Servet ERTUL, Jean-Philippe MELCHIOR et Philippe WARIN [« Les parcours sociaux à l’épreuve des politiques publiques », Servet Ertul, Jean-Philippe Melchior et Philippe Warin (dir.)] [ISBN 978-2-7535-1988-6 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] INTRODUCTION Cet ouvrage a pour principal objectif de mieux identifier les effets des politiques publiques sur les parcours des individus qu’elles intègrent dans leur périmètre. L’analyse fine de plusieurs de ces politiques, mises en œuvre dans des domaines variés (immigration, emploi, éducation, santé, logement…), et de leurs conséquences sociales, doit permettre de montrer de quelle manière elles infléchissent les projets de vie, de quelle manière leur transformation constitue une variable extrêmement prégnante dans les processus d’amélioration ou au contraire de dégradation des conditions de vie. L’État social, sans avoir disparu comme plusieurs textes le montrent avec précision, n’a-t-il pas cédé le pas à sa dimension coercitive ? Le délaissement par l’État de l’action sociale a largement profité, nous semble-t-il, aux collectivités locales. Pour autant, leurs capacités d’intervention restent largement conditionnées par leur dotation budgétaire et leurs effectifs que le pouvoir exécutif n’a de cesse de vouloir restreindre. C’est en tenant compte de ce contexte de profonde reconfiguration du rôle de l’État 1 et des collectivités territoriales 2, que les différentes contributions de cet ouvrage éclairent la façon dont certaines politiques publiques exercent une forte contrainte sur les individus concernés, rendant difficile la concrétisation de leur projet de vie, même si, ici où là, ces contributions soulignent les possibilités d’affirmation des individus. Autrement dit, il s’agira de comprendre en quoi elles peuvent être des contraintes réduisant les possibles ou à l’inverse faciliter leur projet singulier. LE PARCOURS SOCIAL, UN PROJET POLITIQUE Si l’on s’en tient à la définition académique (par exemple celle du Trésor de la langue française), le parcours est un « déplacement déterminé accompli ou 1. CASTEL R., L’insécurité sociale, Paris, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2004. 2. LE LIDEC P., « La réforme des institutions locales », in BORRAZ O. et GUIRAUDON V. (dir.), Politiques publiques, t. 1 : La France dans la gouvernance européenne, Paris, Presses de Science Po, coll. « Gouvernances », p. 255-281. 7 [« Les parcours sociaux à l’épreuve des politiques publiques », Servet Ertul, Jean-Philippe Melchior et Philippe Warin (dir.)] [ISBN 978-2-7535-1988-6 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] SERVET ERTUL, JEAN-PHILIPPE MELCHIOR ET PHILIPPE WARIN à accomplir d’un point à un autre » ; c’est aussi ce qui correspond à l’espace, au chemin ou à la distance parcourus. Une telle définition renvoie à de nombreux domaines extrêmement variés : droit rural du Moyen Âge (par métonymie territoire), pédagogie, religion, transport, sport, défense, physique nucléaire, chimie moléculaire… Complétant cette polysémie, le signifiant « parcours » a gagné, au moins depuis la moitié du XXe siècle, une nouvelle acception en tant que synonyme d’histoire de vie. Pour autant, bien que le thème des parcours sociaux soit bien connu en Amérique du Nord sous le nom de life course et en Suisse, il est, comme le souligne C. Lalive d’Épinay, moins exploré en France 3. Nous émettons d’emblée l’hypothèse que les parcours sociaux résultent de l’enchâssement 4 des parcours de vie des individus singuliers tendus vers leur idéal d’autonomie dans les contraintes que toute société impose, transformant de fait ces individus en êtres sociaux. On aura bien compris qu’il ne s’agit pas d’opposer les individus à la société 5, les premiers ne pouvant pas exister sans la seconde qui évolue sous leur action. Ces parcours sociaux peuvent ainsi être appréhendés à la fois dans leurs dimensions ontogénétique, c’est-à-dire au travers de l’histoire de vie de l’individu, et phylogénétique, c’est-à-dire en termes d’héritage intergénérationnel, avec ses continuités, ses ruptures et ses bifurcations. Pierre Bourdieu, dans son ouvrage