ARTISTE 60 Kader Attia, le corps, la pensée, l’hybride TEXTES DE KADER ATTIA ET DE SELOUA LUSTE BOULBINA « Ingrats qui se crurent libérés du corps et de cette terre : mais à qui devaient-ils le spasme et la volupté de leur extase ? À leur corps et à cette terre. » Ainsi parlait Zarathoustra. Nietzsche RUBRIQUE 61 TOURS. DU 4 AVRIL AU 8 NOVEMBRE 2009. Kasbah. Centre de création contemporaine de Tours. ARTISTE 62 Failles, 2009 Depuis plusieurs années maintenant, j’interroge les questions fondamentales de notre existence à travers l’art, conduisant mes recherches à la lumière de la philosophie, de la poésie et de la psychanalyse. J’essaie de toujours entrevoir mon travail sur le chemin de la recherche, avec l’aide du détour et de l’ellipse. Chaque œuvre est relative à son contexte spatial et temporel. Ces dernières années, l’économie mondiale n’a cessé de croître virtuellement, en se fondant sur des valeurs fictives d’un argent qui n’existe pas : le crédit. Il semble pourtant que l’onde de choc des premières faillites de l’automne dernier réveille les consciences. L’éthique comme la voie du Salut possible est à l’ordre du jour. Mais pour combien de temps ? Le monde dans lequel nous vivons semble redécouvrir la réalité. Il y a quelques années, suite à l’explosion de la “bulle internet”, la spéculation économique, fondée en partie sur une mythologie “des produits dérivés”, n’a cessé de se développer en repoussant les limites du réel en dehors du système de valeurs du bon sens. Même la probabilité de l’obtention d’un crédit est devenue un produit financier, sur lequel on a spéculé en bourse, entraînant la finance vers une économie aux valeurs virtuelles. Une bulle de vide où de modestes propriétaires de maisons acquises à crédit ont vite été rattrapés par la réalité de leur endettement, ce qui a conduit des millions d’entre eux à rendre leur logement. Mais ceci n’est que la partie visible de l’iceberg. Cette ère qui, depuis la chute du bloc de l’Est, nous a accoutumés à penser qu’elle était celle de “la fin des idéologies”, semble se préparer à une nouvelle ère : celle des “nouvelles idées”, comme le dit le philosophe Alain Badiou dans son article du Monde du 17 octobre 2007 intitulé : “De quelle réalité cette crise est-elle le spectacle ?” Cette crise a en effet provoqué une chose nouvelle. Elle a déclenché une faille réelle dans ce monde virtuel sur lequel s’était assoupi, confiant, notre système économique et social. Ce retour violent du réel a surpris tout le monde. Pourtant, la tension qui préserve les fragiles démocraties capitalistes – l’équilibre entre le marché et l’État de droit – est toujours mise à l’épreuve par la cupidité et la perte du bon sens des hommes. ARTISTE 63 Dans une société capitaliste, cet équilibre entre l’État de droit et l’économie de marché est indispensable, sinon l’éthique, de quelque nature soit-elle, reste un moyen au lieu d’être une fin. C’est ce que l’on observe tous les jours, de l’art à la guerre. Notre acceptation d’un degré insoutenable d’inégalités dans nos régimes démocratiques, où la “morale démocratique” sert d’alibi à ces contrastes, en est un signe révélateur. Voilà pourquoi je m’intéresse aux failles. Elles sont ce que les humains ne regardent plus ; peut-être parce qu’elles sont paradoxales, puisqu’elles séparent les choses autant qu’elles les lient. La Raison démontre que l’ordre des choses ne se base pas seulement sur un système fondé sur les comparaisons et les similitudes entre deux choses. En effet, par inférence, nous pouvons également assimiler les différences entre les choses comme des analogies qui lient ces choses entre elles (René Descartes, les Regulae). Cette pensée de Descartes souligne ce qui se situe entre deux notions paradoxales comme une taxinomie variable, que ce soit pour le vide et le plein, l’absence et la présence, l’espace et le temps, la vie et la mort… La faille entre des éléments paradoxaux, lorsque la pensée les envisage, révèle une multitude de sens qui n’apparaissent pas dans chacun de ces éléments. Cette faille les sépare autant quelle les relie ; elle est autre chose… Cet espace, à la fois vaste et ténu, est difficilement définissable, si ce n’est par sa propre expérience. Passer mon enfance entre la France et l’Algérie m’a amené à me sentir proche aussi bien de la pensée arabe et orientale que de la pensée occidentale. Mon père, qui n’a jamais cessé d’aller et venir entre ses montagnes natales et la France, m’a dit un jour : Double page précédente : Failles. 