Introduction]
Radio Rennes-Bretagne, samedi 16 mai 1936, 20 h 15. Le
professeur Bohl, qui enseigne au lycée d’Angers, prononce une
longue et touchante allocution à la gloire d’un ancien collègue
disparu l’été précédent : Edmond Goblot. « Déjà, note l’invité du jour,
les justes honneurs dus au souvenir de ses mérites personnels lui ont été
rendus dans une séance publique annuelle de l’Académie des sciences
morales et politiques. Par ailleurs, diverses revues de spécialistes n’ont
pas manqué de rappeler le vif intérêt suscité depuis longtemps par
ses remarquables travaux de philosophe et de savant. »1 De longues
minutes durant, le professeur angevin retrace les principales étapes de
la carrière d’Edmond Goblot sans jamais cacher son admiration pour
les principaux ouvrages de logique et de morale d’un intellectuel dont
l’on dit qu’il « avait des opinions politiques avancées ». Il faut réserver
une place de choix dans notre panthéon local, conclut A. Bohl, pour
ce philosophe à la personnalité « vigoureusement créatrice et exquise,
qui fait penser aux plantes croissant et fleurissant dans la douce et la
saine atmosphère de l’Anjou sous le signe de la robustesse, de la grâce
et de la fécondité »2.
Qui est donc cet intellectuel tant vanté par son jeune collègue ?
Edmond Léonce Laurent Goblot est né le 13 novembre 1858, la même
année qu’Émile Durkheim et Georg Simmel et une dizaine de mois
avant Jean Jaurès et Henri Bergson. Les noms de tous ces philosophes
de formation résonnent toujours à nos oreilles. Il faut en revanche
avoir fréquenté les bibliothèques pour se souvenir de celui d’Edmond
Goblot. Qu’en livrant leurs travaux à la critique rongeuse des souris,
pour parler comme Karl Marx, l’histoire joue quelques mauvais
tours à des générations entières de philosophes est une chose parfois
surprenante. Dans le cas d’E. Goblot, la surprise est ailleurs. Toute sa
vie durant, Edmond Goblot se dévoua à la philosophie. Or, un seul
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LOGIQUE DE CLASSE
livre de lui fait toujours fi de notre amnésie collective : La Barrière et
le Niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne,
considéré à ce jour comme un classique des sciences sociales. Pour
Larry Portis, par exemple, ce livre « mérite de figurer parmi les écrits
sociologiques les plus intéressants de notre époque »3. Il se trouve par
ailleurs que, à tort ou à raison, de nombreux contemporains associent
les analyses développées dans cet ouvrage à la théorie de la distinction
de Pierre Bourdieu4.
Le travail du philosophe
À défaut de prétendre expliquer pourquoi La Barrière et le Niveau,
qui paraît pour la première fois en 1925, a acquis le statut qui est le
sien, je vais m’intéresser à ses conditions de production. L’objectif des
pages qui suivent est, plus généralement encore, de prendre au sérieux
l’articulation entre le parcours biographique d’E. Goblot et son œuvre.
Un tel projet comporte de multiples difficultés. La biographie n’est pas
d’abord une mince affaire sur le plan méthodologique. Jean-Claude
Passeron a recensé les pièges, illusions et autres chausse-trapes auxquels
le sociologue ne manque jamais d’être confronté lorsqu’il s’engage sur
une telle voie : rêve d’une impossible exhaustivité empirique, tentation
de noyer le cas dans un radicalisme structuraliste, recours abusif
au modèle génétique, attribution au cas analysé d’un statut de vie
exemplaire… L’idéal, pour éviter tous ces obstacles, consiste à assimiler
un itinéraire personnel au produit conjoint d’effets institutionnels et
d’actions sociales à même de renforcer ou, au contraire, de saper les
structures qui informent et donnent sens au parcours de vie5. Afin de
tendre dans cette direction, j’essaierai de rendre raison de la trajectoire
d’E. Goblot en assimilant ce dernier à un mobile, pour filer une des
métaphores utilisées par J.-C. Passeron, doté d’une impulsion et d’une
direction initiales et qui s’adapte tout au long de son parcours aux
champs de forces qu’il pénètre.