Raisons pratiques 6, et Jürgen Habermas, dans sa Théorie de l’agir communicationnel 7, ont déjà exploré ces deux dimensions. Du point de vue de l’individu, dans toute sa singularité, les orientations qu’il choisit pour des raisons stratégiques l’amènent à composer entre les possibilités objectives qu’il a à sa disposition, en fonction de la position qu’il a sur l’échiquier social, et les contraintes qui lui sont imposées (valeurs, normes, règles…) par la société ambiante 8. Du point de vue de la société, dans toute l’histoire de l’humanité, quel que soit le type de formation sociale ou de mode de gouvernance politique, tous les souverains ont tenté de sécuriser les parcours sociaux de leurs sujets et surtout de leurs élites afin de maintenir la pérennité du système et de leur domination. Ce faisant, ils mettaient sur pied les premières formes de l’action publique qui n’a cessé de se diversifier et de se complexifier au fil du 3. LALIVE D’ÉPINAY C., Les parcours de vie au temps de la globalisation. Un examen du « paradigme du parcours de vie », Communication en séance plénière au colloque international Les parcours sociaux entre nouvelles contraintes et affirmation du sujet, Le Mans, 17-19 novembre 2010. 4. L’enchâssement n’exclut pas les bifurcations, les ruptures, les réorientations auxquelles les individus singuliers doivent faire face. Pour plus d’informations sur ce point voir en particulier : BESSIN M., BIDART C. et GROSSETTI M. (dir.), Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement, Paris, La Découverte, 2010. 5. ÉLIAS N., Engagement et distanciation, contribution à la sociologie de la connaissance, Paris, Fayard, 1993. 6. BOURDIEU P., Raisons pratiques, sur la théorie de l’action, Paris, Le Seuil, 1994. 7. HABERMAS J., Théorie de l’agir communicationnel, rationalité de l’agir et rationalisation de la société, t. 1, Paris, Fayard, coll. « L’espace du politique », 1987. 8. ERTUL S., Pour une orientation lato sensu, thèse d’État, université de Bourgogne, 2001. 8 [« Les parcours sociaux à l’épreuve des politiques publiques », Servet Ertul, Jean-Philippe Melchior et Philippe Warin (dir.)] [ISBN 978-2-7535-1988-6 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] INTRODUCTION temps. Il nous semble que cette diversification/complexification du rôle de l’État est intimement liée à l’émergence du salariat. L’avènement du salariat moderne à partir du XVIIIe siècle dans le vieux continent, minutieusement analysé par Marx, a profondément modifié le champ des politiques publiques. Si Marx a ouvert la réflexion sur cette question (liberté des salariés sur le plan juridique de choisir leur employeur), de nombreux auteurs comme Tonnies 9 (l’individu de la communauté – Gemeinschaft – versus l’individu de la société – Gesellschaft) ou Durkheim 10 (solidarité mécanique vs solidarité organique) ont étudié les conséquences de cette libération/individuation sans précédent des sujets de la pesanteur des sociétés de type communautaire. Les sujets ont su imposer, souvent dans la douleur, les espaces de débat public et les utiliser pour affirmer leurs aspirations individuelles et collectives à de nouvelles garanties et protections sociales qui ont contribué à sécuriser leur parcours social et qui ont été garanties par le nouvel État social 11. LE PARCOURS SOCIAL, UN SUBTERFUGE DEVANT L’IMPUISSANCE DES POLITIQUES PUBLIQUES Cette sécurisation des parcours sociaux est aujourd’hui remise en cause. Face à l’inscription dans la durée du chômage de masse et à l’éclatement du salariat favorisé par l’augmentation des contrats précaires (CDD, contrats de travail temporaire, temps partiels non choisis…), les différents responsables de la vie politique et sociale invoquent leur impuissance à maintenir les garanties et protections sociales 12, périodes électorales mises à part. L’invocation des limites de l’action des pouvoirs publics, en particulier de l’État, est en phase avec la conversion au credo du moins d’État de tous les gouvernements occidentaux entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1980 13. Ces derniers, de droite 14 comme 9. TONNIES F., Communauté et société, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2010 [1887], essai. 