l`art nous permet-il de mieux penser

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Bernard Matignon table ronde : Philosophie de l’art et
histoire des arts : l’art nous permet-il de
mieux penser ?
Argumentaire : Depuis la tradition qui rejette depuis Platon l'art du côté du sensible, un basculement
se produit, avec Hegel notamment, qui lui confère à l'aube du XIX° une part d'intelligible. Mais
c'est au prix d'une interprétation risquée...que les historiens de l'art vont s'efforcer de codifier. Cette
notion essentielle permettra de parler des Ménines de Vélasquez et des Vieux souliers de Van
Gogh... Godard disait du cinéma qu’il est « une pensée qui forme, une forme qui pense ». A l’instar
du cinéma, tout art dépasse sa propre dimension formelle et représentative pour élever celui qui le
côtoie à une autre dimension de la pensée.
Informations factuelles : Introduction puis échanges
B. Matignon professeur de philosophie, chargé de cours en fac d’HDA, et peintre amateur, fait des
cours d’HDA (lycée du Bois d’Amour).
Groupe mixte de participants (collège / lycée). 6 professeurs de philosophie dans le groupe, d’une
vingtaine de personnes.
Intelligibilité
Godard « une pensée qui forme, une forme qui pense »
Platon (La République, livre X) rejette la poésie, l’art : les relations entre philosophie et art
commencent mal. Insultes de Platon : imitation superficielle des apparences. L’art propose des
images qui sont opposées à l’idée.
Ce texte de Platon constitue un lieu commun à partir duquel on méprise d’art.
Peinture et sculpture seraient des occupations. L’art est accusé d’être trompeur.
Aristote La Poétique : revient sur la notion d’imitation qui serait nécessaire. La tragédie représente
les hommes plus grands qu’ils ne sont, la comédie plus petits… donc l’art n’est pas seulement le
réel.
Ce rejet d’un art qui serai dépourvu de sens, ou qui serait n’importe quoi, est tout à fait d’actualité.
Notamment valable pour les élèves les moins cultivés, les moins sensibilisés à l’art.
Godard a été aussi rejeté (pas de sens, mal monté, problèmes de cadrage…)
Platon : on reproche à l’artiste d’imiter / aujourd’hui on reproche de ne pas imiter suffisamment.
Poésie et théâtre impliquent des textes : la question de l’intelligibilité se trouve en conséquence
déplacée.
Musique : l’art qui a été considéré comme le plus intellectuel autrefois (c’est moins le cas
aujourd’hui).
Début 19ème l’art se voit reconnaître une double dimension, sensible ET intelligible (Hegel dans
l’Esthétique « manifestation sensible de l’Idée » « spiritualisation du sensible » : art au même
niveau que la religion ou la science). Hegel est à la fois philosophe et historien de l’art. L’esprit
humain est une forme qui se cherche, à travers l’Histoire, et l’Histoire de l’art. Chez Hegel, on
trouve une démonstration de l’intelligibilité de l’art par les nombreux exemples pris.
Depuis Hegel, on admet que l’art a un sens, une intelligibilité.
Heidegger reprend Hegel et s’interroge sur la terre et le monde. Bataille entre les deux.
Deleuze a réalisé une conférence filmée accessible sur Internet qui montre ce qu’est une idée en
peinture, en musique. Les idées s’incarnent autrement selon les arts, donc la bonne idée en peinture
n’est pas la même qu’en musique.
Les artistes aussi écrivent beaucoup. Kandinsky écrit au moment où il travaille au Bauhaus (écriture
réflexive qui correspond à la période où il enseigne).
Interprétation
L’art est à la croisée du sensible et de l’intelligible, donc l’art est interprété. Dans certains arts,
l’interprétation fait partie du processus de création : en musique par exemple (l’interprète doit
donner sens à la suite de notes de la partition), en théâtre aussi.
Dans d’autres cas (peinture), le spectateur est invité à interpréter lui-même une œuvre qu’on lui
livre comme achevée.
Mais est-ce que l’interprétation ne fait pas partie de l’œuvre ? (Merleau-Ponty, Arthur Danto). Il n’y
a d’art que s’il y a spectateur.
Dans l’art contemporain, on suscite cette interprétation. L’artiste sait qu’il aura le soutien de
médiateurs. Toute œuvre est ouverte (Umberto Eco), polysémique.
La notion d’interprétation fait partie du programme de philosophie en terminale. Elle est un des
aspects sur la notion de « connaissance » : tentation de considérer l’interprétation comme un « soussujet » sur la connaissance.
