La grossesse et le suivi de l`accouchement chez les Touaregs Kel

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La grossesse et le suivi
de l’accouchement
chez les Touaregs Kel-Adagh
(Kidal, Mali)
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Mohamed Ag Erless a grandi en milieu nomade touareg de l’Adagh (Tessalit, Mali) d’où il tire
l’essentiel des connaissances sur sa culture et son milieu d’origine. Il se forme à l’Institut
pédagogique d’enseignement général et à l’Institut national des Arts de Bamako (diplôme
d’Education musicale). A partir de 1983, il devient technicien de recherche à l’Institut des
sciences humaines (ISH) de Bamako. En 2007, il obtient son diplôme de l’Ecole des hautes
études en sciences sociales (EHESS) de Marseille dans la spécialité « Anthropologie
sociale et ethnologie ». De retour au Mali, Mohamed Ag Erless travaille en qualité d’administrateur des Arts et de la culture à l’ISH de Bamako puis est nommé, en 2008, chef de
la Mission culturelle d’Essouk (Tadamakat) - Kidal.
Il a déjà publié Il n’y a qu’un soleil sur terre (Aix-en-Provence, Iremam), ouvrage réédité en 2009 au Mali à La Sahélienne éditions. Il a également rédigé plusieurs articles,
principalement dans la revue Etudes Maliennes.
Cet ouvrage a été rédigé en mai 2007 pour le mémoire dans le cadre du diplôme de l’Ecole
des hautes études en sciences sociales (EHESS, Marseille) « Anthropologie sociale et
ethnologie » sous la direction de monsieur Jean-Pierre Olivier de Sardan.
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« A chaque minute, une mère disparaît. Elle périt
durant l’accouchement ou du fait de complication
de la grossesse. Son décès peut être évité.
Cette tragédie se traduit par 529 000 décès chaque
année, laissant un vide irréparable dans les familles
et les communautés, dans les régions entières.
Les conséquences d’ordre affectif, économique
et social touchent chacun d’entre nous. »
Conférence internationale sur la population
et le développement (CIPD)
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Ce livre est dédié à mon père et à ma mère qui n’ont pas eu la chance
de voir l’aboutissement de ce travail.
Remerciements
J’adresse mes plus chaleureux remerciements à toutes les populations des zones
d’enquêtes (Kidal, Tessalit et Ménaka) et, plus particulièrement aux femmes et aux
hommes qui, malgré leurs occupations quotidiennes, n’ont ménagé aucun effort pour
répondre à mes nombreuses questions. Toute ma gratitude est également acquise aux
parturientes dont la liste se trouve en annexe à la fin de cet ouvrage. Je sais gré également aux différents responsables et autorités régionales et locales pour leur disponibilité et leur appui qui a assuré le bon déroulement de mes recherches.
J’exprime aussi ma plus sincère reconnaissance au Service de Coopération et
d’Action Culturelle (SCAC) de l’Ambassade de France à Bamako qui m’a octroyé
la bourse pour ma formation dans le cadre de laquelle j’ai réalisé la rédaction de ce
livre et au ministère de la Culture du Mali de son appui financier pour son édition.
Un grand merci sincère aux personnes suivantes à qui je réitère toute mon amitié :
– monsieur Stéphane Hessel, Ambassadeur honoraire de France au Mali,
– Jean-Pierre Olivier de Sardan, mon directeur de mémoire à l’EHESS (Ecole des
Hautes Etudes en Sciences Sociales, Marseille),
– Marceau Gast, Directeur de recherche honoraire au CNRS, MMSH (Maison
Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, Aix-en-Provence)
et aussi Michel Raimbault, Ambéiry Ag Rhissa, Didier Drugmand, mon frère
Abidine Ag Erless, les famille Lang-Cheymol et Garçon.
Un tout grand merci à Evelyne Simonin qui m’a soutenu, conseillé et assisté tout
au long de la rédaction et de la réalisation de ce livre ainsi qu’à Aïcha, mon épouse,
et mes enfants qui ont souffert de mon absence prolongée.
Enfin, pour conclure, que toutes les personnes qui m’ont apporté une aide et un
soutien trouvent ici l’expression de mon plus profond et plus sincère attachement et
de toute mon amitié.
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• La grossesse et le suivi de l’accouchement chez les Touaregs Kel-Adagh
Fatma Walet Souédi, informatrice, femme d’un grand savoir dans le domaine de la santé maternelle,
qui sait associer le traditionnel et le moderne. (Photo : M. Ag Erless, 2005)
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Préface
J’ai rarement rencontré une motivation telle pour mener à bien une recherche et
s’en donner les moyens que celle dont a fait preuve Mohamed Ag Erless ; celle qui
lui permet de proposer avec bonheur le présent ouvrage au lecteur. On pourrait même
parler d’un acharnement héroïque, tant il a dû surmonter, pendant près de dix ans,
les difficultés – matérielles, familiales, institutionnelles ou scientifiques – afin de
pouvoir reprendre ses études, trouver une bourse, séjourner en France, dépouiller
d’interminables bibliographies, mener ses enquêtes de terrain, satisfaire aux exigences de son directeur de mémoire et, enfin, déboucher sur une publication.
On doit se féliciter de cette obstination car elle nous donne accès à des connaissances extrêmement précieuses, de grande qualité, souvent innovantes, toujours intéressantes, sur la grossesse et l’accouchement en milieu touareg malien, aux alentours
de Kidal, au Nord-Est du Mali.