L’intérêt porté à l’œuvre d’E. Goblot mérite également
éclaircissement. Le terme d’œuvre désigne ici le produit d’un travail
dont les livres, les articles, les communications, les enseignements et
les prises de position publiques constituent la principale incarnation.
INTRODUCTION
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Assez curieusement, les sociologues, parfois enclins à dénoncer avec
véhémence la séparation aliénante entre le travailleur et son travail,
répugnent à considérer les productions intellectuelles autrement que
comme des abstractions ou, à la limite, comme les produits de conflits
doctrinaires. En portant attention aux multiples facettes de la vie et de
l’activité d’un philosophe, c’est en marquant un écart significatif avec
une telle perspective et, contre toute attente peut-être, en sociologue
du travail que j’ai décidé de mener une grosse partie de l’enquête.
Une telle option se heurte à une complication de taille. Comment
regarder le travail en acte d’un philosophe, a fortiori quand celui-ci
n’est plus de ce monde ? À défaut de pouvoir observer in situ des
accomplissements pratiques, ou même d’en trouver des comptes-
rendus pertinents, ce sont donc d’autres registres constitutifs du travail
de philosophe que je me propose d’examiner. On peut partir pour
ce faire d’une remarque presque triviale. Il est impossible d’espérer
rendre raison du travail du philosophe sans prendre au sérieux… le
fruit de son travail. Tant elle transpire l’évidence, l’affirmation peut
paraître risible. Elle ne l’est pas. Dans le champ des sciences sociales,
il existe en effet une double tentation contradictoire pour appréhender
une œuvre. Certains ignorent tout ou presque de son contenu pour
privilégier ses conditions de production (profil de l’auteur, état de
la concurrence sur le marché intellectuel, enjeux sociopolitiques du
moment…), tandis que d’autres adoptent à l’inverse une démarche
purement herméneutique qui, elle, occulte le monde social. Dans
les deux cas, le travail et le travailleur font l’objet d’une séparation
radicale qui n’aide guère à comprendre ce que produire veut dire. Dans
un esprit différent, on peut faire l’hypothèse que tout ouvrage, au sens
artisanal du terme, porte indéfectiblement les traces d’une manière de
faire, de sentir et d’agir dont les années se sont chargées de fixer les
différentes composantes.
Le travail du philosophe n’est donc pas uniquement une affaire
de sueur et de concentration. Pour en comprendre les attendus
et les implications, il importe de lier les produits de l’activité à un
parcours de vie. La trajectoire d’E. Goblot, pour en revenir à mon
sujet d’étude, est celle d’un jeune bourgeois de province tôt venu à
la philosophie et porteur de préoccupations qui toutes, le temps de
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LOGIQUE DE CLASSE
l’activité professionnelle venu, se cristallisent sur des objets qui font
débat au tournant du XIXe et du XXe siècle (la science, l’éducation, les
rêves, la bourgeoisie…). Derrière la linéarité apparente du parcours
de vie, on percevra assez vite en suivant le chemin parcouru par le
philosophe l’existence de frottements multiples imputables à la
fréquentation de mondes sociaux qui ne portent pas toujours et
nécessairement les mêmes valeurs et les mêmes sommations morales.
Les univers familiaux, scolaires et professionnels d’E. Goblot sont loin
par exemple de porter des exigences identiques. Il faudra pour s’en
convaincre étudier la famille dans laquelle grandit le jeune garçon et
prêter attention aux pratiques et aux représentations de ses proches.