Sujet en S, session du bac 2013 : Interprète-t-on à défaut de connaître ?
L’interprétation est un acte. Elle est donnée à l’œuvre depuis l’extérieur. Donc l’interprétation est
une fiction, un artifice, elle est extérieure à l’œuvre. À partir de la proposition du sens que fait
l’interprète, c’est la cohérence de l’interprétation (ramasser plusieurs indices qui vont dans le même
sens, convergence nécessaire) qui fait la valeur de l’interprétation.
L’hypothèse de départ qui donne lieu à une interprétation est en général acceptée, même plus
facilement que les hiatus (c’est-à-dire chercher à interpréter par une opposition). Dans l’histoire de
l’interprétation, des erreurs :
-Freud et le « vautour » qui est un « milan » (erreur de traduction de Léonard). Dans Souvenirs
d’enfant de Léonard de Vinci
-Heidegger Les Souliers de Van Gogh : quand il parle des souliers, il n’en parle pas comme un
tableau + considère que ce sont des souliers de paysans alors que ce sont ceux du peintre.
-Foucault et Les Ménines : miroir qui montre le spectateur, en fait, non, le miroir est décalé donc ne
montre pas le spectateur.
Toute interprétation est risquée. Risque de projection (faire dire à l’œuvre quelque chose qui ne s’y
trouve pas).
Sartre et Le Tintoret : Sartre considère que chacun peut voir dans l’œuvre ce qu’il veut, lui faire dire
ce qu’il souhaite.
Deux écoles d’interprétation en HDA qui se développent à partir du 19ème siècle :
-formalisme : Wölfflin, 1913 propose une méthode pour dégager les éléments formels d’une œuvre.
Dégager un code formel, un langage particulier qu’un artiste utilise selon l’époque à laquelle il
appartient. Ecole de la « pure visibilité » (d’origine kantienne).
 De la tradition formaliste découle la sémiologie, avec Daniel Arasse. Dans le
prolongement du formalisme, il s’attache à la syntaxe de l’image ou de l’œuvre. Distinguer les
choses en les opposant. Regarder l’œuvre et dégager ses caractéristiques.
-iconologie : Erwin Panofsky, historien de l’art allemand. Une œuvre d’art doit avoir une
signification. Sémantique de l’œuvre. Travail sur le motif. Parcours d’un motif d’époque en époque.
En réaction contre le positivisme formaliste. L’art n’est pas une pure forme. L’analyse formelle
n’est que la première étape. Ensuite, analyse iconographique : extraire un motif et montrer comment
il a circulé dans l’art, ce qu’il a de changé, de nouveau. Enfin, analyse iconologique.
Pose un problème : l’œuvre d’art existe-t-elle en elle-même, ou est-elle obligatoirement dépendante
du contexte ?
Retour à la question de départ : l’art permet-il de mieux penser ?
-au sens de « connaître » : l’art nous aide à connaître. Heidegger (quand il dit que l’art délivre une
vérité)
-au sens de « s’interroger » : Kant. Imagination donne à penser. Ce qui fait la richesse de l’œuvre
est la multitude des idées qu’elle donne à penser. Un grand chef-d’œuvre donne à penser.
Transcendance de l’œuvre, elle est à l’horizon du travail d’interprétation, on va vers elle mais on ne
l’atteint jamais. La dimension sensible de l’œuvre est irréductible à des concepts, à des pensées.
Lacan « qu’est-ce qu’un tableau ? » : Lacan dit que ce n’est pas quelque chose que l’on regarde
mais qui nous regarde : un objet qui nous invite à nous interroger sur nous-mêmes, sur notre place
dans le monde, donc qui nous invite à nous interroger sur nous-mêmes en tant que sujet (pas de
manière psychologique, les grandes œuvres dépassent le vécu de chacun).
Débat :
Question : pourquoi ce privilège de la peinture ?
Bernard Matignon : C’est un art plus facile à présenter que les arts du temps (réponse pratique).
Temps nécessaire pour diffuser un film, une musique. La musique demande un vocabulaire
spécifique ET des connaissances spécifiques.
Privilège de l’œil et de la vision. Métaphore de la vision comme instrument de connaissance.
Aspect culturel aussi. Dans certains pays, la poésie occupe une place considérable : Russie, Chili.
En France, l’image du peintre serait peut-être davantage auréolée de gloire.
