationnel
Il existe donc un véritable enjeu à pouvoir mesurer le capital organisationnel. Celui-ci
consiste en des pratiques qui représentent des actifs intangibles, non commercialisables,
non imitables et non substituables. Ils prennent du temps à être développés, notamment
parce qu’on ne peut pas les acquérir sur le marché. Le capital organisationnel peut être
l’allocation de droits de décision, le schéma des systèmes d’incitation, les investissements cumulés en formation, ou même les réseaux de clients ou de fournisseurs.
Historiquement, les règles comptables ne prennent pas en compte ce type d’investissement. Or, statistiquement, si la mise en place d’un ERP coûte 20 millions, seuls 4 millions sont investis en matériel et logiciels. Les 16 millions restant le sont en formation
et en réorganisation et ne sont pas comptabilisés en tant qu’investissements.
Cependant, les mesures officielles progressent, puisqu’en 2013 le Bureau of Economic
Analysis devrait traiter les dépenses de recherche et développement comme des
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investissements. Toutefois, les nouvelles formes d’organisation du travail ou les nouveaux processus d’affaires ne seront toujours pas mesurés.
Brynjolfsson et Saunders montrent qu’il existe des méthodes pour estimer les actifs
intangibles.
La première consiste à estimer les dépenses au niveau macroéconomique ou au niveau
des firmes en demandant à ces dernières combien elles dépensent dans la formation,
le changement organisationnel et tous les compléments intangibles lorsqu’elles installent une technologie ou qu’elles améliorent la technologie existante.
Un dollar
d’investissement
en ordinateur
génèrerait plus
de 10 dollars de
valeur de marché
à condition que
les pratiques de
travail soient
adaptées.
La seconde méthode consiste à utiliser les marchés
financiers et à comparer la valeur totale du marché à
la valeur des actifs tangibles de la firme. La différence
représenterait alors la valeur des intangibles.
Selon les estimations de Brynjolfsson, 1 dollar d’investissement en ordinateur génèrerait plus de 10 dollars
de valeur de marché à condition que les pratiques de
travail soient adaptées. Dans le cas contraire, cela génèrerait seulement 1 dollar de valeur de marché comme
pour les investissements non technologiques.
Dans une dernière partie, les auteurs reviennent sur les propriétés de l’information
et mettent en évidence la nécessité de repenser les mécanismes d’incitation à l’investissement et à l’innovation.
Inciter a l’innovation à l’ère de l’économie de
l’information
Les caractéristiques de l’information font qu’il est difficile de lui donner une
valeur et un prix. L’information est un bien non rival, puisque plusieurs agents
peuvent en « consommer » simultanément sans que son utilité en soit diminuée.
L’information gratuite et disponible améliore la productivité mais n’est pas comptabilisée. L’information est par ailleurs un bien d’expérience, ce qui signifie que l’on
n’en connaît la valeur qu’après l’avoir consommée. Comme son coût marginal est
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nul, les techniques habituelles de fixation du prix ne peuvent être efficaces. Un des
moyens de contourner ce problème est de recourir à la vente liée qui consiste à
vendre plusieurs produits non dissociables au sein d’un abonnement unique – c’est
le cas des banques de données d’articles scientifiques ou des bouquets de télévision.
Ces éléments font que l’information ne suit pas une chaîne linéaire à travers l’économie. Il y a une déconnexion des retours sur investissements sociaux et privés dans
l’investissement en R&D. C’est le phénomène que l’on appelle knowledge spillover.
Cela signifie qu’une entreprise qui investit en R&D contribue à améliorer le bienêtre social, sans toutefois en retirer assez de bénéfices pour elle-même, et souvent
sans même parvenir à couvrir ses coûts. Et pourtant, au niveau macroéconomique
ces investissements sont profitables, puisque la somme des retours sur investissement
est supérieure au coût de l’investissement. Si l’économie est appelée à devenir plus en
plus une économie de l’information, il faudra repenser
les systèmes d’incitation à la R&D, afin que les entreUne entreprise
prises continuent à investir et ainsi à augmenter le bienqui investit en
être social.
R&D contribue
à améliorer le
bien-être social,
Cet ouvrage constitue une bonne synthèse des travaux
sans toutefois en
récents sur la mesure de la productivité et des praretirer assez de
bénéfices pour
tiques qui peuvent accompagner les investissements
elle-même.
dans les technologies de l’information. Il explore aussi
des pistes de recherche prometteuses pour les années à
venir. L’utilisation et l’adaptation du concept de surplus du consommateur d’Alfred
Marshall pour évaluer l’augmentation du bien-être relatif à la consommation de
biens non pris en compte par le PIB en sont un exemple. La mise en évidence des
pratiques qui, liées à des investissements dans les technologies de l’information,
permettent d’augmenter la productivité, constitue le grand apport de cet ouvrage à
la fois pour les managers et les chercheurs.
Le livre et ses auteurs
Erik Brynjolfsson et Adam Saunders : Wired for Innovation. How Information
Technology Is Reshaping the Economy, Cambridge, MIT Press, 2009, 128 pages.
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