MÉCANISMES DE LA RECONNAISSANCE ALLOGÉNIQUE par P.J. DUPONT P.-E. HERBERT et A.N. WARRENS* En l’absence de toute immunosuppression, la transplantation d’un organe d’un individu à un autre individu d’une même espèce, provoque une réponse immune rapide et intense qui conduit au rejet de l’organe transplanté. La reconnaissance des antigènes étrangers (allo-antigènes) présents sur le greffon constitue la phase initiale du rejet ou reconnaissance allogénique. Un des défis de l’immunologie de transplantation consiste à mieux comprendre les mécanismes de cette reconnaissance allogénique avec l’espoir de développer des stratégies d’intervention spécifique pour limiter la toxicité des immunosuppresseurs actuellement utilisés. Reconnaissance allogénique et complexe majeur d’histocompatibilité (CMH) En 1901, Karl Landsteiner apporta une contribution importante à la biologie de la transplantation avec la découverte des groupes érythrocytaires ABO [1]. Très vite cependant, il s’avéra que la seule compatibilité ABO n’était pas suffisante pour éviter le rejet de greffe. Les antigènes responsables du rejet, produits d’autres gènes, furent dénommés les « antigènes de transplantation ». En fonction de l’intensité de la réaction de rejet induite, ces antigènes furent qualifiés d’antigènes d’histocompatibilité « mineurs » ou « majeurs ». En fait, la différence entre ces antigènes est plus quantitative. Les produits des gènes du complexe majeur d’histocompatibilité (CMH) jouent un rôle central dans la reconnaissance des antigènes par les lymphocytes T. Le complexe majeur d’histocompatibilité, ou système HLA chez l’homme (Human Leucocyte Antigens) comporte un ensemble de gènes polymorphes, localisés * Department of Immunology, Imperial College London, United Kingdom. FLAMMARION MÉDECINE-SCIENCES — ACTUALITÉS NÉPHROLOGIQUES 2003 286 P. J. DUPONT ET COLL. sur le bras court du chromosome 6. Leur polymorphisme est tel qu’il est extrêmement rare que 2 individus non apparentés possèdent les mêmes formes alléliques de ces molécules HLA. L’incompatibilité HLA représente donc une barrière significative pour le succès d’une transplantation. Les molécules HLA sont divisées en 2 classes, de structure similaire mais non identique, de distribution tissulaire et de fonction différentes. Les antigènes HLA de classe I sont largement exprimés sur pratiquement toutes les cellules nucléées. Ces molécules présentent des peptides antigéniques générés par le clivage protéolytique de protéines intracellulaires. Les complexes HLA-I/peptide sont reconnus par les lymphocytes T cytotoxiques CD8+ qui sont responsables de la destruction des cellules cibles qui expriment ces peptides antigéniques. Leur rôle principal est probablement la présentation des épitopes viraux. Les molécules HLA de classe II ont une expression plus restreinte, puisqu’elles ne sont retrouvées que sur les cellules présentatrices de l’antigène (CPA) et les lymphocytes B. Elles présentent aux lymphocytes T auxiliaires CD4+ des peptides d’origine exogène internalisés dans la cellule. Antigènes mineurs d’histocompatibilité Même si le rôle des antigènes du complexe majeur d’histocompatibilité est primordial, le rejet peut néanmoins survenir après une transplantation entre deux individus CMH-identiques. Ceci est dû à la reconnaissance par les lymphocytes T d’antigènes mineurs d’histocompatibilité. Les molécules du complexe majeur d’histocompatibilité constituent les éléments physiologiques de présentation de peptides antigéniques aux lymphocytes T. Les antigènes mineurs, quant à eux, ne provoquent une réponse que lorsqu’ils sont présentés en tant que peptides allogéniques associés aux molécules du complexe majeur d’histocompatibilité. Les antigènes mineurs sont des protéines polymorphes à partir desquelles des peptides alléliques peuvent être générés. Un exemple simple est l’antigène H-Y, présent chez les individus mâles et absent chez les individus femelles. En général, les antigènes mineurs d’histocompatibilité sont beaucoup moins polymorphes que les antigènes majeurs et provoquent une réponse immune moindre. Dans la mesure où la plupart des travaux concernant la reconnaissance allogénique se sont intéressés aux différences dans le complexe majeur d’histocompatibilité, nous n’évoquerons plus les antigènes mineurs. Deux voies de reconnaissance allogénique : la voie directe et la voie indirecte Les lymphocytes T alloréactifs rencontrent les antigènes étrangers dans les ganglions et la rate. Les molécules du complexe majeur d’histocompatibilité peuvent être reconnues par les lymphocytes T grâce à 2 voies qui peuvent