10. Voir en particulier DURKHEIM É., De la division du travail social, PUF, coll. « Quadrige », 1991 [1930]. 11. CASTEL R., Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995. 12. Ce sentiment d’impuissance des pouvoirs publics face au chômage est tout entier résumé par cette petite phrase de François Mitterrand prononcée en 1995 : « En matière de chômage, on a tout essayé. » Cité par COHEN P., Protéger ou disparaître, Les élites face à la montée des insécurités, Paris, Gallimard, 1999, p. 104. Dans la même veine, en septembre 1999, Lionel Jospin, alors Premier ministre, répond aux salariés de Michelin qui l’interpellent au moment de l’annonce de 7 000 licenciements dans leur entreprise que « l’État ne peut pas tout ». 13. MELCHIOR J.-P., L’État, entre Europe et nation. Petit manuel de sabordage du politique par lui-même, Marseille, Agone Éditeur, 1999. 14. Sur la conversion de la formation gaulliste au libéralisme, voir BAUDOIN J., « Le moment néolibéral du RPR. Essai d’interprétation », Revue française de sciences politiques, décembre 1990. 9 [« Les parcours sociaux à l’épreuve des politiques publiques », Servet Ertul, Jean-Philippe Melchior et Philippe Warin (dir.)] [ISBN 978-2-7535-1988-6 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] SERVET ERTUL, JEAN-PHILIPPE MELCHIOR ET PHILIPPE WARIN de gauche 15, loin de résister à l’érosion du compromis social, ont opté pour le renoncement à tous les leviers classiques de la régulation 16. Invoquant le poids des contraintes européennes, comme les critères de convergence pour le passage à l’Euro, les partis de gouvernement inscrivent, bon gré mal gré, leurs choix dans le cadre d’une logique de « moins d’État ». Ce consensus à l’égard des nouveaux principes fondamentaux du système et de la nature de la construction européenne a largement favorisé l’usure accélérée des gouvernements depuis 1981. L’idée fait son chemin alors d’une culture du résultat et de la rentabilité qui se concrétise avec l’adoption et la mise en œuvre de la LOLF (loi organique relative aux lois de finances) qui, en imposant de nouveaux principes budgétaires, instaure de nouvelles limites à l’action publique au plan national, dans tous les domaines et à toutes les échelles. Les dynamiques interventionnistes des collectivités territoriales n’enrayent pas la tendance. Les transferts de charges et de la dette de l’État vers elles, parfois dans le déni absolu des engagements, les conduisent au même discours de rigueur et surtout, dans les faits, à de la « récession locale ». Dans ce contexte, État et collectivités territoriales en appellent à un autre acteur : les ressortissants ou les destinataires des politiques publiques 17, pour qu’ils prennent en main la résolution de leurs attentes et de leurs problèmes. À défaut d’apporter des réponses directes, on accompagne vers des possibilités. Il revient de plus en plus aux ressortissants des politiques de moins en moins substantielles de les transformer en solutions. Ainsi se substitue au parcours social qui protège et intègre, le parcours social qui équipe pour rester au contact de la société, qui permet d’accéder à la formation, au travail, au logement, à la santé, aux loisirs…, au travers des mécanismes restant de la redistribution sociale. La notion de parcours social change donc. Aujourd’hui, des normes d’individualisation investissent l’offre de parcours sociaux institués 18, portées par des mécanismes d’accompagnement devenu nouveau paradigme de l’intervention publique 19. Ces normes introduisent une vision renouvelée du ressortissant 15. Entre 1981 et 2002, le PS français a été 15 ans au pouvoir, seul ou avec des alliés, mais en position dominante. 16. Comme le démontre Philippe Cohen, « Les dirigeants français – mais pas toujours ceux des autres pays – ont renoncé progressivement à chacun de ces quatre instruments de la maîtrise du développement. » COHEN P., Protéger ou disparaître…, op. cit., chapitre V. Il s’agit du renoncement à la flexibilité monétaire, qui date de 1983, et qui a coûté d’après les experts au moins un million d’emplois entre 1986 et 1996, du renoncement à l’outil budgétaire, du renoncement à toute régulation dans le domaine des échanges commerciaux, du renoncement de l’État, au nom de la concurrence « libre et non faussée » défendue par la Commission européenne, à protéger tel ou tel secteur industriel. 