La république et la nouvelle démocratie des citoyens Lagneau, la guerre et le devoir de résistance Une lecture des Souvenirs concernant Jules Lagneau Emmanuel Blondel Les Souvenirs concernant Jules Lagneau sont une méditation sur la Sévérité. Sévérité de Lagneau à l’égard d’Alain, immédiatement sentie par l’élève rebelle et séduit. Entre les deux, une opposition, que l’élève se sentira la tâche de développer, mais aussi de comprendre, et dont il formule ainsi la teneur : « Ayant jugé une fois les pouvoirs réguliers, les ayant condamnés et redressés, [Lagneau] pouvait-il promettre une obéissance sans condition, bien plus une obéissance d’esprit sans condition, comme pourtant il me paraît qu’il a toujours voulu faire, à l’égard de l’ensemble des pouvoirs divinisés en quelque sorte sous le nom de la Patrie ? ». Réflexions sombres, approfondies pendant les années de journalisme et par l’expérience de la guerre : « cette volonté de croire et en vérité d’adorer, quels que fussent les chefs, et en prenant la haute politique comme un mystère impénétrable au bien commun, c’était bien clairement à mes yeux la cause responsable de ce massacre machinal auquel je participais ». Seules pensées à avoir fait de son existence « une espèce de drame », ces réflexions se nouent ici une fois de plus sous la plume d’Alain, et prennent la forme d’un retour sur son passé de journaliste politique et d’écrivain ; elles confèrent une urgence particulière à la méditation renouvelée de Spinoza et de Platon, de la religion et du fanatisme, et tendent à faire éclater de l’intérieur, par leur mouvement propre, la claire architecture du projet initial des Souvenirs. Mais c’est aussi par ce voyage au cœur de la Sévérité que s’explicite réflexivement la nécessité d’un choix de s’inscrire dans l’histoire des hommes, choix qui ne pourra jamais prétendre produire sa propre justification. L’ouvrage La rédaction des Souvenirs concernant Jules Lagneau commence le 15 juillet 1923, à quelques mois du trentenaire de la mort du maître. Le projet de quelques anciens, Alain l’évoque dans l’ouvrage, est de rassembler ses trop rares écrits : articles, discours de distribution des prix, correspondance, manifestes politiques (les Simples notes). Le résultat dépassera de loin ce projet initial, puisque cet effort collectif aboutira à la publication de plusieurs volumes : les Écrits proprement dits, les Célèbres leçons, le Cours sur Dieu, les Souvenirs concernant Jules Lagneau. Mais cet ensemble s’est constitué progressivement. Lorsqu’Alain prend la plume, même les Célèbres leçons n’existent pas en projet. Alain avait projeté, en 1898, de rédiger certaines de ces leçons. Il y avait renoncé, se résignant à publier dans la Revue de métaphysique et de morale un ensemble de « Fragments » extraits des notes préparatoires de Lagneau, rassemblant dans le copieux commentaire qu’il en livrait les esquisses de rédactions les plus abouties. En 1923, son propos n’est pas de renouer avec cet effort ; parallèlement à la préparation du i ii La république et la nouvelle démocratie des citoyens volume des Écrits, il entreprend la rédaction d’un volume complémentaire, ce volume de « Souvenirs » dans lequel il se propose de faire resurgir en sa vérité la figure de son maître, et en particulier de donner, mais de manière plus synthétique et sans s’en tenir à la lettre, une idée de son enseignement . Un premier mouvement de composition clair peut être identifié : l’ouvrage comprendra quatre parties, d’une quinzaine de pages chacune. La première, qui recevra pour finir le titre de « Souvenirs d’écolier », évoque le choc de la rencontre, la figure du maître, une première référence au « petit carnet noir » à partir duquel Lagneau exposait son cours de Psychologie ; la deuxième revient sur la lecture de Platon, et en même temps sur le contenu des leçons consacrées à la perception ; la troisième, sur la lecture de Spinoza, et naturellement sur les leçons consacrées au jugement. La quatrième nous fait saisir dans la figure de Lagneau celle d’un maître de liberté. Ce bel équilibre ne sera pas conservé. L’ouvrage, visiblement écrit tout d’un trait, s’enrichit de deux ajouts fondamentaux. Le premier est dû à une circonstance tout à fait heureuse : la réapparition de Léon Letellier, fidèle entre les fidèles, qui apporte à Alain une rédaction exemplaire du Cours de psychologie de 1889-90, ainsi qu’une rédaction intégrale du Cours sur Dieu, qu’Alain ne connaissait qu’indirectement. Cet événement modifie l’ensemble de la physionomie du projet initial de restitution ; le Cours sur Dieu sera publié, ainsi que la rédaction par Letellier du Cours sur le jugement et de la leçon Évidence et certitude. Le Cours sur la perception paraîtra en même temps, mais dans une rédaction très éloignée du contenu des notes de Letellier : il est clair qu’Alain ici s’est senti contraint de renouer avec ses premières tentatives, et que cette dernière rédaction porte sa marque plus que toute autre. Les Souvenirs eux-mêmes, et c’est là notre premier « encart », s’augmentent d’une mise au point qu’Alain juge nécessaire pour que la publication du Cours sur Dieu ne détourne pas le lecteur d’une juste appréciation du génie de son maître : cet encart représente, dans la version définitive, toute la fin du premier « chapitre » (pp. 189-194). C’est la même nécessité, sans doute, qui pousse Alain à insérer à la fin de la rédaction du Cours sur Dieu, qu’il n’avait pas entendu, les deux derniers paragraphes, dont il raconte (229) que Lagneau les improvisa au terme, semble-t-il, d’une leçon consacrée au jugement, et dont les formules sévères vont hanter la composition des Souvenirs : iii iv v vi vii La certitude est une région profonde où la pensée ne se maintient que par l’action. Mais quelle action ? Il n’y en a qu’une, celle qui combat la nature et la crée ainsi, qui pétrit le moi en le froissant. La lâcheté, elle, a deux faces, recherche du plaisir et fuite de l’effort. Agir, La république et la nouvelle démocratie des citoyens c’est la combattre. Toute autre action est illusoire et se détruit (...). Mais faut-il (...) faire la vie au lieu de la subir ? Encore une fois ce n’est pas de l’intelligence que la question relève ; nous sommes libres, et en ce sens, le scepticisme est le vrai. Mais répondre non, c’est rendre inintelligibles le monde et soi, c’est décréter le chaos et l’établir en soi d’abord. Or, le chaos n’est rien. Être ou ne pas être, soi et toutes choses, il faut choisir. Le « second encart » est bien plus considérable : dans l’édition la plus récente, il représente seize pages (173-188), soit l’équivalent de la première rédaction. C’est d’ailleurs sans doute ce déséquilibre qui justifiera l’apparition des « titres », et le recours à la division en chapitres : « Souvenirs d’écolier », « Platon », « Spinoza », « L’Homme ». Mais cette fois, l’encart ne se justifie pas par un événement extérieur. Il relève d’une nécessité autre. Alain vient d’évoquer les passions de Lagneau (« Lagneau était de Metz ») ; il a rappelé la passion antiprussienne du maître (« on m’a conté qu’un professeur allemand ayant désiré entendre une de ses leçons, Lagneau ne put prendre sur lui de parler ») et son antisémitisme (« Lagneau avait un fort préjugé contre les Juifs ») : d’où l’interrogation d’Alain sur ce qu’eût été son attitude lors de l’affaire Dreyfus : viii Il y a une chose dont je suis sûr, c’est qu’il n’aurait nullement approuvé en aucun cas les passions politiques qui m’y jetèrent moimême, non plus que cette collaboration suivie aux petits journaux qui datent de ce