•Conseil scientifique
de
l'Evaluation.
(1)
NDLR : ce texte
est
un
point
de
vue
de
B.
Perret, auquel
nous avons soumis
le
rapport
de
P.
Maclouf «Etat et
co-
hésion sodalesous
la
Vème République -
Perceptions, modes
d'action»
(rapport
pour la CNAF, sep-
tembre 1993), et non
une
réaction
ai
tique
à
l'article
de
P.
Maclouf publié dans
ce
même
numéro.
L'Etat a-t-il un projet social ?
Bernard Perret*
1
a recherche
de
Pierre Maclouf (1) a le
mérite
de
définir clairement une dé-
marche analytique
et
de
s'y
tenir :
il
s'agit
de
«caractériser la structure d'action
de
l'Etat
en
matière sociale»,
en
privilégiant une
interprétation endogène deschangementsqui
l'on affectée. Il fait donc l'hypothèse
que
la
dynamique autonome
de
la structure étatique
constitue
un
fil
directeur pertinent
pour
ana-
lyser les transformations
de
l'action publique
qui
ont
accompagné la mise en oeuvre
du
RMI.
A cette posture,
on
peut
évidemment
en
op-
poser une
autre
qui met
en
avant l'influence
exogène
du
contexte socio-économique
et
montre
que
les politiques sociales constituent
autant
de
réactions, passablement improvi-
sées et désordonnées, à
des
problèmes qui
s'imposent sans préavis à l'attention
du
poli-
tique. Avant
de
développer ce point,
il
faut
donner
acte à P. Maclouf
des
faits et tendan-
ces qu'éclaire bien son analyse: si l'on centre
le regard
sur
la période qui suit la dernière
guerre mondiale,
il
est incontestable que l'on
constate l'affirmation,
puis
la
progressive
déstabilisation,
d'un
Etat modernisateur et
intégrateur,
dont
la culture et les modes
de
fonctionnement internes présentaient initia-
lement
une
réelle cohérence avec
un
projet
d'homogénéisation
de
la société.
Le
principal intérêt
de
l'étude est
de
bien faire
ressortir
les
différents
aspects
de
cette
synergie:
-rôle
des
normes régissant l'emploi public
comme élément
«endo-intégrateur»
et
comme
modèle structurant
pour
l'ensemble
du
salariat
(trajectoire ascendante, stabilité, dissociation
croissante
du
statut
et
du
travail effectif,
institutionnalisation
du
dialogue social) ;
-cohérence entre les cadres cognitifs
partagés
par
la
plupart
des
hauts
fonctionnaires (droit,
statistique)
et
le caractère normatif
de
leur
projet d'intégration sociale;
-cohérence
du
cadre
de
la planification (pla-
nification
des
fonctions collectives)
et
du
pro-
jet intégrateur.
n est bien montré, également,
comment
les
vingt dernières années
ont
vu
cette cohérence
progressivement battue
en
brèche. Eclatement
du
schème intégrateur,
tout
d'abord:
mise
en
oeuvre
de
politique sociales centrées
sur
les
exclus, divorce entre la politique
de
l'emploi
et
la
politique
des
relations
de
travail,
décentralisation, passage
de
l'aménagement
du
territoire
au
développement
local, politi-
ques sociales territorialisées (DSQ, ZEP
...
).
Eclatementducadrecognitif,ensuite,avecun
appel accru aux sciences sociales.
On
pourrait
ajouter,
dans
la
même
ligne
de
pensée,
que
l'affirmation
du
paradigme
de
l'évaluation
ex-post
au
détriment
d'un
paradigme prévisionniste-planificateur
n'est
pas
sans
lien avec
une
nouvelle
posture
de
l'Etat,
plus
modeste,
et
renonçant
de
facto à
configurer la société selon
un
schéma
pré-
établi.
L'hypothèse d'un Etat pensant
Le rapprochement
de
ces différents registres
de
déconstruction
d'une
cohérence
ne
man-
que
pas
d'intérêt. Reste
son
interprétation,
sur
laquelle
je
suis beaucoup
plus
réservé. Certai-
nes formulations
de
P. Maclouf
prêtent
à l'ac-
teur étatique
un
véritable projet
sur
la société.
Cette manière
de
voir
n'est
certes
pas
totale-
53
(1) EditionsduSeuil,
1991.
(2)
B.
Perret,
in
B.
Erne,
J.L.
Laville
(dirs.), «Cohésion
sociale
et
emploi»,
éd.
Desclée
de
Brouwer, mai
1994.
54
ment
dénuée
de
fondement, mais les évolu-
tionsdécritessecomprennentbeaucoupmieux
en
faisant
l'hypothèse
d'un
Etat
pensant
et
agissant
d'abord
en
terme politique,
et
inter-
venant
dans
le
champ
social
de
manière
plus
réactive
que
prospective.