Mohamed Ag Erless était déjà bien connu au Mali, et dans quelques cercles savants
européens spécialistes des sociétés touarègues, comme un fin connaisseur de la culture
Kel-tamashèque, de sa langue, de sa tradition orale, comme un homme de terrain et un
grand érudit local. On en trouve trace dans la façon dont il décrit le contexte de son
étude. En préparant un imposant mémoire universitaire sur le thème de la grossesse et
de l’accouchement, sujet auquel il n’était pas particulièrement préparé et qui n’est pas
d’accès évident pour un homme, il a eu le courage de se lancer d’une certaine façon
en terre inconnue, même si le terrain de son étude est son milieu d’origine.
On sait à quel point la mortalité maternelle est un problème en Afrique. On sait
parfois moins que les causes en sont multiples et ne se résument pas à une insuffisante couverture médicale. Elles relèvent tant de l’offre de soins (inadaptation ou
dysfonctionnements des centres de santé et maternités de premier niveau, attitudes
des personnels de santé, problèmes d’évacuation et de référence vers des plateaux
techniques permettant les césariennes) que de la demande de soins (recours à des
pratiques populaires traditionnelles ou facteurs socio-culturels). L’un des principaux
mérites du travail de Mohamed Ag Erless est justement d’avoir traité ces deux
dimensions. La combinaison des deux domaines principaux de l’anthropologie de la
santé, l’un qui concerne le registre populaire, l’autre qui renvoie aux interactions sanitaires modernes, reste en effet trop rare.
Ce travail nous permet de connaître désormais de façon précise l’ensemble des
représentations et des pratiques qui régissent la grossesse et l’accouchement en milieu
touareg disons « traditionnel », à l’écart des services de santé, sous les tentes ou dans
les campements (et parfois même en ville). Il nous donne ainsi accès à la sémiologie
populaire, aux visions du corps ou du développement embryonnaire, aux thérapies
féminines locales, aux interdits et pratiques magico-religieuses, aux rôles et rites sociaux
qui encadrent la naissance, à la forte prise en charge familiale de l’accouchée, sans
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• La grossesse et le suivi de l’accouchement chez les Touaregs Kel-Adagh
pour autant oublier les contraintes économiques, sociales ou environnementales, dans
une société restée largement nomade et qui se distingue par la place particulière
accordée à la femme, qui est ici finement et longuement décrite.
Mohamed Ag Erless ne s’est pas cantonné à ce registre ethnographique de type
classique (mais tout à fait nécessaire). Dans la seconde partie de son ouvrage, il prend
pied dans le champ de la nouvelle anthropologie de la santé, celle qui s’intéresse aux
formations sanitaires, aux échanges entre personnels de santé et malades, et à la mise
en œuvre sur le terrain des politiques de santé. Sont alors décrites les pratiques et représentations des infirmier(e)s et des sages-femmes, et les relations, de qualité variable,
qu’ils entretiennent avec les femmes enceintes, tissées d’actes médicaux mais aussi de
conflits, d’accusations mutuelles et de malentendus. L’auteur s’est intéressé aussi bien
aux gestes des personnels et aux formes concrètes de la prise en charge des parturientes
qu’au favoritisme ou à la corruption ; aux accouchements dystociques et aux complications qu’aux stratégies de contournement des femmes et à leur réinterprétation des
procédures médicales.
Dans cet ouvrage, les discours des acteurs sont toujours mis au premier plan et largement restitués, dans un contexte où l’accouchement reste particulièrement redouté,
soumis à de nombreux risques, suscitant peurs et traumatismes, en milieu traditionnel
comme en milieu médicalisé.
On doit féliciter l’auteur autant pour l’ampleur de son travail que pour la minutie
avec laquelle la recherche empirique a été menée sur les deux fronts. Ce livre est
fondamentalement honnête, il ne recourt ni à des facilités rhétoriques ni à des bluffs
théoriques ; il est largement au service de ses héroïnes, les parturientes touarègues
de Kidal.
Jean-Pierre Olivier de Sardan
Laboratoire d’études et recherches sur les dynamiques sociales
et le développement local (LASDEL)*
* BP 12901, Niamey, Niger - tél. (227) 20 72 37 80
BP 1383, Parakou, Bénin - tél. (229) 23 10 10 50
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Avertissement
L’alphabet
Notre choix d’écrire les noms tamasheqs en italique, en conformité avec l’alphabet
en vigueur au Mali, rend la lecture plus accessible au lecteur qui le connaît déjà. Pour
les autres, je donne ci-dessous quelques généralités qui leur permettront de mieux
comprendre cet alphabet singulier, proche d’aucun autre connu.
L’alphabet tamasheq comprend 37 lettres (7 voyelles et 30 consonnes).
Les voyelles :
a, S, e, Y, i, o, u, parmi lesquelles a, e, i, u, se lisent comme en français.
Y : (schewa) est un son intermédiaire entre « X » et « i » et qui se met toujours en
position initiale ou en médiane, jamais en final. Seul, ce son ne se prononce pas.
Les consonnes :
b, d, ], f, g, h, ^, j, k, l, _, m, n, q, r, Z, s, `, š, t, a, v, w, x, y, z, b, W, \, T, parmi lesquelles
b, d, f, h, k, l, m, n, r, t, w, z, se lisent comme en français.
