Notes critiques (1) Zhuangzi poète ou philosophe

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Notes
critiques
(1)
Zhuangzi poète ou philosophe
J e a n - F r a n ç o i s Billeter 1
Jean-Claude Pastor destine cette traduction des sept premiers chapitres du
Zhuangzi « au lecteur sensibilisé à la pensée de l'Extrême-Orient et aux
étudiants en langue chinoise classique plus qu'aux sinologues... qui peuvent
directement accéder au texte chinois ». Appartenant à cette troisième
catégorie, il se peut que je sois mal placé pour juger son travail. Je le
ferai tout de même, de mon point de vue particulier. Aimant le Zhuangzi
et commençant à le connaître, comme Jean-Claude Pastor, je saisis cette
occasion de m'entretenir avec lui de ces Chapitres intérieurs. Il sait bien
qu'il ne suffit pas de lire le chinois classique pour comprendre ce texte
et s'en faire une interprétation cohérente, et que les désaccords entre
sinologues sont donc inévitables.
Mais dans notre cas, le désaccord se situe déjà sur le plan de l'intention.
Jean-Claude Pastor indique dans son Avertissement quelle a été la sienne :
« J'ai principalement essayé de mettre l'accent sur les aspects poétiques,
musicaux et rythmiques du texte tout en m'efforçant de ne pas trahir le
ou les sens...». Or on ne saurait à mon avis dissocier le moins du monde
1. À propos de Zhuangzi (Tchouang-tseu), Les chapitres intérieurs. Traduit du
chinois par Jean-Claude Pastor. Introduction d'Isabelle Robinet. Paris, Éditions
du Cerf, 1990.112 pages. FF 105,00. (Coll. Patrimoines). Jean-François Billeter
est professeur à l'Université de Genève.
Études chinoises, vol. IX, n° 2 (automne 1990)
Notes critiques (1)
la forme et le sens du texte, chez Zhuangzi moins que chez tout autre.
Zhuangzi se distingue en effet par sa conscience aiguë des limites du langage
et par l'art avec lequel il communique son doute sur le langage par l'usage
particulier qu'il en fait. Il mérite d'être lu avec la plus grande attention
chaque fois qu'il exprime ce doute. Il le fait de manière tout à fait précise :
« Le langage a son prix », écrit-il par exemple2 :
ce qui fait son prix, c'est l'intention. L'intention tend vers quelque chose, mais
ce vers quoi elle tend, cela la parole ne peut le communiquer.
Et d'illustrer ce paradoxe par l'histoire du Duc Huan et du charron Bian,
qui en est l'éloquente confirmation. Tout Zhuangzi tient dans cette lucidité
critique et dans le génie qui lui permet de se jouer de la difficulté en disant
l'essentiel par des moyens inattendus. Il nous livre d'ailleurs la clé de son
art dans le développement du début du chapitre 27 : « Je recours à la
fable neuf fois sur dix, je cite une autorité sept fois sur dix. Quant à la
parole gobelet, je la laisse déborder comme elle veut et trouver son équilibre
toute seule... »3. On pourrait montrer, d'après ce passage, que la manière
dont Zhuangzi maniait le langage était à ses propres yeux non seulement
l'illustration, mais la preuve concluante de la justesse de sa position
philosophique.
« Si profonde que soit l'inspiration philosophique [des Chapitres intérieurs], il s'agit de textes dont la vertu est d'abord poétique », écrit Léon
Vandermeersch dans sa notice de couverture. Cette opinion est ancienne
2. Fin du chapitre 13, Tiandao.
3. Début du chapitre 27, Yuyan. On peut considérer comme certain que ce passage,
comme le précédent, est de la main de Zhuangzi. Je comprends que Jean-Claude
Pastor ait voulu se concentrer sur les sept premiers chapitres, qui sont essentiels
et forment une unité. H aurait cependant dû signaler, me semble-t-il, que d'autres
chapitres du Zhuangzi contiennent aussi des textes de Zhuangzi lui-même et
que ce sont parfois des textes importants. Léon Vandermeersch est trop
catégorique lorsqu'il affirme, dans lanotice qui figure en page 4 de la couverture,
que les Chapitres intérieurs sont « les seuls qui soient imputables à Zhuangzi
lui-même ».