coexister : la voie directe et la voie indirecte (fig. 1a, b). Ces voies sont définies par l’origine des cellules présentant l’antigène, donneur ou receveur. En cas de reconnaissance directe, les CPA du donneur présentent les complexes peptide + molécules du complexe majeur d’histocompatibilité du donneur aux lymphocytes T alloréactifs du receveur. En revanche, en cas de reconnaissance indirecte, ce sont les CPA du receveur qui internalisent les molécules du complexe majeur d’histocompatibilité MÉCANISMES DE RECONNAISSANCE ALLOGÉNIQUE 287 fig. 1a Reconnaissance allogénique : voie directe Lymphocyte T cytotoxique CD8+ Lymphocyte T auxiliaire CD4+ TCR Peptide CMH classe II CMH classe I Cellule présentatrice de l’antigène du donneur fig. 1b Reconnaissance allogénique : voie indirecte Cellule ALLOGÉNIQUE Lymphocyte T auxiliaire CD4+ IL-2 Lymphocyte T cytotoxique CD8+ CMH du receveur Molécule CMH ésentatrice de l’antigène du receveur FIG. 1. — (a) Reconnaissance allogénique directe : les cellules T du receveur reconnaissent les complexes CMH allogénique-peptides présentés par les CPA du donneur. Les cellules T du receveur pourraient aussi reconnaître la structure du CMH allogénique en l’absence de peptide. (b) Reconnaissance allogénique indirecte : les antigènes du CMH provenant de la destruction de cellules allogéniques sont internalisés puis apprêtés par les CPA du receveur puis présentés aux cellules T en tant que peptides allogéniques associés aux molécules du CMH du receveur. du donneur, les apprêtent et présentent des fragments peptidiques de ces molécules aux lymphocytes T dans le contexte du complexe majeur d’histocompatibilité du receveur. La contribution relative de ces deux voies devient de plus en plus claire. Classiquement, la voie directe était prédominante dans le rejet aigu et l’initiation de la réponse allogénique alors que la voie indirecte était celle du rejet chronique. Grâce aux souris transgéniques et aux techniques d’invalidation des gènes, il a été possible d’étudier plus précisément le rôle respectif de ces 2 voies. Il est apparu qu’elles peuvent coexister et être impliquées dans le rejet simultanément ou non. Nous débuterons par la voie directe. 288 P. J. DUPONT ET COLL. La voie de reconnaissance allogénique directe induit une réponse immune intense Les tissus incompatibles au complexe majeur d’histocompatibilité provoquent des réponses immunes particulièrement intenses. S’il s’agit d’une transplantation d’organe solide, elle se traduit par le rejet d’allogreffe, s’il s’agit d’une greffe de moelle osseuse, elle se traduit par une réaction du greffon contre l’hôte. Cette immunogénicité puissante est liée au fait que le répertoire normal des lymphocytes T contient un grand nombre de cellules capables de répondre aux molécules CMH allogéniques. Deux hypothèses non mutuellement exclusives ont été proposées pour expliquer ce phénomène (fig. 2). Hypothèse de la haute densité de déterminants (fig. 2a) Cette hypothèse part du principe que les lymphocytes T alloréactifs reconnaissent principalement les déterminants étrangers de la structure du CMH allogénique lui-même [2]. Les peptides peuvent ne jouer qu’un rôle accessoire. De ce fait, chaque cellule présentatrice de l’antigène possède un grand nombre de ligands potentiels à sa surface. Physiologiquement, les antigènes étrangers sont internalisés par les CPA, apprêtés puis présentés en association avec les molécules de classe II du complexe majeur d’histocompatibilité pour être reconnus par les lymphocytes T spécifiques ayant une forte affinité pour leur ligand. Une faible proportion, peut-être 0,1 à 1p. 100, des molécules de classe II situées à la surface des CPA sont occupées par le peptide spécifique. Seuls les lymphocytes T ayant une forte affinité pour leur ligand seront activés. Que se passe-t-il en situation allogénique ? Conformément à la première hypothèse, chaque molécule du complexe majeur d’histocompatibilité étrangère présente à la surface de la cellule présentatrice de l’antigène est potentiellement capable d’agir comme un ligand pour le récepteur du lymphocyte T alloréactif. Il en résulte une augmentation considérable (de 100 à 1 000) du nombre de ligands potentiels par cellule. Ainsi, les lymphocytes T ayant une affinité faible ou intermédiaire pour leur ligand seront aussi activés. Il existe des arguments pour penser que les lymphocytes T alloréactifs reconnaissent des régions polymorphes exposées à la surface des molécules du complexe majeur d’histocompatibilité. Ajitkumar et coll. [3] ont démontré que des mutations modifiant les résidus de la région de