2008, installation, sacs plastiques vides, dimensions variables. Courtesy Galerie Anne de Villepoix, Paris et galerie Christian Nagel, Berlin & Cologne. Ci-dessus : Untitled. 2008, dessin, stylo à bille sur papier, 32 x 40 cm. Courtesy collection privée. ARTISTE 64 “La chose la plus importante, lorsque tu émigres, ce n’est ni l’endroit d’où tu viens, ni celui où tu vas, mais c’est le voyage.” Cette image m’a beaucoup influencé et joue encore un rôle important aujourd’hui. Elle a développé chez moi une “pensée ergonomique” qui m’amène à penser de façon “hybride”. J’envisage l’entre-deux des choses comme un champ libre, ouvert, au détriment de celui des extrêmes où l’on risque d’être piégé d’un côté ou de l’autre. Cette obligation d’“aller et venir” m’a conduit à ne jamais me sentir à l’aise au même endroit, dans la même position et, par extension, dans le même état d’esprit, où l’immobilisme guette. J’ai développé, inspiré par le comportement de mes ancêtres aussi bien que par celui de mes parents immigrés, une manière de penser nomade. Je l’interroge souvent. Cette hybridité de ma pensée nourrit mon processus artistique et vice versa… Je crois que l’hybridité succédera à la fin de l’espèce humaine telle que nous la connaissons aujourd’hui, et telle qu’elle est apparue au début du XIXe siècle, comme Michel Foucault l’explique dans Les Mots et les Choses. Elle ne semble pas visible, pourtant, je sens que cette mutation a commencé depuis un moment déjà. Il faut du temps et de la distance avant de se rendre compte de ce qui est en nous. Quand j’étais en France, en banlieue, où je travaillais, chaque soir, lorsque je marchais de mon atelier à chez moi, je passais beaucoup de temps à regarder une foule de gens attendant avec des sacs plastiques vides à la main, dans la rue, en face d’un camion, d’où ils pouvaient recevoir de la nourriture gratuite. Ils pouvaient avoir une brique de lait, un pain de beurre, une boîte de sucre. Ils attendaient en petits groupes, en silence, se serrant les uns contre les autres dans le froid. Un jour, après avoir longuement regardé un sac vide (laissé sur un banc par un sans-abri, qui en avait retiré le sucre, le lait et le riz qui lui avaient été donnés pour les vendre à l’épicerie la plus proche), les traces que la nourriture avait laissées sur la forme du sac sont restées gravées dans ma mémoire. Le sac était vide, mais tenait debout, gardant de manière suggestive la trace de ce qu’il avait contenu. Le vide de ces formes illustrait, à mes yeux, avec une pertinence à la fois politique et poétique, les nombreuses questions que je me posais depuis plusieurs années. Ce sac vide représentait quelque chose entre ce qui peut et ce qui ne peut être vu : par sa présence, il montrait le vide à l’intérieur et à l’extérieur du sac ; un vide physique et variable. De la Chine au monde arabe, la relation paradoxale du vide et du plein a une longue histoire. Cette idée a certainement évolué pendant des années à travers la Route de la soie, de la calligraphie à l’architecture, de la religion à la philosophie. Le vide a beaucoup d’importance en Orient, un territoire s’étendant de Rabat à Tokyo comme dit Édouard Saïd dans son Orientalisme. De Lao-Tseu à Henri Moore, le vide a toujours été une donnée spatiale, opposée au plein. La phrase de Lao-Tseu : “L’Homme crée des choses, mais c’est le vide qui leur donne sens”, l’exprime très bien. Lorsque Yves Klein expose Le Vide en 1958 comme une altérité dans un contexte de doute politique, il montre que le vide peut aussi être pensé comme politique et historique. En effet, à cette époque, la France était au milieu d’une période de transition entre la IVe et la Ve République. Elle se trouvait également en plein dans les guerres de décolonisation, en Indochine ou en Algérie. Les doutes quant à l’avenir, pressentis à travers le vide que la perte des colonies laisserait sur le plan économique, géopolitique et culturel, ont alimenté une angoisse face à un avenir qui apparaissait comme un vide immense. Dans l’installation Failles, faite de sacs plastiques vides, le référent politique du vide (son “histoire”), coexiste avec son signe poétique. Cette relation entre le signifiant et le signifié, régie par l’interdépendance, est possible car chacun représente l’autre. Ces deux aspects du vide, poétique et politique, existent aussi bien dans l’espace que dans le temps. Ces notions existent en effet à travers l’espace contenu et l’espace contenant chaque sculpture, mais elles sont aussi liées à la fragilité de la forme que décrit ce