A. Neuf lettres – voyelles et consonnes – ont une représentation graphique utilisée en
français, mais avec une valeur phonétique légèrement ou totalement différente.
Les voyelles :
e : se prononce toujours comme dans « été ». Ex. : tele (ombre) ; tenere (solitude, désert).
u : se prononce toujours comme dans « pour ». Ex. : elu (éléphant) ; anu (puits).
Les consonnes :
g : se prononce toujours comme dans « gui ». Ex. : Gundam (Goundam) ; agSla (Sud).
j : se prononce toujours comme « dj ». Ex. : aja (puisette) ; ejjaj (tonnerre).
q : (vélaire) correspond au ‫ ق‬arabe. Ex. : XlqXhwa (café) ; Xlqim (valeur, prix).
s : se prononce toujours comme dans « classe ». Ex. : akXsa (hivernage) ; isan (viande).
y : se prononce toujours comme ill de « paille ». Cette lettre est une semi-consonne.
Ex. : aykar (chiot) ; tihay (obscurité) ; « YS__a » (Dieu) ; « Yaya » (prénom).
Deux sons existant en français sont représentés différemment en TXmašXZt :
š : se prononce comme dans « ch » de « chat ». Ex. : šik (vite) ; ešer (écorchure).
W : se prononce comme « j » de « jus ». Ex. : XlWXnnXt (paradis) ; XlWumXZXt (vendredi).
B. Douze lettres sont particulières « à TXmašXZt » :
Les voyelles :
X (appelé couramment « a bref ») est la voyelle que l’on entend dans l’initial des
mots : « Xho (fumée) ; Xkoss (récipient) » et à l’intérieur des mots : « ejXr (grenouille) ;
emXls (vêtement) ».
Y : cette voyelle appelée par les linguistes « schewa » constitue un son intermédiaire
entre « X » et « i » et qui se met toujours en position initiale ou en médiane. Cette
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voyelle est difficile à articuler seule. Elle est très fréquente en TXmašXZt, mais pour
être perceptible, il faut qu’elle soit « adossée » à une consonne en syllabe fermée. On
l’entend dans les impératifs : « YstYj » (mets un coussin sur le dos d’une monture) ;
« YbdYd » (lève-toi) ; « YktYb » (écris).
Les consonnes :
] : (d emphatique) « a]Sloy » (lèvre) ; « a]aZ » (rocher, montagne).
_ : (l emphatique) « X__arba » (mercredi) ; « ta_Xmt » (chamelle).
` : (s emphatique) « X``abu » (savon) ; « S``ahXt » (force).
a : (t emphatique) « XaaYbYl » (tambour de guerre) ; « XaaXma » (espoir).
x : (comme la jota espagnole) « axx » (lait) ; « Xlxer » (bonheur).
b : (z emphatique) « ebYd » (cendre) ; « tXboli » (fer).
Z : (r grasseyé, dit parisien) « taZat » (chèvre) ; « aZan » (corde).
T : « XTTa » (mon frère) ; « iTTa » (il est cuit, mûr).
Les deux dernières consonnes de l’alphabet, en réalité sont empruntées à l’arabe.
\ : « Xl\ada » (coutume).
^ : (h emphatique arabe très aspiré) « mX^XmmXd » (Mohamed) ; « Xl^ad » (dimanche)
Remarque : Pour rester conforme aux transcriptions déjà en usage, j’écrirai Kel-tamasheq et Kel-Adagh au lieu de KSl-tamašSZt et KSl-A]aZ, qui, du reste est la bonne
transcription. Il en est de même pour le nom des chefs-lieux de région et de cercle
(Adjelhoc au lieu de Ajelhok). En revanche, j’écrirai les noms de secteurs, de fractions,
etc. et tous les mots touaregs avec les caractères tamasheqs indiqués ci-dessus.
Différenciation entre la dénomination « Kel-tamasheq » et « Touareg »
J’ai choisi l’usage des mots « Kel-tamasheq » (un tamasheq, des tamasheqs, une
femme tamashèque) et « Touareg » (un Touareg, des Touaregs, une Touarègue, des
Touarègues) comme l’a écrit Ag Erless (1999 : 12) : « Beaucoup mieux connus sous
le nom de “Touareg”, ils se nomment eux-mêmes aujourd’hui Kel-tamasheq, “ceux
de la langue tamashèque.” » dans la région de Kidal. Il faut noter qu’en employant
le terme tamasheq, qui englobe tout individu qui parle cette langue berbère, nous
faisons abstraction des classifications traditionnelles (suzerains, tributaires, religieux,
artisans, esclaves). Comme l’écrit Anne Rochegude (1989 : 16) : « Kel-tamasheq,
ceux qui parlent la langue tamashèque, désigne l’ensemble du groupe, nobles et vassaux, religieux et forgerons et anciens esclaves. »
P. Pandolfi (1994 : 15), rappelle que : « L’appellation même de Touareg […] d’origine arabe, est extérieure au monde ainsi dénommé et n’est en usage que chez les
étrangers. Touareg semble être un terme dérivé de Targa, qui est l’appellation d’origine de la région du Fezzan, et correspondrait à un nom tribal particulier que les
conquérants arabes ont étendu à l’ensemble des nomades voilés qui occupaient les
zones sahariennes et sahéliennes. »
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Introduction générale
Lors de la Conférence internationale sur la population et le développement (Le
Caire, 1994), les participants ont proposé une définition pour orienter les programmes
de la santé publique de l’OMS concernant la santé de la reproduction :
« La santé reproductive est un état de complet bien-être, physique, mental et social
dans tous les domaines relatifs au système de la reproduction, à sa fonction et à ses
processus. Cela implique que les gens soient capables d’avoir une vie sexuelle satisfaisante et saine et qu’ils aient la capacité de se reproduire et de décider s’ils le
veulent, quand et comment. Les hommes et les femmes ont le droit d’être informés
et d’avoir accès à des méthodes d’espacement des naissances de leurs choix, sauves,
efficaces, abordables et acceptables… et le droit d’avoir accès à des services de
santé appropriés qui permettent aux femmes de vivre en toute sécurité. »1 Ainsi, le
concept de santé de la reproduction met l’accent sur l’individu avec la notion de
droit et de choix en matière de reproduction et de sexualité.