Il faudra entrer pareillement dans le détail d’un parcours scolaire et
d’une carrière professionnelle dont il est assez aisé de repérer les étapes
significatives. La trajectoire d’E. Goblot est d’autant plus intéressante
à observer sous un tel angle que, sous la IIIe République, la philosophie
entame un mouvement de professionnalisation. Dans le dernier quart
du XIXe siècle, elle devient une affaire de professeurs et non plus de
penseurs mondains extérieurs à l’Université6. Cette discipline n’est
pas la seule à se métamorphoser. On assiste plus généralement à une
transformation du système éducatif qui change les conditions de
travail et le statut de ceux qui œuvrent en son sein. L’universitaire en
particulier « n’est plus le reproducteur d’un savoir figé ou l’illustration
brillante d’une tradition culturelle mais avant tout un chercheur voué
à une spécialité qui a rompu ses derniers liens avec les canons de
l’enseignement secondaire »7. E. Goblot n’échappe pas à son temps.
Pour devenir philosophe, il lui faut suivre le chemin balisé qui mène
de la cagne à la chaire.
Qu’est-ce qu’un bourgeois ?
E. Goblot est issu d’un segment de la bourgeoisie française dont
la caractéristique première est de valoriser les talents plutôt que
l’accumulation du capital économique. La lignée à laquelle appartient
le philosophe est largement composée, aussi bien dans l’amont
immédiat que dans les différentes générations de l’aval, de nombreux
enseignants et autres professionnels fortement dotés en capital culturel.
INTRODUCTION
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Il faut dire qu’au milieu du XIXe siècle les stratégies de carrière de la
bourgeoisie ne sont pas complètement hasardeuses. Dans son Guide
pour le choix d’un état, paru initialement en 1842, Édouard Charton
indique que trois critères doivent être pris en considération : pouvoir
subvenir aux besoins de la vie, de sa famille et de ses années de repos ;
favoriser l’exercice des facultés ; être utile à la société8. E. Goblot
et les siens n’ont guère failli à ces préceptes. Les historiens de la
bourgeoisie montrent plus encore que, derrière la carrière, se tient une
préoccupation majeure tenir son rang, éviter le déclassement social –
à laquelle la famille d’E. Goblot n’échappe pas davantage.
Un tel souci s’inscrit dans une histoire de longue durée. Jusqu’en
1848, la bourgeoisie est souvent considérée comme un monde de
l’entre-deux, un espace du moyen situé à égale distance des barreaux
inférieurs et supérieurs de l’échelle sociale. Avec le Second Empire,
prenant conscience de la montée en puissance des bourgeoisies au sein
de la société française, de nombreux observateurs invitent à faire la
différence avec la classe moyenne et, plus généralement, à réfléchir sur
l’identité d’un groupe aux frontières incertaines. Mais, durant toute la
seconde moitié du XIXe siècle, les critères de démarcation demeurent
flous, ambigus et contradictoires. En 1897, A. Vavasseur, avocat
à la Cour, constate que les bourgeois se sont fondus avec les nobles
et le clergé. Le terme bourgeoisie a-t-il encore un sens ? Avec un tel
substantif « on tombe dans la logomachie, et c’est inévitable, le mot
ne correspond plus à la chose ; le mot a littéralement gardé sa rigidité
littérale, tandis que la chose s’est déformée, émoussée et divisée, au
point de devenir insaisissable »9. En apparence, la bourgeoisie n’est
plus puisque la Révolution a brouillé les frontières sociales et a fait
de tous les citoyens des égaux. Mais en apparence seulement, ajoute
A. Vavasseur.
Alors qui sont les bourgeois ? Pour certains, comme François
Guizot ou Charles de Rémusat, « l’appartenance à la bourgeoisie exige
une connaissance au moins superficielle de la culture humaniste, une
maîtrise des usages de la bonne compagnie, souvent transmise par
la tradition familiale, et, enfin, des loisirs sans lesquels il est difficile
de participer à la vie de société et d’assumer des responsabilités
civiques. Cela n’exclut pas toute activité professionnelle et n’implique
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