Sociétés n° 86 – 2004/4
Marges
LE PROCESSUS DE RATIONALISATION
CHEZ MAX WEBER
Françoise MAZUIR*
Max WEBER commence à s’interroger sur le principe de rationalisation à l’œuvre
dans les sociétés occidentales à partir des années 1910 et en s’appuyant large-
ment sur les théories économiques qui lui servent de socle épistémologique.
Au capitalisme moderne qui repose, quant à lui, sur une rationalisation en
matière juridique et politique, Max WEBER va opposer, dans Histoire Économi-
que (Wirtschaftsgeschichte : abriss der universalen sozial – und
wirtschaftsgeschichte) un capitalisme « non rationaliste ». Convaincu du poids
des traditions, Max WEBER reconnaît que l’histoire économique doit prendre en
compte des « éléments de type extra-économique », c’est-à-dire ceux ayant trait
au salut, au pouvoir, aux honneurs.1
C’est dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Gesammelte
Aufsätze zur Religionssoziologie) que l’on trouve, à côté d’un capitalisme ex-
terne ou sociétal, un capitalisme interne ou individuel, privé. Ce dernier est
constitué, en fait, des principes fondateurs qui gouvernent nos pensées et nos
actions individuelles et collectives.
Ainsi, selon Max WEBER, chaque domaine de la vie privée et publique con-
naît un processus de rationalisation qui lui est propre, spécifique, singulier, ce
processus œuvrant dans le sens d’une finalité recherchée. Il va ainsi se créer
*Docteur en sociologie, chargée d’enseignement à l’Université Paul Valéry – Montpel-
lier III.
1. Max WEBER. Histoire économique : esquisse d’une histoire universelle de l’éco-
nomie et de la société. Paris, Gallimard, 1991, p. 26.
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différentes formes de rationalisation déterminées par des systèmes de valeurs et
des modes de représentation qui vont parachever leurs singularités. Il va s’ensui-
vre, de fait, des divergences – voire des oppositions – tant sur le fond (le contenu)
que sur la forme (l’apparence, l’extérieur). D’une manière générale, ces formes
sociales (ces rationalités) vont alors s’affronter, rentrer parfois en conflit. En
effet, ces systèmes de valeurs possédant leurs propres modes de représentation,
constituent des sphères différenciées qui vont alors rentrer en tension les unes
les autres.
Ainsi, Max WEBER nous montre comment la sphère religieuse s’oppose à la
sphère économique, politique, mais également intellectuelle. C’est d’ailleurs la
rationalité de cette sphère intellectuelle (la rationalité scientifique) qui est à l’ori-
gine du « désenchantement du monde » (die Entzauberung der Welt).
Dans Le métier et la vocation de savant (Wissenschaft als Beruf)2, Max
WEBER propose de « voir clairement ce que signifie en pratique cette rationali-
sation intellectualiste que nous devons à la science et à la technique scientifi-
que »3. En fait, pour Max WEBER, « l’intellectualisation et la rationalisation
croissantes ne signifient [donc] nullement une connaissance générale croissante
des conditions dans lesquelles nous vivons »4, mais plutôt notre croyance en la
maîtrise des choses par la prévision, l’anticipation et ce pour autant que nous
le voulions (notre volonté étant là convoquée).
Il s’agit, en fait, d’une autre compréhension et d’une autre approche du
monde et de ce qui nous entoure, d’un autre rapport entre nous-mêmes et l’ex-
térieur, qu’il s’agisse du monde des choses ou de celui des idées. Notre vision du
monde a changé et nous n’abordons plus les questions matérielles et spirituelles
de la même façon, ceci étant valable pour les réponses que nous y apportons
(modifications sensibles dans le domaine de nos représentations, de nos schè-
mes d’accès et donc de notre démarche de conceptualisation).
Ainsi, pour Max WEBER, le processus d’intellectualisation peut être défini
par notre capacité à recourir à la technique et à la précision, ce processus rati-
fiant également l’amorce du « désenchantement du monde ».
Le thème du « désenchantement du monde » (die Entzauberung der Welt)
apparaît dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Gesammelte
Aufsätze zur Religionssoziologie) à plusieurs reprises et Max WEBER en donne
la traduction suivante : l’élimination de la magie en tant que technique de salut.