17. WARIN P., « Ressortissants », in BOUSSAGUET L., JACQUOT S. et RAVINET P. (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Gouvernances », 2010 (3e édition), p. 576-583. 18. CANTELLI F. et GENARD J.-L. (dir.), Action publique et subjectivité, Paris, LGDJ, coll. « Politique », 2007. 19. MÉGEVAND F., « L’accompagnement, nouveau paradigme de l’intervention publique », in BALLAIN R., GLASMAN D. et RAYMOND R. (dir.), Entre protection et compassion. 10 [« Les parcours sociaux à l’épreuve des politiques publiques », Servet Ertul, Jean-Philippe Melchior et Philippe Warin (dir.)] [ISBN 978-2-7535-1988-6 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] INTRODUCTION des politiques publiques. Celui-ci apparaît comme un acteur à part entière de l’intégration sociale visée au moyen de ces parcours. L’offre de parcours était jusque-là essentiellement prescrite ; elle est de plus en plus négociée et contractualisée. L’accès aux parcours est de plus en plus sous conditions de comportement et renouvelé si des efforts sont démontrés ; c’est vrai en matière d’insertion socioprofessionnelle, d’éducation, de revenu minimum, etc. Parfois il est conditionné par un reste à charge qui pousse à des calculs d’utilités, que ce soit dans le domaine de la santé, du logement, de la formation, des loisirs, des vacances, etc. Les parcours institués sont à la carte, mais ils sont conditionnels. Surtout, ils sont considérés comme étant l’affaire des destinataires eux-mêmes, qui sont alors mis de plus en plus devant leurs responsabilités et enjoints à être autonomes. Les règles du jeu à l’œuvre actuellement rompent avec celles de la docilité, voire de la soumission, qui ont constitué les figures de « l’assisté social » ou de « l’assujetti ». Mais elles peuvent aussi apparaître comme inégalitaires lorsqu’elles reposent sur la volonté et les possibilités ou capacités des individus. La conditionnalité qui demande ou exige des destinataires de démontrer leur autonomie et responsabilité véhicule des modèles de « l’accomplissement de soi ». Or, ces modèles sont difficilement accessibles ou acceptables pour certains, tant pour des raisons sociales, économiques et psychologiques, que pour des raisons morales ou politiques. Dans ce cas, les parcours sociaux institués deviennent inaccessibles ou inintéressants, sinon inacceptables ; si bien que l’on assiste à des phénomènes de non-recours, voire de repli sur soi parfois sans alternatives. Pareilles situations renvoient aux choix des individus et à leur capacité d’agir ou d’être soi, mais parfois aussi aux limites ou aux contraintes liées à l’appartenance sociale, au manque de capacités, au statut imposé que l’offre avive. Elles ne peuvent pas être comprises indépendamment des positions sociales, des psychologies et des valeurs individuelles, elles-mêmes inscrites dans les histoires de vie ou les trajectoires personnelles et familiales. On peut alors se demander quels sont les effets des normes imposées par l’offre de parcours institués, notamment lorsque la précarité met à mal l’estime de soi 20. Ou pour le dire comme Alain Ehrenberg, il y a urgence à s’interroger sur la confiance des individus en eux-mêmes et dans les institutions, surtout chez ceux qui subissent le plus violemment les inégalités sociales 21. Le rapport à l’offre de parcours sociaux institués dépend pour partie de la confiance en soi (des individus en eux-mêmes), de la confiance dans le contenu de l’offre et le prestataire, et de la confiance dans la tournure des événements (dans l’échange lui-même). L’offre Des politiques publiques travaillées par la question sociale (1980-2005), Grenoble, PUG, coll. « Symposium », 2005, p. 179-199. 