Introduction] R adio Rennes-Bretagne, samedi 16 mai 1936, 20 h 15. Le professeur Bohl, qui enseigne au lycée d’Angers, prononce une longue et touchante allocution à la gloire d’un ancien collègue disparu l’été précédent : Edmond Goblot. « Déjà, note l’invité du jour, les justes honneurs dus au souvenir de ses mérites personnels lui ont été rendus dans une séance publique annuelle de l’Académie des sciences morales et politiques. Par ailleurs, diverses revues de spécialistes n’ont pas manqué de rappeler le vif intérêt suscité depuis longtemps par ses remarquables travaux de philosophe et de savant. »1 De longues minutes durant, le professeur angevin retrace les principales étapes de la carrière d’Edmond Goblot sans jamais cacher son admiration pour les principaux ouvrages de logique et de morale d’un intellectuel dont l’on dit qu’il « avait des opinions politiques avancées ». Il faut réserver une place de choix dans notre panthéon local, conclut A. Bohl, pour ce philosophe à la personnalité « vigoureusement créatrice et exquise, qui fait penser aux plantes croissant et fleurissant dans la douce et la saine atmosphère de l’Anjou sous le signe de la robustesse, de la grâce et de la fécondité »2. Qui est donc cet intellectuel tant vanté par son jeune collègue ? Edmond Léonce Laurent Goblot est né le 13 novembre 1858, la même année qu’Émile Durkheim et Georg Simmel et une dizaine de mois avant Jean Jaurès et Henri Bergson. Les noms de tous ces philosophes de formation résonnent toujours à nos oreilles. Il faut en revanche avoir fréquenté les bibliothèques pour se souvenir de celui d’Edmond Goblot. Qu’en livrant leurs travaux à la critique rongeuse des souris, pour parler comme Karl Marx, l’histoire joue quelques mauvais tours à des générations entières de philosophes est une chose parfois surprenante. Dans le cas d’E. Goblot, la surprise est ailleurs. Toute sa vie durant, Edmond Goblot se dévoua à la philosophie. Or, un seul 12 LOGIQUE DE CLASSE livre de lui fait toujours fi de notre amnésie collective : La Barrière et le Niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne, considéré à ce jour comme un classique des sciences sociales. Pour Larry Portis, par exemple, ce livre « mérite de figurer parmi les écrits sociologiques les plus intéressants de notre époque »3. Il se trouve par ailleurs que, à tort ou à raison, de nombreux contemporains associent les analyses développées dans cet ouvrage à la théorie de la distinction de Pierre Bourdieu4. Le travail du philosophe À défaut de prétendre expliquer pourquoi La Barrière et le Niveau, qui paraît pour la première fois en 1925, a acquis le statut qui est le sien, je vais m’intéresser à ses conditions de production. L’objectif des pages qui suivent est, plus généralement encore, de prendre au sérieux l’articulation entre le parcours biographique d’E. Goblot et son œuvre. Un tel projet comporte de multiples difficultés. La biographie n’est pas d’abord une mince affaire sur le plan méthodologique. Jean-Claude Passeron a recensé les pièges, illusions et autres chausse-trapes auxquels le sociologue ne manque jamais d’être confronté lorsqu’il s’engage sur une telle voie : rêve d’une impossible exhaustivité empirique, tentation de noyer le cas dans un radicalisme structuraliste, recours abusif au modèle génétique, attribution au cas analysé d’un statut de vie exemplaire… L’idéal, pour éviter tous ces obstacles, consiste à assimiler un itinéraire personnel au produit conjoint d’effets institutionnels et d’actions sociales à même de renforcer ou, au contraire, de saper les structures qui informent et donnent sens au parcours de vie5. Afin de tendre dans cette direction, j’essaierai de rendre raison de la trajectoire d’E. Goblot en assimilant ce dernier à un mobile, pour filer une des métaphores utilisées par J.