introduction Les parcours sociaux à l`épreuve des politiques publiques

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Servet ERTUL, Jean-Philippe MELCHIOR et Philippe WARIN
INTRODUCTION
Cet ouvrage a pour principal objectif de mieux identifi er les effets des
politiques publiques sur les parcours des individus qu’elles intègrent dans leur
périmètre. L’analyse fi ne de plusieurs de ces politiques, mises en œuvre dans
des domaines variés (immigration, emploi, éducation, santé, logement…), et de
leurs conséquences sociales, doit permettre de montrer de quelle manière elles
infl échissent les projets de vie, de quelle manière leur transformation constitue
une variable extrêmement prégnante dans les processus d’amélioration ou au
contraire de dégradation des conditions de vie. L’État social, sans avoir disparu
comme plusieurs textes le montrent avec précision, n’a-t-il pas cédé le pas à sa
dimension coercitive ? Le délaissement par l’État de l’action sociale a largement
profi té, nous semble-t-il, aux collectivités locales. Pour autant, leurs capacités
d’intervention restent largement conditionnées par leur dotation budgétaire
et leurs effectifs que le pouvoir exécutif n’a de cesse de vouloir restreindre.
C’est en tenant compte de ce contexte de profonde reconfi guration du rôle de
l’État 1 et des collectivités territoriales 2 , que les différentes contributions de cet
ouvrage éclairent la façon dont certaines politiques publiques exercent une forte
contrainte sur les individus concernés, rendant diffi cile la concrétisation de leur
projet de vie, même si, ici où là, ces contributions soulignent les possibilités
d’affi rmation des individus. Autrement dit, il s’agira de comprendre en quoi
elles peuvent être des contraintes réduisant les possibles ou à l’inverse faciliter
leur projet singulier.
LE PARCOURS SOCIAL, UN PROJET POLITIQUE
Si l’on s’en tient à la défi nition académique (par exemple celle du Trésor de
la langue française), le parcours est un «déplacement déterminé accompli ou
1. CASTEL R., L’insécurité sociale, Paris, Le Seuil, coll. «La République des idées», 2004.
2. LE LIDEC P., «La réforme des institutions locales», in BORRAZ O. et GUIRAUDON V. (dir.),
Politiques publiques, t.1: La France dans la gouvernance européenne, Paris, Presses de
SciencePo, coll. «Gouvernances», p.255-281.
[« Les parcours sociaux à l’épreuve des politiques publiques », Servet Ertul, Jean-Philippe Melchior et Philippe Warin (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1988-6 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
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à accomplir d’un point à un autre» ; c’est aussi ce qui correspond à l’espace, au
chemin ou à la distance parcourus. Une telle défi nition renvoie à de nombreux
domaines extrêmement variés: droit rural du Moyen Âge (par métonymie terri-
toire), pédagogie, religion, transport, sport, défense, physique nucléaire, chimie
moléculaire… Complétant cette polysémie, le signifi ant «parcours» a gagné,
au moins depuis la moitié du XXesiècle, une nouvelle acception en tant que
synonyme d’histoire de vie. Pour autant, bien que le thème des parcours sociaux
soit bien connu en Amérique du Nord sous le nom de life course et en Suisse, il
est, comme le souligne C.Lalived’Épinay, moins exploré en France 3 .
Nous émettons d’emblée l’hypothèse que les parcours sociaux résultent de
l’enchâssement 4 des parcours de vie des individus singuliers tendus vers leur
idéal d’autonomie dans les contraintes que toute société impose, transformant
de fait ces individus en êtres sociaux. On aura bien compris qu’il ne s’agit pas
d’opposer les individus à la société 5 , les premiers ne pouvant pas exister sans
la seconde qui évolue sous leur action. Ces parcours sociaux peuvent ainsi être
appréhendés à la fois dans leurs dimensions ontogénétique, c’est-à-dire au travers
de l’histoire de vie de l’individu, et phylogénétique, c’est-à-dire en termes d’héri-
tage intergénérationnel, avec ses continuités, ses ruptures et ses bifurcations.
PierreBourdieu, dans son ouvrage Raisons pratiques 6 , et JürgenHabermas, dans
sa Théorie de l’agir communicationnel 7 , ont déjà exploré ces deux dimensions.