20. LINHART D., Perte d’emploi, perte de soi, Ramonville Saint-Agne, Erès, 2002. Voir aussi APPAY B., La dictature du succès. Le paradoxe de l’autonomie contrôlée et de la précarisation, Paris, L’Harmattan, 2005 ; BURGI N., « De la précarité de l’emploi à la négation du vivant », Interrogations, n° 4, 2007, [www.revue-interrogations.org]. 21. EHRENBERG A., Société du malaise ou malaise dans la société ?, Paris, Odile Jacob, 2010. 11 [« Les parcours sociaux à l’épreuve des politiques publiques », Servet Ertul, Jean-Philippe Melchior et Philippe Warin (dir.)] [ISBN 978-2-7535-1988-6 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] SERVET ERTUL, JEAN-PHILIPPE MELCHIOR ET PHILIPPE WARIN pouvant être « passive » ou « active », c’est-à-dire s’appliquer suivant des règles et procédures préétablies, ou bien être mise en œuvre en fonction de relations d’obligations entre acteurs (destinataires/prestataires), il faut considérer que ce rapport à l’offre de parcours sociaux institués dépend aussi de la façon dont celle-ci sollicite différemment ces régimes de confiance. Mais il s’agit aussi de citoyenneté. En effet, l’État qui assurait jusque-là l’autonomie des individus par une « égalité de protection », maintenant la leur renvoie ; les autorités publiques qui prennent sur de nombreux plans le relais font de même. Aux destinataires de montrer qu’ils sont effectivement autonomes et responsables : c’est la nouvelle condition pour entrer dans des parcours sociaux, et d’une façon générale la nouvelle logique de la solidarité. Face à une offre qui change sur le fond, ne pas entrer dans des parcours balisés – même s’ils sont négociés –, les abandonner ou encore les jouer en fonction d’autres intentions peut être à la fois un signe de désaccord ou la manifestation d’un libre arbitre personnel et de stratégies individuelles, mais aussi l’expression de cet « individualisme de déliaison » qui pour Robert Castel est l’effet de l’abandon progressif de la société par l’État et peut-être par ses suppléants 22. Qu’en est-il alors de la fonction intégrative dans laquelle la notion de parcours social est censée trouver sa principale justification ? Et qu’en est-il de la légitimité des politiques publiques qui instituent ces parcours sociaux ? C’est à l’examen de ces questions que se livrent les contributions proposées ici. PRÉSENTATION DE L’OUVRAGE Après le colloque international organisé au Mans en 2010 consacré aux parcours sociaux 23, ses organisateurs et son comité scientifique ont décidé de valoriser au mieux les travaux et réflexions présentés lors de cette manifestation dans le cadre de plusieurs publications collectives. Chacune de ces publications est composée d’authentiques contributions issues des débats, des recommandations des rapporteurs et de leur comité de lecture 24. C’est l’occasion d’apporter aux lecteurs de nouvelles réflexions qui susciteront à leur tour, nous l’espérons, de « nouvelles questions plus fondamentales et plus explicites 25 ». 22. CASTEL R., « L’autonomie, aspiration ou condition », La Vie des idées, 2010, [http://www. laviedesidees.fr/IMG/pdf/20100323_castelehrenberg.pdf]. 23. Les parcours sociaux entre nouvelles contraintes et affirmation du sujet, Le Mans, les 17, 18 et 19 novembre 2010. Pour plus d’informations, consulter [http://eso.cnrs.fr/spip. php?article680]. 24. Outre les coordinateurs, ont participé au comité de lecture de cet ouvrage : Jean-René Bertrand, Jacques Broda, Marcel Calvez, Frédéric Charles, Pierre Doray, Jacques-Antoine Gauthier, Bertrand Geay, Catherine Negroni et Bénédicte Zimmermann, qu’ils en soient remerciés. Nous tenons aussi à exprimer notre gratitude à Mme Annie Airieau-Danho qui a bien voulu relire entièrement tous les textes. 25. BOURDIEU P., Homo academicus, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1984. 