contact avec le TCR entraînent une perte des facultés de reconnaissance allogénique. De plus, les lymphocytes T peuvent reconnaître différentes molécules de classe I partageant le même épitope anticorps [4]. Comme les sites de liaison anticorps sont situés à la surface des molécules du complexe majeur d’histocompatibilité, ceci suggère une interaction directe entre le TCR et la structure du CMH. Parharm et coll. [5] ont montré que la reconnaissance allogénique pouvait être inhibée par l’adjonction de peptides de synthèse correspondant à la portion α hélicoïdale de la molécule allogénique du complexe majeur d’histocompatibilité. Ces peptides bloquent probablement l’interaction TCR-CMH en occupant un site de fixation sur le récepteur des lymphocytes T alloréactifs spécifiques d’une molécule étrangère du complexe majeur d’histocompatibilité. Enfin, Elliott et Eisen [6] ont montré que des molécules HLA-A2 « vides » séparées sur une colonne, 289 MÉCANISMES DE RECONNAISSANCE ALLOGÉNIQUE fig. 2a Cellule présentatrice de l’antigène Cellule présentatrice de l’antigène Hypothèse de la haute densité de déterminants Lymp L ymphocyte T a allor éactif fig. 2b Hypothèse des multiples complexes binaires Lymphocyte T Lymphocyte T Lymphocyte T Cellule présentatrice de l’antigène FIG. 2. — (a) Hypothèse de la haute densité de déterminants : les cellules T alloréactives reconnaissent les composants exposés de la structure du CMH présents sur les cellules présentatrices de l’antigène. Les cellules T spécifiques de l’antigène reconnaissent l’antigène en association avec le CMH du soi. En comparaison avec les cellules T spécifiques d’un antigène, les cellules T alloréactives disposent de plus de ligands potentiels par cellule. Par conséquent, les cellules T alloréactives de faible affinité et d’affinité intermédiaire pour le ligand peuvent être stimulées et augmenter ainsi l’intensité de la réaction allo-immune. (b) Hypothèse des multiples complexes binaires : le CMH allogénique peut fixer un nombre de peptides différents de celui du CMH du soi ou bien les peptides du soi mais dans une orientation différente. Par conséquent, de nombreux clones T différents sont recrutés en réponse à un allo-antigène du CMH. 290 P. J. DUPONT ET COLL. puis préparées sans peptide, stimulent la reconnaissance allogénique, suggérant que le rôle du peptide est mineur. Hypothèse des multiples complexes binaires (fig. 2b) À l’opposé, l’hypothèse des multiples complexes binaires [7] propose que les lymphocytes T alloréactifs reconnaissent les complexes CMH allogéniques occupés par des peptides du soi. Il est suggéré qu’une seule molécule du CMH allogénique peut se lier à différents peptides du soi, donnant lieu à de multiples complexes binaires. Chaque combinaison agit ainsi comme un nouveau déterminant antigénique qui peut être reconnu par un clone lymphocytaire T. Les molécules du CMH allogénique peuvent se lier à des peptides différents de ceux sélectionnés par le CMH du soi ou bien des peptides du soi mais avec une orientation différente. Ainsi, de nombreux clones lymphocytaires T différents seraient recrutés en réponse à un allo-antigène en comparaison avec le faible nombre qui reconnaîtrait les molécules CMH du soi avec des peptides du non-soi. En faveur de cette hypothèse, il a été montré que de nombreux clones de lymphocytes T sont capables de discriminer deux molécules du CMH qui varient seulement à des positions présentes sur le fond de la poche de fixation du peptide [8]. On peut donc concevoir que ces modifications entraînent une altération de la conformation des régions exposées de la molécule du CMH mais il est beaucoup plus probable que cette discrimination reflète une spécificité pour le peptide lié [9]. On sait également que la reconnaissance allogénique peut dépendre de l’espèce ou du type cellulaire présentant l’allo-antigène du CMH. Des clones lymphocytaires T peuvent discriminer des molécules HLA identiques exprimées soit chez l’homme, soit chez des souris transfectées, ce qui suggère que les peptides spécifiques d’espèces jouent un rôle significatif. Un autre argument en faveur du rôle des peptides vient de l’observation que du sérum et des composants cellulaires peuvent reconstituer une réponse allo-immune. Par exemple, Heath et coll. [10] ont démontré qu’une population de lymphocytes T spécifiques pour Kb, une molécule de classe I murine, était capable de reconnaître des cellules humaines exprimant Kb uniquement après injection d’extraits de cellules murines. Ceci suggère que les extraits contiennent un peptide murin spécifique des lymphocytes T anti-Kb. De