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puisqu'elle remonte au Zhuangzi lui-même — mais elle figure dans le
chapitre 33, autrement dit dans un texte d'époque Han dû à un ou des
auteurs qui ne comprenaient de toute évidence plus la pensée de Zhuangzi.
À cette époque, pendant la première moitié du n° siècle avant notre ère
vraisemblablement, les débats sur le langage dans lesquels avaient été
engagés les mohistes, les « sophistes » et Zhuangzi lui-même au rV siècle
avaient été complètement perdus de vue et le fondement rationnel de la
philosophie de Zhuangzi avait par conséquent cessé d'être intelligible, voire
seulement perçu. L'unification impériale avait si profondément modifié
les cadres et les orientations de l'activité intellectuelle que Zhuangzi ne
pouvait plus apparaître que comme un esprit fantasque qui s'était détourné
du monde pour donner libre cours à son débordant génie. Le syncrétisme,
qui s'était progressivement mis à dominer la vie des idées avant l'unification
et la dominait entièrement sous les Han, avait pour corollaire une incompréhension grandissante des conflits qui avaient été au cœur de la pensée
du IVe siècle et donc de la pensée de Zhuangzi. C'est d'ailleurs pour cela
que son œuvre nous est parvenue dans un si lamentable état, amputée et
arbitrairement combinée avec d'autres textes de valeur inégale, issus de
diverses écoles des 111e et 11e siècles avant notre ère — avant d'être encore
une fois réduite par Guo Xiang sous les Jin.
Malgré la réinterprétation de Guo Xiang et les remarques de quelques
commentateurs perspicaces que Zhuangzi a eus au fil des siècles, l'idée
du génie débridé qui parcourt en imagination des mondes inaccessibles
au commun des mortels s'est maintenue jusqu'au xxc siècle. Mais certains
érudits chinois contemporains ont remis en question ce lieu commun et
publié des travaux qui nous permettent de nous faire désormais du philosophe
une idée différente. Le sinologue anglais A.C. Graham a poursuivi d'une
part leur analyse de la composition du Zhuangzi, et reconstitué d'autre
part la pensée logique des néomohistes et des « sophistes » du rv° siècle,
ce qui lui a permis de mettre en évidence tout ce que Zhuangzi leur devait.
Il a ainsi accompli une percée décisive et créé les conditions d'une profonde
réinterprétation — donc de traductions nouvelles, très différentes de celles
que nous connaissons4. Il est regrettable que Jean-Claude Pastor ne se soit
4. Voir principalement A.C. Graham, Chuang-tzû. The Seven Inner Chapters and
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inspiré que sur quelques points de détail de ces travaux récents et soit
resté, pour l'essentiel, soumis à la perspective la plus conventionnelle.
Dans sa préface, Isabelle Robinet ne fait pas non plus mention de ces
travaux et défend elle aussi la perspective la plus traditionnelle. Elle le
fait avec de curieux arguments. À cause de la concision du chinois ancien
et de l'obscurité qui en résulte, dit-elle, les exégètes ont toujours été « divers
et aussi fondés les uns que les autres, et souvent contradictoires » (p. 9).
Diversité et contradiction qu'elle n'explique pas par le fait que les commentateurs ont adopté des points de vue différents et qu'ils ont pu se tromper
à l'occasion, mais par le fait que « souvent le propre d'un texte chinois...
est d'être pluriel. Les sens y sont multiples, aussi légitimes les uns que
les autres, qu'ennemis souvent, du moins pour les esprits précis et
volontaires. Il refuse l'idée d'une signification unique et "vraie", il autorise
plusieurs sens et en même temps les dépasse » ; elle affirme un peu plus
loin que certains passages ne contiennent pas seulement « plusieurs sens
à la fois », mais « peut-être une infinité » (p. 10). Mais si elle défend
ce point de vue, je ne comprends guère qu'elle puisse écrire, au paragraphe
suivant, que la traduction de Jean-Claude Pastor est « jusqu'à ce jour celle
qui cerne le texte au plus près » et qu'elle est, de ce fait, « la meilleure
que je connaisse ».