temps-là. Non plus, je le crains, ce que j’ai écrit de la guerre et de la paix. De mon côté je n’aimerais guère entendre ce qui sera dit solennellement à Metz quand on honorera sa mémoire dans la maison où il est né. J’ai connu de sombres méditations sur la route de Metz, entre Rambucourt et Flirey ; c’était pendant l’hiver de 1914 ; mais apaisons ces tristes pensées, qui sont à peine des pensées. Nous sommes réunis pour évoquer « Alain dans ses œuvres et son journalisme politique ». La référence ici est précise : il s’agit pour Alain d’évoquer ce que Lagneau eût pensé de son œuvre de journaliste et de ses premières œuvres, et en particulier de Mars ou la guerre jugée ; mais aussi ce qu’il eût pensé de ses « passions politiques ». Or il me semble que ce mouvement, par lequel Alain s’efforce de se confronter à la supposée sévérité de son maître, gouverne l’organisation des Souvenirs dans leur première rédaction, mais aussi, et de manière encore plus frappante, le surgissement et la forme de ce « second encart » ; et que se manifestent ici des aspects déterminants de la décision d’écrire et de la pratique de l’écriture chez Alain. La république et la nouvelle démocratie des citoyens Un essai sur la sévérité Revenons au thème. Car c’est bien sur le thème de la sévérité que s’ouvre le livre (155) : Je veux écrire ce que j’ai connu de Jules Lagneau, qui est le seul grand homme que j’aie rencontré. Il était mieux de livrer au public un exposé systématique de la doctrine ; mais cela je ne l’ai point pu. Les raisons s’en montreront chemin faisant ; je puis dire que ce qui me rendit la tâche impossible ce fut surtout la peur d’offenser cette ombre vénérée. Nos maîtres, vers l’année 1888 qui est celle de mes vingt ans, étaient sévères comme on ne l’est plus ; mais ce maître de mes pensées l’était, en ce qui me concerne, par des raisons plus précises. J’étais déjà un habile rhéteur, et je ne respectais rien au monde que lui ; ce sentiment donnait des ailes à ma prose d’écolier ; en écrivant je combattais pour lui, et je méprisais tout le reste, d’où une audace, une force persuasive, un art de déblayer qui amassèrent plus d’une fois des nuages autour du front redoutable. Cette entrée en matière fait donc retour sur les échecs antérieurs (rédaction d’un « exposé systématique de sa doctrine »), et présente les Souvenirs comme l’ouvrage par lequel Alain se propose de transfigurer en méthode d’écriture ce qui lui avait rendu la tâche « impossible ». Cette « peur » est sans prise, autre qu’elle-même : aussi écrire de Jules Lagneau revient-il à penser le sens de cette expérience de la « sévérité », sévérité de Lagneau envers Alain, sévérité aussi, nous y reviendrons, d’Alain envers son maître, ce qui est sans doute le sens du passage vers lequel nous nous dirigeons. Quelques jalons. On retrouve naturellement le thème de la sévérité dans ce qui constituait à l’origine la conclusion de la première partie (188), puisque cette conclusion, dans la première rédaction, s’enchaînait directement au passage que nous venons de citer : Lagneau ne traitait jamais de morale. Sans doute se défiait-il des passions ; mais je ne crois point du tout qu’il eût été en ces matières hésitant ou indulgent. Bien plutôt je le vois terriblement clairvoyant et sévère. Mais quoi ? Nous étions des enfants, et il ne nous connaissait guère. Beaucoup plus loin, à la fin du chapitre IV, Alain revient sur ces thèmes désormais solidaires : la sévérité, la rhétorique (cf. « j’étais déjà un habile rhéteur »), le fait que Lagneau ne traitait pas de morale (239) : La république et la nouvelle démocratie des citoyens Ce qu’il y a de pensée dans notre vie oscille sans cesse entre l’incrédulité et la Foi, la première se réduisant au fatalisme sous toutes formes, l’autre consistant d’abord dans ce pouvoir d’oser, sans lequel il n’y a point d’action ni même de pensée. Mais si je me laissais aller à expliquer ces idées (...) je craindrais de voir le visage du Juge se couvrir de nuages (...). Au temps des examens et concours, je savais très bien adapter l’instrument à un sujet qui m’était nouveau. La rhétorique, qui transposer, donnait alors des résultats brillants, et même, à est cet art de transposer ce que je crois maintenant, sans grave méprise. Mais au retour, et tout joyeux de raconter mes exploits d’écolier, je trouvais ce front nuageux, ce regard perçant, et l’expression du plus complet mépris. Alain revient alors sur une anecdote : l’écolier passe le Concours général, le sujet porte sur la Justice, ce qui n’est pas indifférent. La rhétorique, cette « diabolique facilité » (210), resurgit aussi : « C’était une question que Lagneau ne traitait jamais. Toutefois, confiant dans la rhétorique, j’aperçus aussitôt une méthode de transformation, comme disent les géomètres, qui me faisait maître du sujet. J’approchai ma plume de mon papier blanc ». Ici revient la sévérité : Lagneau se trouvait là parmi les professeurs surveillants. Invoquant ce Sinaï, plus orageux que jamais, que n’allais-je pas transcrire sur mes tables de la Loi ? Mais lui me fit un signe plein de force, qui voulait dire : Vous ne savez rien là-dessus, je vous défends d’improviser. Je fis deux ou trois sonnets. Cette sévérité qui refuse l’hommage, et donc la rhétorique , hommage d’enfant qui désapprendrait de se faire homme, est précisément présentée comme énigmatique apprentissage de la liberté, ce qui établit le lien entre le premier et le dernier chapitre : ix Qu’y a-t-il en cette sévérité sans complaisance ? (...) Quel est cet art de décourager, qui donne courage ? Le sujet était de ceux qui veulent réponse (...). N’est-ce pas se moquer de la justice que disserter de la justice, bien ou mal, quand le langage même nous avertit qu’un esprit juste enferme toute la justice qu’il peut tenir, hors de l’action ? C’est livrer la justice aux hasards. Et il me semble que je tiens ici devant moi l’esprit des Simples notes, et enfin la véritable raison pour quoi Lagneau ne traitait jamais de morale. Par opposition essayons ici de penser au Politique, dont la fin est toujours de déterminer l’autre selon une règle. La république et la nouvelle démocratie des citoyens Ici s’annonce la conclusion de l’ouvrage, qui s’efforce de penser en cette sévérité de Lagneau les termes dans lesquels le difficile problème de la liberté est posé à tout homme : Celui qui réveille en chacun l’esprit libre, et sur le point d’y réussir, ne peut rester sans scrupule devant l’incrédulité totale, peut-être prématurément délivrée, disons même toujours prématurément délivrée. Car d’un côté il n’y a plus de respect, et de l’autre il n’y a plus au monde que le respect ; or ce monde humain ne fait pas voir des apparences respectables. Sur ce point de délivrer l’homme, il vient aisément une peur. La position de Lagneau est rare, et peut-être unique, par ceci que l’objet étant déchu de ce rang divin (...), il ne reste plus que la force nue qui puisse tenir debout l’ordre tel quel (...). Bref il ne faudrait pas croire que le Mépris assuré pardonne jamais au Mépris errant (...). Dans l’âge de la liberté, s’il se lève, il faut s’attendre à une répression plus prompte, plus mécanique, par une vue du nécessaire et une négation du fatal. De tels passages rassemblent, comme la strette de la fugue, un nombre considérable de thèmes qui ont fait la continuité de la démarche des Souvenirs. La mention de l’ « âge de la liberté » est une allusion à Renouvier , cité dans la première partie (168) pour introduire à l’idée selon laquelle il n’est pas de pensée subjective, leçon des leçons, cœur de celles que