même, des lymphocytes T peuvent discriminer des populations de cellules B qui ne diffèrent que par le milieu de culture utilisé, sérum humain ou de veau fœtal [11]. Enfin, un défaut d’apprêtement de l’antigène peut supprimer la reconnaissance allogénique. Cotner et coll. [12], grâce à l’utilisation d’une série de lignées cellulaires avec des gènes du CMH normaux mais un défaut des mécanismes d’apprêtement, ont démontré que les clones lymphocytaires T ne répondaient pas à ces lignées contrairement à la lignée parentale. Ceci confirme que pour de nombreux lymphocytes T alloréactifs, la reconnaissance directe du peptide est importante. Comment réconcilier ces 2 hypothèses apparemment opposées ? Il est probable que la nature du ligand dans la voie directe est hétérogène. Pour certains lymphocytes T, pour lesquels l’interaction avec la structure du CMH est importante, la grande fréquence de précurseurs est expliquée par l’hypothèse de la haute densité de déterminants. Pour d’autres, le rôle du peptide est crucial et la seconde hypothèse est plus appropriée. Enfin, les 2 peuvent cohabiter. MÉCANISMES DE RECONNAISSANCE ALLOGÉNIQUE 291 Reconnaissance allogénique et restriction au CMH du soi Au cours de l’ontogenèse thymique, seuls les lymphocytes T dont le récepteur a une affinité intermédiaire pour le CMH du soi sont sélectionnés [13] (fig. 3). Les lymphocytes qui ont une affinité en dehors de cette « fenêtre permise » meurent pour 2 raisons : si l’affinité est trop faible, les lymphocytes T sont considérés comme inutiles et ne reçoivent pas le signal positif nécessaire à leur survie. Si l’affinité est trop forte, les cellules sont perçues comme « dangereuses » car potentiellement autoréactives et sont donc éliminées par apoptose (sélection négative). Ce sont donc les cellules à affinité intermédiaire pour les molécules CMH exprimées dans le thymus qui sont « utiles » et sélectionnées pour peupler le système immunitaire périphérique. Ce processus de sélection positive explique le phénomène de restriction au soi. Au premier abord, il pourrait sembler anormal qu’il puisse exister au sein de ce répertoire T sélectionné positivement, un grand nombre de cellules ayant une spécificité pour des molécules du CMH étranger. On pourrait imaginer que la sélection positive élimine les thymocytes ayant une spécificité autre que pour le CMH du soi. Pourquoi donc, existe-t-il une si grande fréquence de lymphocytes T réagissant avec les molécules du CMH étranger ? Cet apparent paradoxe peut être expliqué de 2 façons. Tout d’abord, la similarité de structure entre les surfaces de contact avec le TCR de nombreuses molécules Sélection du répertoire T dans le thymus Forte affinité par le soi Affinité intermédiaire par le soi Pas d’affinité par le soi = Dangereux = Utile = Inutile Élimination Expansion Ignorance SÉLÉCTION NÉGATIVE SÉLÉCTION POSITIVE FIG. 3. — Durant le développement thymique, les lymphocytes T ayant une affinité intermédiaire pour le CMH du soi sont sélectionnés (sélection positive). Les cellules T potentiellement autoréactives sont éliminées par apoptose (sélection négative). Les cellules T avec une faible affinité pour le CMH du moi ne reçoivent pas de signal de survie et meurent ignorées. 292 P. J. DUPONT ET COLL. du CMH permet d’expliquer qu’une fraction des réponses allo-immunes puisse s’intégrer dans le processus de sélection positive. La reconnaissance allogénique peut être vue comme mimant la restriction au soi mais dirigée contre de nouveaux peptides fixés par des molécules du CMH allogénique et non du soi (hypothèse des multiples complexes binaires). Lorsqu’il existe de multiples différences d’acides aminés sur la surface de contact avec le TCR, la réponse allo-immune résulte probablement d’une réaction croisée de haute affinité due au hasard avec les résidus exposés de la structure du CMH (hypothèse de la haute densité de déterminants). Étant donné les biais qui semblent exister dans les gènes du TCR pour la reconnaissance du CMH, ceci pourrait survenir suffisamment fréquemment pour expliquer le nombre de lymphocytes T alloréactifs identifiés par dilution limite [14]. Reconnaissance allogénique directe et rejet de greffe La réaction de rejet aigu peut être considérée comme un analogue de la culture mixte lymphocytaire au cours de laquelle le mélange des lymphocytes de 2 individus provoque une activation lymphocytaire T rapide et une prolifération. On pense que les CPA provenant du donneur ou cellules « passagères » présentes dans le greffon sont responsables de l’activation de la voie directe et du déclenchement du rejet aigu. Lafferty