Isabelle Robinet rappelle que le Zhuangzi est un « ensemble de textes
dus à plusieurs auteurs, et dont la rédaction s'échelonnerait5 du IVe au Ier
siècle avant J.-C. », qu'il « reflète diverses tendances », etc. (pp. 10-11) ;
mais elle n'envisage pas un instant, semble-t-il, que le caractère « pluriel »
de l'ouvrage puisse être lié à ce caractère composite. Elle n'envisage donc
pas non plus que la tâche des sinologues pourrait être de distinguer les
voix qui se mêlent dans ce concert désordonné et d'y discerner celle qui
appartient en propre à Zhuangzi. Si elle-même isolait cette voix et l'écoutait
attentivement, comme il est possible de le faire aujourd'hui, elle n'affirmerait plus, je pense, que Zhuangzi « se place sur un plan hors logique,
au-delà de la cohérence, au-delà des points de vue quels qu'ils soient »
other writings, Londres, G. Allen & Unwin, 1981, et Disputers of the Tao :
philosophical argument inAncient China, La Salle (Illinois), Open Court, 1989.
5. Ce conditionnel est superflu puisqu'on en a la certitude.
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(p. 11). Elle lui reconnaîtrait au contraire, au-delà de son imagination
déconcertante, une position philosophique bien arrêtée et une cohérence
intellectuelle sans faille. Zhuangzi exprime des choses simples qui sont
difficiles à dire, non des choses obscures qu'il est loisible de dire n'importe
comment.
Pour expliquer la pluralité des sens du texte, Isabelle Robinet invoque
aussi « le syncrétisme intégrateur et le relativisme dialectique qui sont
la marque de l'esprit chinois de tout temps » (p. 11). Qu'elle me permette
d'exprimer mon désaccord sur ce point aussi. S'il est vrai que le syncrétisme
a été une tendance durable en Chine à partir des décennies qui ont précédé
l'unification impériale, au nT siècle avant notre ère, elle conviendra certainement qu'il n'y en a pas trace dans les deux siècles qui ont précédé
et qui constituent l'âge d'or de la philosophie chinoise. Si l'ouvrage que
nous appelons le Zhuangzi est syncrétiste en ce sens qu'il est un conglomérat
de textes hétérogènes, et que certains de ces textes (le dernier chapitre
notamment) sont syncrétistes au sens propre du terme, les parties dues
à Zhuangzi lui-même ne le sont aucunement. À mon sens, on ne peut pas
non plus soutenir que « Zhuangzi, comme la plupart des penseurs chinois,
est profondément optimiste » parce que « l'ordre est naturel » (p. 19).
Sa philosophie est au contraire l'une des expressions majeures de la crise
des représentations du iv* siècle, crise aux cours de laquelle le doute sur
l'ordre humain s'est étendu à l'idée même d'ordre des choses.
Jean-Claude Pastor dit dans son avertissement qu'il s'est efforcé de
ne pas trahir « le ou les sens » — comme si ce sens ou ces sens étaient
clairs, connus et communément admis. Si j'ai relevé quelques-uns des points
sur lesquels je suis en désaccord avec Isabelle Robinet, c'est pour rappeler
qu'il n'en est rien, que le sens n'est pas donné, qu'il doit être dégagé par
un travail d'interprétation et que l'interprétation, pour ne pas être arbitraire,
doit nécessairement s'appuyer sur les données de la philologie et de
l'histoire. Elle doit s'appuyer ensuite sur l'analyse interne du texte
préalablement dégagé, puis sur la compréhension de la pensée qui s'y trouve
exprimée6. La beauté du texte ne peut venir qu'en dernier lieu, car la beauté
6. Comme le dit Robert Misrahi dans l'introduction de son admirable traduction
de l'Éthique de Spinoza (Paris, Presses Universitaires de France, 1990) : « ...la
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d'un texte philosophique ne saurait être véritablement appréciée qu'en
fonction de ce que le texte dit.