-C. Passeron, doté d’une impulsion et d’une direction initiales et qui s’adapte tout au long de son parcours aux champs de forces qu’il pénètre. L’intérêt porté à l’œuvre d’E. Goblot mérite également éclaircissement. Le terme d’œuvre désigne ici le produit d’un travail dont les livres, les articles, les communications, les enseignements et les prises de position publiques constituent la principale incarnation. INTRODUCTION 13 Assez curieusement, les sociologues, parfois enclins à dénoncer avec véhémence la séparation aliénante entre le travailleur et son travail, répugnent à considérer les productions intellectuelles autrement que comme des abstractions ou, à la limite, comme les produits de conflits doctrinaires. En portant attention aux multiples facettes de la vie et de l’activité d’un philosophe, c’est en marquant un écart significatif avec une telle perspective et, contre toute attente peut-être, en sociologue du travail que j’ai décidé de mener une grosse partie de l’enquête. Une telle option se heurte à une complication de taille. Comment regarder le travail en acte d’un philosophe, a fortiori quand celui-ci n’est plus de ce monde ? À défaut de pouvoir observer in situ des accomplissements pratiques, ou même d’en trouver des comptesrendus pertinents, ce sont donc d’autres registres constitutifs du travail de philosophe que je me propose d’examiner. On peut partir pour ce faire d’une remarque presque triviale. Il est impossible d’espérer rendre raison du travail du philosophe sans prendre au sérieux… le fruit de son travail. Tant elle transpire l’évidence, l’affirmation peut paraître risible. Elle ne l’est pas. Dans le champ des sciences sociales, il existe en effet une double tentation contradictoire pour appréhender une œuvre. Certains ignorent tout ou presque de son contenu pour privilégier ses conditions de production (profil de l’auteur, état de la concurrence sur le marché intellectuel, enjeux sociopolitiques du moment…), tandis que d’autres adoptent à l’inverse une démarche purement herméneutique qui, elle, occulte le monde social. Dans les deux cas, le travail et le travailleur font l’objet d’une séparation radicale qui n’aide guère à comprendre ce que produire veut dire. Dans un esprit différent, on peut faire l’hypothèse que tout ouvrage, au sens artisanal du terme, porte indéfectiblement les traces d’une manière de faire, de sentir et d’agir dont les années se sont chargées de fixer les différentes composantes. Le travail du philosophe n’est donc pas uniquement une affaire de sueur et de concentration. Pour en comprendre les attendus et les implications, il importe de lier les produits de l’activité à un parcours de vie. La trajectoire d’E. Goblot, pour en revenir à mon sujet d’étude, est celle d’un jeune bourgeois de province tôt venu à la philosophie et porteur de préoccupations qui toutes, le temps de 14 LOGIQUE DE CLASSE l’activité professionnelle venu, se cristallisent sur des objets qui font débat au tournant du XIXe et du XXe siècle (la science, l’éducation, les rêves, la bourgeoisie…). Derrière la linéarité apparente du parcours de vie, on percevra assez vite en suivant le chemin parcouru par le philosophe l’existence de frottements multiples imputables à la fréquentation de mondes sociaux qui ne portent pas toujours et nécessairement les mêmes valeurs et les mêmes sommations morales. Les univers familiaux, scolaires et professionnels d’E. Goblot sont loin par exemple de porter des exigences identiques. Il faudra pour s’en convaincre étudier la famille dans laquelle grandit le jeune garçon et prêter attention aux pratiques et aux représentations de ses proches. Il faudra entrer pareillement dans le détail d’un parcours scolaire et d’une carrière professionnelle dont il est assez aisé de repérer les étapes significatives. La trajectoire d’E. Goblot est d’autant plus intéressante à observer sous un tel angle que, sous la IIIe République, la philosophie entame un mouvement de professionnalisation. Dans le dernier quart du XIXe siècle, elle devient une affaire de professeurs et non plus de penseurs mondains extérieurs