et coll. [15] furent parmi les premiers à souligner l’importance de la voie directe dans le rejet de greffe. En effet, des allogreffes murines de thyroïde déplétées en cellules « passagères » par culture pendant 12 jours avant la transplantation avaient une excellente survie. Dans une série d’expériences fructueuses au début des années 80, Lechler et Bachelor [16] démontrèrent que la survie à long terme d’allogreffe de rein de rat pouvait être obtenue en faisant transiter le rein chez un receveur intermédiaire, le déplétant ainsi en leucocytes passagers. L’injection chez le receveur du rein retransplanté d’un faible nombre de cellules dendritiques produisit alors une réaction rapide de rejet, fournissant probablement des CPA pour la reconnaissance directe des allo-antigènes du greffon [17]. La première preuve déterminante que les lymphocytes T ayant une spécificité directe exclusive pouvaient jouer un rôle dans la réaction de rejet a été apportée par l’étude récente de Pietra et coll. [18]. La reconstitution de souris SCID avec des lymphocytes T CD4+ syngéniques conduit au rejet d’allogreffe de cœur exprimant les antigènes de classe II mais pas d’allogreffe de cœur n’exprimant pas les antigènes de classe II. De plus, des souris Rag également déficientes pour les antigènes de classe II ont rejeté les allogreffes cardiaques une fois reconstituées avec des cellules T CD4+. Or, comme ces souris n’ont ni cellules CD8+ ni la capacité de reconnaissance indirecte restreinte par le CMH de classe II, la réaction de rejet a nécessairement été mediée par les lymphocytes T CD4+ activés par voie directe. Reconnaissance allogénique indirecte La prise de conscience de l’existence d’une voie alternative provient de l’observation qu’avec certaines combinaisons allogéniques, malgré une déplétion des cellules « passagères », le greffon est invariablement rejeté mais plus lentement. Il a été suggéré que les molécules CMH du greffon avaient été apprêtées et MÉCANISMES DE RECONNAISSANCE ALLOGÉNIQUE 293 présentées par les CPA du receveur, correspondant à une présentation indirecte, similaire à celle qui prévaut physiologiquement. Auchincloss et coll. [19] ont élégamment démontré que la voie indirecte est suffisante pour provoquer un rejet dans une série d’expériences de greffe de peau à partir d’une souris donneuse déficiente en CMH de classe II à une souris allogénique déplétée en cellules CD8+. Dans cette combinaison, la souris receveuse n’a pas les lymphocytes CD8+ qui pourraient reconnaître directement les molécules du CMH de classe I tandis que les CPA du donneur sont incapables de présenter directement aux cellules CD4+ du receveur car elles ne possèdent pas les molécules de classe II. Ainsi, les molécules de classe I du donneur ne peuvent être « vues » que grâce à la présentation par les lymphocytes T du receveur. En dépit de l’absence de toute réponse directe, toutes les greffes de peau ont été rejetées. Il est probable que la reconnaissance directe prime à la période initiale de la transplantation et que la voie indirecte devient de plus en plus importante au fil du temps. La sensibilisation de cellules T alloréactives par la voie directe ne survient probablement qu’en début de greffe, tant que les CPA du donneur persistent. Lorsqu’elles ont disparu, ce phénomène devient improbable en ce qui concerne le répertoire T naïf. Ceci est également probablement vrai pour les cellules CD4+ mémoires dont on pense qu’elles sont activées par les CPA du donneur dans les ganglions. Après activation, ces cellules sont capables de traverser l’endothélium vasculaire et de pénétrer dans le greffon mais leur devenir ultérieur est incertain. La reconnaissance des molécules du CMH allogénique est confinée au greffon lui même, une situation originale en immunologie. On pourrait penser qu’un recrutement de monocytes et de macrophages surviendrait et que ces cellules seraient capables de présenter l’antigène in situ. Cependant, on ignore si des cellules CD4+ préalablement activées sont capables de maintenir une réaction de rejet. Certains ont suggéré que de telles cellules nécessitent une costimulation permanente médiée par B7 pour produire une activation complète et un rejet. En effet, il a été démontré, au moins in vitro, qu’en l’absence de costimulation, survient une situation d’hyporéactivité allospécifique [20]. Lechler et d’autres [21, 22] ont étudié l’évolution de la réponse directe antidonneur chez des transplantés rénaux et cardiaques. Chez la majorité des patients, une hyporéactivité spécifique du donneur apparaissait dans les mois suivant la transplantation, authentifiée