L’indicateur de santé maternelle représente le taux de mortalité maternelle, il se
définit par le nombre de décès par an survenu soit pendant la grossesse, soit lors
de l’accouchement ou dans les quarante-deux jours du post-partum. La mortalité maternelle indique le décès d’une femme dans sa période de reproduction, qui surviendrait pour une cause déterminée ou aggravée par la grossesse ou les soins qu’elle a
motivés, mais ni accidentelle, ni fortuite (OMS, 1990).
Pour expliquer le taux de mortalité maternelle, les programmes de santé publique,
après avoir défini les termes de santé et de mortalité maternelle, se penchent sur les
différents obstacles de l’accès aux soins (insuffisance de couverture sanitaire et des
ressources financières, situation géographique, analphabétisme, dépendance de la
femme sur le plan social et financier…).
C’est seulement dans les années 1980 que la santé maternelle a commencé à susciter un intérêt au niveau international, en raison de l’ampleur de la mortalité aussi
bien dans les pays industrialisés que dans les pays en voie de développement.2 Cette
prise de conscience a été rendue possible grâce à la diffusion des chiffres et des
données permettant d’évaluer l’état de la mortalité maternelle et infantile dans ces
régions. Ainsi, des stratégies communes ont été adoptées en vue de réduire ces taux
élevés de mortalité notamment grâce à l’accès aux soins prénatals, à la disponibilité
1. Conférence internationale sur la population et le développement, Le Caire, 1994.
2. La problématique de la santé maternelle est mal connue, et, cause ou conséquence, jusqu’à la fin des années 1980,
elle ne fait pas partie des priorités. (De Brouwere et Wim Van Leberghe, 1998). Ces auteurs informent que : « La
détresse des mères à l’accouchement a longtemps été ignorée, même par les apôtres des soins de santé primaires.
Ce n’est que vers 1980 que quelques militants et professionnels “éclairés” ont commencé à se mobiliser autour de
cette stratégie jusqu’alors très peu documentée, sous-estimée et négligée : “Toutes les quatre heures, jour après jour,
un Jumbo Jet s’écrase et tous les passagers sont tués. Les 250 passagers sont tous des femmes, la plupart au
printemps de leur vie, certaines même ont moins de 20 ans”. »
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• La grossesse et le suivi de l’accouchement chez les Touaregs Kel-Adagh
des services de santé pour des soins adéquats, à la responsabilisation des professionnels,
à la disponibilité des informations et aux enquêtes autour des décès maternels (Van
Lerberghe et De Brouwere, 2001). Malgré ces initiatives de grande envergure menées
conjointement, les statistiques des causes médicales de décès maternels, les accouchements réalisés par un agent de santé qualifié et les accouchements par césarienne
(Abouzahr et Wardlaw, 2001 ; Pison, 2001) indiquent la persistance de la mortalité
dans les pays en voie de développement.
La professionnalisation, l’assistance à l’accouchement par un agent qualifié, la
formation des sages-femmes et l’utilisation des technologies obstétricales modernes
telles que l’antibiothérapie et la transfusion sanguine ont fait également l’objet d’expérimentation (De Brouwere et Van Lerberghe, 1998) mais, malgré cet effort à l’échelle
mondiale, les résultats escomptés n’ont pas atteint l’objectif visé à cause principalement
du manque de personnel qualifié.
Dans les pays en voie de développement d’autres stratégies ont été aussi entreprises, notamment dans deux directions.
La première est axée sur la formation des accoucheuses traditionnelles dont le rôle
principal est d’assister les femmes pendant l’accouchement, d’administrer les premiers soins, d’acheminer ces femmes vers des centres de santé et de contribuer ainsi
à la réduction de la mortalité maternelle (OMS, 1993 ; Bergström et Goodburn,
2001). Malgré ces dispositions, on note les carences des services de santé pour la
prise en charge des femmes et une assistance partielle des femmes enceintes du fait
que la plupart des accoucheuses traditionnelles exercent dans les zones rurales, occultant ainsi les besoins des femmes du milieu urbain.