Lagneau consacrait à la Perception. Lorsqu’Alain affirme qu’un esprit juste « enferme toute la justice qu’il peut tenir, hors de l’action », il rappelle deux formules elles-mêmes solidaires : la première, « Lagneau ne traitait jamais de morale. C’est assez d’apprendre à penser ». L’identité des formules (« Lagneau ne traitait jamais de morale ») est frappante. Celle qui suit ne l’est pas moins, qui affirme « cette vérité amère et forte, quoiqu’encore préliminaire, que la morale est pour soi et non pour autrui » (169). La confrontation au Politique, qui justifie d’emblée un certain « refus du politique », ou du moins une certaine survalorisation du politique, éclaire en fin de parcours le sens de cette formule, qui a elle-même déjà resurgi au cœur du deuxième « encart ». x xi Vers le second « encart » Le sens politique de la sévérité de Lagneau n’apparaît pas d’emblée à la lecture. Il est pourtant ce qui oriente les développements de la première partie. « 1888, c’était le temps du boulangisme » : le début de ce « premier chapitre » rappelle que la jeunesse de ce temps n’était pas politique, et le La république et la nouvelle démocratie des citoyens jeune Chartier moins que tout autre . Le premier portrait du maître introduit une première anecdote : l’affaire Charmet, Lagneau faisant recevoir à l’oral du baccalauréat son meilleur élève, d’abord recalé « avec une note inavouable ». Histoire d’un passe-droit, marque d’un mépris des pouvoirs et de « la chose jugée » qui ouvre d’emblée à une première réflexion sur l’essence de l’action. Qu’est-ce qu’une action ? Relisons l’avertissement sévère de la « conclusion » du Cours sur Dieu : « Toute autre action est illusoire et se détruit » : toute autre action que morale, et la politique en particulier, bien évidemment. Et ici un nom surgit : « par anticipation, je dis qu’il faut être spinoziste ». Différons d’expliquer, mais marquons l’identité des préoccupations. Et aussi que cet « esprit d’exécution » sera appelé dans la suite « génie » : « Le génie, en toute rencontre, se reconnaît à ce trait qu’il n’attend pas et qu’il force la nature par l’entreprise réelle » (225). Premier trait de Lagneau, ce mépris de la chose jugée, qui est mépris des pouvoirs, et qui s’oppose en apparence à son respect de l’ordre, à « cet avertissement, qui revenait toujours, de n’entreprendre jamais de le changer, et surtout de ne point donner au peuple l’idée qu’on pourrait le changer ». Comment concilier le mépris des pouvoirs et ce « refus de politique » que représentent les Simples notes ? Ici encore, Spinoza, et ses deux leçons : l’une, que l’ardeur réformatrice est vue d’enfant, qui pense l’ordre humain moins mécanique et nécessaire que l’ordre des choses ; l’autre, que nous n’exerçons à la rigueur notre puissance de penser que dans notre rapport percevant au monde : xii Nous sommes esprits en notre poste, où se rassemble l’immensité des choses en une existence déterminée, dépendante à la fois, et, en un autre sens, totale exactement, parce qu’elle est dépendante. C’est où l’on existe, de sa place enfin, comme Goethe l’avait compris, que l’on contemple en éternité et que l’on connaît Dieu (...). Et nous serons guéris de légiférer. La distinction entre « l’ardeur réformatrice » (ou législatrice) et l’esprit d’exécution permet la conciliation : Non point d’agir (...). L’idée de la nécessité extérieure ne peut détourner un homme d’exercer sa puissance ; ou bien ce n’est que l’idée abstraite de la nécessité, d’après laquelle nous croyons voir se dérouler toutes choses en leur ordre (...). Mais cela est imaginaire. L’homme qui pense ainsi oublie son poste singulier, et sa fonction singulière. Et il est naturel qu’en cette contemplation de trop haut, dont les souvenirs sont les soutiens misérables, et qui enchaîne selon le temps, on croie impossible de changer quelque chose sans changer les La république et la nouvelle démocratie des citoyens lois. Or à changer les lois nous ne trouvons point de prise ; au lieu que la circonstance singulière est appui pour l’homme au contraire, et instrument d’action. Qui cherche sa puissance, qu’il la cherche là. Savoir ce que c’est qu’agir, et se savoir esprit, c’est tout un. Se savoir esprit, ce sera le message de la lecture de Platon et celui des leçons consacrées à la perception, d’où le chapitre II ; mais la portée est à en chercher chez Spinoza, et elle est politique : d’où le chapitre III. Mais achevons la lecture du premier jet de ce premier chapitre. Alain enchaîne sur la seconde anecdote : la visite de l’inspecteur général Élie Rabier dans la classe de Lagneau, visite du « Pédant » sur lequel Lagneau lâche pour finir le jeune Chartier comme un jeune chien sur l’importun. Mépris des pouvoirs, encore ? Le paragraphe suivant enchaîne de manière abrupte : « Lagneau était de Metz ». Ce paragraphe nous présente, comme nous l’avons déjà évoqué, les passions du maître, son nationalisme antiprussien, son « fort préjugé contre les Juifs ». D’où la question sur l’affaire Dreyfus, et cette conclusion provisoire : De mon côté je n’aimerais guère entendre ce qui sera dit solennellement à Metz quand on honorera sa mémoire dans la maison où il est né. J’ai connu de sombres méditations sur la route de Metz, entre Rambucourt et Flirey ; c’était pendant l’hiver de 1914 ; mais apaisons ces tristes pensées, qui sont à peine des pensées. Ces « tristes pensées » sont ici, c’est-à-dire dans la première rédaction, éludées, et la réflexion sur la sévérité de Lagneau et son « refus de politique » peut se développer selon l’ordre, et de manière dédramatisée. En un sens tout est dit dès cette première « version ». Il est d’ailleurs à nouveau question de ce refus de politique à la fin du chapitre intitulé « Platon » (21011) : Lagneau ne pensait point théologiquement, ni politiquement, ni pour le bonheur, ni pour la vertu, sans soutien aucun que ce monde, et toujours tenant la preuve entre ses doigts ; assuré et confirmé en sa place d’homme, toujours creusant, toujours trouvant, assez riche du monde autour de soi ; souvent il m’apparut comme le Génie de la Terre. De la même manière, la mention de ce qui deviendra la conclusion du Cours sur Dieu se situe à la fin du chapitre « Spinoza », comme si en chaque fin de chapitre on en revenait à réaffirmer ce « refus de politique ». Point de condamnation ici. Mais peut-on aux yeux d’Alain se sentir légitimement « assuré et confirmé en sa place d’homme » sans assumer comme Alain le fit La république et la nouvelle démocratie des citoyens la dimension politique de notre existence ? La mention des « sombres méditations » que nous avons évoquées semble indiquer que cet émerveillement de l’enfant put laisser place à un regard plus inquiet, voire, après l’expérience de la guerre, à la naissance d’un véritable « drame ». Le refus du refus Dans la première rédaction, Alain élude. Mais le développement achevé, il revient. Le second encart s’ouvre sur le refus de ce refus (173) : « Apaisons. Mais si je recule aussi devant les seules pensées qui aient fait de moi une espèce de drame, que dirai-je ? ». Alain justifie ce retour par deux raisons, dont il importe de marquer la différence : L’opposition que je sentais en ce temps-là, et que j’ai depuis développée, peut donner encore une idée du puissant esprit qui ne put, et de bien loin, me modeler à son image. D’autant qu’il se peut bien que cette contradiction, qui semble de nature, soit des idées dans le fond, et qu’elle habitât en cet homme, et qu’elle ait fait en lui cet état violent dont les lettres qu’on a pu recueillir donnent quelque