12 [« Les parcours sociaux à l’épreuve des politiques publiques », Servet Ertul, Jean-Philippe Melchior et Philippe Warin (dir.)] [ISBN 978-2-7535-1988-6 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] INTRODUCTION Les textes choisis dans cet ouvrage n’ont pas l’ambition de couvrir l’ensemble des politiques publiques qui pèseraient sur les parcours sociaux des individus même si plusieurs champs sont particulièrement représentés : éducation/formation, emploi/travail, santé… Ils ont pour point commun d’interroger la façon dont les politiques publiques agissent sur les parcours individuels, notamment en invitant les individus singuliers à prendre en charge leur destinée. En d’autres termes les différentes contributions s’attachent à étudier la portée et les limites des injonctions à l’autonomisation inscrites dans les politiques publiques actuelles. Ainsi, à travers les treize textes proposés au lecteur, sont scrutées les tensions entre l’affirmation du sujet sollicitée par l’action publique et les contraintes imposées paradoxalement par cette dernière, notamment au nom d’une rationalisation qui équivaut à une remise en cause des missions de l’État social. Comme nous allons le constater tout au long de cet ouvrage, cette invitation à l’autonomie débouche sur des résultats qui sont souvent loin des objectifs visés et accentue la diversification des parcours sociaux qui s’enchâssent et surtout bifurquent, provoquant parfois des ruptures profondes irréversibles remettant en cause le respect de l’altérité, le lien social, la justice sociale…, bref la vie en société. Dans la première partie de l’ouvrage, sont explorées quelques-unes des figures d’activation de l’autonomie par l’action publique. Pascal Lafont et Marcel Pariat étudient le dispositif de « validation des acquis de l’expérience (VAE), entre parcours d’adaptation des acteurs et injonctions politiques et institutionnelles ». Barbara Lucas et Olivier Giraud analysent « la prise en charge des démences entre anticipation et gestion de crise » tandis que Marcel Calvez et Raymonde Séchet focalisent leur attention sur la prise en charge des longues maladies. Nathalie Burnay, dans le contexte belge, s’intéresse à l’application d’une politique d’accompagnement vers la retraite. Le dispositif de VAE étudié par P. Lafont et M. Pariat, qui a pour but de sécuriser les parcours professionnels des salariés et de leur offrir de nouvelles perspectives d’autonomie et de mobilité, apparaît comme un levier de la rationalisation de la formation professionnelle aussi bien pour les pouvoirs publics que pour les entreprises. Ce faisant, il fragilise un certain nombre de salariés, eu égard à leur parcours de vie, qui le perçoivent comme une nouvelle contrainte à assumer pour se maintenir dans l’emploi ou pour satisfaire aux exigences de l’employeur. B. Lucas et O. Giraud s’attachent à montrer que l’accompagnement en Suisse des personnes atteintes de démence sénile est limité par la prise de décision autonome des différents cantons. Dans ce domaine, la Suisse semble souffrir d’un manque de régulation au plan national. En effet, dans un des cantons étudiés, il manque les moyens financiers suffisants ; dans un autre, c’est l’absence d’anticipation qui constitue un obstacle à l’accès aux soins ; enfin, dans un troisième, c’est la lourdeur des procédures qui crée des situations d’inégalité d’accès pour les plus modestes. 13 [« Les parcours sociaux à l’épreuve des politiques publiques », Servet Ertul, Jean-Philippe Melchior et Philippe Warin (dir.)] [ISBN 978-2-7535-1988-6 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] SERVET ERTUL, JEAN-PHILIPPE MELCHIOR ET PHILIPPE WARIN M. Calvez et R. Séchet analysent le dispositif des « parcours de soins » auquel doivent se conformer les personnes en ALD (affection de longue durée). Ce dispositif qui a pour objectif de limiter les dépenses de santé en demandant à chaque bénéficiaire de faire preuve de plus de responsabilité et « d’autonomie », constitue un second exemple de rationalisation. Si ce nouveau cadre normatif peut convenir à bon nombre de bénéficiaires de l’ALD qui se l’approprient, il est aussi susceptible de produire des effets contraires chez d’autres patients qui deviennent de plus en plus vulnérables. N. Burnay interroge la délicate transition, tant sur le plan économique que social et culturel, de la vie professionnelle à la retraite. En s’appuyant sur l’exemple du « crédit temps » en Belgique, l’auteure montre les différentes façons dont les salariés vivent ce dispositif législatif qui promeut l’allongement de la durée de vie au