La seconde stratégie concerne les soins prénatals, notamment le dépistage des
complications obstétricales et des risques de la grossesse lors des consultations prénatales, la planification familiale et la référence pendant la grossesse et l’accouchement (PRB, 1997 ; WHO, 2000 ; Jahn et De Brouwere, 2001). L’objectif était de
donner aux femmes enceintes les soins obstétricaux d’urgence, d’étayer les soins prénatals et obstétricaux par des services de santé disponibles, d’organiser des services
de santé maternelle et de favoriser leur accessibilité en cas d’urgence (WHO, 1991).
De nombreuses études ont montré l’association entre certains facteurs socioculturels
et économiques, tels que l’âge, la multiparité ou l’analphabétisme… mais elles ne
permettent pas vraiment de calculer les valeurs prédictives3 et les risques attribuables à ces facteurs. Certaines recherches ont fortement remis en question l’approche
des problèmes de santé maternelle et infantile basée sur le concept de risque que
l’OMS a préconisé dans les années 1980. (Alain Prual, 2000). Grâce à l’apport des
sciences sociales dans le domaine de la santé maternelle, les conséquences des phénomènes culturels dans l’origine de la mortalité maternelle ont pu être étudiées. Dans
son article La Production de la santé reproductive, Didier Fassin met l’accent sur le
3. Terme qualifiant notamment la médecine spécialisée dans la détection des maladies de l’enfant avant sa naissance.
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Introduction générale •
rôle social et biologique de la reproduction comme seul intérêt des politiques de
santé maternelle. Les femmes ne sont prises en compte que dans leur rôle de génitrices. L’approche de l’OMS, dans les années 1980, est médicale et reste focalisée
sur l’accouchement. Dans tous les pays, la santé maternelle est apparue comme un
intérêt commun politiquement acceptable. L’avortement naturel, supposé être l’une
des premières causes du décès maternel n’a cependant jamais été évoqué. Ainsi, le
programme de réduction de la mortalité maternelle doit plus son succès à une configuration socio-politique favorable qu’à l’analyse d’une situation sanitaire. L’analyse
des conditions de recours au système de santé met aussi en évidence un ensemble de
facteurs sociaux et économiques enclins à expliquer le faible niveau d’utilisation des
services de soins. (Fassin, 2000)
Chaque pays a son histoire et sa politique desquelles découle directement la politique en matière de santé. En d’autres termes, l’histoire de la politique de santé d’un
pays est indissociable de son histoire géopolitique. La santé est un enjeu politique
quotidien aussi bien pour l’utilisateur, le professionnel, que pour les décideurs, elle
est aussi le centre de jeux de pouvoir à tous les niveaux. (Fassin, 1987).
Si l’on s’en tient aux données sur les décès maternels, les chiffres qui concernent
la mortalité maternelle dans les pays pauvres de la planète sont alarmants.
L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) déclare 500 000 décès maternels par
an dont la majorité se situent en Afrique, particulièrement en Afrique subsaharienne
(jusqu’à 600 pour 100 000 naissances vivantes). Le Mali, qui est situé dans cette
partie du continent, est très concerné par ce fléau.
A l’échelle mondiale, pour la période 1995-1998, on a enregistré 430 décès maternels pour 100 000 naissances vivantes. En Afrique subsaharienne, le taux de décès maternels est estimé à 975 pour 100 000 naissances vivantes contre 13 pour les pays
développés (WHO, 2000). D’autres sources plus récentes révèlent qu’à travers le monde,
tous les ans, au moins 585 000 femmes meurent des suites de complications liées à la
grossesse et à l’accouchement (FNUAP, 2004)4. Environ 99% de ces décès surviennent
dans les pays en voie de développement. L’Organisation mondiale de la Santé estime
que les naissances vivantes (NV) se chiffrent entre 200 à 300 pour 100 000 en Afrique
Australe, 300 à 400 pour 100 000 en Afrique de l’Est, 400 à 600 pour 100 000 en
Afrique Centrale. La situation demeure plus préoccupante en Afrique de l’Ouest qui enregistre le record avec des chiffres allant de 600 à 800, et même plus, pour 100 000 NV.
Le Mali est touché par cette triste réalité car le taux de mortalité y est très élevé avec
582 décès pour 100 000 naissances vivantes en 2001 (EDSM-III, 2001)5.
4. L’OMS estime à 580 000 le nombre de femmes qui meurent chaque année en cours de grossesse et d’accouchement.
La moyenne générale la plus élevée est enregistrée en Afrique avec, au moins 230 000 décès par an soit 20 000 décès
par mois. Cette estimation varie, bien sûr, suivant les différents blocs épidémiologiques. (Etard, 1995).
5. Le taux de mortalité maternel a subi une légère augmentation par rapport à EDSM-II. Selon EDSM-III : « Les taux
de mortalité maternelle sont de 582 décès maternels pour 100 000 naissances vivantes pour la période de 0-6 ans
avant l’enquête. Ce taux n’a pratiquement pas changé par rapport à celui estimé par l’EDSM-II de 1995-1996.
Il était de 577 pour la période de 1989-1996. » Selon la même source le taux de mortalité infantile est de 113 pour
1 000 ; le taux de mortalité néonatale est de 57 pour 1 000.
