Roger Establet, Jean Marchi, Un philosophe en Corse, Edmond Goblot, Correspondance
(1882-1884), Ajaccio, Albiana, 2012, 247 p.
Voilà un bien beau livre, qui ne pouvait que satisfaire, pour de multiples raisons, le « vieux
sociologue » que je suis : un ouvrage sur la sociologie en Corse et des Corses, de
l’enseignement secondaire dans la région de Bastia à la fin du 19e siècle, durant une partie des
années Ferry. Roger Establet et Jean Marchi, en un peu plus de 200 pages vives et alertes,
nous y livrent non seulement une analyse de contenu qu’on peut qualifier d’exemplaire, mais
aussi une tranche d’histoire de vie passionnante d’un futur sociologue
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insuffisamment connu,
au moins des moins jeunes et notamment en France, voire quelque peu oublié.
Resituons brièvement les faits. En 1882, jeune agrégatif sortant de l’Ecole Normale
Supérieure de garçons (Ulm), Edmond Goblot (il a le même âge qu’Emile Durkheim) est
nommé professeur de philosophie au lycée de Bastia, …pour raisons de santé. Il y restera
deux années, accompagné et aidé de sa jeune sœur Germaine qui, titulaire du Brevet
supérieur, envisage de préparer le Concours d’entrée à l’Ecole Normale supérieure de filles
(Sèvres). En résulte une correspondance très étoffée, et dûment conservée, entre ces deux
jeunes installés dans l’île de Beauté et leur famille restée dans la région d’Angers.
En 1962, 80 ans plus tard, Roger Establet, jeune agrégé de philosophie sortant de la même
ENS, et dont on connaît le parcours sociologique ultérieur, est à son tour nommé au lycée de
Bastia. C’est sans doute pourquoi, entre autres raisons, Viviane Isambert-Jamati, sociologue
de l’éducation éminemment reconnue en France et à l’étranger
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, « grande dame » comme
1
Emile Durkheim (1858-1917) sera très rapidement connu en France (Le suicide, Alcan, 1997), Max
Weber (1964-1920) plus tardivement, pour des problèmes de traduction. Edmond Goblot (1958-1935) publiera
La barrière et le niveau chez Alcan en 1925 : c’est un ouvrage hautement précurseur, et précurseur des travaux
de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, qui ne paraîtront qu’à partir de 1964 (Les héritiers, Minuit) ; il a été
assez régulièrement republié (en 1982, avec une préface de Georges Balandier), vient de l’être de nouveau en
2010, aux PUF et avec une préface de Bernard Lahire, et figure parmi les « classiques de sciences sociales »
numérisés, sur le site de l’Université du Québec à Chicoutoumi : http://classiques.uqac.ca/classiques/.
Nous resterons toujours un peu étonné du fait qu’il n’ait pas été plus souvent cité par ceux qui ne pouvaient
l’ignorer : les « ruses de l’histoire » ? Et dans ce même ordre d’idées, parmi les relatifs « oubliés », ayons aussi
une pensée pour Alain Girard (1914-1996) et ses travaux sur la sociologie du conjoint ou de l’éducation.
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Viviane Isambert-Jamati a d’abord porté son intérêt sociologique sur le thème du travail et été recrutée
au CNRS en 1947 (sous la responsabilité de Georges Friedmann) ; elle s’est notamment intéressée au travail
féminin, dans le domaine des industries horlogères. Puis elle a développé une brillante thèse de doctorat d’Etat, à
partir de l’analyse des discours de distribution des prix de l’enseignement secondaire (lycées de garçons), qui a
aimaient à la nommer ses nombreux admirateurs, hautement « distinguée » comme aurait sans
doute dit Germaine, lui confie le dossier de correspondance qu’elle détient, en « héritière » de
la famille Goblot : elle est petite-nièce d’Edmond et petite-fille de Germaine. Et nos deux
auteurs, chercheurs chevronnés et très complémentaires le sociologue d’une part et le
professeur de lettres, excellent connaisseur de son île, de l’autre -, plutôt que de se limiter au
traitement quelque peu technique de cette stricte correspondance, ont senti la nécessité
d’élargir leur propre sujet sans le dénaturer, en y intégrant l’expérience plus récente de Roger
(la vie du lycée et des Corses ou d’un jeune agrégé des années soixante), et en allant enquêter,
sur place, autour de Bastia et du « doigt » ou des villages corses connus d’Edmond ou de
Germaine, pour retrouver trace des relations qui se sont poursuivies et maintenues, plus d’un
siècle durant, entre la famille Goblot et les familles corses, bien au-delà du séjour des deux
jeunes.