idée. Il ne s’agit donc pas ici de réfléchir naïvement sur l’opposition entre Alain et son maître. C’est en Lagneau que cette opposition est à penser. Alain dira même que Lagneau la lui prêtait plus qu’il n’aurait dû (185) : J’ai su qu’il avait prédit quelque chose me concernant. « C’est une violence, dit-il, qui se tournera contre elle-même ». C’était trop d’honneur. Mais cela donne une vue sur cette puissante nature et sur le flux et le reflux de ce sang vif qui colorait ses lèvres de vermillon pur ; ce signe ne trompe guère. Il n’est donc pas question ici de régler ses comptes, ou de saisir par différence ; mais d’atteindre le maître par réflexion sur cette tension qui fit de l’existence d’Alain, comme à ses yeux de celle de son maître, une « espèce de drame » dont sa nature heureuse devait lui épargner les conséquences que Lagneau eut à subir. xiii Figures de l’opposition Penser l’opposition, la différence, voire la résistance, résistance de Lagneau à Alain, résistance d’Alain à Lagneau, caractérise depuis l’ouverture du livre (156) l’effort du disciple, mais en des sens apparemment divers : La république et la nouvelle démocratie des citoyens Pour les commentaires, je dois les prendre pour moi et en porter le poids ; c’est un développement de sa pensée, ce n’est pas autre chose ; mais je n’oserais dire que c’est sa pensée. Et pour que toutes ces différences soient bien en place, comme l’exige une fidélité que j’ose dire sans alliage, il faut nécessairement que je parle beaucoup de lui et beaucoup de moi. Ce petit livre que je commence, et dont je ferais des volumes, si j’osais, est une œuvre de courage ; la piété serait muette. Alain le réaffirme dans le troisième chapitre : Je suis le témoin, j’oserais dire le seul témoin, le seul bon témoin, et voici pourquoi. Quand je fus assis à mon banc d’écolier devant cet homme vénéré et évidemment vénérable, je l’écoutai d’abord avec une extrême défiance, m’attendant à de belles phrases et à quelque doctrine vertueuse (...). En ce temps-là, assez et trop nourri de discours vraisemblables, et n’ayant encore trouvé de pensée à me satisfaire que dans la géométrie d’Euclide, je me trouvais placé dans un état d’indifférence qui n’est point en général celui des jeunes, avides d’admirer et d’imiter. J’ai souvent pensé à ce Polémon couronné de fleurs, et qui entre par hasard aux leçons d’un sage. Couronné moi aussi de jeunesse, et nullement inquiet des grands problèmes (...), je me trouvais ici comme au spectacle, sensible au plaisir de combiner, mais bien résolu à n’être pas dupe. Aussi ne le fus-je point. Alain se peint souvent par contraste avec ceux qui, tels Léon Letellier, « l’homme de Dieu », trouvant ou pensant trouver en Lagneau ce qu’ils avaient toujours cherché, lui semblent avoir précisément manqué la rencontre, la double révélation de la nature du maître et de celle, réelle, du disciple, par la culture de la différence réfléchie et cultivée. Il reviendra en ses derniers mots sur la grandeur de Lagneau, « dont il est resté peu de témoins, tous s’accordant sur la force et sur la grandeur, tous arrêtés en respect et religion ». Mais cette différence qui ouvre à la grandeur de l’autre est toute de lumière. Rappelons-nous ces mots qui ouvrent les Onze chapitres sur Platon, et qui s’appliqueraient si bien à la rencontre de Lagneau et Alain : Il y eut entre Socrate et Platon une précieuse rencontre, mais, disons mieux, un choc de contraires, d’où a suivi le mouvement de pensée le plus étonnant qu’on ait vu. C’est pourquoi on ne saurait trop marquer le contraste entre le maître et le disciple. Dans les Souvenirs, ce n’est sans doute pas hasard si Lagneau est souvent évoqué sous la figure de Socrate. Lorsque Lagneau écrit (211) « Souvent il La république et la nouvelle démocratie des citoyens m’apparut comme le Génie de la Terre » (le nom de Socrate est apparu quelques lignes au-dessus), on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec ce portrait du Platon, d’autant qu’il y est bien question de ce « parfait discours du rhéteur » qui roule à terre, comme l’offrande du discours bien fait sur la justice que refuse le Juge au quatrième chapitre des Souvenirs : Le Phèdre nous donne une idée de la poésie propre à cet homme sans élégance . Assurément ce n’est pas peu. Mais concevez ce poète les pieds dans l’eau, enivré de parfums, de lumière, des bruits de nature, et formant de son corps noueux le cortège des Centaures et des Œgipans. Mythologie immédiate, qui fut sans paroles, dans ce moment sublime où le parfait discours du rhéteur roula dans l’herbe, où le jeune Phèdre, tout admirant, participa à ce grand baptême du fils de la terre. xiv Différence réfléchie et cultivée, avons-nous dit : c’est bien ce que va affirmer le début du second encart, revenant sur « l’opposition que je sentais en ce temps-là, et que j’ai depuis développée ». Pourquoi sentie dès alors ? Précisément par ce refus d’accepter une certaine sévérité de Lagneau, une réticence que l’expérience de la guerre ne fera que confirmer. La sévérité de Lagneau est ici rappelée, mais pour être retournée. Saisissons bien l’enjeu : car tout ce que développera Alain, y compris « contre » son maître, n’est, il nous l’a dit en ses premières lignes, « qu’un développement de sa pensée, et pas autre chose ». La sévérité retournée Alain, dans ce second encart, recommence, à proprement parler : il revient sur sa personnalité d’écolier, sur son goût pour la géométrie, sur le sujet de la Rhétorique, fouettée par l’aiguillon de Lagneau : « Ce vif mouvement et ce départ sans précaution durent effrayer le maître, pour des raisons dont j’ai déjà fait paraître quelques-unes, et qui sont de morale et de politique ». De politique surtout : car lorsqu’Alain évoque la dimension proprement (ou étroitement) « morale » de la sévérité de Lagneau, on sent bien que l’enjeu n’est pas le même (178-79) : Lagneau avait la sévérité du saint, mais il ignorait nos existences aventureuses. Il était seulement en défiance de ce que nous pouvions faire, laissés à notre seul caprice ; et il n’avait pas tort. Il n’est pas une de nos actions qui ne l’eût indigné (...). Mais ce n’était pas une raison de ne pas vénérer et craindre le maître (...). Comme je ne me pardonne pas aisément de manquer de courage dans la spéculation théorique, je La république et la nouvelle démocratie des citoyens voudrais bien aussi n’avoir jamais été lâche dans le sentiment et dans l’action. Ainsi, les vertus dont le Maître donnait l’exemple, je puis les enseigner sans aucune hypocrisie. Ma piété serait donc sans aucun mélange, si je n’avais cru discerner en ce Maître de Liberté une disposition étonnante à confondre les écarts de la vie privée et les hardis jugements de la vie politique comme résultant d’un même fond de diabolique révolte. Alain va travailler précisément là où l’impulsion donnée par le maître semble faire en l’ancien écolier « une espèce de drame » : « Que j’aie saisi le commencement et comme l’esquisse de ce mouvement dans le seul homme que j’aie vénéré, cela ne peut point aller sans quelque examen des causes. Après des années de méditation là-dessus, et celles-là non sans tristesse, j’aperçois que tous les problèmes de la pratique, et exactement de la politique, sont ici rassemblés. Il faut, en d’autres termes, que ces pages enferment aussi les aveux d’un radical impénitent ». Si donc il y a drame, et si précisément c’est la sévérité supposée de Lagneau à l’égard des « passions politiques » d’Alain et de sa participation aux « petits journaux » qui provoque cet examen, c’est qu’il semble y