à l’Université6. Cette discipline n’est pas la seule à se métamorphoser. On assiste plus généralement à une transformation du système éducatif qui change les conditions de travail et le statut de ceux qui œuvrent en son sein. L’universitaire en particulier « n’est plus le reproducteur d’un savoir figé ou l’illustration brillante d’une tradition culturelle mais avant tout un chercheur voué à une spécialité qui a rompu ses derniers liens avec les canons de l’enseignement secondaire »7. E. Goblot n’échappe pas à son temps. Pour devenir philosophe, il lui faut suivre le chemin balisé qui mène de la cagne à la chaire. Qu’est-ce qu’un bourgeois ? E. Goblot est issu d’un segment de la bourgeoisie française dont la caractéristique première est de valoriser les talents plutôt que l’accumulation du capital économique. La lignée à laquelle appartient le philosophe est largement composée, aussi bien dans l’amont immédiat que dans les différentes générations de l’aval, de nombreux enseignants et autres professionnels fortement dotés en capital culturel. INTRODUCTION 15 Il faut dire qu’au milieu du XIXe siècle les stratégies de carrière de la bourgeoisie ne sont pas complètement hasardeuses. Dans son Guide pour le choix d’un état, paru initialement en 1842, Édouard Charton indique que trois critères doivent être pris en considération : pouvoir subvenir aux besoins de la vie, de sa famille et de ses années de repos ; favoriser l’exercice des facultés ; être utile à la société8. E. Goblot et les siens n’ont guère failli à ces préceptes. Les historiens de la bourgeoisie montrent plus encore que, derrière la carrière, se tient une préoccupation majeure – tenir son rang, éviter le déclassement social – à laquelle la famille d’E. Goblot n’échappe pas davantage. Un tel souci s’inscrit dans une histoire de longue durée. Jusqu’en 1848, la bourgeoisie est souvent considérée comme un monde de l’entre-deux, un espace du moyen situé à égale distance des barreaux inférieurs et supérieurs de l’échelle sociale. Avec le Second Empire, prenant conscience de la montée en puissance des bourgeoisies au sein de la société française, de nombreux observateurs invitent à faire la différence avec la classe moyenne et, plus généralement, à réfléchir sur l’identité d’un groupe aux frontières incertaines. Mais, durant toute la seconde moitié du XIXe siècle, les critères de démarcation demeurent flous, ambigus et contradictoires. En 1897, A. Vavasseur, avocat à la Cour, constate que les bourgeois se sont fondus avec les nobles et le clergé. Le terme bourgeoisie a-t-il encore un sens ? Avec un tel substantif « on tombe dans la logomachie, et c’est inévitable, le mot ne correspond plus à la chose ; le mot a littéralement gardé sa rigidité littérale, tandis que la chose s’est déformée, émoussée et divisée, au point de devenir insaisissable »9. En apparence, la bourgeoisie n’est plus puisque la Révolution a brouillé les frontières sociales et a fait de tous les citoyens des égaux. Mais en apparence seulement, ajoute A. Vavasseur. Alors qui sont les bourgeois ? Pour certains, comme François Guizot ou Charles de Rémusat, « l’appartenance à la bourgeoisie exige une connaissance au moins superficielle de la culture humaniste, une maîtrise des usages de la bonne compagnie, souvent transmise par la tradition familiale, et, enfin, des loisirs sans lesquels il est difficile de participer à la vie de société et d’assumer des responsabilités civiques. Cela n’exclut pas toute activité professionnelle et n’implique 16 LOGIQUE DE CLASSE pas obligatoirement la possession d’une fortune, mais seuls ceux qui jouissent d’un minimum d’aisance et peuvent disposer de nombreuses heures de liberté peuvent participer à ce style de vie »10. Pour d’autres, les limites passent ailleurs. Ce sont, par exemple, la richesse et les occupations professionnelles qui deviennent les critères décisifs de démarcation. On évoquera alors une « bourgeoisie active » (industriels, commerçants, producteurs indépendants…) en opposition à une « bourgeoisie oisive » dont la fortune est suffisante pour réduire l’activité à la simple consommation. L’œuvre d’E. Goblot n’est pas vierge de toutes ces interrogations et autres incertitudes identitaires qui concernent le groupe social dont le philosophe est issu et auquel il émarge toute sa vie durant. La Barrière et le Niveau offre des éléments de réponse originaux aux questions relatives aux frontières de la bourgeoisie. En rédigeant l’ouvrage, E. Goblot révèle sa connaissance intime des mœurs de la petite société dont, non sans cruauté parfois, il dépeint les certitudes et les habitudes. L’originalité est de prendre au sérieux l’institution symbolique des classes sociales, par opposition à la démarche matérialiste des marxistes qui ancrent les clivages dans un substrat économique en distinguant les détenteurs des moyens de production des personnes qui ne possèdent pour toute richesse que leur force de travail. Au moment où E. Goblot réfléchit, travaille et écrit sur la bourgeoisie, d’autres que lui le font également. En 1914, P. Coudert publie La Bourgeoisie et la question sociale. Essai pour la formation d’une « conscience de classe ». Pour l’auteur, la bourgeoisie est une sorte de ventre mou capable de tempérer les luttes qui opposent la tête de la société (la ploutocratie) à ses jambes (le prolétariat). Après guerre, en 1924 exactement, Abel Hermant livre Le Bourgeois, et René Johannet l’Éloge du bourgeois français11. Ce dernier, essayiste réputé proche de Charles Maurras, constate que, depuis 1848, le mot « bourgeois » véhicule des sens multiples et parfois contradictoires. Il est possible néanmoins de repérer quelques traits culturels caractéristiques du groupe qu’il désigne : le sens de la famille, le goût du décorum, la pratique des justes dépenses, la convenance… Parmi les autres ouvrages parus dans la seconde moitié des années 1920, deux méritent une attention particulière. Le premier INTRODUCTION 17 est signé par Bernard Groethuysen, philosophe français d’origine allemande, ancien élève de Georg Simmel, dont l’objectif est d’extraire les racines de l’esprit bourgeois. Publié deux ans après La Barrière et le Niveau, Origines de l’esprit bourgeois en France utilise un stratagème de recherche différent de celui d’E. Goblot. B. Groethuysen remonte jusqu’à la Révolution française avec une attention particulière portée sur le rapport entre l’Église et les classes sociales. Le bourgeois, note-til, est mal à l’aise dans l’univers chrétien. B. Groethuysen constate plus exactement qu’il s’est constitué deux classes en France, que distingue l’attitude religieuse. « Ce sont deux esprits qui existent l’un à côté de l’autre, deux mondes, pourrait-on dire, le monde ancien et le monde nouveau. Le bourgeois, pour s’affirmer lui-même aura besoin pour ainsi dire de se faire incrédule ; le manque de foi que lui reprochent les prédicateurs fait partie de sa conscience de classe. Il y a les bonnes gens, et il y a l’honnête homme qui sait raisonner ; il y a le bourgeois et il y a le peuple. »12 En 1928, soit un an tout juste après la publication du livre de B. Groethuysen, Le Bourgeois de Werner Sombart13 est mis à la disposition du public français. Enquête au long cours également, qui propose au lecteur de découvrir la naissance du bourgeois à Florence au XVe siècle, le livre indique lui aussi qu’E. Goblot est loin d’être le seul alors à s’interroger, en une période de profonde mutation économique et sociale, sur le statut du bourgeois et de la bourgeoisie. Sociologue par accident ? Plutôt que de procéder à une recension exhaustive de l’ensemble des travaux et avis sur la classe bourgeoise, il me paraît plus intéressant de pointer une énigme du doigt. E. Goblot est d’extraction bourgeoise et professeur de philosophie. Cela n’est pas en soi une contradiction, bien au contraire. Sous la IIIe République, la plupart des philosophes sont issus des strates moyennes et inférieures de la bourgeoisie française14. Il y a lieu de s’étonner en revanche qu’un spécialiste de la logique et de la morale comme E. Goblot ait pu porter de l’intérêt à la bourgeoisie, objet auquel, dans leur travail, les philosophes de la IIIe République ne prêtent guère attention. 