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• La grossesse et le suivi de l’accouchement chez les Touaregs Kel-Adagh
Il existe de très nombreuses causes de décès maternel. Certains surviennent indirectement suite à la grossesse ou aux grossesses successives (et rapprochées) associées
à la malnutrition qui provoque l’anémie. D’autres sont provoqués par le mauvais état
de santé de la femme, suite à une insuffisance cardiaque, suite à une anémie aggravée par la grossesse et l’accouchement, ou encore, suite à une insuffisance rénale à
la suite d’une éclampsie qui peut survenir plusieurs années après le dernier accouchement. L’OMS classe les causes de la mortalité maternelle en quatre groupes :
– les causes médicales directes et indirectes : dystocies, anémies, infections, hypertension artérielle et les avortements provoqués ;
– les causes liées au système de reproduction : le jeune âge à la première grossesse, le taux de fécondité élevé ;
– les causes socio-économiques : analphabétisme, faiblesse des ressources, PNB
par habitant bas ;
– les causes liées au système de santé : inaccessibilité et mauvaise qualité des
soins, insuffisance de personnel qualifié, mauvaise gestion des ressources.
Jaffré et Prual (1993 : 65) soulignent que : « Ces taux élevés de mortalité et de
morbidité trouvent leur origine dans la combinaison de plusieurs facteurs. (Les
premiers […] sont liés au rapport entre le statut social de la femme et son “obligation” de procréation. […] Les seconds sont liés à la définition et à la conception des
programmes sanitaires s’adressant à la mère et à l’enfant.) »
En Afrique, au sud du Sahara, la mortalité maternelle semble être liée à un problème de santé publique, elle est de 20 à 70 fois plus élevée que dans les pays industrialisés. Les raisons le plus souvent citées évoquent les attitudes de la population et
le manque de personnel qualifié. (Jaffré et Prual, 1993).
Dans les pays en voie de développement, au Mali en particulier, les femmes, surtout
les rurales, vivent dans la pauvreté et souffrent du manque d’accès aux services de santé
et aux soins. Dans des pays qui connaissent un déficit de structures et de personnel médical, une grossesse ou un accouchement peuvent se révéler tragiques et même fatals.
Vu le nombre important de groupes « ethniques »6 au Mali, on retrouve, à travers
les nombreux dictons et croyances, la conscience de la nécessité de porter une attention particulière à la prise en charge de la grossesse et de l’accouchement. La perception de la mort est omniprésente dans les différentes communautés du pays. Chez
les Touaregs, un dicton est assez évocateur : « Dès que la femme est enceinte, sa
tombe reste ouverte. » Le « tombeau ouvert » renvoie de façon plus large à l’idée des
risques que la femme court du début de sa grossesse jusqu’à l’accouchement mais, de
façon plus restreinte, ces risques concernent aussi la période allant du déclenchement
6. George Vacher de Lapouge distingue les races qui ont, selon lui, une base biologique et les ethnies qui ont une
base linguistique et culturelle. Pour cet auteur, les ethnies sont des sous-ensembles des races. Le terme a donc, au
départ, un fondement naturaliste : les ethnies seraient les manifestations du besoin des hommes de se retrouver en
groupes de races et de culture homogènes. (Lexique de sociologie, Dalloz, 2005)
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Introduction générale •
de la parturition (le travail) au septième jour après l’accouchement. Cette conception
ne rappelle-t-elle pas la définition7 du décès maternel qui survient au moment de
l’accouchement et du post-partum indiqué par l’OMS ?
Pourquoi en Afrique tant de femmes meurent durant leur grossesse ou en mettant
au monde leurs enfants ? Connaître l’ampleur d’un problème ne suffit pas pour en cerner
tous les contours qui permettent de le résoudre. Les chiffres cachent toutes sortes de
réalités qui ne peuvent se révéler que lorsqu’on tente de trouver les raisons précises.
En 1990, au Mali, la Déclaration de politique sectorielle de santé et de population a
été élaborée. Elle visait à « améliorer la santé des populations, principalement celle des
femmes et des enfants ». Cette déclaration répond à la dégradation persistante de l’état
de santé des populations malgré les efforts mis en œuvre lors de l’application des deux
premiers plans décennaux de développement sanitaire (de 1966 à 1976 et de 1981 à
1990). C’est à partir des résultats de l’application de cette déclaration qu’a été élaboré
le troisième plan décennal de 1998 à 2007. Celui-ci vise à offrir de meilleurs soins de
santé aux populations maliennes ; dans le domaine de la santé de la reproduction, ce troisième plan (de 1998 à 2007) avait pour ambition de « réduire de 30% la mortalité maternelle attribuée aux dystocies (accouchements longs et difficiles) et aux hémorragies
du post-partum ». Pour atteindre cet objectif, il se propose de mettre en place une nouvelle stratégie : le dépistage précoce et la prise en charge des urgences obstétricales.
Mais les problèmes liés à l’enfantement (grossesse et accouchement) ne relèvent
pas uniquement du domaine biomédical (Fassin, 1987).
En confirmant ainsi que l’opposition entre facteurs sanitaires et facteurs socioculturels et économiques est artificielle, la discipline socio-anthropologique a fini
par s’inscrire dans les champs de la santé.
L’anthropologie de la santé a mis à nu les réalités du sujet en se penchant sur les
raisons d’une telle mortalité maternelle en Afrique.
Certains auteurs pensent qu’il convient de fournir des chiffres qui s’approchent
le plus près possible de la réalité. D’où l’association des études basées sur des données
hospitalières et de celles dites communautaires, deux approches qui ont été successivement réalisées en Guinée (Cantrelle et al., 1992).