Du point de vue de l’individu, dans toute sa singularité, les orientations qu’il
choisit pour des raisons stratégiques l’amènent à composer entre les possibilités
objectives qu’il a à sa disposition, en fonction de la position qu’il a sur l’échi-
quier social, et les contraintes qui lui sont imposées (valeurs, normes, règles…)
par la société ambiante 8 . Du point de vue de la société, dans toute l’histoire de
l’humanité, quel que soit le type de formation sociale ou de mode de gouver-
nance politique, tous les souverains ont tenté de sécuriser les parcours sociaux
de leurs sujets et surtout de leurs élites afi n de maintenir la pérennité du système
et de leur domination. Ce faisant, ils mettaient sur pied les premières formes
de l’action publique qui n’a cessé de se diversifi er et de se complexifi er au fi l du
3. LALIVE D’ÉPINAY C., Les parcours de vie au temps de la globalisation. Un examen du
«paradigme du parcours de vie», Communication en séance plénière au colloque inter-
national Les parcours sociaux entre nouvelles contraintes et affi rmation du sujet, LeMans,
17-19novembre2010.
4. L’enchâssement n’exclut pas les bifurcations, les ruptures, les réorientations auxquelles les
individus singuliers doivent faire face. Pour plus d’informations sur ce point voir en parti-
culier: BESSINM., BIDART C. et GROSSETTIM. (dir.), Bifurcations. Les sciences sociales face aux
ruptures et à l’événement, Paris, LaDécouverte, 2010.
5. ÉLIASN., Engagement et distanciation, contribution à la sociologie de la connaissance, Paris,
Fayard, 1993.
6. BOURDIEU P., Raisons pratiques, sur la théorie de l’action, Paris, Le Seuil, 1994.
7. HABERMAS J., Théorie de l’agir communicationnel, rationalité de l’agir et rationalisation de la
société, t. 1, Paris, Fayard, coll. «L’espace du politique», 1987.
8. ERTUL S., Pour une orientation lato sensu, thèse d’État, université de Bourgogne, 2001.
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INTRODUCTION
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temps. Il nous semble que cette diversifi cation/complexifi cation du rôle de l’État
est intimement liée à l’émergence du salariat. L’avènement du salariat moderne
à partir du XVIIIesiècle dans le vieux continent, minutieusement analysé par
Marx, a profondément modifi é le champ des politiques publiques. SiMarx a
ouvert la réfl exion sur cette question (liberté des salariés sur le plan juridique
de choisir leur employeur), de nombreux auteurs comme Tonnies 9 (l’individu
de la communauté –Gemeinschaft–versus l’individu de la société–Gesellschaft)
ou Durkheim 10 (solidarité mécanique vs solidarité organique) ont étudié les
conséquences de cette libération/individuation sans précédent des sujets de
la pesanteur des sociétés de type communautaire. Les sujets ont su imposer,
souvent dans la douleur, les espaces de débat public et les utiliser pour affi rmer
leurs aspirations individuelles et collectives à de nouvelles garanties et protec-
tions sociales qui ont contribué à sécuriser leur parcours social et qui ont été
garanties par le nouvel Étatsocial 11.
LE PARCOURS SOCIAL, UN SUBTERFUGE
DEVANT LIMPUISSANCE DES POLITIQUES PUBLIQUES
Cette sécurisation des parcours sociaux est aujourd’hui remise en cause. Face
à l’inscription dans la durée du chômage de masse et à l’éclatement du salariat
favorisé par l’augmentation des contrats précaires (CDD, contrats de travail tempo-
raire, temps partiels non choisis…), les différents responsables de la vie politique
et sociale invoquent leur impuissance à maintenir les garanties et protections
sociales 12, périodes électorales mises à part. L’invocation des limites de l’action
des pouvoirs publics, en particulier de l’État, est en phase avec la conversion au
credo du moins d’État de tous les gouvernements occidentaux entre la fi n des
années1970 et le milieu des années1980 13. Ces derniers, de droite 14 comme
9. TONNIES F., Communauté et société, Paris, PUF, coll. «Le lien social», 2010 [1887], essai.
10. Voir en particulier DURKHEIM É., De la division du travail social, PUF, coll. «Quadrige»,
1991 [1930].