avoir eu ici injonction contradictoire : ce à quoi Alain ne peut consentir en Lagneau, ce maître de liberté qui sut si bien le renvoyer à sa tâche d’homme, c’est cette « disposition étonnante à confondre les écarts de la vie privée et les hardis jugements de la vie politique comme résultant d’un même fond de diabolique révolte ». L’énigme revient : comment concilier le mépris des pouvoirs qu’atteste l’anecdote Charmet avec cette condamnation de principe ? La chose jugée n’était rien à ses yeux. Petit exemple, je le répète, mais qui n’était pas petit pour l’écolier. Il est impossible que devant cette conscience scrupuleuse le problème des pouvoirs ne se soit pas posé (...). Ayant jugé une fois les pouvoirs réguliers, les ayant condamnés et redressés, pouvait-il promettre une obéissance sans condition, bien plus une obéissance d’esprit sans condition, comme pourtant il me paraît qu’il a toujours voulu faire, à l’égard de l’ensemble des pouvoirs divinisés en quelque sorte sous le nom de la Patrie ? La révolte est encore fidélité, du moins se pense comme telle : car c’est bien à la leçon de Lagneau, à ce devoir de résistance d’esprit qu’il lui a communiqué comme définitive « mesure de grandeur » (242), qu’Alain fait référence pour refuser l’apparent renoncement de son maître : La république et la nouvelle démocratie des citoyens J’admets qu’il faut finalement obéir ; mais qu’il faille encore plier ses pensées, et approuver pleinement ce que l’on fait, c’est ce que je ne puis recevoir (...). Dans le fait je reconnaissais bien le Fanatisme, quoique la Religion fût autre. Quand l’esprit a repoussé de croire à l’existence comme à un absolu, il faut se résoudre, tout au moins, à penser pour le mieux et tout dire, et enfin à tuer la formule creuse dès qu’elle paraît . Sauver cette puissance de penser, ne la soumettre à rien, ne la déshonorer par aucun genre d’ivresse, n’est-ce point la morale, ô mon maître ? xv Plus dur que Mars... Recommencement encore. Alain ne fait ici, dans cet encart, que développer des analyses qu’il a déjà rédigées, même si elles figurent, pour nous, à la fin du livre : ce jeu est à méditer. Ce qui est même étrange, c’est que le passage du chapitre IV auquel celui que nous venons de citer fait écho était précisément celui dans lequel Alain semblait trouver, et trouvait sans doute à vrai dire, les éléments d’une réconciliation . Mais le ton ici est dur, plus dur que dans Mars même. On connaît le violent chapitre de Mars intitulé Lâches penseurs : xvi Mes maîtres ont bien gagné leur argent. Je dis tous. Il est vrai que le seul qui ait eu de la grandeur laissait voir un beau secret ; mais il le cachait trop, à lui-même aussi, d’où l’empire qu’il laissa prendre à sa propre fatigue ainsi qu’à des passions militaires, ce qui fut scandale pour moi enfant ; mais impénétrable. Paix sur celui-là qui, dans la réflexion du moins, ne s’avilit pas. Mais les autres furent lâches, travaillant de pensée à accepter tout et à s’accepter eux-mêmes dans leur être immédiat. O mon mépris de jeunesse, enfin je te reconnais. xvii On voit qu’en ce chapitre, Alain mentionne déjà ce sentiment de « scandale » qui saisissait les élèves de Lagneau devant sa revendication de « l’apathie politique ». La formule est extraite des Simples notes. Lagneau y affirmait : « nous professons l’apathie politique et religieuse ». Ce « manifeste » de Lagneau est tout sauf une doctrine de l’engagement politique au sens où le pensera Alain. On y lit en particulier : « le levier de l’action morale c’est la sainteté, l’égoïsme assujetti et pacifié, la nature assouplie jusqu’à son fond par un vouloir supérieur. Celui qui veut élever les autres doit faire sentir en lui-même quelque chose qui le passe, quelque chose de plus qu’humain ». On reconnaît la leçon de la « conclusion » du Cours sur Dieu. Lagneau se retirera de l’Union pour l’Action morale à cause La république et la nouvelle démocratie des citoyens de deux événements : l’offre d’alliance de Desjardins en direction du pape Léon XIII, qui avait invité en février 1892 les catholiques au ralliement à la République. Desjardins allait jusqu’à qualifier l’Union de « corps de collaborateurs de l’Église dans l’ordre social, à la fois indépendant et respectueux » ; certains textes de Lagneau figuraient dans le bulletin qui rendait publique cette correspondance, illustrant cette déclaration de Desjardins : « nous pouvons enfin compter sur la plus grande partie de la jeune école philosophique française, dont le Vatican doit suivre le réveil idéaliste avec une joie paternelle ». Et de citer les Simples notes ! On comprend que Lagneau se soit quelque peu raidi contre le procédé. Il adresse alors à Desjardins des lettres assez sévères : « la grande politique serait je crois de n’avoir pas de politique, de laisser là les Juifs et d’aller droit aux Gentils sans s’occuper publiquement des autres ; c’est le vrai moyen de les amener et de les changer ». Le refus de politique éclate avec l’affaire de Carmaux : en août 92, Cavaignac, ouvrier et militant socialiste, est chassé des houillères : 3000 ouvriers en grève. L’Union est plutôt favorable à la grève, et Lagneau s’insurge : « Qui dira la vérité à ceux que l’on trompe et corrompt, si nous ne la disons pas même entre nous ? Et quel bien pouvons-nous pour ces pauvres gens, si nous ne pouvons pas même ce minimum là ? Il me semble qu’en ces temps d’abandon général, le premier exemple que nous devrions donner est d’oser être justes ; y a-t-il rien en soi de plus antichrétien, de plus moralement faux, que de pousser, même indirectement, par voie d’approbation même tacite, les pauvres à la révolte ? ». « Scandale à mes yeux, scandale à nos yeux, que l’amour ne doive jamais emprunter le détour politique » (Souvenirs, 182). Ici Alain ne pardonne plus à Lagneau, ou du moins va plus loin dans la réflexion sur le douloureux dialogue entretenu avec « la Grande Ombre ». Le ton est plus dur que dans Mars, puisqu’ici la position de Lagneau est dénoncée comme une complicité de fait : « Cette volonté de croire et en vérité d’adorer, quels que fussent les chefs, et en prenant la haute politique comme un mystère impénétrable au commun, c’était bien clairement à mes yeux la cause responsable de ce massacre machinal auquel je participais » (180). « Tuer la formule creuse », tuer le règne des formules creuses qui mènent à la guerre, n’est-ce pas la fonction même de l’action politique ? De quel côté dès lors est la paresse, et ce coupable consentement à soi, bien différent de celui, tout de bonheur et de générosité, qu’Alain puisera dans la sévérité de son maître ? Lagneau a-t-il donc bien cédé à « l’empire qu’il laissa prendre à sa propre fatigue ainsi qu’à des passions militaires » ? Alain ne peut en rester là. Ce serait comprendre par négation, et passion contre passion. Comprendre est La république et la nouvelle démocratie des citoyens encore comprendre par l’idée, et c’est en quoi la seconde raison qu’invoquait Alain pour justifier le second encart se révèle ici déterminante. Il y a ici encore leçon à trouver. Et à nouveau par cet argument selon lequel « la morale n’a pas pour fin première de juger les autres, mais de se contrôler soi. Et qu’enfin c’est le fond de l’injustice si l’on exige paix et justice des autres en n’apportant au fond commun que mauvaise foi, fantaisie et guerre » (180). On reconnaît encore une fois la leçon de la conclusion du Cours sur Dieu : le danger est bien de « décréter le chaos et l’établir en soi d’abord ». Mais comment comprendre cet argument ? En le rapprochant, mais tout fait ici