18 LOGIQUE DE CLASSE Une question centrale structure par voie de conséquence les développements du présent ouvrage : pourquoi et comment le philosophe de profession qu’est E. Goblot est-il conduit à travailler, au risque de se faire sociologue, sur la classe bourgeoise ? Deux arguments vont être mis à l’épreuve afin de répondre à une telle interrogation. Le premier est que la trajectoire d’E. Goblot s’inscrit au carrefour de deux modèles de socialisation, l’un familial, l’autre scolaire, qui n’entrent pas toujours et nécessairement en synergie. Le travail du philosophe porte la trace de cette tension. Celle-ci est directement débitrice des transformations structurelles de la société française du tournant du siècle. Des occasions de mobilité sociale ascendante profitent à une petite bourgeoisie qui, pour s’ajuster aux nouvelles possibilités offertes en termes d’emplois et de statuts, investit dans des activités (l’enseignement, la fonction publique, les professions libérales…) exigeant un minimum de bagage scolaire. Outre la capacité critique que ne manque pas d’aiguiser l’accumulation du capital culturel, ce déplacement dans la hiérarchie sociale s’accommode – c’est le cas d’E. Goblot et de ses proches – d’une prise de distance avec l’institution religieuse dominante (l’Église catholique en l’occurrence) dont les intérêts, éducatifs en particulier, incitent plutôt au conservatisme. Or l’élite philosophique, celle qui forme E. Goblot à l’École normale supérieure notamment, véhicule un savoir et des doctrines qui entretiennent un rapport d’affinité étroit avec le catholicisme. Le travail d’E. Goblot, du moins c’est la première hypothèse que je fais, est durablement impressionné par cette contradiction axiologique. Bien que formulée en des termes différents, une idée un peu similaire a déjà été esquissée par Louis Greenberg à propos de Henri Bergson et d’Émile Durkheim, tous deux juifs. Celui-là met en évidence l’importance des legs culturels dont bénéficient les deux jeunes garçons. Le rabbin Moses Durkheim, le père d’Émile, était fortement influencé par l’école rabbinique de Troyes. Il en a largement transmis les valeurs et les préceptes à son fils. « Le fait de se consacrer de façon sèche et austère à l’exégèse biblique et à la jurisprudence talmudique caractérisait cette école, le sommet intellectuel ayant été atteint au onzième siècle par le judaïsme du Nord de la France. L’imagination, le mysticisme, la sensibilité artistique et la poésie n’avaient pas place ici. »15 Il n’en va pas de même en revanche de INTRODUCTION 19 la lignée dans laquelle s’inscrivent les Bergson, qui s’oppose explicitement à cette tradition « rationaliste »16. Les deux pères ont en commun en revanche d’avoir connu de grandes difficultés pour s’intégrer dans une société française peu ouverte au pluralisme. « Là où les pères ont échoué, l’école a fourni une compensation en offrant des modèles de réussite que ni Michel Bergson ni Moses Durkheim n’ont pu offrir. Durant leurs années de formation scolaire, les deux fils ont rejeté leurs pères, mais de façons distinctes, chacun exprimant des demandes au système éducatif qui reflétaient leurs besoins personnels et leur volonté commune d’être intégré à la société française. »17 Parce qu’il est fils de famille bourgeoise et catholique, la situation d’E. Goblot est fort différente. Mais nous verrons que, en raison notamment du statut social initial de son père, la question de l’intégration se pose aussi, en d’autres termes il est vrai, à E. Goblot et aux siens. Le second argument que je souhaite développer fait écho à cette question : en rédigeant La Barrière et le