Causes et conséquences de la tertiarisation des économies avancées (HEC -2004) Eléments de corrigé Introduction : Daniel Cohen se demandait dans son livre - Nos temps modernes -, « pourquoi nos temps modernes sont-ils si décevants ? ». Il partait d’une part de la condition difficile de l’homme d’aujourd’hui, confronté au mythe de « la fin du travail » et d’autre part sa déception à l’égard de l’évolution de la société post-industrielle. Le secteur tertiaire, qui occupe désormais trois actifs sur quatre, est par nature hétérogène –services aux particuliers ou aux entreprises ; marchands ou non marchands ; très qualifiés ou peu qualifiés – il est donc compatible avec des conditions de travail qui contrastent avec le mythe d’une société post-industrielle en tant que sociétés de loisirs. Le développement des activités de services est aussi indissociable de la transformation de l’appareil productif. Il doit être compris comme une condition de la croissance économique, c’est ce que montraient d’ailleurs les analyses pionnières de Colin Clark – The conditions of economic progress, 1939. Ce poids accru des services marque une transformation aussi importante que le passage d’une économie agraire à une société industrielle. Ces évolutions sont souvent analysées comme une désindustrialisation .Il s’agira d’étudier la pertinence de ces interprétations. Paradoxalement, depuis la naissance de l’économie politique, il y a aussi une crainte récurrente à l’égard de l’efficacité du secteur tertiaire que de nombreux économistes ont jugé improductifs. De même, alors qu’il est caractéristique du progrès social à travers le développement de l’Etat-Providence, le secteur tertiaire est souvent présenté comme un coût pour la collectivité. Il s’agira de se demander si le risque de sous-productivité et de fracture sociale associé à la tertiarisation est inexorable ou non. Après avoir réfléchi sur les facteurs principaux de la tertiarisation des économies des pays développés, nous centrerons notre analyse sur les effets économiques et sociaux de cette tendance lourde du capitalisme. I- Les facteurs de la tertiarisation des économies avancées, tendance lourde du capitalisme A. Les évolutions liées des gains de productivité et de la demande 1. L’évolution de la demande - Le développement des services est caractéristique du XX° siècle. La tertiarisation des économies les plus avancées fait écho à leur désindustrialisation. Les deux notions sont graduelles mais le tournant des années 70 marque une rupture lorsque les effectifs de l’industrie connaissent une baisse absolue et non plus relative comme par le passé. - La demande tend à augmenter à long terme sous l’effet de la progression des revenus et de la saturation progressive des besoins en biens alimentaires, puis en biens industriels. De là, découlent plusieurs implications. D’abord, le prix relatif des services par rapport à celui des biens industriels est appelé à augmenter indéfiniment, puisqu’il reflète à long terme l’écart des gains de productivité respectifs entre les deux secteurs. En second lieu, la part des services ne peut qu’augmenter au sein du PIB et surtout au sein de l’emploi total. 2. Croissance de la productivité et déversement des emplois - Les gains de productivité dans le tertiaire sont généralement faibles ou nuls, et en tout cas négligeables au regard de ceux de l’industrie et même de l’agriculture. (Différence de productivité entre les trois secteurs. Cf. TD) L’exemple favori de Fourastié est celui de la coupe de cheveux. le coiffeur d’aujourd’hui ne tond pas plus vite qu’il y a un siècle et le coiffeur de Chicago n’est pas plus productif que celui de Calcutta. - La création d’emplois dans chacun des secteurs dépend des évolutions conjointes de la demande et des gains de productivité. Selon la relation établie par Jean Fourastié – Le grand espoir du XX° siècle, 1949- l’évolution de l’emploi dans un secteur est égale à l’évolution de la production moins l’évolution de la productivité du travail dans ce secteur. Autrement dit , la relative saturation de certains besoins entraîne une destruction d’emplois dans le secteur concerné. Par exemple, le déclin constant de l’emploi agricole est à mettre en relation avec celui des dépenses alimentaires dans le budget des ménages. Le secteur des services qui connaît la plus forte hausse de la demande et de faibles gains de productivité est le secteur qui crée le plus d’emplois depuis les années 50. Inversement, la forte croissance des gains de productivité dans le secteur primaire (Seconde révolution agricole- Henri Mendras) associée à une baisse relative de la demande en biens agricoles a contribué au transfert d’une partie de la main d’œuvre dans le secteur primaire. B. L’aboutissement du processus de développement 1. Développement économique et montée des services - Les changements dans la nature des besoins à satisfaire, au fur et à mesure que le revenu augmente, ont toujours confirmé les observations d’Ernst Engel en 1857, à propos du lien entre dépenses d’alimentation et niveau de vie. A l’instar des motivations humaines étudiées par Abraham Maslow, la satisfaction des besoins physiologiques est la condition requise pour que d’autres formes de besoins se développent. - On remarque que 60 % des emplois continuent d’être consacrés à la production d’objets et à l’intermédiation nécessaire à leur commercialisation. La tertiairisation des emplois n’est donc que la substitution entre les emplois agricoles, c'est-à-dire de « production des hommes par la terre » et les emplois tertiaires, c'est-à-dire de la « production des hommes par l’homme ». La tertiarisation est le pendant de la marche « vers la société post industrielle » dans laquelle les éléments immatériels dominent l’organisation de la société telle que la décrivait el sociologue américain Daniel Bell en 1973. 