énigme, de la leçon du mythe d’Er, de « ce gris de la justice, sans agrément, mais sans confusion aucune, que j’ai imaginé dans cette grande prairie où Platon nous invite à choisir notre paquet ». C’est d’ailleurs également la leçon des trois derniers livres de la République, que Lagneau leur lisait « comme une bible », et dont Alain nous fait ici pressentir l’énigmatique unité : « à mesure que l’on approche de la fin, et par cette implication des caractères et des constitutions, par le tableau final de la tyrannie, se règle peu à peu le compte de l’homme par la Somme Intégrale de ses pensées d’aventure ». Que le paquet soit fait signifie, poursuit Alain, « dans le fond qu’une pensée est toute la pensée ». Or qu’est-ce que cette pensée qu’est le refus de la guerre, sinon le refus de ce que nous avons choisi ? « Mener la vie comme une guerre, et faire ce qui plaît, on se jette sur ce paquet-là ; on y trouve guerre enfin à découvert ». Ainsi la guerre réelle manifeste-t-elle notre décision fondamentale, et réaliset-elle en nous un accord qui nous attache à elle : « j’ai souvent remarqué, et non sans impatience, un mélange étonnant, dans mes rudes compagnons, de révolte et d’enthousiasme, je dirais presque de pitié, comme si d’un côté ils réprouvaient, et comme si, de l’autre, ils reconnaissaient une destinée enfin égale, enfin commune, des pensées en clair, un accord des volontés seulement tardif, après cette paix énigmatique ». « Voilà le tour que je puis faire à l’intérieur de la Sévérité » (183) : Alain peut désormais distinguer deux charités, dont la première, « hautaine », « jure de ne point changer l’ordre, parce que l’ordre, tel quel, n’est que l’exacte expression de ce qui manque en nos actions réelles ». Cela juré, et garanti par mouvement de police, le jugement peut s’exercer, et son essor être accueilli avec bonté et grâce, comme Lagneau faisait au milieu de son peuple d’enfants. Kant, et Goethe contre Fichte, Proudhon, Auguste Comte sont invoqués ici. Toute autre conception s’efforce de changer l’intérieur par l’extérieur : et c’est à partir de l’idée socialiste qu’Alain s’efforce de penser cette « autre charité », dont le principe est « de subordonner la vertu aux situations », ou de « regarder d’abord au droit », ce qui est « la même chose que de diviniser l’objet ». Ces deux idées de la charité peuvent être lues La république et la nouvelle démocratie des citoyens comme deux spinozismes, mais la seconde est un « Spinozisme mal entendu, et c’est peut-être le spinozisme ». Philosophie du jugement (s’exercer sur la situation maintenant perçue et faire ordre de tout) contre philosophie d’entendement (changer l’objet selon la règle, pour trouver à appliquer la règle) ; esprit métaphysique contre esprit psychologique et sociologique, comme l’indique Alain vers la fin du chapitre consacré à Spinoza (224) : d’où encore le primat des leçons consacrées à la perception chez Lagneau, leçons où la pensée trouve la révélation de sa dignité démiurgique. Mais entre le Timée et la République, c’est le détour par la méditation du spinozisme qui doit nous renvoyer à notre tâche d’homme, et au nécessaire exercice du jugement. Nature et idées Premier signe de cette présence de Spinoza au cœur du travail d’écriture d’Alain : la distinction entre l’intérieur et l’extérieur. « Cet avertissement, qui revenait toujours, de n’entreprendre jamais de le changer, et surtout de ne point donner au peuple l’idée qu’on pourrait le changer », cette attitude n’était chez Lagneau « ni apprise, ni imitée ». Le refus de l’extérieur (« ni apprise, ni imitée ») est mise au défi de comprendre ce refus de politique comme vérité de Lagneau, là précisément où le disciple éprouve au plus haut le besoin de résister. Résister n’est pas comprendre. Mais on ne comprend pas sans penser la résistance, ce qui n’est pas l’abolir, mais peutêtre la rendre plus douloureuse encore, plus « dramatique ». Aussi Alain ne fait-il aucune allusion à ce qui pourrait « expliquer », comme de l’extérieur, la présence en Lagneau de telles passions. Nous portons notre histoire, qui modèle nos passions : mais ceci relève de la détermination extérieure. Prenons un exemple. L’anecdote rappelée dans les Souvenirs fait référence à la visite chez Lagneau d’un professeur prussien, devant lequel le maître « ne put prendre sur lui de parler ». Alain le lui reproche, ou rappelle qu’il alla « parfois jusqu’au reproche, il me semble ». Il semblerait nécessaire de rappeler quelques éléments d’histoire. En 1869, bachelier ès-lettres et ès-sciences, Lagneau entre comme boursier à Charlemagne, continuation d’une évolution par laquelle sa famille s’est progressivement affranchie d’une condition qu’on peut dire misérable. Le grand-père de Lagneau était vigneron, et bien pauvre vigneron. Son père, ancien domestique, devient par labeur acharné coresponsable, puis responsable du commerce de chandelles où il avait trouvé un emploi. Lagneau lui-même sera protégé par le descendant de l’entrepreneur, Charles de Woirhaye, qui sera son parrain et le protègera à Paris. La famille La république et la nouvelle démocratie des citoyens de Lagneau est en pleine ascension sociale, et Lagneau l’assume ; premier enfant, il monte à Paris, ses études, suivies de près par la famille demeurée à Metz, sont couronnées de succès, même s’il n’est pas admissible dès la première année à l’École Normale Supérieure. Et en plein concours, la guerre éclate. En quelques mois tout bascule. Lagneau revient précipitamment : la guerre le surprend à Paris en juillet, mais le 20 août il est enfermé dans Metz, où il s’est enrôlé avec son frère dans une unité de francs-tireurs. La typhoïde frappe sa maison. Lui-même tombe malade, son père et son frère également ; son père meurt le 22 novembre des suites de la maladie. Bazaine capitule le 27 octobre, Lagneau doit s’enfuir, la chasse aux francs-tireurs est ouverte ; il rejoint l’armée de Faidherbe à Lille, et mène campagne jusqu’à l’armistice (le 28 janvier). Démobilisé début mars, il se retrouve à dix-neuf ans chef de famille, son pays natal passé aux mains de l’ennemi, obligé de prendre en mains les destinées de sa famille, qu’il fait venir à Paris. Commence une vie qui pour un jeune homme au sortir de l’adolescence, a de quoi marquer. Comment s’étonner dès lors, et en allant « jusqu’au reproche, il me semble », de ce fait que « bien des années après, Lagneau se hérissait encore en présence de l’ennemi » ? Il faudrait ici marquer l’importance des développements que consacre Alain dans l’ouvrage à la distinction spinoziste des deux nécessités, qu’il est sans doute ici en train d’appliquer à la lettre. Sous le rapport de l’étendue, notre existence dépend de ce qui n’est point nous. Être corps, c’est exprimer cette dépendance à l’égard d’un tout, jamais donné pourtant. Mais il y a deux nécessités. Celle qui m’explique l’existence de Pyrrhus me jette à l’extérieur de Pyrrhus, et se réduit à la pensée des circonstances qui ont provoqué, modelé, anéanti son existence. Mais comprendre Pyrrhus est autre chose. Tout est fortuit dans l’événement, à l’égard de nos pensées ; et la raison qui prouve que rien ne peut être dit contingent est tirée directement de la nature de Dieu. C’est pourquoi l’existence est irrationnelle dans le fait. Dans les Souvenirs, Alain ne cherche donc pas de ce côté-là. Sa méthode, il l’a évoquée dans le chapitre « Platon » : Seulement alors j’ai vu un Homme. Si je ne sais pas faire toucher du doigt cette rare grandeur, à quoi me sert cette plume ? Mais attention, je suis soumis à la commune condition ; il