La faiblesse de la traduction de J.-C. Pastor provient donc de ce qu'il
a renoncé à la fonder sur une interprétation cohérente du texte, voire —
me semble-t-il — sur une interprétation quelconque.
A défaut d'une conception réfléchie de la pensée de Zhuangzi, que
sa traduction aurait transmise au lecteur, J.-C. Pastor aurait pu rendre aux
« étudiants en langue chinoise classique » un plus grand service en faisant
preuve de plus de rigueur dans le détail. Il a certes étudié le texte de près,
mais il est resté trop souvent approximatif dans sa version française.
Les négligences se rencontrent à chaque pas. Prenons pour exemple
le début d'un passage du chapitre 2, qui a la forme suivante en chinois :
Ces trois phrases forment une période que l'on peut traduire comme ceci :
« Parler est autre chose que souffler car, quand nous parlons, nous parlons
de quelque chose — mais ce dont nous parlons n'est jamais déterminé. »
J.-C. Pastor traduit ainsi : « Parole n'est point que souffle, parole a un
dire. Ce qui est dit n'est jamais fixe... » (p. 40). Dans la première phrase,
je m'étonne qu'il traduise chui par « souffle » alors que chui est toujours
verbal à ma connaissance, mais cela n'a pas grande importance. Ce qui
est plus gênant, c'est qu'il ne tienne pas compte de la particule zhe dans
la deuxième phrase et mette « parole » là où il fallait mettre soit « celui
qui parle », soit « quand on parle ». Il n'a pas non plus mis en rapport
le you yan de la deuxième phrase et le suoyanzhe de la troisième, comme
il eût dû le faire, et interprété en conséquence you yan comme une forme
elliptique de you suoyan, « il y a quelque chose dont nous parlons ».
C'est pour cela qu'il a traduit yanzhe you yan par « parole a un dire »,
ce qui est une phrase vide de sens. J.-C. Pastor traduit la troisième phrase
langue de traduction ne saurait être le seul fruit d'un travail technique sur la
syntaxe et le vocabulaire latins de Spinoza ; elle doit en plus pouvoir s'appuyer
sur une unité synthétique d'inspiration, à la fois unité du souffle de l'écriture
et unité de compréhension de la doctrine. Cette cohérence ne saurait découler
que de l'unité de l'inteiprétation doctrinale » (p. 15).
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par « ce qui est dit n'est jamais fixe ». Cela pourrait aller si l'on faisait
abstraction du contexte, mais renverse l'idée exprimée par Zhuangzi. Dans
tout le chapitre 2, Zhuangzi explique en effet que le langage fixe la réalité,
de sorte que ce qui est dit est fixe, mais qu'il la fixe toujours arbitrairement
et que la réalité elle-même est indéterminée et le reste : « Nous parlons
de quelque chose, mais ce dont nous parlons n'est jamais déterminé. »
Après les trois phrases que nous venons d'examiner, Zhuangzi poursuit
par :
Ces deux questions, J.-C. Pastor les traduit simplement par : « Parole y
a-t-il donc ? » Étant donné le sens des phrases qui précèdent, il fallait
traduire par: « Alors, parlons-nous de quelque chose (quand nous parlons),
ou n'avons-nous jamais parlé de rien ? ». Pour restituer le ton et le rythme
de Zhuangzi, il fallait rendre par deux questions les deux questions du
texte. En négligeant de le faire, J.-C. Pastor a manqué une belle occasion
de reproduire en français une interrogation double particulièrement caractéristique et révélatrice7.