Plus
précisément,
je
partirais
pour
ma
part
des
positions suivan-
tes, exprimées ici
davantage
comme
une
es-
quisse
que
comme
une
thèse élaborée :
. L'action
de
l'Etat
en
matière sociale
ne
se
comprend
bien
que
replacée
dans
la
longue
durée.
Comme
l'établit fort bien Jacques Donzelot
dans
«L'invention
du
social», le
retour
sur
les
révolutions
de
1789
et
les
émeutes
ouvrières
de
1848
montrent
bien
que
le
social représente
davantage
pour
l'Etat
républicain
un
«retour
du
refoulé»
qu'un
mythe
fondateur
:
«]us-
qu'en
1848,
la
République
apparaît(
..
.)
comme
une
réponse
globale
aux
problèmes
de
la
vie
en
sodété
(
..
.)après
cette
date,
en
revanche,
la
Répu-
blique
n'apparaîtra
plus
comme
une
réponse,
mais
comme
un
problème»
(p.18).
Pour
J.
Donzelot, le social
n'est
rien
d'autre
que
la réponse
de
l'Etat républicain à
une
«question sociale»
qui
déstabilise son schème
idéologique initial (principe
de
souveraineté,
face à face
Etat/individu).
Dans
cette ligne
de
pensée,
on
comprend
mieux
la prégnance
de
la logique
de
la représentation politique
dans
le
champ
social,
des
bizarreries telles
que
l'élection directe
des
administrateurs
des
cais-
ses
de
Sécurité sociale,
l'importance
idéo-
logique
de
la rhétorique assurantielle.
Historiquement, le
problème
clé a
été
de
con-
cilier la réponse
pratique
aux
problèmes
de
cohésion sociale (qui obligent,
par
définition,
à tenir
compte
des
différences
de
condition
et
de
capacité
d'action
existant
au
sein
de
la
société)
et
l'individualisme-universalisme
de
principe
qui
caractérise l'idéologie républi-
caine. Je
me
permets
à
ce
propos
de
citer
ma
contribution à
l'ouvrage
Cohésion sociale
et
emploi :
«Cette
contradiction
originelle,
occultée
par
un
siècle
d'
e1aborations
institu-tionnelles
et
idéologiques,
permet
d'expliquer
bien
des
traits
de
notre
système
social.
Il
a
fallu,
en
effet,
réconcilier
laborieusement
des
logiques profondément
antinomiques
:
la
solidarité
suppose
la
reconnais-
sance
d'une
dissymétrie
entre
les
individus,
ainsi
que
des
formes
d'organisation
collective
dont
la
légitimité
ne
relève
pas
uniquement
de
la
logique
de
la
représentation.
Le
rapport
direct
de
l'individu
au
pouvoir
politique
se
trouve
relativité
par
son
appartenance
à
des
collectivités
intermédiaires
qui
constituent
le
ca-
dre
naturel
des
liens
d'entraide.
Car
l'Etat
ne
peut
se
substituer
que
très
partiellement
à
celles-d,
sous
peine
de
transformer
les
citoyens
en
assistés.
Cette
difficulté
politique
et
conceptuelle
explique
la
mise
en
avant
des
principes
de
prévoyance
et,
surtout,
du
principe
assurantiel,
pour
encadrer
les
mécanismes
collectifs
de
solidarité,
et
pour
les
légitimer
dans
un
univers
politique
valorisant
l'émancipation
de
l'individu
et
l'affermissement
de
l'Etat-nation.
Dans
«l'Etat
en
France»,
Pierre
Rosanvallon
(1)
montre
bien
en
quoi
la
de1imitation
du
champ
de
l'assistance,
l'
identifica-
tion
précise
des
catégories
incapables
de
se
prendre
en
charge
a
constitué
un
enjeu
important
lors
de
l'élaboration
des
principes
du
système
françJis
de
protection
sociale
au
siècle
dernier.
Ce
rappel
des
particularités
de
la
modernité
françJise
permet
également
de
mieux
comprendre
pourquoi
le
syn-
dicalisme,
forme
dominante
de
l'intermédiation
sociale,
a
subi
plus
qu'ailleurs
l'attraction
d'une
logique
de
la
représentation
et
du
deôat
idéologique
propre
au
monde
politique»
(2).
Dans
le
même
ordre
d'idée,
il
faudrait
s'inter-
roger
sur
le
point
de
savoir
si
l'«endo-
intégration»
par
l'appareil
d'Etat
(grâce
au
rôle
de
promotion
sociale joué
par
les con-
cours
administratifs),
bien
analysée
par
P.