sac plastique, qui lui donne alors une existence éphémère. J’utilise ces matériaux – des sacs plastiques – car, vides, ils décrivent des formes qui ne tiennent jamais longtemps. La fragilité de ces sculptures présuppose qu’elles auront une existence éphémère, tributaire de l’espace et du temps. Cette subordination inscrit l’existence de ces sculptures dans une faille temporelle qui, d’un point de vue métaphorique, est un vide temporel. Contrairement à ce qui en a fait la raison d’être de la sculpture, de Lao-Tseu à Michel-Ange, de Brancusi à Henry Moore et Oteiza, le vide n’est pas uniquement une réalité physique et spatiale qui permet à la sculpture d’exister. Le vide et sa géométrie sont variables, car il peut être éphémère, et donc, temporel. Les sacs, en tant qu’objets, ne sont pas l’intégralité de l’œuvre. Ils sont des objets du quotidien réappropriés afin d’impliquer le spectateur dans une expérience qui restera en deçà et au-delà de l’œuvre d’art, dans le champ du réel. Par ce qu’il nomme “l’ordre des choses”, Michel Foucault démontre comment la représentation des choses ne dépend ni complètement de la culture, ni totalement des règles scientifiques qui les définissent, mais également de l’espace entre ces deux notions, qui est l’expérience. Cette expérience affecte notre perception du monde plus que nous voudrions le croire, et la manière dont il apparaît à nos yeux y est subordonnée. ARTISTE 65 Failles. 2008, installation, sacs plastiques vides, dimensions variables. Courtesy Galerie Anne de Villepoix, Paris et galerie Christian Nagel, Berlin & Cologne. L’expérience d’une œuvre d’art, si on l’envisage à travers son “histoire” ou “archive” est, à mon sens, plus qu’une interprétation iconologique objective de cette œuvre, mais plutôt ce qui nous lie subjectivement à sa représentation. Elle naît d’un dialogue intime qui fonctionne comme un “sonar” entre l’œuvre d’art et l’individu qui la regarde, et déclenche un écho personnalisé, au fond de chaque individu. Le “son” produit par ce “sonar” entre en profonde résonance avec notre propre histoire, cherchant un écho qui le ramènera vers l’œuvre, et vice-versa, et ce, d’autant de manières différentes qu’il existera d’individus et leur “moi” sur Terre… Si deux amis regardent le tableau de Van Eyck, Les Époux Arnolfini, ils l’apprécieront peut-être ou peut-être pas, mais toujours pour des raisons différentes. Je pense que l’expérience d’une œuvre a une saveur très personnelle, qui n’appartient ni à l’artiste ni au spectateur, mais elle est une perpétuelle extension d’un dialogue dont l’objet diffère selon les époques et les situations géographiques : le temps et l’espace. Comme je l’ai dit plus haut, l’expérience du vide que ces sacs plastiques révèlent est une notion qui a des sources différentes et parfois paradoxales. Elle souligne l’absence à travers la présence, le vide à travers le plein, le temps et l’espace, et puis la mort, mais toujours d’une manière subjective, voire intime. Ces sacs disposés dans l’espace incarnent une forme et une idée, mais de manière éphémère, pour un temps très court, du fait de leur fragilité. Cette fragilité donne à la sculpture une durée de vie si courte qu’il est plus envisageable de l’appréhender sur le champ de ce qu’elle laissera : l’expérience. Cette expérience du sac, qui conserve la trace de ce qu’il a contenu jusqu’à ce qu’il soit détruit ou jeté, est, pour moi, très proche d’un moment privilégié, d’une expérience poétique de la réalité, comme un poème qui ne se lit pas… Cette expérience nous lie à l’œuvre aussi bien dans le temps que dans l’espace, d’une manière sombre, imperceptible, mais vraie – au-delà du mythe de sa représentation, dans un espace “interstitiel”, où peut-être la poésie peut exister. Cet espace, parfois similaire à une frontière, parfois à une limite, parfois à ce qui relie et sépare l’espace et le temps, le vide et le plein, “l’éthique et l’esthétique”, la vie et la mort, peut contenir l’essence de tous ces opposés. Un stade originel où la poésie existe peut-être… Ce vide, similaire aussi bien à une forme physique qu’à un référent politique ou métaphysique, est, par sa fragile présence, d’une poésie qui est tout simplement similaire à la vie… “Il faut vivre poétiquement.” Hölderlin Kader Attia ARTISTE 66 “Ingrats qui se crurent libérés du corps et de cette terre : mais à qui devaient-ils le spasme et la volupté de leur extase ? À leur corps et à cette terre.” Ces quelques mots que Nietzsche fait prononcer à Zarathoustra montrent le pas de