Zhuangzi a de la verve quand il raisonne. Il en a encore plus quand,
pour illustrer ses raisonnements ou amener ses conclusions, il décrit des
scènes : sa prose prend alors de l'ampleur. La vision sur laquelle s'ouvre
le chapitre premier en est un bel exemple :
^ & ^ & ,££ ^ j « | j j î U f , * * - $ - f f &°
La ponctuation qu'on adopte habituellement suggère une suite de quatre
phrases, mais ces phrases sont les mouvements successifs d'une période
unique dont il faut rendre la ligne d'ensemble si l'on veut suggérer le rythme
de l'original : « Dans la mer du nord vit un poisson si long que nul n'en
7. Notons au passage que le « Y a-t-il lieu à distinction ? » qui apparaît deux
lignes plus loin, né de l'accouplement de « il y a lieu de » et de « il y a
matière à », n'est guère français. Sur la page de droite, « montrer qu'un doigt
est un non-doigt » est une traduction absurde : dans ce contexte, zhi ne signifie
pas « le doigt », mais « l'action de désigner » ou, selon les cas, « ce qui
est désigné », c'est-à-dire le sens.
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connaît la longueur et qu'on appelle Kun. n lui arrive de se métamorphoser en un oiseau qu'on appelle Peng et dont personne n'a jamais mesuré
l'envergure. » Au lieu de recréer le mouvement de la période, J.-C. Pastor
la divise en huit segments séparés par des points ou des doubles points :
Dans l'obscur Septentrion est un poisson :
Kun est son nom.
Immense : on ignore les milliers de li.
Kun en oiseau transformé :
Peng est son nom.
Son dos : on ignore les milliers de li.
L'élan est brisé, le souffle est perdu. En outre, « ignorer les milliers de
li » n'est pas du français, « Kun en oiseau transformé » est àpeine intelligible
et, si l'on en juge d'après la phrase suivante, non reproduite ici, bei ne
désigne pas le « dos », mais tout le « dessus » de l'oiseau, ses ailes déployées
comprises, autrement dit son « envergure ».
Le morcellement typographique donne au texte français l'apparence
de la poésie, mais l'apparence seulement. Il est tout à fait contraire au
souci du rythme dont le traducteur fait état dans son avertissement, car
il faut une continuité pour créer un mouvement, et un mouvement pour
créer un rythme. Il va sans dire que ce morcellement est encore moins
compatible avec le raisonnement, qui est parfois très soutenu chez Zhuangzi
et s'étend sur plusieurs morceaux discontinus en apparence. Comme l'ont
noté de nombreux critiques, Zhuangzi manie à la fois le continu et le
discontinu et tire de là des effets qui n'appartiennent qu'à lui8. C'était
une heureuse idée d'innover sur le plan typographique, mais il fallait s'en
servir pour rendre visibles les changements de registre qu'affectionne
Zhuangzi : passages de la prose discursive à la prose rimée, citations suivies
de réfutations9, anecdotes précédées ou suivies de commentaires, etc. Le
8. Voir Liu Xizai (1813-1881), par exemple, dans son merveilleux Yigai, chapitre
Wengai, 53.
9. Ainsi les cinq premières lignes du passage du chapitre 2 qui commence au
bas de la page 43 dans la traduction de J.-C. Pastor (« Le poil d'automne...
sont Un ») : Zhuangzi cite des paradoxes de Hui Shi pour les réfuter ensuite.
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découpage qu'a adopté J.-C. Pastor crée au contraire un effet de monotonie
et l'empêche, paradoxalement, de mettre en valeur les passages « poétiques », c'est-à-dire rimes.
Dans les anecdotes que Zhuangzi raconte, J.-C. Pastor néglige parfois
de restituer par l'usage des temps français l'enchaînement des événements
que le chinois exprime par la seule succession des phrases. Lorsqu'on lit
attentivement la scène du début du chapitre 2, par exemple, celle du dialogue
entre Nanguo Ziqi et son disciple Yancheng Ziyou, et qu'on prend la peine
de l'imaginer dans son déroulement, on est nécessairement conduit à distinguer deux moments, celui de l'extase du maître d'abord, puis celui du
dialogue où son disciple l'interroge sur le contraste entre son état normal
et son état second. En français, il fallait donc donner à la question du
disciple la forme suivante : « Comment faisiez-vous pour vous maintenir
ainsi ? Peut-on vraiment rendre son corps pareil au bois mort et son esprit
pareil à la cendre ? Tel que je vous vois maintenant, appuyé sur votre
accoudoir, vous ne ressemblez pas à ce que vous étiez tout à l'heure. »
En mettant tous les verbes de sa traduction au présent (p. 37), J.-C. Pastor
confond les deux moments, celui de l'extase et celui du dialogue. En
traduisant xi par « hier », il achève de brouiller la structure temporelle
de l'histoire et donc de la rendre obscure.