11. CASTEL R., Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard,
1995.
12. Ce sentiment d’impuissance des pouvoirs publics face au chômage est tout entier
résumé par cette petite phrase de François Mitterrand prononcée en 1995: «En matière
de chômage, on a tout essayé.» Cité par COHEN P., Protéger ou disparaître, Les élites
face à la montée des insécurités, Paris, Gallimard, 1999, p.104. Dans la même veine, en
septembre1999, Lionel Jospin, alors Premier ministre, répond aux salariés de Michelin
qui l’interpellent au moment de l’annonce de 7 000 licenciements dans leur entreprise que
«l’État ne peut pas tout».
13. MELCHIOR J.-P., L’État, entre Europe et nation. Petit manuel de sabordage du politique par
lui-même, Marseille, Agone Éditeur, 1999.
14. Sur la conversion de la formation gaulliste au libéralisme, voir BAUDOIN J., «Le moment
néolibéral du RPR. Essai d’interprétation », Revue française de sciences politiques,
décembre1990.
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de gauche 15, loin de résister à l’érosion du compromis social, ont opté pour le
renoncement à tous les leviers classiques de la régulation 16. Invoquant le poids
des contraintes européennes, comme les critères de convergence pour le passage
à l’Euro, les partis de gouvernement inscrivent, bon gré mal gré, leurs choix dans
le cadre d’une logique de «moins d’État». Ce consensus à l’égard des nouveaux
principes fondamentaux du système et de la nature de la construction européenne
a largement favorisé l’usure accélérée des gouvernements depuis 1981. L’idée fait
son chemin alors d’une culture du résultat et de la rentabilité qui se concrétise
avec l’adoption et la mise en œuvre de la LOLF (loi organique relative aux lois
de fi nances) qui, en imposant de nouveaux principes budgétaires, instaure de
nouvelles limites à l’action publique au plan national, dans tous les domaines et
à toutes les échelles. Les dynamiques interventionnistes des collectivités territo-
riales n’enrayent pas la tendance. Les transferts de charges et de la dette de l’État
vers elles, parfois dans le déni absolu des engagements, les conduisent au même
discours de rigueur et surtout, dans les faits, à de la «récession locale».
Dans ce contexte, État et collectivités territoriales en appellent à un autre
acteur: les ressortissants ou les destinataires des politiques publiques 17, pour qu’ils
prennent en main la résolution de leurs attentes et de leurs problèmes. Àdéfaut
d’apporter des réponses directes, on accompagne vers des possibilités. Il revient
de plus en plus aux ressortissants des politiques de moins en moins substantielles
de les transformer en solutions. Ainsi se substitue au parcours social qui protège
et intègre, le parcours social qui équipe pour rester au contact de la société, qui
permet d’accéder à la formation, au travail, au logement, à la santé, aux loisirs…,
au travers des mécanismes restant de la redistribution sociale.
La notion de parcours social change donc. Aujourd’hui, des normes d’indi-
vidualisation investissent l’offre de parcours sociaux institués 18, portées par des
mécanismes d’accompagnement devenu nouveau paradigme de l’intervention
publique 19. Ces normes introduisent une vision renouvelée du ressortissant
15. Entre1981 et2002, le PS français a été 15ans au pouvoir, seul ou avec des alliés, mais
en position dominante.
16. Comme le démontre Philippe Cohen, «Les dirigeants français mais pas toujours ceux
des autres pays ont renoncé progressivement à chacun de ces quatre instruments de la
maîtrise du développement.» COHENP., Protéger ou disparaître…, op. cit., chapitre V. Il
s’agit du renoncement à la fl exibilité monétaire, qui date de1983, et qui a coûté d’après les
experts au moins un million d’emplois entre1986 et 1996, du renoncement à l’outil budgé-
taire, du renoncement à toute régulation dans le domaine des échanges commerciaux, du
renoncement de l’État, au nom de la concurrence «libre et non faussée» défendue par la
Commission européenne, à protéger tel ou tel secteur industriel.
17. WARIN P., «Ressortissants», in BOUSSAGUET L., JACQUOT S. et RAVINET P. (dir.), Dictionnaire
des politiques publiques, Paris, Presses de SciencesPo, coll. «Gouvernances», 2010
(3eédition), p.576-583.