faut que mon Philosophe existe de nouveau par l’idée ; et si je manque de courage, je n’évoquerai qu’une Ombre plaintive, comme Ulysse (...). Il est vrai que La république et la nouvelle démocratie des citoyens si j’hésite à vouloir, aussitôt l’ombre s’éloigne et se fond ; cela fait bien voir à la fois qu’il faut aimer et qu’il ne suffit pas d’aimer. Faire « exister par l’idée » : ce projet fonde un certain type de recherche, un certain type d’exigence et d’écriture. Sa première caractéristique est le recours au souvenir revivant, l’attention portée au sentiment de la présence renaissant à la conscience. On en a un bel exemple dans le dernier chapitre, lorsqu’Alain rappelle l’épisode du Concours Général, en un passage qui nous livre le sens profond du recours systématique aux « Souvenirs d’écolier » : Il faut bien pourtant que je saisisse encore une action dans ce signe énergique, auquel j’obéis si promptement et si docilement. Quand je ne ferais qu’imiter, par l’affection toujours présente, ce mouvement d’obéir, j’y retrouverais déjà cette foi d’enfance, tout allégée, et jetant tout fardeau par terre, assurée sans rien d’assuré, vers l’avenir seulement ; c’est l’Espérance nue (...). Mais ici encore regardons : regardons puisque le souvenir revit. Imiter, par l’affection, le mouvement passé, et retrouver par là la foi d’enfance… Comment retrouver cette méthode dans l’écriture ? Que nous offrira ce regard ? Un certain contenu, c’est certain ; un certain nombre d’idées, de concepts. « Saisir encore une action » : c’est ce qu’Alain a déjà fait en évoquant l’ « affaire Charmet » : c’est encore saisir ce que c’est qu’agir, ou plus précisément ce en quoi Lagneau lui a appris ce que c’était qu’agir, qui est la fonction de l’homme, sa vocation, tout ce par quoi Lagneau va apparaître comme la figure de l’Homme , ou, ce qui est le même, du génie (225) : xviii xix Le génie, en toute rencontre, se reconnaît à ce trait qu’il n’attend pas et qu’il force la nature par l’entreprise réelle, ce qui fait souvent une œuvre et toujours un homme. Ce qui se voit, il me semble, à trois traits principaux. D’abord une connaissance qui ne se détourne jamais de l’objet. Secondement et par réflexion, le sentiment que l’esprit est ici dans son propre domaine (...). Un autre trait que j’y vois encore concerne ses semblables. D’un côté il les voit comme ses frères en esprit ; mais, par cette adhérence de l’esprit à la chose, qui est le moment du jugement, il les voit singuliers, différents, inimitables, et égaux par cela même, pourvu qu’ils n’imitent pas. La république et la nouvelle démocratie des citoyens Spinoza, le « premier radical » Qu’il nous suffise ici d’avoir marqué le rapport, qui resterait évidemment à approfondir, entre cette méditation du spinozisme et la nécessité si particulière qui se fait jour dans le travail d’écriture d’Alain. Sur le rapport à la politique, on le voit, c’est encore Spinoza qui revient , comme il revient d’une manière plus synthétique dans Histoire de mes pensées : xx xxi « La pensée est la mesureuse » : cette formule de Lagneau (...) me préservait de l’idéalisme vulgaire ; car la mesure est l’étoffe du monde ; et c’est justement par la mesure que le monde cesse de dépendre de moi. Elle n’est subjective, elle n’est moi, qu’autant qu’elle saisit la relation de mes mesures à mon poste d’homme, ce qui est encore percevoir un objet dans le monde (...). J’arrivais quelquefois à penser que si je n’avais pensé en Dieu de quelque manière, je n’aurais pas pensé du tout. Cela est spinoziste (...). [Mais] je n’attends pas que le système de toutes les vérités soit fait (...) ; je suis assuré au contraire que toutes les vérités périraient dans le système des vérités. C’est le monde qui se tient ainsi une partie portant l’autre, ce n’est point la pensée (...). J’avoue que j’ai toujours été en flèche, et toujours hasardé et hasardeux. Autant j’ai été sûr de ce que j’enseignais, parce que chaque mouvement me faisait sentir la résistance, autant j’étais incertain des effets, dans la supposition que la pensée aurait à refaire l’ordre humain selon elle-même. Mais je crois aussi que cette supposition n’a pas de sens. L’ordre existe terriblement ; et la pensée la plus audacieuse ne peut le changer, selon la formule fameuse, qu’en lui obéissant. On remarquera que cette position ferme et instable du réformateur (toujours recommencer !) définit la politique radicale telle que je l’entends, je veux dire telle qu’elle est. Plus tard encore Alain reviendra sur ce même tissu thématique qui lui permet de faire resurgir dans le même mouvement la vérité du spinozisme et celle de son maître, et de dissiper, d’une certaine manière, ses scrupules (« cette supposition n’a pas de sens ») : xxii, Qu’y a-t-il dans Spinoza ? Une vue de Dieu dans l’expérience, c’està-dire une perception de la nécessité de percevoir Dieu dans le monde et Dieu dans nos pensées, et l’unité des deux (...). Ce monde apparaît. Qu’est-ce que c’est ? Une unité, un tissu sans déchirures, un ajustement inflexible de circonstances ; et cela même n’est nullement un fait de matière (...). Si donc il y a des lois du monde, il y a un Esprit qui assure cette unité et qui rassemble les immenses distances en un point du La république et la nouvelle démocratie des citoyens centre qui est partout, et toujours pense. Voilà premièrement comment les idées se séparent des faits et comment l’Être est indivisible, quoique divisible. Nous connaissons donc deux attributs du monde, l’étendue et la pensée (...). Aux yeux de Spinoza l’individualité n’est nullement éternelle ; elle est un fait du monde mais considéré d’après l’étendue divine. Par l’éternité de Dieu, l’individu, tenu par son idée en Dieu, se ramasse sur lui-même, et refuse de périr autrement que par des causes extérieures (chocs d’atomes, frottements, etc.). L’individu est donc plus qu’un fait ; il se compose avec d’autres non moins que lui éternels. Sans quoi nous ne serions pas assurés de trouver Dieu dans notre semblable (...) ; il n’y aurait ni société, ni science, ni civilisation, ni république. Spinoza comme on sait est le premier des radicaux ; il a fondé l’État sur l’égalité des hommes raisonnables. Et voilà comment Dieu éclaire la politique. On ne peut que renvoyer à ces textes dans lesquels, une dernière fois peut-être de manière aussi systématique, Alain reprend cet effort qui nourrissait déjà la rédaction des Souvenirs, entretenant ce culte en quoi la pensée vient rejoindre et approfondir sa dimension métaphysique, c’est-àdire sa nature propre. Spinoza et l’écriture On voit, encore une fois, que ce n’est pas par nécessité extérieure que les Souvenirs doivent également enfermer « les aveux d’un radical impénitent » (176). Ici encore le lien ne prétend pas parvenir à totale explicitation. Alain nous en prévient lorsqu’il évoque l’aventure de l’Union pour l’Action Morale (217) : Je dois citer ce mot que j’entendis de lui, parlant de ce groupe dont il se trouvait, par un manifeste célèbre, le chef spirituel. Ne voulant point conseiller ce genre d’action aux deux disciples qui l’écoutaient, ni non plus les en détourner, discours assez tâtonnant et que je n’ai point gardé exactement dans ma mémoire, il se tut un moment et exprima la plus sévère attention ; puis il dit seulement ceci : « il y manque la pensée ». Ce jugement me parut amplement justifié dans la suite et plus d’une fois. Mais attention ici. N’allez pas croire que les partis que je pris, je dis sur la politique, et notamment sur la paix et la guerre, me donnent quelque titre de penseur au-dessus de