par une baisse significative de la fréquence des lymphocytes T antidonneur. Récemment, Baker et coll. [23] ont étudié les sous-populations CD4+ chez des patients transplantés rénaux avant et 4 mois après la transplantation. Ces auteurs ont montré une diminution significative des fractions antidonneur des cellules T mémoires (CD45RO) mais pas naïves (CD45RA), ce qui est en accord avec l’hypothèse que l’hyporéactivité induite est due au contact avec le parenchyme rénal. Ces différentes observations suggèrent que l’importance de la voie directe diminue avec le temps après la transplantation. Le rôle des lymphocytes T cytotoxiques CD8+ est moins clair. Une étude récente de Halamay et coll. [24] suggère que ces cellules CD8+, seules, sont suffisantes pour induire une reconnaissance allogénique ainsi qu’un rejet. Grâce à un modèle de transplantation chez la souris transgénique pour le TCR dans lequel le receveur ne possède aucune cellule CD4+ fonctionnelle, ces auteurs ont montré un rejet aigu en cas de transplantation cardiaque. À la fois, le délai de survenue du rejet et l’aspect histologique étaient comparables au groupe témoin. Chez l’homme [25], des auteurs ont retrouvé chez 17 des 19 receveurs d’une transplantation de donneur 294 P. J. DUPONT ET COLL. vivant apparenté, une diminution significative de l’activité cytotoxique antidonneur médiée par les cellules CD8+. Cependant, ces patients ont été étudiés plusieurs années après la transplantation et il est possible que la réponse directe CD8+ soit une menace pour le greffon même après que les CPA du donneur aient été éliminées. Reconnaissance allogénique indirecte et rejet chronique Le fait que dans plusieurs modèles expérimentaux de transplantation chez l’animal, le délai de survenue du rejet par alloreconnaissance indirecte soit plus lent, suggère que cette voie pourrait être responsable du rejet chronique. Cette hypothèse est étayée par plusieurs études cliniques. Tout d’abord, comme nous l’avons déjà évoqué, il a été noté que la réponse directe antidonneur diminue après transplantation et ceci est vrai que les patients aient une fonction rénale excellente ou un rejet chronique. Ceci suggère que la voie directe est peu vraisemblablement le principal vecteur de la partie immunologique du rejet chronique. Plusieurs groupes ont montré que les réponses indirectes sont plus intenses en cas de rejet chronique. Ceci a été démontré par la détection progressivement croissante de la fréquence des cellules T ayant une spécificité antidonneur en utilisant soit des peptides de synthèse du CMH du donneur soit des cellules lysées. Il est intéressant de constater que la fréquence des cellules T alloréactives était plus basse que celle que l’on pourrait escompter si la voie indirecte était la principale voie impliquée dans le rejet chronique. Ceci n’est peut-être que le témoin d’un manque de sensibilité des techniques actuelles. Au contraire, il est possible soit qu’une CPA (par exemple une cellule B) présente efficacement à quelques cellules, soit que des cellules régulatrices diminuent l’activité des cellules T alloréactives. Enfin, il est également possible que d’autres facteurs de rejet chronique majorent le rôle d’un faible nombre de cellules T. Tolérance Comme nous l’avons abordé plus haut, reconnaissance allogénique ne signifie pas nécessairement attaque immunologique. Dans le contexte de la transplantation, l’induction d’une tolérance (ou d’une hyporéactivité spécifique du donneur) demeure un objectif idéal, mythique puisqu’elle permettrait de se passer d’immunosuppression à long terme. Plusieurs mécanismes d’induction de tolérance existent et seront passés brièvement en revue. LA DÉLÉTION DES LYMPHOCYTES ALLORÉACTIFS En dépit de la sélection thymique (« tolérance centrale »), de nombreuse cellules T autoréactives sont présentes chez des individus sains [26]. Ceci est peut-être dû à une sélection négative incomplète ou au fait que tous les antigènes périphériques ne sont pas présents dans le thymus. La « tolérance périphérique » permet d’éviter que ces cellules ne produisent une maladie auto-immune. Les lymphocytes autoréactifs sont éliminés dans des sites extrathymiques comme les ganglions lymphatiques et la rate. Après transplantation, un tel mécanisme pourrait promouvoir la tolérance en délétant les lymphocytes alloréactifs. MÉCANISMES DE RECONNAISSANCE ALLOGÉNIQUE 295 L’ANERGIE L’inactivation fonctionnelle des lymphocytes T ou anergie peut survenir via de nombreux mécanismes. Comme précédemment décrit, le manque de signaux de costimulation peut engendrer une hyporéactivité