travail. Dans la mesure où la plupart des pays européens sont confrontés à la question du financement de leur système de retraite, la réflexion de N. Burnay a le mérite de mieux mettre en évidence les effets sociaux variés de cet allongement. La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée aux méandres de l’orientation. Emmanuel Quenson et Solène Coursaget interrogent la signification de l’individualisation de l’orientation en analysant une expérimentation menée dans un collège. Valérie Melin porte sa réflexion sur les dispositifs particuliers mis en place pour replacer dans le circuit scolaire les lycéens en échec. Nazli Nozarian fait le point sur le dispositif mis en place par l’IEP (Institut d’études politiques) pour corriger les inégalités. Enfin, Pierre Cam revient sur les conséquences de la massification dans le premier étage de l’enseignement supérieur en France. Le chapitre d’E. Quenson et S. Coursaget étudie un dispositif visant à responsabiliser les élèves sur leur cheminement scolaire et à les rendre « acteurs de leur propre avenir ». Dans ce dispositif quasi expérimental s’expriment des tensions traduisant les représentations différentes des acteurs de l’orientation. Pour les enseignants et les conseillers d’orientation psychologues, les élèves vont se saisir de leur propre orientation grâce à une bonne information sur les offres de formation tandis que les « coachs », non issus du monde éducatif, s’attachent davantage à révéler les ressources individuelles de chacun. V. Melin explore le dispositif qui doit permettre le « raccrochage » d’élèves « décrocheurs ». Initié dans quelques établissements pilotes, le dispositif entend redonner le goût des études à des jeunes qui, jusque-là, ont souvent été en opposition avec les normes scolaires établies. Apparaît alors une situation paradoxale pour ces jeunes qui, pour renouer avec un cheminement scolaire, doivent accepter bon gré mal gré de respecter un cadre, si souple soit-il, et de refréner leur affirmation de soi. N. Nozarian revient sur un dispositif de discrimination positive qui occupe, depuis une dizaine d’années, une place importante tant dans le champ de la 14 [« Les parcours sociaux à l’épreuve des politiques publiques », Servet Ertul, Jean-Philippe Melchior et Philippe Warin (dir.)] [ISBN 978-2-7535-1988-6 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] INTRODUCTION recherche que sur les plans médiatique et politique. Après Sciences Po Paris, les autres grandes écoles ont souhaité ouvrir davantage leurs portes aux jeunes issus des milieux et des quartiers défavorisés. L’auteure montre que ce dispositif, par-delà son apparente « générosité », est très largement biaisé, car, au final, ont été sélectionnés peu de jeunes issus de milieux « défavorisés ». Et lorsque c’est le cas, l’activation à l’autonomie n’est bénéfique qu’en raison d’une dotation d’un « capital culturel » suffisant pour affronter les épreuves d’admission. P. Cam, en partant des figures du Bildungsroman qui constituent de véritables idéaux-types (orientation sans sujet vs sujet sans orientation), s’attache à montrer comment les dispositifs publics datant des années 1970 dans les domaines de l’éducation et de l’insertion professionnelle en France s’inspirent bien davantage du premier idéal-type, c’est-à-dire de celui de l’orientation sans sujet, qui institue un jeu de correspondances entre les diplômes et les emplois. À cet égard, l’auteur s’inscrit dans la lignée des travaux de L. Tanguy concluant à la difficile adéquation entre la formation et l’emploi. Enfin, la troisième partie regroupe quatre contributions centrées sur des groupes sociaux situés en grande difficulté ou en marge de la société. Ainsi, Mehdi Arrignon fait un premier bilan du revenu de solidarité active (RSA). Anne Petiau et Lionel Pourtau décrivent la vie dans les squats artistiques de Paris. Marine Cordier retrace l’évolution méconnue du groupe professionnel des circassiens. Enfin, Élisabeth Dugué nous propose une analyse des mesures législatives et réglementaires qui rendent encore plus vulnérables certains publics très fragilisés. La contribution de