Maclouf,
n'est
pas,
d'abord,
l'une
des
tra-
ductions
de
l' «élitisme républicain», concep-
tion implicite selon laquelle les seules diffé-
rences sociales acceptables
sont
celles
qui
ré-
sultent
du
mérite
scolaire (on
en
trouve
une
trace
récurrente
dans
l'idée
d'«égalité
des
chances», à laquelle
ne
cesse
de
se raccrocher
les discours politiques
«républicains»
de
droite
et
de
gauche,
comme
ce
qui
doit
rester
lors-
qu'
on
a renoncé à
toute
autre
forme
d'utopie
sociale; cf.
par
exemple,
l'importance
de
ce
thème
dans
le
document
du
Plan «Inégali-
tés 90»).
.
Le
modèle
de
l'après-guerre doit être pensé
sur
le
mode
de
l'exception.
Compte
tenu
de
ce
qui
vient
d'être
rappelé,
le
fait
deprendre
pour
référence l'Etat social
mis
(1)
a.
sur ce point
B.
Perret etG.Roustang,
«L'éoonomie
contre
la
soc1été>>,
éd.
du
Seuil,
1993.
(2) «Cohésion sociale
et
emploi»,
op.dt.
en place après
la
Libération induit un biais.
Comme on commence à mieux
le
compren-
dre, la conjoncture particulièrement favora-
ble qui a prévalu au cours des Trente Glorieu-
ses a permis d'occulter un certain nombre de
contradictions fondamentales
du
modèle po-
litique français, et
de
postuler une cohérence
dont
la
fragilité
apparaît
clairement
aujourd'hui.
Plus précisément,
il
faudrait approfondir l'idée
que
la France, plus que d'autres pays, s'est
vue comme une «société salariale», c'est-à-
dire
une
société l'accès de tous à l'emploi
salarié représente une voie royale
pour
conci-
lier
un
principe d'émancipation individuelle
et
un
principe d'homogénéisation
et
d'inté-
gration
sociale. Ou encore,
de
concilier
égalitarisme
et
compétition, solidarité et
universalisme,étatismeetindividualisme,etc.
A y regarder
de
près, le projet
de
l'Etat
modemisateuretintégrateurde l'après-guerre
n'a
fait qu'exprimer la possibilité, qui parais-
sait offerte à
la
société française,
de
réconcilier
sa culture politique
et
la
résolution concrète
de
ses problèmes sociaux. En quelque sorte,
l'Etat ne faisait qu'amplifier une croyance au
progrès social partagée par l'ensemble
de
la
société.
Il
faudrait d'ailleurs souligner à
ce
propos le lien étroit entre progrès social et
croissance économique.
Le
projet social de
l'Etat fut congruent avec une doctrine écono-
mique : comme l'ont bien montré les écono-
mistes de l'école
de
la
régulation,
la
synergie
entre le keynésianisme et l'Etat-providence
est
l'une
des caractéristiques majeures
de
cette
période.
. L'évolution
récente
des
modes
d'interven-
tion
de
l'Etat
dans
le
domaine
découle,
au
premier
chef,
de l'évolution économique
et
de
la
crise
de
la
société salariale.
Pas seulement à cause
de
la montée
du
chô-
mage mais, plus fondamentalement, à cause
de
l'éclatement
du
monde salarial
et
de
la
remise
en
cause
des
formes antérieures
d'intégration
par
le
travail.
La
mondialisation
de
l'économie, le développement des servi-
ces, la diversification des modes d'implica-
tion
dans
le
travail, l'importance prise
par
la
«qualification sociale», sont autant d'évolu-
tions structurelles qui rendent caducs non
seulement le compromis fordiste mais l'idée
même
de
<<société
salariale» (1).
La grande question
de
la socialisation
Un autre facteur exogène d'évolution
des
politiques sociales est l'affaiblissement
des
capacités intégratrices des structures
de
bases
de la société telles
que
l'école
et
la famille.
Sous l'effet
de
ces deux
grandes
mutations, la
question sociale change
de
nature.
On
a
pu
parler à ce propos, à juste titre,
d'une
«nou-
velle question sociale». Les problèmes priori-
taires étaient, naguère,
la
résorption
des
iné-
galités
de
revenu
et
la régulation
des
conflits
sociaux ; la grande question est désormais
celle
de
l'exclusion, c'est-à-dire,
en
négatif,
celui
de
la
socialisation.
Il
me
semble
que
la
vraie nouveauté pour l'Etat est
de
devoir se
préoccuper politiquement
du
problème
de
la
socialisa
ti
on.
«L'Etat
émancipateur
est
contraint
progres-
sivement
de
modifier
ses
priorités
et
de
faire
de
l'insertion
l'un
des
objectifs
obligés
de
la
plupart
des
politiques
sociales.