allospécifique [23] et ceci pourrait être un phénomène important après transplantation [27]. Il a également été montré in vitro qu’une stimulation suboptimale résultant de l’effet de peptides antagonistes ou partiellement agonistes peut induire une tolérance. L’importance in vivo de ce mécanisme reste à déterminer [28, 29]. LES CELLULES T RÉGULATRICES Après 2 décennies d’incertitude, il est désormais évident que certaines cellules T diminuent activement la réponse immune. Ces cellules sont actuellement appelées régulatrices plutôt que suppressives. De nombreux travaux se sont focalisés sur les cellules CD4+ CD25+. Ces cellules, naturellement anergiques et suppressives, semblent produites par le thymus normal en tant qu’une sous-population distincte de lymphocytes T [30]. Elles pourraient jouer un rôle déterminant en régulant l’activité des cellules T alloréactives. L’IGNORANCE La tolérance peut survenir si le système immunitaire « ignore » l’existence d’un alloantigène en particulier si ce dernier est localisé dans un endroit inaccessible aux cellules T. La greffe de cornée doit en partie son succès au fait que la chambre antérieure de l’œil est un site privilégié de ce point de vue. L’ÉPUISEMENT CLONAL La stimulation chronique des cellules T peut entraîner leur délétion par apoptose par le mécanisme de mort induite par activation. Ce mécanisme paraît médié par le récepteur de l’IL-2 et pourrait agir comme un rétrocontrôle négatif dans le cas d’une stimulation chronique du système immunitaire comme c’est le cas avec les allo-antigènes [31]. Enfin, il est évident depuis longtemps que des facteurs génétiques influencent la vigueur de la réponse immune dans n’importe quelle combinaison donneurreceveur. Il est possible que ces facteurs rendent l’induction de tolérance plus ou moins possible. Il serait particulièrement utile de disposer d’un « test de tolérance » pour déterminer chez quels patients l’immunosuppression peut être diminuée voire interrompue. Aucun test de ce genre n’existe à ce jour. La mesure de l’hyporéactivité d’origine indirecte pourrait constituer un critère de substitution de la tolérance [32]. La mesure de l’activité des cellules T régulatrices est une autre option. CONCLUSION La reconnaissance allogénique est un événement clé qui peut éventuellement conduire au rejet du transplant. Elle survient grâce à 2 voies, directe et indirecte, en fonction de l’origine des cellules présentatrices de l’antigène. La voie directe semble prépondérante dans les premières semaines de transplantation et joue 296 P. J. DUPONT ET COLL. probablement un rôle significatif dans le rejet aigu. Le rejet chronique provient plutôt d’une réponse allo-immune d’origine indirecte. En absence de costimulation, la reconnaissance allogénique diminue la réponse spécifique du donneur et promeut la tolérance. Les cellules CD4+ CD25+ régulatrices paraissent importantes pour supprimer les réponses indirectes et la mesure de leur activité pourrait s’avérer utile pour le développement de tests de tolérance. Enfin, notre meilleure compréhension des mécanismes de la reconnaissance allogénique permettra la mise en place de nouvelles stratégies d’induction de tolérance pour permettre, à terme, de diminuer le recours aux immunosuppresseurs. Remerciements Nous remercions très vivement les Docteurs Christophe Legendre et Sophie Zucman qui ont bien voulu se charger de la traduction de ce texte. BIBLIOGRAPHIE 1. LANDSTEINER K. Ueber agglutinationserscheinungen normalen menschlichen Blutes. Wien klin Wochenschr, 1901, 14, 1132-1134. 2. BEVAN MJ. High determinant density may explain the phenomenon of alloreactivity. Immunol Today, 1984, 5, 128-130. 3. AJITKUMAR P, GEIER SS, KESARI KV et al. Evidence that multiple residues on both the a-helices of the class I MHC molecule are simultaneously recognized by the T cell receptor. Cell, 1986, 54, 47-56. 4. CLAYBERGER C, ROSEN M, PARHAM P et al. Recognition of an HLA public determinant (Bw4) by human allogeneic cytotoxic T lymphocytes. J immunol, 1990, 144, 4172-4176. 5. PARHAM P, CLAYBERGER C, ZORN SL et al. Inhibition of alloreactive cytotoxic T lymphocytes by peptides from the alpha 2 domain of HLA-A2. Nature, 1987, 325, 625-628. 6. ELLIOTT TJ, EISEN HN. Cytotoxic T lymphocytes recognize a reconstituted class I histocompatibilty antigen (HLA-A2) as an allogeneic target molecule. Proc Natl Acad Sci USA, 1990, 87, 5213-5217. 7. MATZINGER P, BEVAN MJ. Why do so many lymphocytes respond to major histocompatibilty antigens ? Cell immunol, 1977, 29, 1-5. 