18. CANTELLI F. et GENARD J.-L. (dir.), Action publique et subjectivité, Paris, LGDJ,
coll.«Politique», 2007.
19. MÉGEVAND F., «L’accompagnement, nouveau paradigme de l’intervention publique»,
in BALLAIN R., GLASMAN D. et RAYMOND R. (dir.), Entre protection et compassion.
[« Les parcours sociaux à l’épreuve des politiques publiques », Servet Ertul, Jean-Philippe Melchior et Philippe Warin (dir.)]
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INTRODUCTION
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des politiques publiques. Celui-ci apparaît comme un acteur à part entière
de l’intégration sociale visée au moyen de ces parcours. L’offre de parcours
était jusque-là essentiellement prescrite ; elle est de plus en plus négociée et
contractualisée. L’accès aux parcours est de plus en plus sous conditions de
comportement et renouvelé si des efforts sont démontrés ; c’est vrai en matière
d’insertion socioprofessionnelle, d’éducation, de revenu minimum, etc. Parfois
il est conditionné par un reste à charge qui pousse à des calculs d’utilités, que ce
soit dans le domaine de la santé, du logement, de la formation, des loisirs, des
vacances, etc. Les parcours institués sont à la carte, mais ils sont conditionnels.
Surtout, ils sont considérés comme étant l’affaire des destinataires eux-mêmes,
qui sont alors mis de plus en plus devant leurs responsabilités et enjoints à être
autonomes. Les règles du jeu à l’œuvre actuellement rompent avec celles de la
docilité, voire de la soumission, qui ont constitué les fi gures de «l’assisté social»
ou de «l’assujetti». Mais elles peuvent aussi apparaître comme inégalitaires
lorsqu’elles reposent sur la volonté et les possibilités ou capacités des individus.
La conditionnalité qui demande ou exige des destinataires de démontrer leur
autonomie et responsabilité véhicule des modèles de «l’accomplissement de
soi». Or, ces modèles sont diffi cilement accessibles ou acceptables pour certains,
tant pour des raisons sociales, économiques et psychologiques, que pour des
raisons morales ou politiques. Dans ce cas, les parcours sociaux institués devien-
nent inaccessibles ou inintéressants, sinon inacceptables ; si bien que l’on assiste
à des phénomènes de non-recours, voire de repli sur soi parfois sans alternatives.
Pareilles situations renvoient aux choix des individus et à leur capacité d’agir
ou d’être soi, mais parfois aussi aux limites ou aux contraintes liées à l’appar-
tenance sociale, au manque de capacités, au statut imposé que l’offre avive.
Elles ne peuvent pas être comprises indépendamment des positions sociales,
des psychologies et des valeurs individuelles, elles-mêmes inscrites dans les
histoires de vie ou les trajectoires personnelles et familiales. On peut alors se
demander quels sont les effets des normes imposées par l’offre de parcours insti-
tués, notamment lorsque la précarité met à mal l’estime de soi 20. Ou pour le
dire comme AlainEhrenberg, il y a urgence à s’interroger sur la confi ance des
individus en eux-mêmes et dans les institutions, surtout chez ceux qui subis-
sent le plus violemment les inégalités sociales 21. Le rapport à l’offre de parcours
sociaux institués dépend pour partie de la confi ance en soi (des individus en
eux-mêmes), de la confi ance dans le contenu de l’offre et le prestataire, et de la
confi ance dans la tournure des événements (dans l’échange lui-même). L’offre
Des politiques publiques travaillées par la question sociale (1980-2005), Grenoble, PUG,
coll.«Symposium», 2005, p.179-199.
20. LINHART D., Perte d’emploi, perte de soi, Ramonville Saint-Agne, Erès, 2002. Voir aussi
APPAYB., La dictature du succès. Le paradoxe de l’autonomie contrôlée et de la précarisation,
Paris, L’Harmattan, 2005 ; BURGI N., «De la précarité de l’emploi à la négation du vivant»,
Interrogations, n°4, 2007, [www.revue-interrogations.org].
21. EHRENBERG A., Société du malaise ou malaise dans la société ?, Paris, Odile Jacob, 2010.
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