Janvier 2004 Marxisme, éthique de l’action critique et éthique du compromis conflictuel :
Repères pour un « second souffle »
Marx, il est vrai, s’adossait à une théorie de l’homme, de l’économie et de l’histoire particulière ; il n’en reste pas moins
que sa contestation de l’aveuglement qui refoule l’éthique recontextualisante derrière l’éthique contextualisée reste
entièrement actuelle. Comme j’espère le montrer dans les développements qui vont suivre, tout l’enjeu actuel du marxisme
est de réaffirmer une éthique dans laquelle la vie bonne — objet central de l’éthique — renvoie à au moins trois
caractéristiques : mener une vie bonne, c’est tout d’abord refuser que les aspects « porteurs » de mon existence aient pour
soubassement, voire pour cause, l’oppression de quiconque ; c’est ensuite conduire un effort réflexif constant quant à mes
convictions sur ce qu’est l’oppression ; et c’est enfin chercher activement tous les moyens d’action possibles (individuels et
collectifs) pour réaliser concrètement un vivre-ensemble sans oppression.
Prises ensemble, ces trois caractéristiques de la vie bonne peuvent faire de l’éthique une entreprise « radicale » ou non
bourgeoise, dans la mesure où le point (b) interdit toute complaisance envers des oppressions qu’un apologète du statu quo
accepterait comme naturelles, voire refuserait d’appeler oppressions. De plus, ces trois caractéristiques montrent que dans
ce qui peut rester pertinent de la perspective marxiste, l’éthique est de façon constitutive une éthique sociale, dans la
mesure où la bonté de mon existence personnelle se juge toujours à l’aune du monde social, du contexte d’ensemble dans
lequel je laisse se déployer cette existence. Ce verbe « laisser se déployer » peut paraître paradoxal : nos existences ne se
déploient-elles pas toujours d’elles-mêmes dans un contexte qui leur est donné ? L’un des apports profonds et durables du
marxisme, à mes yeux, est de réfuter cette idée : non, je ne suis moralement autorisé à prendre comme donné, comme
immuable, que les aspects de mon contexte qui résistent même à mes efforts transformateurs les plus acharnés.
On verse, au contraire, dans une moralité bourgeoise (et ce peut aisément être le cas dans une société se prétendant
« socialiste ») dès qu’on décrète a priori comme fixes ou immuables des caractéristiques du monde que des acteurs sont en
train de mettre à l’épreuve d’une action transformatrice. Dire, par exemple, à un collectif d’ouvriers qui tentent de mettre sur
pied une coopérative autogérée que leur initiative « ne fonctionnera jamais » dans l’environnement économique belge des
années 2000, c’est adopter une position bourgeoise— à moins d’avoir des arguments théoriques et pratiques solides qui
démontrent de façon définitive qu’une coopérative autogérée est vouée à l’échec dans une logique systémique capitaliste, et
surtout que cette logique systémique capitaliste elle-même ne peut pas davantage être transformée que ne le peut la loi de
gravitation universelle. Dire à ce collectif d’ouvriers, dans la Moscou des années 1950, que leur initiative coopérative « ne
fonctionnerait pas » sans le soutien et le contrôle des élites du Parti Communiste et sans l’insertion dans un système de
planification centralisé, c’était également adopter une position bourgeoise — à moins d’avoir des arguments théoriques et
pratiques solides qui démontraient de façon définitive qu’une coopérative autogérée ne pouvait se passer des directives
centralisées d’une intelligentsia et d’une instance centralisée de planification, et surtout que l’appareil d’Etat soviétique-
stalinien était aussi nécessaire à l’avènement d’une société libre que ne l’était l’air que l’on respirait.
La moralité bourgeoise est donc, en essence, ce geste particulier de la pensée qui installe ou enchâsse la réflexion sur
le contexte possible dans un ensemble de cadres fixes censés traduire les dimensions « immuables » du contexte « tel qu’il
est » — alors même que ces dimensions « immuables » sont en train d’être remises en question dans l’histoire réelle par
l’action politique de ceux qui y entrevoient un « ailleurs ». Rejeter cette moralité-là, cependant, ce n’est pas pour autant être
anti-moraliste ; c’est simplement (si j’ose dire) opter consciemment pour une moralité non bourgeoise. Telle est, pour
l’annoncer au départ, la perspective que je propose de développer en vue d’un renouvellement d’une véritable éthique
marxiste.