Le corps de cet ouvrage s’organise en 7 parties (environ 180 pages, pp. 31-215), de la
description de ce « petit monde », dans le lycée et hors du lycée (le proviseur ou le censeur et
leurs compagnes, les professeurs ou les parents et les élèves), à l’étude fine et attentive de la
sociabilité corse vue à travers plusieurs familles différentes ayant accueilli Edmond et
Germaine, et les personnes qui les ont particulièrement marqués (Mme Garrigues ou Mme
Bonavita pour Germaine, l’intrigante Mme Delongraye et l’ambitieux M. Delpech pour
Edmond, l’hospitalité de M. Mancini ou de la famille Luigi pour l’un et l’autre, …). Mais on
passe aussi, notamment, par les « comptes » de Germaine, qui mettent en évidence les
conditions de vie d’un jeune agrégé et les comparent à celles d’un agrégé actuel ou des années
soixante ; ou par « l’habitus Goblot », mettant en avant les valeurs de l’école républicaine, le
poids du culturel et du capital qu’il constitue ou la recherche constante de la distinction,
donné lieu à publication d’un ouvrage unanimement reconnu, Crises de la société, crises de l’enseignement,
Paris, PUF, 1970, mais n’ayant, hélas ! jamais été réédité. Nommée peu après Professeur à Paris-Descartes, elle
a, ensuite et durant près de 20 ans, occupé une place prépondérante dans le champ de la sociologie de l’éducation
française, publié de nombreux ouvrages et articles que nous ne rappellerons pas ici, à propos des réformes et des
innovations, de la diffusion des savoirs et de la culture technique, des débats pédagogiques ou des typologies
d’enseignants… Mais elle s’est aussi consacrée, de façon exceptionnelle, à la formation des chercheurs en
sociologie : environ 125 thèses, dont la pensée, qu’elle a richement nourrie, a essaimé l’hexagone et le monde ;
j’ai fait mes deux thèses avec elle, et elle sait ma profonde estime et mon indéfectible amitié, que je tiens
cependant à lui redire. Enfin, elle a publié un ouvrage à propos de la correspondance conservée par sa famille :
Solidarité fraternelle et réussite sociale. La correspondance familiale chez les Dubois-Goblot, 1841-1882, Paris,
L’Harmattan, 1995 ; il me paraîtrait intéressant de le lire ou de le relire en même temps que celui-ci.
annonçant déjà, de fait, « la barrière et le niveau » ; ou « le légendaire corse » et les
spécificités de ce peuple fier ; ou encore la diversité des modes d’acculturation et
d’acquisition de la langue corse (pour Edmond, le passage par l’Italien mais pour Germaine,
l’échange direct avec les Corses), qui montrent bien que les chemins de l’assimilation ou des
rapprochements sont multiples… Une histoire qui se lit comme un roman, émaillé des
anecdotes et citations empruntées à la correspondance, si ce n’est que l’histoire est vraie, et
constamment avérée par la force de l’analyse de contenu effectuée.
Les auteurs ont voulu, en annexe, joindre de précieux documents. Dont les discours de
distribution de prix, prononcés à 80 ans d’écart, par Edmond Goblot et Roger Establet : une
lecture à ne pas manquer.
La « présentation du corpus » (pp. 11-29) est l’un des moments forts de l’ouvrage. Les auteurs
témoignent de l’évolution des méthodes d’analyse de contenu (ici, l’utilisation du logiciel
Alceste), et exposent en quelques pages une belle leçon de méthodologie très concrète. Ils en
montrent les avantages : sur un corpus donné, le chercheur peut, après en avoir pris
amplement connaissance, en fonction de sa propre problématique et de ses hypothèses
principales, identifier les thèmes principaux développés, en relever les fréquences ou les
caractéristiques, selon qu’il s’agit d’Edmond ou de Germaine par exemple, selon les moments
ou pour répondre à quiMais le logiciel ne teste que ce qu’on lui demande de tester, même
s’il peut tester des hypothèses qui auraient été difficilement envisageables sans lui. Et, le
jeune chercheur se doit de le savoir, les conclusions et l’interprétation resteront toujours de sa
seule responsabilité. Viviane Isambert-Jamati, experte s’il en est quant à l’analyse de contenu,
même si elle avait utilisé des méthodes plus artisanales, dit, dans sa magnifique préface :
« A travers leur lecture et leur interprétation si sensible et si intelligente de cette
correspondance, Roger et Jean sont en quelque sorte devenus ma famille. J’en suis touchée
plus que je ne peux le dire, et ma reconnaissance pour le travail d’analyse qu’ils ont mené est
immense. Puis, plus loin : « L’image qui m’apparaît d’Edmond Goblot coïncide assez
bien à mes yeux avec celle du Goblot âgé que j’ai rencontré… : homme de grand sérieux,
parfois même un tantinet sentencieux, mais aussi homme affectueux, plein d’intérêt pour la
très petite fille que j’étais… L’image de Germaine dans ses vingt ans me surprend davantage.
Sa jeunesse passionnée éclate à chaque ligne de ses lettres, elle est gaie, optimiste, pleine
d’allant, alors que celle que j’ai connue… La seconde a sans doute changé, et l’autre pas, ou
moins. Pour ces deux auteurs, pouvait-on espérer plus vibrant hommage ?
J’ai connu un grand moment de bonheur en découvrant cet ouvrage. A l’issue de sa lecture, je
voudrais formuler un vœu qui, je n’en doute pas, sera partagé : la réédition de Crises de la
société, crises de l’enseignement, par exemple en version numérisée, parmi les « classiques de
sciences sociales »,… à Chicoutoumi, Ajaccio ou Paris.
Gabriel LANGOUËT, Professeur émérite,
Paris V-CERLIS
Juin 2012
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