Niveau, E. Goblot s’est-il mué accidentellement en sociologue ? Lui-même répond positivement. Je suis enclin à penser le contraire. La raison en est la suivante. En 1899, E. Goblot publie un article sur les classes de la société dans lequel déjà il porte de l’intérêt aux stratégies de barrière et de niveau utilisées par la bourgeoisie18. Dans les années qui suivent, il travaille en profondeur la logique, une branche de la philosophie qui connaît un nouvel essor au moment où lui-même se fait philosophe. E. Goblot se fait alors théoricien des jugements et des classes. L’examen de ses travaux révèle que le type de logique qu’il promeut présente une caractéristique originale : elle s’inscrit dans une tradition spiritualiste dans laquelle E. Goblot a baigné durant toutes ses études, tout en ouvrant la possibilité de développer un point de vue positiviste sur les classes. Version largement amendée et enrichie de l’article de 1899, La Barrière et le Niveau doit être considéré, ainsi qu’E. Goblot le précise explicitement, comme une application au social d’une théorie de logicien. La bourgeoisie utilise de multiples stratagèmes pour persuader qu’elle constitue une classe. Il s’agit en réalité d’une duperie tant son discours est grevé de paralogismes. Tel est le principal message d’E. Goblot. Ce second argument mérite d’autant plus considération 20 LOGIQUE DE CLASSE que, dès sa thèse, E. Goblot réfléchit au statut de ce qu’il nomme des « sciences philosophiques ». La psychologie, la sociologie et la logique appartiennent à ce corpus qui, en dépit d’un manque de maturité, est appelé selon lui à gagner en force et en conviction scientifiques. En travaillant un matériau social, E. Goblot ne s’écarte donc pas de la philosophie. Il conteste clairement, en revanche, les prétentions hégémoniques, chacun dans un registre différent, de la métaphysique et de la logique formelle. Traces, parcours En plus des multiples publications d’E. Goblot, deux principaux corpus d’archives ont été exploités afin de tester empiriquement les arguments précédents. Je dois à Viviane Isambert-Jamati d’avoir pu travailler en toute liberté sur près de mille lettres échangées au sein de la famille Dubois-Goblot depuis la monarchie de Juillet jusqu’au début de la IIIe République19. Grâce à ce riche matériau, V. Isambert-Jamati a publié en 1995 un ouvrage intitulé Solidarité fraternelle et réussite sociale20. Dans celui-ci, elle montre comment une famille de la petite bourgeoisie d’origine normande (les Dubois), à laquelle s’associe par mariage le père d’E. Goblot, a pu développer une stratégie collective d’ascension sociale basée avant tout sur la solidarité. Même si l’option que j’ai retenue conduit à poser des questions différentes et surtout à braquer la lumière sur la vie, la carrière et le travail d’Edmond, nombre d’idées et de réflexions (notamment dans le chapitre 1) doivent à ce livre pionnier. Le présent ouvrage s’appuie sur l’exploitation d’un second corpus d’archives, non cotées, déposées par Jean-Jacques Goblot, un petit-fils d’E. Goblot, à la bibliothèque de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Composé de six forts cartons, l’ensemble contient un matériau plus hétéroclite que les courriers que m’a confiés V. Isambert-Jamati. On trouve pour l’essentiel les traces de la carrière d’E. Goblot (notes de cours, manuscrits préparatoires, tirés à part d’articles, comptesrendus d’événements professionnels, notes de travail, appréciations sur E. Goblot et ses écrits, courriers échangés avec des pairs, cours de médecine…) ainsi que des indices de ses engagements multiples au service de la musique, de la morale, de l’école laïque… J’ai également INTRODUCTION 21 pu consulter, en complément à ces deux sources majeures, quelques courriers d’E. Goblot déposés à la bibliothèque Jacques Doucet. La lecture de travaux consacrés aux philosophes et sociologues de la IIIe République, s’est révélée utile pour enrichir l’ensemble des