Ce processus de désenchantement « qui avait débuté avec les prophéties du
judaïsme ancien et qui, de concert avec la pensée scientifique grecque, rejetait
2. Conférence de Max WEBER donnée en 1919 à Münich, devant la Ligue des étu-
diants libéraux.
3. Max WEBER, Le Savant et le politique, Paris, Plon, 1990, p. 69.
4. Ibid., p. 70.
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tous les moyens magiques d’atteindre au salut comme autant de superstitions et
de sacrilèges »5 trouvait un point final avec le puritanisme.
La signification première du « désenchantement du monde » se retrouve dans
la Wirtschaftsgeschichte (Histoire économique) pour bénéficier d’un sens plus
large dans Le métier et la vocation de savant où Max WEBER évoque un
détachement de l’emprise du religieux dans les représentations mentales de
l’homme et dans son rapport au monde.
Dans la conférence qu’il consacre en 1919 au métier et à la vocation de
savant, Max WEBER insiste sur le fait que le désenchantement du monde est le
pur produit de la rationalisation et de l’intellectualisation du monde moderne,
d’un monde désormais dépourvu de sens.
Faisant référence aux diverses sciences, Max WEBER s’exprime ainsi : « Qui
donc encore, de nos jours, croit – à l’exception de quelques grands enfants qu’on
rencontre encore justement parmi les spécialistes – que les connaissances astro-
nomiques, biologiques, physiques ou chimiques pourraient nous enseigner quel-
que chose sur le sens du monde ou même nous aider à trouver les traces de ce
sens, si jamais il existe ? S’il existe des connaissances qui sont capables d’extir-
per jusqu’à la racine la croyance en l’existence de quoi que ce soit ressemblant à
une “signification” du monde, ce sont précisément ces sciences-là. En définitive,
comment la science pourrait-elle nous “conduire à Dieu” ? »6
C’est à partir de cette perte, de cette vacance du sens, que naît le poly-
théisme des valeurs, c’est-à-dire la perte de la croyance en un dieu unique et
tout-puissant.
Ce polythéisme des valeurs engendre une multiplicité des valeurs mais aussi
des paradoxes. À la perte du sens fondateur, à l’impossibilité de consensus, à la
déliquescence de tout lien unificateur (les valeurs entrent dans le domaine de
«sphères différenciées »), nous sommes confrontés aux antinomies de l’action et,
de fait, à la question du choix (qui donne à la condition humaine cette dimension
tragique).
Pour Catherine COLLIOT-THELENE, « le constat de l’antagonisme
indépassable des valeurs occupe [ainsi] une place décisive dans l’économie d’en-
semble de la pensée wébérienne de l’histoire »7.
Dans Économie et société, au chapitre consacré aux Concepts fondamen-
taux de la sociologie, Max WEBER nous donne la définition telle qu’il l’entend
de la notion de sociologie et du « sens » de l’activité sociale.8
5. Max WEBER, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1985,
p. 117.
6. Max WEBER, Le Savant et le politique, Paris, Plon, 1990, p. 75.
7. Catherine COLLIOT-THELENE, Max Weber et l’histoire, Paris, PUF, 1990, p. 69.
8. Max WEBER, Économie et société, tome I, Paris, Plon, 1971, p. 336. « Nous appe-
lons sociologie (au sens où nous entendons ici ce terme utilisé avec beaucoup d’équi-
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La sociologie wébérienne est une sociologie « compréhensive » puisque l’ob-
jet de son étude est l’action humaine et que celle-ci possède un sens.
Max WEBER s’intéresse à l’agir. Pour lui, l’agir est ce qui détermine le sens
d’une action humaine. Il n’est « réellement et effectivement significatif » que lors-
qu’il est « pleinement et consciemment » écrit-il dans Économie et société.
Pour Max WEBER, l’agir social, c’est-à-dire l’agir envers ou impliquant autrui,
peut être déterminé de manière :
rationnelle en finalité,
rationnelle en valeur,
affectuelle,
traditionnelle.
Soulignant les antinomies de la condition humaine, il existe selon Max WEBER
une antinomie fondamentale de l’action entre éthique de la responsabilité
(verantwortungsethik) et éthique de la conviction (gesinrungsethik).
Nos sociétés modernes, constituées de ruptures successives, se confrontent
sans cesse à cette antinomie fondamentale de l’action.