côté qu’il accomplit en dévoilant qu’un détachement (du corps, de la terre) ne peut être, humainement, que creux. Surtout, ils témoignent de l’ingratitude affectée à ce qui, dans la vie, procure le plus de plaisir mais, également, le plus de souffrance. Le réel est une dimension de l’existence que le virtuel – rencontres mythiques, consommation en ligne, produits hautement dérivés – peut, sous l’aspect de la plénitude, occulter. Les contradictions comme les oppositions sont sa loi : vide et plein, absent et présent, espace et temps, vie et mort. Vie et mort d’un sac en plastique vide. Souvent, ces objets aussi solides que frêles s’envolent, s’agrègent quelquefois et vont parfois jusqu’à s’agglutiner sur les barrières que les hommes ont dressées : grillages divers, fils de fer usés et barbelés. Mais auparavant, que n’ont-ils contenu ? Suggestifs et prometteurs, pauvres ou luxueux, ils finissent vidés, épuisés par les efforts fournis, les poids portés, les plaisirs et les souffrances emmagasinés. Sculptures légères, ils se détendent et se dilatent, se rétractent et se plient, s’enflent au gré du vent. Aujourd’hui, il n’y a peutêtre rien de plus universel, globalisé ou mondialisé, sur la Terre, que ces corps artificiels. Pour autant, tiennent-ils à tous le même langage ? Toute culture a besoin d’être traduite et les significations s’égrènent selon l’histoire et la géographie, selon la langue et la diversité de ses accents. Le vide est on ne peut plus polysémique. La nature a horreur du vide. Pendant des siècles, la philosophie et la peinture européennes ont cherché à montrer de quoi le vide pouvait être invisiblement plein. On a d’abord peiné à admettre l’idée d’un vide apparent avant d’être contraint d’accepter l’existence du vide dans la nature. C’est pourquoi, avant le saut dans le vide (Klein), par exemple, l’art occidental a été un art de l’ombre. Penser et peindre en fonction de la lumière, c’est être obsédé par l’ombre de l’objet (qu’on nomme généralement mélancolie). Le monde occidental est l’univers du plein. Tout, ainsi, est censé accéder, peu ou prou, à la visibilité. Si “l’art rend visible” (Klee), c’est parce que, tout simplement, le visible est (conçu comme) tapi dans l’ombre. La part verbale de l’image n’a d’égale que la part picturale de la pensée. À l’inverse, lorsque Bouddha fut interrogé pour savoir quelle est l’essence des choses, leur identité propre, il répondit, en sanskrit, par ces trois mots : “neti, neti, neti”, c’est-à-dire “ni ceci, ni cela, ni ceci”. La manière de penser qui en découla sera appelée, dans les écoles de philosophie, Nyaya-Vaisesika. Ce que les choses sont n’est pas contenu dans la paume d’une main, mais… dans un sac en plastique vide. Corrélativement, la peinture orientale, chinoise ou japonaise, s’accommode fort bien, traditionnellement, du vide : elle se donne la liberté de laisser des espaces blancs, des espaces vides, sans avoir besoin de remplir complètement les surfaces de formes et de couleurs. C’est le vide, et non la chose, qui apparaît comme le substrat ultime du réel dans sa totalité. Aussi, le dessin semble se former sur un fond effacé ou absent. Les dessins de Kader Attia, traits noirs sur fond blanc, figurent la variété des postures d’une peau (de) plastique, prête à contenir tous les organes possibles et imaginables de notre ardente consommation. Comme on le comprend aisément, ils sont dénués d’ombre. En revanche, ils offrent à voir toutes les pliures, tous les plis qui, en creux, sculptent un vide que personne ne peut toucher ni, surtout, voir. Le vide reste invisible. Le dessin, ici, ne peut pas – et n’entend pas – l’exhiber. Il le signifie simplement. L’artiste a exprimé à la fois ce qu’il avait dans la tête et, par appropriation, sous la main. Tout reste ouvert. Le vide figure, pour partie, le possible que le réel contient, mais qui n’existe pas. Seloua Luste Boulbina ARTISTE 67 Untitled. Kader Attia en quelques dates Kader Attia est né en 1970 à Dugny (93). Il vit et travaille à Berlin. RUBRIQUE 2008, dessin, stylo à bille sur papier, 32 x 40 cm. Courtesy collection privée. Expositions (sélection) 67 2009 2008 2007 La Force de l’Art 02, Grand Palais, Paris. Kasbah, Centre de Création Contemporaine de Tours, Tours. 10e Biennale de la Havane, Cuba. Galerie Christian Nagel, Cologne, Allemagne Black & white : signs of times, Centro de Arte Contemporaneo, Huarte, Espagne L’autre, Biennale du Caire, Égypte Mythes et poésie du vide, Galerie Anne de Villepoix, Paris Momentum 9, ICA Boston, États-Unis.