D’autres études vont examiner les traits culturels et sociaux s’articulant autour de
la grossesse et de l’accouchement. Ainsi, T. Berche (Berche, 1998) a étudié la gestion
de la grossesse et de l’accouchement dans une société dogon au Mali.
Au Niger, l’étude d’Olivier de Sardan et ses collègues (1999) s’est penchée sur
les pratiques et les représentations populaires autour de l’accouchement dans les
deux principales langues et cultures nigériennes (Songhay-Zarma).
7. Selon l’OMS, la mortalité maternelle est définie comme : « Le décès d’une femme survenu au cours de la grossesse
ou dans un délai de 42 jours après son accouchement, quelle qu’en soit sa durée ou sa localisation, pour une cause
quelconque déterminée ou aggravée par la grossesse ou les soins qu’elle a motivés, mais ni accidentelle, ni fortuite. »
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• La grossesse et le suivi de l’accouchement chez les Touaregs Kel-Adagh
Les différentes études qui ont exploré cette question révèlent que le plus grand
nombre de décès maternels est dû aux dysfonctionnements des systèmes de santé et
à leur manque de performance, cela représente l’essentiel des 90% de morts maternelles évitables (Gruénais, 2000).
C’est la raison pour laquelle certains spécialistes de la socio-anthropologie se sont
intéressés aux structures de santé. Ils ont analysé les systèmes de santé dans leur fonctionnalité ainsi que les comportements des usagers impliqués dans ces systèmes. Citons
entre autres :
• Le Corps des sages-femmes entre identités professionnelle et sociale (Jaffré et
Prual, 1993) ;
• Les Accoucheuses traditionnelles dans sept pays (Mangay-Maglacas et Pizurki,
1983)
• Grossesse et accouchement en Afrique de l’Ouest. Une maternité à haut risque
(Prual, 1999)8 ;
• Une Médecine inhospitalière (Y. Jaffré et J.-P. Olivier de Sardan, sous la direction, 2003).
Toutes ces études ont fait ressortir des pistes nouvelles qui invitent à explorer davantage les champs de la santé maternelle. Pour peu qu’on s’intéresse seulement à la
santé en milieu urbain, « le chantier est immense » et continue d’ouvrir des pistes : « réflexion sur l’architecture hospitalière, travail sur les innovations sanitaires spontanées,
réflexion sur la place des langues locales dans l’acte de soin, étude sur les identités des
personnels de santé et une description des réseaux liés à la santé. » (Jaffré, 1999).
Dès lors, dans le but d’explorer de façon précise et détaillée un des champs de la
santé qui était resté jusqu’à présent peu investi, j’ai axé mon étude sur la gestion de
la santé maternelle chez les Kel-tamasheqs de la région de Kidal.
Mon travail veut rendre compte de la gestion de la grossesse et de l’accouchement
en milieu traditionnel et urbain et, à travers tous les aspects socio-culturels s’y rapportant, les différents recours organisés, l’accès aux soins traditionnels et biomédicaux
des femmes (la prise en charge des soins dans ces lieux traditionnels et « modernes »)
je mettrai en exergue les raisons qui freinent la fréquentation des structures de santé
qui empêchent les femmes d’enfanter dans des conditions sanitaires acceptables.
Cette recherche a ainsi pour objectif d’étudier la gestion de la grossesse chez les
Kel-tamasheqs de la région de Kidal. Elle est répartie selon trois niveaux d’analyse :
• Les représentations et les pathologies liées à la grossesse et à l’accouchement
(les croyances, les craintes, l’éloignement, la prévention…).
• Le mode de gestion de la grossesse et de l’accouchement chez la femme tamashèque en milieu nomade et urbain.
8. Prual A., Grossesse et accouchement en Afrique de l’Ouest. Une maternité à haut risque, Santé publique, 1999,
vol. 11, n° 2, p. 155-165.
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Introduction générale •
• Les interactions entre les personnels de santé, en particuliers les sages-femmes
et les infirmières, dans les structures de soins « modernes » (recours divers et
conduite des personnels de santé).
Chez les Kel-tamasheqs, en milieu nomade, tout comme dans les autres milieux
ruraux du Sahel (Songhay, Peul, Maures…), les femmes accouchent traditionnellement à domicile, assistées habituellement d’une vieille femme. Le rôle d’« accoucheuse traditionnelle » chez les Kel-tamasheqs de Kidal n’est pas réservé à une catégorie spécifique de la société. Il peut être tenu par toute femme qui a déjà enfanté,
ayant ainsi acquis une certaine expérience dans ce domaine et qui dispose ainsi de
la confiance de l’entourage. « La fonction d’accoucheuse “traditionnelle” est liée à
l’identité de “la vieille” praticienne plus qu’à l’acquisition d’un savoir spécifique. »
(Jaffré et Prual, 1993 :71)
Dans le milieu urbain, on note aussi une préférence pour l’accouchement à domicile,
ce qui explique qu’une grande partie des femmes accouchent sans assistance médicale.
Au Mali, une femme sur deux a son premier enfant avant l’âge de 19 ans (en moyenne
15 ans), le taux de fécondité9 très élevé, atteint 6,7 enfants par femme et le risque de
décès par cause maternelle durant les âges de procréation est de 0,042 pour la période
1994-2001. Autrement dit, au Mali, une femme court un risque de 1 sur 24 de décéder
pour des causes maternelles pendant les âges de procréation. (EDSM-III, 2002). Cette
même source révèle que pour l’ensemble des décès des femmes en âge de procréation
(15-49 ans), pratiquement un décès sur trois (31%) serait dû à des causes maternelles.