M. Arrignon porte sur les effets de la mise en place du RSA (revenu de solidarité active) qui a vocation à responsabiliser les personnes bénéficiaires de l’allocation (RSA socle) en les invitant à la compléter par une activité économique rémunérée. Selon les quelques enquêtes déjà réalisées sur cette population, il apparaît que seulement un tiers environ de la cible concernée compléterait ce RSA socle par un travail rémunéré. Deux cas de figure se dégagent : l’accès au marché du travail avec une rémunération dépassant le SMIC ou alors l’accentuation de la précarité qui peut conduire à la situation de non-recours aux droits. Le chapitre d’A. Petiau et L. Pourtau a pour objet l’accès aux soins d’une population habitant dans des « squats artistiques » parisiens qui n’a rien d’homogène. La vie en squat permet à des individus qui sont en situation de marginalité, qu’elle soit choisie ou subie, d’être reconnus par le reste de la société comme les artisans d’une culture qui conforte ou réactive l’estime de soi. Le passage en « squats artistiques » favoriserait ainsi une forme de reclassement social tout en maintenant la possibilité d’une réelle distance à l’égard de toute politique publique instituée. M. Cordier nous fait découvrir par le biais du monde du cirque les aléas des parcours de vie des intermittents du spectacle qui connaissent, souvent sur le 15 [« Les parcours sociaux à l’épreuve des politiques publiques », Servet Ertul, Jean-Philippe Melchior et Philippe Warin (dir.)] [ISBN 978-2-7535-1988-6 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] SERVET ERTUL, JEAN-PHILIPPE MELCHIOR ET PHILIPPE WARIN long terme, diverses formes de précarité induites par les risques du métier et la fragilité du statut. Même si plusieurs dispositifs publics de sécurisation (subventions, formations spécialisées, intermittence…) apportent une certaine stabilité à la profession, les circassiens n’en connaissent pas moins des « équilibres précaires » pour reprendre les termes de l’auteure. Le propos d’É. Dugué est centré sur l’accentuation des difficultés des jeunes étrangers isolés en France à partir de leur majorité, en raison de règles qui compromettent fortement les possibilités de s’intégrer dans la société française, via la naturalisation ou la normalisation de leur situation. Pour améliorer leur situation souvent dramatique (clandestinité, exploitation…), et face au vide juridique en la matière, les travailleurs sociaux sont contraints de faire preuve d’ingéniosité ou de contourner la réglementation très contraignante en vigueur. En conclusion, Philippe Warin interroge les limites des injonctions à l’autonomie en mettant en évidence la part grandissante des non-recours aux dispositifs de sécurisation des parcours sociaux. Apparaît alors un paradoxe majeur : alors que les parcours sociaux institués créent parfois des sorties ou du non-recours, le traitement institutionnel ou associatif des publics concernés cherche à intercaler des parcours intermédiaires pour les ramener vers ceux qu’ils ne demandent plus. Si, par définition, la notion de parcours social relie les individus aux politiques censées les accompagner, la réalité peut être inverse. C’est ce qui donne sa complexité au parcours social comme projet politique. Qu’il s’agisse des politiques publiques d’accompagnement des grandes mutations sociétales contemporaines, de celles visant la sécurisation des parcours, des tentatives de rationalisation et enfin de la « gestion » des populations vivant en « marge », toutes semblent marquées par une reconfiguration des principes d’action de l’État social. Dans un monde où le capitalisme mondialisé est présenté comme un horizon indépassable, cette reconfiguration à l’œuvre depuis le retournement néo-libéral des années 1980, et qui n’est donc pas propre à la France, continue sa progression à l’échelle mondiale, en dépit de nombreuses résistances, faute à nos yeux d’alternatives politiques crédibles instituées. Ainsi, les États semblent de plus en plus tentés d’abandonner progressivement une part de leurs membres qui vont jusqu’à renoncer au bénéfice de leurs droits les plus élémentaires. 16