Nous marchons sur un l : bienvenus,
dans Les Règles du savoir-vivre…
Imaginez un long tissu blanc qui monterait au ciel. Imaginez-le si long
qu’il semble n’en pas nir. Sa blancheur se découpe, malicieuse, sur un
fond noir comme le temps. Voyez maintenant marcher sur lui les mots de
trois étonnantes sylphides. En acrobates, leurs lettres lévitent de gali-
pettes en galimatias, et trébuchent à chaque envolée. Les jeunes lles
qui les disent ont la couleur du domino et son inégalable propriété
de bascule : quand elles alignent les syllabes, on se tient toujours prêt
à les voir se renverser, une à une s’entraîner, dans un joyeux fracas
changer la face du monde.
Cela commence dans le murmure de trois délicates ombres, doigts
ns, enfance à l’oreille…et vlan, retentissante lumière, elles appa-
raissent comme tombe un couperet. Grands yeux, verbe haut, elles
vous regardent, écarquillées. Leurs costumes, pièces blanches sur fond
sombre, semblent empruntés à un habitant des Merveilles. Les murs
du théâtre qui les contient sont tendus de noir. Le tissu lisse fait une
double peau sur leur corps de vieillard. Ici, nous nous trouvons dans
le lieu du non-lieu, suspendus : là où se règlent d’en haut les aaires
des hommes. L’interminable tissu blanc est au centre, accroché au ciel
par un ingénieux système de poulies. Tour à tour les trois comédiennes
le décrocheront, le dérouleront, le pèseront, s’y enrouleront. Tour à
tour, il deviendra nappe de ançailles, voile de mariée, chemin vers le
paradis ou linge des années. Il est le poids du temps et sa légèreté:
étrange pouvoir poétique de l’objet scénique.
Les trois Parques tissent l’histoire
Elles sont trois donc et elles nous content -nous pouvons dire nous comptent- les règles du savoir-vivre dans la société moderne
(parfait titre, s’il en est). De la naissance à la mort, les tatillonnes préceptrices nous font l’énumération des étapes à suivre pour
le bon gouvernement d’une existence en pays hautement civilisé : modalités de rencontre des époux, descriptif des démarches
de demande, impératifs lors des festivités, critère de choix des prénoms, « et cætera et cætera » -en latin dans le texte-, le tout,
comme on s’en doute, parsemé d’une ribambelle d’astérisques qui ont pour principale et indispensable qualité d’en posséder
eux-mêmes et à chacun, une bonne douzaine de plus.
A première vue, le sujet est d’une vacuité terriblement prometteuse : des nœuds que font les hommes entre eux pour occuper le
néant de l’existence et de l’art de millimétriquement les reproduire. Sachez que la pièce tient ses engagements : Lagarce est
un auteur immense. Si, en outre, au vertige de sa langue, l’on ajoute l’intelligence et l’inventivité d’une mise en scène servie par
trois comédiennes brillantes, l’on obtient assez précisément le portrait en trois traits des Règles du savoir-vivre dans la société
moderne, monté sur pieds par le Collectif du Lophophore.
Nos trois créatures scéniques ont les Parques pour parentes : des leuses grecques, elles ont hérité l’agilité de dix doigts ns,
la sérénité de celles qui ont l’éternité et… le tranchant du ciseau. Soyez prêts : en leur présence (belle Présence), notre vie
devient un l qu’elles tissent: parce qu’elles tiennent le rythme du spectacle en maîtresses du temps, elles tiennent notre rythme.
Emerveillements, sursauts, rires et sourire. Gorge serrée aussi, émotion à nue. Plus d’une heure durant, nous sommes la délicieuse
proie biologique de cette hydre à six mains; car ce spectacle a la force des plus grandes représentations de danse : il s’adresse
aux tissus, et ne les lâche plus.
La langue de Lagarce est la substance drainante de cette hypnose poétique: langue biologique s’il en est, elle part du corps et
revient à lui. La mise en scène lui fait la part belle, la part juste. Les trois comédiennes touchent au sublime quand elles atteignent
sa poésie. Romain Arnaud-Kneisky a l’audace de lui joindre des chants: on les croirait tissés pour elle. Les voix délicieuses des
trois jeunes lles les reprennent à merveille et les enlacent à la prose dans une parfaite continuité. Au total, c’est une harmonie
dissonante que ce spectacle; une huile qui grince, un milimétré bordel. Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne est
du théâtre oxymore, car il brasse la richesse des hommes.
Elsa Lardy
Théâtrorama
10 juillet 2015