Parce que, d’une part, elles bénéficient des recours thérapeutiques traditionnels
(plantes, guérisseurs, marabouts…) et que, d’autre part, le nomadisme les éloigne des
services de santé, les femmes tamashèques de la brousse fréquentent rarement les infrastructures sanitaires. Elles ne s’y rendent que lorsque leur état de santé s’est aggravé
et l’exige.
Il y a lieu de s’interroger aussi sur le comportement des femmes tamashèques en
milieu urbain, qui vivent à proximité des structures socio-sanitaires, afin de déterminer si elles les fréquentent, comment, et quelles sont les raisons si elles ne le font
pas (manque de moyens, accueil, pudeur…). C’est à partir de cette étude que l’on tentera d’apporter une réponse.
Cette étude sur la grossesse et l’accouchement s’inspire entre autres du concept
de l’interactionnisme. Comme le rappelle Erving Goffman : « Il ne s’agit pas d’examiner les interactions dans un contexte particulier, dans celui d’un petit groupe par
exemple, mais de les étudier dans leur cadre “naturel”, d’occurrence, c’est-à-dire
dans la vie quotidienne, lorsque les individus se rencontrent, échangent, produisent
9. La fécondité au Mali reste très élevée. Avec les niveaux de fécondité actuels, chaque femme aura eu en fin de vie
féconde, une moyenne de 6,8 enfants. Ce niveau de fécondité est pratiquement identique (6,7 enfants par femme) à celui
de la période 1993-1996. De plus, il varie de façon significative selon le milieu et la région de résidence. La fécondité
du milieu rural (7,3 enfants) est nettement plus élevée que celle du milieu urbain (5,5 enfants). (EDSM-III, 2002)
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• La grossesse et le suivi de l’accouchement chez les Touaregs Kel-Adagh
leur vie. »10 Elle se veut aussi une étude qualitative11 et s’appuie sur les travaux de
la sociologie et de l’anthropologie qualitative particulièrement de la méthode « idéal
typique. » A ce sujet Max Weber écrit : « Dans la plupart des cas […] l’activité sociologiquement ou historiquement importante est influencée par des motifs qualitativement hétérogènes, entre lesquels il n’est pas possible d’établir une « moyenne »
au sens propre du terme. »12
Mes investigations ont été centrées sur l’acteur « en situation » pour reprendre
Mohamed Mebtoul (1994 : 16)13 qui rappelle : « Identifier l’individu dans ses actes et
rapports quotidiens, en tentant d’être au plus près de son discours et de ses pratiques,
c’est s’inscrire dans une démarche empirique mais qui a sa propre pertinence. »
J’ai mis l’accent sur les pratiques populaires et biomédicales dans la gestion de
la grossesse et de l’accouchement et aussi les interactions entre les populations et les
services de santé. Au cours de mon enquête, j’ai observé une diversité de méthodes
et d’acteurs autour de la grossesse et de l’accouchement. Les soins sont administrés
au niveau local dans la majorité des cas, donc hors des structures de santé, et débouchent parfois sur des transferts qui s’effectuent soit de la brousse vers la ville
(centres de santé) soit du Centre de Santé Communautaire (CSCOM) vers le Centre
de Santé de Référence (CSRéf).
Pour savoir comment les femmes tamashèques gèrent la grossesse et l’accouchement, j’ai listé un certain nombre d’interrogations :
• Quelles sont les conceptions populaires de la grossesse et de l’accouchement
dans les milieux, rural et urbain, de la région de Kidal ?
• Quelles sont les pratiques préventives et curatives mises en œuvre pour la grossesse et de l’accouchement ?
• Quelles sont les interactions entre les populations et les services de santé ?
• Quel est l’impact des pratiques biomédicales dans le milieu d’étude sur les comportements thérapeutiques des populations, particulièrement des femmes, en ce qui
concerne la gestion de la grossesse et de l’accouchement ?
• Les conditions socio-économiques des femmes tamashèques sont-elles suffisantes pour leur permettre une prise en charge satisfaisante de la grossesse et de l’accouchement ?
L’analyse de ces investigations nous a permis d’ébaucher les hypothèses suivantes :
• On peut penser que les représentations et les maladies qui sont liées à la grossesse
et à l’accouchement dépendent du contexte socio-culturel dans lequel la femme évolue.
10. Erving Goffman, Les Rites d’interaction, Paris, Editions de Minuit, 1974, chap. 1.
11. La méthode d’analyse qualitative ne recourt ni au calcul ni aux dénombrements, mais privilégie les aspects
qualitatifs des actions sociales (motivation, jugement, etc.) dans le but de les interpréter et de les comprendre.
Lexique de sociologie, Dalloz, 2005, 329 p.
12. Max Weber, Les Concepts fondamentaux de la sociologie, in Karl M.Van Meter (sous la dir.), Paris, Larousse, La
sociologie, Textes essentiels, 1992, p. 336-354.
13. Mohamed Mebtoul, Une Anthropologie de la proximité, Paris, L’Harmattan, 1994, 286 p.
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