8. LOMBARDI G, SIDHU S, BATCHELOR JR et al. Allorecognition of DR1 by T cells from a DR4/DRw13 responder mimics self restricted recognition of endogenous peptides. Proc Natl Acad Sci USA, 1989, 86, 4190-4194. 9. LOMBARDI G, SIDHU S, LAMB JR et al. Co-recognition of endogenous antigens with HLA-DR1 by alloreactive human T cell clones. J immunol, 1989, 142, 753-759. 10. HEATH WR, HURD ME, CARBONE FR et al. Peptide-dependent recognition of H-2Kb by alloreactive cytotoxic T lymphocytes. Nature, 1989, 341, 749-752. 11. PANINA-BORDIGNON P, CORRADIN G, ROOSNEK E et al. Recognition by class II alloreactive T cells of processed determinants from human serum proteins. Science, 1991, 252, 1548-1550. 12. COTNER T, MELLINS E, JOHNSON AH et al. Mutations affecting antigen processing impair class II restricted allorecognition. J immunol, 1991, 146, 414-417. 13. VON BOEHMER H, TEH HS, KISIELOW P. The thymus selects the useful, neglects the useless and destroys the harmful. Immunol Today, 1989, 10, 57-61. 14. MERKENSCHLAGER M, IKEDA H, WILKINSON D et al. Allorecognition of HLA-DR and -DQ transfectants by human CD45RA and CD45R0 CD4 T cells : repertoire analysis and activation requirements. Eur J immunol, 1991, 21, 79-88. MÉCANISMES DE RECONNAISSANCE ALLOGÉNIQUE 297 15. LAFFERTY KJ, COOLEY MA, WOOLNOUGH J et al. Thyroid allograft immunogenicity is reduced after a period in organ culture. Science, 1975, 188, 259-261. 16. LECHLER RI, BATCHELOR JR. Immunogenicity of retransplanted rat kidney allografts. Effect of inducing chimerism in the first recipient and quantitative studies on immunosuppression of the second recipient. J Exp Med, 1982, 156, 1835-1841. 17. LECHLER RI, BATCHELOR JR. Restoration of immunogenicity to passenger cell-depleted kidney allografts by the addition of donor strain dendritic cells. J Exp Med, 1982, 155, 31-41. 18. PIETRA BA, WISEMAN A, BOLWERK A et al. CD4 T cell-mediated cardiac allograft rejection requires donor but not host MHC class II. J Clin Invest, 2000, 106, 1003-1010. 19. AUCHINCLOSS H Jr, LEE R, SHEA S et al. The role of « indirect » recognition in initiating rejection of skin grafts from major histocompatibility complex class II-deficient mice. Proc Natl Acad Sci USA, 1993, 90, 3373-3377. 20. FRASCA L, AMENDOLA A, HORNICK P et al. Role of donor and recipient antigen-presenting cells in priming and maintaining T cells with indirect allospecificity. Transplantation, 1998, 66, 1238-1243. 21. HORNICK PI, MASON PD, YACOUB MH et al. Assessment of the contribution that direct allorecognition makes to the progression of chronic cardiac transplant rejection in humans. Circulation, 1998, 97, 1257-1263. 22. MASON PD, ROBINSON CM, LECHLER RI. Detection of donor-specific hyporesponsiveness following late failure of human renal allografts. Kidney Int, 1996, 50, 1019-1025. 23. BAKER RJ, HERNANDEZ-FUENTES MP, BROOKES PA et al. The role of the allograft in the induction of donor-specific T cell hyporesponsiveness. Transplantation, 2001, 72, 480-485. 24. HALAMAY K, KIRKMAN R, SUN L et al. CD8 T cells are sufficient to mediate allorecognition and allograft rejection. Cell immunol, 2002, 216, 6. 25. BAKER RJ, HERNANDEZ-FUENTES MP, BROOKES PA et al. Loss of direct and maintenance of indirect alloresponses in renal allograft recipients : implications for the pathogenesis of chronic allograft nephropathy. J immunol, 2001, 167, 7199-7206. 26. FILION MC, BRADLEY AJ, DEVINE DV et al. Autoreactive T cells in healthy individuals show tolerance in vitro with characteristics similar to but distinct from clonal anergy. Eur J immunol, 1995, 25, 3123-3127. 27. NG WF, BAKER RJ, HERNANDEZ-FUENTES M et al. The role of T-cell anergy in the maintenance of donor-specific hyporesponsiveness in renal transplant recipients. Transplant Proc, 2001, 33, 154-155. 28. NEL AE, SLAUGHTER N. T-cell activation through the antigen receptor. Part 2 : role of signaling cascades in T-cell differentiation, anergy, immune senescence, and development of immunotherapy. J Allergy Clin immunol, 2002, 109, 901-915. 29. SANCHEZ-FUEYO A, WEBER M, DOMENIG C et al. Tracking the immunoregulatory mechanisms active during allograft tolerance. J immunol, 2002, 168, 2274-2281. 30. SAKAGUCHI S, SAKAGUCHI N, SHIMIZU J et al. Immunologic tolerance maintained by CD25+ CD4+ regulatory T cells : their common role in controlling autoimmunity, tumor immunity, and transplantation tolerance. Immunol Rev, 2001, 182, 18-32. 31. NELSON BH. Interleukin-2 signaling and the maintenance of self-tolerance. Curr Dir Autoimmunity, 2002, 5, 92-112. 32. GAME DS, LECHLER RI. Pathways of allorecognition : implications for transplantation tolerance. Transpl immunol, 2002, 10, 101-108.