Film La Ruée vers l’art : les riches investissements dans l’art (industriels chinois) : œuvre comme
objet d’investissement, qu’on enferme et qu’on garde. La peinture s’y prête plus que la poésie.
Les artistes (plasticiens) protestent contre ce marché : les performances ne s’achètent pas.
A la fac, HDA n’englobe pas musique, théâtre, littérature. Même si la réforme récente fait passer
d’Histoire de l’art à Histoire des arts.
Caractère polymorphe de certains arts : slam rattaché aux « arts du langage ».
Un élargissement se fait, mais la culture institutionnelle n’englobe pas forcément les cultures des
élèves. Que faire pour la journée de la culture ? La culture est-elle du loisir ? Des cultures urbaines
codifiées existent…
Les nouvelles formes ont besoin de temps pour se faire accepter. Notion : il faut que ce soit drôle.
« Entertainement » aux EU (Arendt le remarque). On retrouve le même phénomène dans l’art
contemporain, notamment dans les achats réalisés par les riches industriels.
Cas des mood boots, vues à l’exposition du FRAC : pastiche, marrant. Recherche de divertissement.
La culture ne doit pas pour autant être ennuyeuse, mais difficulté lors des expositions (on cherche le
ludique).
-l’art peut lasser les élèves parce qu’on ne fait qu’en parler (intellectuel/sensible). Si on les laisse
regarder sans parler, peut-être l’intérêt sera-t-il retrouvé…
-mood boots processus inverse : pas intéressant si ce n’est pas expliqué.
Le divertissement est un plaisir éphémère. Or la culture n’est pas éphémère…
Temps d’échange sur l’interprétation d’une œuvre exposée au FRAC (voiture téléguidée sous des
planches).
Question : Vous n’avez pas parlé de l’interprétation génétique, du sens donné par l’artiste à l’œuvre
avant qu’elle soit vue…
Bernard Matignon :
-processus de création intéressant (distinguer artiste/création/œuvre). Mais on ne sait rien du
processus créatif…
Kant parle de « génie », ce serait miraculeux.
A l’inverse chez Platon, l’artiste ne fait qu’imiter.
Ou pour Hegel, l’artiste sait ce qu’il fait.
Bergson : artiste est un révélateur, il soulève le voile, montre ce que l’on n’avait pas vu. L’artiste
acquiert alors une fonction sociale, puisqu’il amène à regarder autrement le monde.
Nietzsche : artiste propose de nouvelles valeurs, est créateur de valeurs.
-le peintre interprète-t-il ? on peut considérer que quand il modifie la réalité, il l’ « interprète »…
mot délicat à utiliser.
« interpréter » = donner un sens à quelque chose qui est déjà existant. Celui qui produit peut
difficilement interpréter.
Notion de conscience : l’artiste travaille dans sa conscience, c’est là qu’il développe son œuvre.
Pour qu’il y ait œuvre, il faut une conscience de la démarche.
Question : Qu’est-ce qu’une interprétation erronée ?
Bernard Matignon revient sur les 3 erreurs d’interprétation qui ont été citées : y a-t-il erreur
volontaire ?
-Freud : erreur factuelle, qu’il a reconnue, erreur de traduction. (simple) Alors que l’interprétation
en art est bien plus complexe, elle n’est pas mécanique, n’est pas une technique.
-Foucault parle des Ménines comme la représentation de la représentation. Théorie sur le point
aveugle de la représentation, qui serait visé par le tableau. Erreur de lecture du tableau. Foucault « il
faut feindre de ne pas savoir ce qu’il y a dans le miroir ». Le verbe « feindre » pose problème aux
historiens de l’art. Arasse dit qu’il faut une erreur de lecture parce que le tableau est dans un musée.
A l’origine, il était peint pour Philippe IV et était dans son bureau : il n’y avait pas de doute sur le
spectateur, c’était Philippe IV. Tableau dynastique à l’origine (le peintre était remplacé par un jeune
homme qui remet un bâton symbole du pouvoir à l’héritière). Prospero est né, il est le nouvel
héritier : Philippe IV demande à Vélasquez de modifier le tableau, puisque l’infante n’aura pas le
pouvoir. Foucault ne le savait pas. L’erreur de Foucault est grossière et globale.
Mais comme le tableau n’est pas le centre du livre, les concepts ne sont pas mis à mal (ce qui est
différent du cas de Freud).
Une interprétation est un point de départ à modifier.
Il existe toutefois des interprétations vraiment fausses (exemple de Van Gogh).
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