Les concepts de communalisation et de sociation que Max WEBER définit
dans Économie et société ne sont pas sans rappeler la distinction faite par Fer-
dinand TONNIES entre Gemeinschaft et Gesellschaft (communauté et société).
Il l’affirme lui-même, précisant que « toutefois TONNIES lui a aussitôt donné,
pour des fins qui lui sont propres, un contenu beaucoup plus spécifique qu’il
n’est utile pour nos propres fins »9.
Ce faisant, Max WEBER nous donne une définition de ces deux concepts :
«Nous appelons communalisation [Vergemeinschaftung] une relation so-
ciale lorsque, et tant que, la disposition de l’activité sociale se fonde – dans le cas
particulier, en moyenne ou dans le type pur – sur le sentiment subjectif (tradi-
tionnel ou affectif) des participants d’appartenir à une même communauté
[Zusammengehörigkeit].
Nous appelons sociation [Vergesellschaftung] une relation sociale lorsque,
et tant que, la disposition de l’activité sociale se fonde sur un compromis
voques) une science qui se propose de comprendre par interprétation (deutend
verstehenl) l’activité sociale et par là d’expliquer causalement (ursächlich erklären)
son déroulement et ses effets. Nous entendons par « activité » (handeln) un compor-
tement humain (peu importe qu’il s’agisse d’un acte extérieur ou intime, d’une omis-
sion ou d’une tolérance), quand et pour autant que l’agent ou les agents lui
communiquent un sens subjectif et par activité « sociale », l’activité qui, d’après son
sens visé (gemeinten sinn) par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement
d’autrui, par rapport auquel s’oriente son déroulement. »
9. Max WEBER, Économie et société, op. cit., p. 41.
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[Ausgleich] d’intérêts motivé rationnellement (en valeur ou en finalité) ou sur une
coordination [Verbindung] d’intérêts motivée de la même manière. »10
La distinction de ces deux concepts détermine le mode de structuration du
lien social selon une dominante (affective ou traditionnelle, rationnelle en valeur
ou en finalité).
Ainsi que nous le rappelle Philippe RAYNAUD, « la typologie wébérienne
des formes d’activité doit beaucoup à la distinction introduite par TONNIES lui-
même entre “volonté organique” (Wesenwille) et “volonté réfléchie” (Kürwille) »11.
Pour TONNIES, la « volonté organique » est « irréfléchie » et « entraîne une
temporalisation de l’activité en fonction du passé ; la « volonté réfléchie », tout au
contraire, « se fonde sur la réflexion, sur la décision et sur le concept » et « ne se
comprend que par l’avenir auquel seule elle se rapporte »12.
Or, chez Max WEBER, « la rupture qui sépare l’action rationnelle de l’action
affective et de l’action traditionnelle correspond à une différence dans le degré
de réflexivité de l’action subjective »13.
En effet, si l’action rationnelle en finalité – contrairement à l’action affective
et à l’action traditionnelle – nécessite une projection dans l’avenir, la différence
des deux approches se situe au niveau de l’action individuelle, soulevant par là
même la question de l’autonomie du sujet.
Ainsi, si le processus de rationalisation peut être émancipateur à son origine,
il peut, également, asservir l’homme, l’aliéner. C’est bien ce qu’a voulu souligner
Max WEBER en refusant d’appréhender celui-ci comme un processus linéaire,
inéluctable. À ce tragique destin, WEBER préfère retenir la conception formelle
et épistémologique de rationalités plurielles œuvrant dans le sens d’une liberté de
l’homme, même si celle-ci est conditionnée par la question du choix. C’est pré-
cisément ce choix – qui appartient désormais à l’homme rationnel – qui déter-
mine sa liberté en la limitant ou en l’exaltant.
Ouvrages consultés
COLLIOT-THELENE Catherine, Études wébériennes : rationalités, histoires, droits,
Paris, PUF, 2001, Collection « Pratiques théoriques », 334 p.
COLLIOT-THELENE Catherine, Max Weber et l’histoire, Paris, PUF, 1990, Collection
«Philosophies », 126 p.
RAYNAUD Philippe, Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, Paris, PUF,
1996, Collection « Quadrige », 224 p.
10. Max WEBER, Économie et société, op. cit., p. 41.
11. Philippe RAYNAUD, Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, Paris,
PUF, 1996, p. 133.
12. Ibid., p. 133.
13. Ibid.
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