Mais,
au-delà
de
l'insertion
des
exclus,
c'est
le
lien
social
lui
même,
l'
apparte-
nance
des
individus
à
un
monde
commun
qui
fait
politiquement
problème.
L'exclusion
n'est
que
la
manifestation
la
plus
visible
d'un
dérèglement
qui
concerne
l'ensemble
de
la
collectivité.
Cette
situa-
tion
impose
peu
à
peu
un
changement
de
paradigme.
On
peut,
dès
à
présent,
noter
une
discordance
entre
l'orientation
des
nouvelles
politiques
socia-
les
vers
la
mise
en
oeuvre
d'une
solidarité
articu-
lant
plus
étroitement
droits
et
comportements
(l'exemple
type
étant
le
contact
d'insertion
du
RMI)
et
la
logique
assurantielle
du
système
de
protection
sociale.
Mais
il
faudrait
aller
plus
loin
et
repenser
entièrement
la
solidarité
sociale
en
recherchant
un
nouvel
équilibre
entre
protection
et
obligations.Jl
faudrait
également
tenir
compte
du
caractère
systémique
des
déficits
de
socialisation
et
passerd'uneconceptioninstrumentaledel'insertion
à
une
conception
«écologique»
du
social.
Une
telle
mutation
implique
des
interactions
plus
com-
plexes
entre
l'Etat
et
la
société,
de
nouvelles
formes
de
dialogue
et
d'apprentissage
réciproque,
de
nouvelles
modalités
d'identification
des
pro-
blèmes
et
de
légitimation
des
acteurs»
(2).
55
(1)
F.
Fourquet
et
N.
Murard,«Valeurdes
services
collectifs
SOCiaUX», étude réa-
lisée
pour
le Com-
missariat général
du
Plan, 1992,
p.
144.
(2)
Y.
Meny,
J.C.
Thoenig, «Pollb-
ques
publiques»,
PUF,
1989,
p.
174
56
.
L'Etat
doit
être analysé comme un système
complexe de prise
de
décision et non comme un
acteur porteur d'un projet social bien défini.
A y regarder
de
près,
et
contrairement à
ce
qu'un
certain bon sens pourrait laisser croire,
les grands affrontements politiques ne con-
cement que très latéralement la formulation
des politiques sociales. En 1988,les idées
de
la
gauche et
de
la
droite sur le
RMI
ne différaient
guère et les débats concernaient surtout les
spécialistes
du
domaine, y compris le milieu
relativementétroitdesfonctionnairesdirecte-
ment concernés, et
le
secteur associatif.
En fait,
il
n'y
a jamais
de
vrai débat sur les
finalités de l'intervention sociale
de
l'Etat.
François Fourquet et Numa Murard propo-
sent une interprétation
de
ce constat para-
doxal: l'affaire
du
politiqueseraitfondamen-
talement
la
puissance et non le bien-être so-
cial, celui-ci n'étant jamais réellement pris en
compte en tant que projet
en
soi, mais seule-
ment en tant que condition
de
la cohésion
de
la nation :
«On
peut
faire
l'hypothèse
qu'il -le
deôat-
rendrait
explicite
l'opposition
du
social
et
de
la
puissance
et
réve1erait
le
décalage
inévitable
entre
le
but
du
politique
et
les
aspirations
des
hommes>>
(1). On peut, plus simplement, rap-
porter cet escamotage
du
débat social à la
sociologie
de
la
décision.
Comme
le
notent
Yves
Meny
et
Jean-
Claude Thoenig, le découplageentre
la
sphère
du
pouvoir et la société est constitutive
du
processus d'élaboration des politiques publi-
ques:
«l'origine
d'une
demande
sociale,
et
des
besoins
que
cette
demande
est
censée
médiatiser,
se
situe
dans
la
sphère
politique.
Il
n'y a
pas
de
transparence
totale,
de
lien
direct
entre
le
social
et
le
politique»
(2).
L'intervention
de
l'Etat en
matière sociale
peut
difficilement être vue
comme
le
résultat
d'une
stratégie explicite et
cohérente
de
modification
de
l'état
de
la so-
ciété : elle est plus souvent motivée
par
la
prise en compte
d'un
«problème
de
société»
dont
la
«mise
sur
agenda» est
le
résultat
d'un
processus social complexe.
Dire,
par
exemple, comme
le
fait Pierre
Maclouf,
que«l'Etatabandonnesonobjectifd'homogé-
néité sociale» (p. 45)au profit
de
la lutte contre
la
«décohésion
sociale»
n'est
qu'une
rationalisation a
posteriori
d'un
cheminement
beaucoup plus chaotique. Une analyse précise
de
la
préparation
de
la loi instituant le
RMI
fournirait une bonne illustration
de
ce «brico-
lage» politico-technocratique.
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