informations livrées par les archives que j’ai pu regarder au plus près. Le parcours que propose cet ouvrage est le suivant. Dans le premier chapitre, je pose mes pas dans ceux de V. Isambert-Jamati afin de donner à voir l’organisation de la famille Dubois-Goblot, les choix qu’ont opérés ses membres, leurs destins et, surtout, les pratiques et les valeurs dont, à travers les échanges épistolaires21, on peut mesurer l’importance et la relative singularité. Dans cette configuration d’ensemble, l’éducation du jeune Edmond retiendra particulièrement mon attention. Le chapitre 2 met en scène l’apprenti philosophe. Durant trois longues années, de 1876 à 1879, E. Goblot prépare activement le concours d’entrée à l’École normale supérieure. Mais il ne fait pas que cela. Déjà, il a l’opportunité, par nécessité en réalité, de découvrir les charmes et les vicissitudes du métier de pédagogue. Le chapitre 3 décrit les principaux rites de passage, au sens où l’entend Arnold Van Gennep22, qui conduisent le jeune philosophe depuis les bancs de l’École normale supérieure jusqu’aux portes de l’université. Pour cela, il aura fallu franchir deux obstacles majeurs : l’agrégation puis la thèse. À la rentrée 1879, E. Goblot s’est défait du statut d’apprenti philosophe. Il est devenu professeur à part entière. Je montrerai dans le chapitre 4 comment, dans ses différents postes, E. Goblot s’acquitte de sa tâche et je décrirai les joies, mais aussi les hésitations et les difficultés qui sont les siennes, notamment face à sa hiérarchie immédiate. En 1901, E. Goblot franchit une étape supplémentaire en devenant professeur d’université, fonction qu’il exerce à Caen puis à Lyon (sur une chaire d’histoire de la philosophie et des sciences). L’essentiel des travaux d’E. Goblot datent du début du XXe siècle. Pour évaluer l’intérêt et l’originalité de ces recherches, le chapitre 5 propose une description de la profession de philosophe au moment où E. Goblot rejoint le corps des professeurs d’université. Ce chapitre présente également les deux grandes orientations (le spiritualisme, le positivisme) qui, à ce moment, informent intellectuellement le champ 22 LOGIQUE DE CLASSE de la philosophie française. Pas plus que d’autres, les différents écrits d’E. Goblot n’ont de sens, on le devine, s’ils ne sont référés a minima aux options, méthodes et controverses dont cette partition est porteuse. Avec le chapitre 6, j’entre de plain-pied dans le contenu du travail de logicien d’E. Goblot. L’objectif est de regarder les questions que se pose ce dernier, les héritages qu’il assume et revendique (celui de Jules Lachelier au premier chef) ainsi que les thèses qu’il entend défendre et illustrer. À la lecture des articles et des ouvrages qu’E. Goblot consacre à la logique, il ne fait guère de doute que deux traits majeurs caractérisent son entreprise : le fait d’abord d’opter pour une perspective relationnelle non formelle, le fait ensuite de vouloir sortir la logique des ornières de la métaphysique pour la rendre utile et opérationnelle sur des terrains très concrets, celui du social en particulier. On comprend dans de telles conditions pourquoi, tout en développant une théorie des jugements de valeur, E. Goblot peut se faire sociologue. Avec La Barrière et le Niveau, dont le chapitre 7 du présent ouvrage propose une lecture nouvelle, il s’agit de mettre à l’épreuve un schéma d’analyse mûri depuis plusieurs années. Comme en témoigne également La Barrière et le Niveau, E. Goblot partage avec le positivisme durkheimien une exigence fondamentale : ne pas restreindre le travail du philosophe et du sociologue à une pure spéculation en chambre. Ainsi que le rapporte en détail le chapitre 8, avec d’autres, E. Goblot se fait intellectuel au moment de l’affaire Dreyfus. Ce sera pour lui un déclic. Il use de son temps, de son énergie et de son influence pour défendre des causes qui lui tiennent à cœur, celle de la morale laïque au tout premier chef.