La fin du chapitre 2 fournit un autre exemple. Zhuangzi rêve qu'il est
un papillon, puis se réveille. J.-C. Pastor traduit (p. 49) :
Soudain, Zhuang Zhou fut surpris par l'éveil,
Ne sachant plus s'il était papillon
Rêve de Zhuang Zhou
Ou Zhuang Zhou rêve de papillon.
Si l'on utilise les temps du verbe français, la situation décrite exige que
l'on traduise : « Alors, y avait-il eu un certain Zhuang Zhou rêvant qu'il
était un papillon ou y avait-il (maintenant) un papillon rêvant qu'il était
Zhuang Zhou ? » Je ne crois pas que cette précision, naturelle en français,
soit contraire à l'esprit de Zhuangzi. Bien au contraire : comme l'enseignent
les films de Luis Bunuel, plus un rêve est précis plus il fait d'effet
Notons, en passant, que dans le passage qui précède immédiatement,
il est drôle de mettre dans la bouche de l'Ombre un nouveau cogito et
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de lui faire dire : « Je dépends donc je suis. » Mais il eût mieux valu
respecter, encore une fois, la forme interrogative de la phrase chinoise,
qui est si caractéristique de la manière de Zhuangzi : « En est-il ainsi
parce que je dépends de quelque chose ? Et cette chose est-elle ce qu'elle
est parce qu'elle dépend à son tour de quelque chose ? », etc.
Ces quelques exemples suffiront pour indiquer que, si la traduction
de J.-C. Pastor est très travaillée, elle est loin de l'être toujours à bon
escient et que, si elle attire la sympathie par certains bonheurs d'expression,
elle n'est pas assez fiable pour pouvoir être recommandée à ceux qui
voudraient véritablement aborder Zhuangzi à travers elle. Les traductions
françaises antérieures, celles du Père Wieger et de Liou Kia-hway, étant
mauvaises l'une et l'autre, les lecteurs devront continuer à recourir aux
traductions anglaises de B. Watson et de A.C. Graham.
L'idée de compléter la traduction par un index et par un glossaire chinoisfrançais des termes clés était bonne, mais une partie des traductions françaises données dans ce glossaire sont pour le moins discutables10. Il aurait
fallu ajouter deux titres au moins à la bibliographie : les Expérimental
essays on Chuang-tzu édités par Victor H. Mair (Honolulu, University of
Hawaii Press, 1983), qui contiennent notamment deux intéressantes études
de A.C. Graham et de Chad Hansen ; et Language and logic in Ancient
China de Chad Hansen (Ann Arbor, The University of Michigan Press,
1983). J'imagine que le remarquable Disputers of the Tao : philosophical
argument in Ancient China de A.C. Graham est arrivé trop tard pour être
signalé.
10. Ainsi, « force interne » pour ji, « illumination » pour ming, « assertion » pour
weishi, « approbation » pour yinshi, etc. Ji ne désigne par une force, mais
le déclenchement d'un mouvement ou d'un processus. Dans le chapitre 2, ming
apparaît plusieurs fois dans l'expression yi ming, littéralement « se servir de
la (sa) lumière », c'est-à-dire « être clairvoyant », « y voir clair » ; A.C. Graham
traduit par « illumination », mais son interprétation est problématique. Weishi
n'est pas une simple assertion, mais une assertion à laquelle est arbitrairement
attribuée une valeur de vérité, autrement dit une assertion dogmatique. Yinshi
n'est pas « l'approbation », mais un terme que Zhuangzi oppose au précédent
et auquel il donne le sens d'assertion tactique, dont la validité est considérée
comme liée à des circonstances passagères. Ces deux termes, qui jouent un
rôle important dans le chapitre 2, sont de son invention.
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