2. Le rôle des dépenses publiques dans le développement des services - La croissance économique entraîne une augmentation des dépenses de santé ou d’éducation. Elle entraîne aussi une société plus urbanisée où les besoins en services collectifs sont croissants. La demande de biens supérieurs qui augmente donc avec le niveau de vie général est satisfaite par un financement public (Education Nationale, secteur public hospitalier, etc.) - C’est aussi le constat de l’économiste Adolphe Wagner dès 1876 quand il écrit « des comparaisons dans l’histoire et dans l’espace montrent chez les peuples civilisés en voie de progrès un développement régulier de l’activité de l’Etat et de l’activité publique » II- Les conséquences économiques et sociales de la tertiarisation A. Le risque de sous-productivité 1. Tertiarisation de l’économie et crainte d’une stagnation de l’activité - La thèse d’un épuisement des sources de la croissance avec la tertiarisation des économies est relativement ancienne. L’approche néoclassique est au cœur de ces conclusions . En 1987, Le prix Nobel américain Robert Solow déclarait que « les ordinateurs sont partout dans les statistiques de la productivité ». En stigmatisant ainsi les nouvelles technologies, il réactivait en réalité une crainte ancienne, présente dès les débuts de la science économique, en particulier chez la plupart des économistes classiques. Pour Adam Smith, en effet, les services sont improductifs parce qu’ils correspondent à une dépense et non à une avance ( Cf. livre de colle d’HPE. J Valier). Smith écrit « il y a une sorte de travail qui ajoute à la valeur de l’objet sur lequel il s’exerce ; il y en a une autre qui n’a pas le même effet. Le premier, produisant une valeur, peut être appelé travail productif, le dernier, travail non productif » L’idée est que la richesse suppose une accumulation de biens, par nature impossible selon lui dans l’activité tertiaire. - Cette vision pessimiste est renouvelée par les travaux de Baumol qui montrent que certains emplois tertiaires ont pour particularité de connaître une croissance des salaires supérieure à celle de leur productivité, ce qui explique d’ailleurs la croissance des dépenses publiques (loi de Baumol). Daniel Bell, pourtant chantre de la société postindustrielle admet lui aussi que « l’absorption par les services d’une part croissante de la main d’œuvre freine nécessairement la productivité et la croissance globales » 2. La tertiarisation est en fait une nouvelle articulation entre les secteurs d’activité - La tertiairisation des économies avancées n’est pourtant pas synonyme d’épuisement de l’innovation, de productivité stagnante et de fin de la croissance. Mais de fin de la croissance économique directement mesurable, sans doute au sens de croissance directement imputable à un secteur d’activité donnée ( enseignement des débats autour du paradoxe de Solow) Les effets sur la productivité ont lieu par ailleurs à long terme, encore aujourd’hui comme le souligne Jean Gadrey dans l’économie des services . - La sous- productivité du tertiaire est aussi liée à des problèmes de mesure. Les complémentarités s’affirment à tous les niveaux. Dans la phase actuelle, l’importance croissante des activités de services pour lesquelles la productivité est impossible à mesurer directement ne signifie pas que l’on doive renoncer à toute mesure globale de la productivité de l’économie dans son ensemble. La croissance des biens matériels peut être tenue pour représentative de la contribution productive de toutes les branches de l’économie, y compris les services. Le développement des services dépend de l’industrie et la tertiarisation apparaît de plus en plus comme une nouvelle articulation entre les secteurs d’activité. Cf. aussi la thèse de la désindustrialisation à relativiser (relire l’article de l’école des Mines distribué en cours) B. Tertiarisation et fracture sociale 1. « Les désordres du travail » des sociétés tertiarisées - Plusieurs économistes ont signalé dans leur travaux l’instabilité et l’hétérogénéité des emplois de services. L’instabilité s’explique par la fragilité des statistiques qui dépendent des comportements d’externalisation des entreprises, par nature fluctuants. - L’hétérogénéité est liée, quant à elle, à la nature des services. Philippe Azkenasy – Les désordres du travail, 2004- démontre que certains emplois de services, sont soumis à de nouvelles normes de productivité dans le cadre des nouvelles formes d’organisation du travail (NFOT). Le rythme de travail se trouve standardisé par des délais à respecter ou par des procédures formalisées de réalisation des tâches. cf. cours. « Le stress devient le mode de régulation de la société post-fordiste » écrit Daniel Cohen et ce que l’on découvre, c’est « non pas la fin du travail mais le travail sans fin , parfois jusqu’à l’épuisement psychique ». Cette évolution est possible en raison de la fragilité des populations concernés – jeunes sans qualification, femmes – sans tradition syndicale et sans possibilités d’action collective. 2. Tertiarisation et dualisme social - Daniel Cohen dans son ouvrage – Richesse du Monde, pauvreté des nationsrappelle les analyses de Robert Reich qui montre que les sociétés postindustrielles oppose de plus en plus les « manipulateurs de symboles » (professions intellectuelles au travail valorisé dans une « économie de la connaissance ») et à l’autre extrémité de l’échelle sociale, les « travailleurs routiniers », travailleurs pu qualifiés des services ou de l’industrie (call center, livreurs, …). André Gorz s’interrogeait déjà sur les nouveaux valets de la société salariale en dénonçant dans un article du Monde diplomatique « les petits boulots » du tertiaire. - De ce fait, le poids croissant des services dans une économie de plus en plus mondialisée modifie les sociétés salariales dans une dynamique de plus en plus inégalitaire. Exemple de la dactylo donné par D Cohen dans son ouvrage : trois leçons sur la société postindustrielle. 2001. Et ses conclusions sur les formes que prend la question sociale à travers la montée des inégalités.