ces honnêtes gens. D’abord je suis bien loin d’apercevoir en ses détours le lien qui unit la philosophie première à cette philosophie seconde ou troisième. Et bien La république et la nouvelle démocratie des citoyens plus je voudrais espérer que mes commentaires les plus assurés ne fassent point gronder le Juge s’il revenait ; je suis loin d’en être sûr. Mais revenons à l’Éthique ; c’est le mouvement vrai, en de tels embarras. Nous voici revenus au départ du second encart, avec cette question : qu’est-ce que comprendre ? À quelle entreprise avons-nous donc affaire ? Faire exister par l’idée, n’est-ce pas donner sens au souvenir, en manifester le sens, expliciter ce lien entre une forme de sévérité, donc de jugement politique, et cette « philosophie première » à laquelle Lagneau initia le jeune Chartier ? Ce serait confondre architecture intellectuelle et présence de l’idée. La « doctrine » n’est guère que le sillage de ce qui fut saisi sur les bancs d’écolier. Là où Alain va le plus loin, vers la fin de ce second encart, on assiste à un effort de méditation convergente qui semble viser un terme que l’analyse renonce à expliciter. Lorsqu’Alain a établi le lien entre la méditation de Spinoza, l’idée directrice de l’analyse réflexive (retrouver dans toute pensée toute la pensée) et le mythe d’Er, il ne peut poursuivre que par fulgurances plus ou moins explicitées : Il est clair que celui qui nie la guerre et qui la refuse veut diviser le paquet (...). J’apercevais des liens de ce genre dans les Mémoires du cardinal de Retz, œuvre de fer (...). De plus près encore, regardons à ce mépris pour les femmes, qui réduit l’amour à un jeu sans conséquence (...). Je comprends un peu mieux d’après cela ces femmes si promptement durcies au feu de la guerre, si légères à parler, à chanter, à célébrer. J’y vis toujours comme une vengeance, mais bien au-dessus de tout projet ; ce n’est que la dureté masculine renvoyée à ses œuvres, la guerre paraissant alors, non point du tout comme la punition de cette autre guerre contre les faibles, et de tout ce mépris, mais plutôt comme une sorte d’excuse et de justification, par une nécessité d’obéir auprès de laquelle celle où se trouvent les femmes n’est presque que douceur. La tendresse était comme délivrée et rendue ; l’amour baisait ces mains sanglantes. L’amour trouvait à être selon une certaine justice qu’il exige toujours. Cet exemple en éclaire d’autres, quoique le détail nous passe. J’ai souvent remarqué, et non sans impatience, un mélange étonnant, dans mes rudes compagnons, de révolte et d’enthousiasme, je dirai presque de piété, comme si d’un côté ils réprouvaient, et comme si, de l’autre, ils reconnaissaient une destinée enfin égale, enfin commune, des pensées en clair, un accord des volontés seulement tardif, après cette paix énigmatique. La république et la nouvelle démocratie des citoyens Le dernier « exemple » sera précisément le refus de politique de Lagneau : xxiii Qu’est-ce que le détour politique, sinon un essai de recevoir plus qu’on ne donne, et enfin d’assurer la paix sans que chacun y sacrifie autre chose que ce à quoi il ne tient pas ? « Vivons en paix, voulezvous ? Mais sans rien changer ». D’où, par cette réflexion, une charité hautaine, j’entends qui jure de ne point changer l’ordre, parce que l’ordre, tel quel, n’est que l’exacte expression de ce qui manque en nos actions réelles. Et si cet ordre est médiocre de toutes façons et terrible à un moment, par son inhumaine structure, ce n’est que notre faute exactement renvoyée. Sévérité, Justice : on voit que les thèmes n’étaient pas liés par hasard au terme du quatrième chapitre, lorsqu’Alain raconte l’anecdote du Concours Général . Car cette conception de la Justice, manifestation morale de l’idée même de l’analyse réflexive, n’est en ce cas, si elle éclaire les « autres exemples », qui sont des faits de l’homme, et dont Alain fait la pénible expérience au cœur de la guerre, que le fond de la conscience commune de la justice, péniblement reconquise par l’analyse, et toujours imparfaitement. xxiv Et le reste aux Dieux... Que la tâche soit à jamais inachevée, cela est également annoncé, si l’on veut lire, dans ce qu’Alain revendique comme « son » spinozisme. « Sans doute ne connaissons-nous aucune des essences affirmatives qui sont l’être de chaque être ; car l’âme humaine ne se connaît point elle-même » (221) ; aussi ne reste-t-il que le travail du souvenir, souvent recommencé, toujours à refaire, prolongement authentique de ce travail auquel Lagneau initia ses élèves : « le travail d’analyse que je suivais à mon banc d’écolier me paraît maintenant encore principalement critique, j’entends de valeur objective, mais humain. Et peut-être l’esprit métaphysique se borne-t-il à cette participation de l’éternel (...). Je définirais l’esprit métaphysique par cette conscience de participer à l’esprit créateur par la seule perception des choses ». Que la rédaction des Souvenirs nous conserve la trace d’un tel effort, c’est ce que j’ai essayé d’indiquer. Le plan initial peut nous laisser une trompeuse illusion de clarté. Mais conformément à l’enseignement du maître, cette clarté doit nous reconduire à l’obscurité. Ce qui travaille à l’intérieur de cette œuvre, et plus qu’ailleurs en ce second encart où Alain revient sur ce que « paresse et lâcheté » (pour reprendre les termes de Kant) lui ont fait différer xxv La république et la nouvelle démocratie des citoyens d’approfondir, c’est un travail d’écriture tout à fait déconcertant, fait au fond à tout moment de retours, de corrections, de mises en correspondances, impliquant la présence et le retour sur soi du témoin ; c’est par ce travail qu’Alain s’efforce de faire passer ce qu’il peut de cette « pensée par-dessus l’idée » qu’il définit comme l’esprit métaphysique. Il serait dès lors trompeur, même s’il faut en passer par là, de réduire ce livre, comme le plan semble y inviter, à une mise en correspondance de souvenirs et de contenus de cours. Ce n’est pas ainsi que les Vies des philosophes illustres nous donnent une idée de la grandeur des premiers philosophes. « Même une idée n’est pas un fait de pensée ; une idée n’est qu’un objet ; et aussi l’idée de l’idée ; mais la réflexion même nous fait esprit. Ce qu’on exprime en disant que Dieu est intérieur, non extérieur (...). La vraie foi n’a donc d’autre objet qu’ellemême » (241) « J’avais mon culte, et je l’ai », avait déjà affirmé Alain (239) : et que transmettre, mais en rectifiant tout ce qui pourrait nous orienter vers le contresens, sinon ce « feu d’admirer » ? Sur le sujet de la politique enfin, et puisque nous sommes partis de cette interrogation d’Alain sur ce qu’eût pensé Lagneau de sa participation à la vie politique, il faudrait indiquer que la méditation renouvelée sur le radicalisme de Spinoza ne fera avec le temps que réconcilier toujours davantage Alain avec la sévérité de son maître, et l’amener, en des temps sombres où la question politique se pose évidemment avec une urgence nouvelle, à un regard tout aussi tourmenté, mais pour d’autres raisons, sur le sens de son activité passée. Dans ce dernier texte que nous avons évoqué, rédigé en 1941 , il revient en effet sur ce refus de politique, et en particulier sur la fureur de Lagneau au moment des grèves de Carmaux : xxvi Nous aurions bien mieux fait de méditer cette rude leçon (...) que de chercher des excuses au cortège ; car sûrement du côté de Lagneau se tenait une vérité métaphysique de la chose ; cherchons dans Spinoza et nous la trouverons. Car tout est divin, mais tout est humain aussi dans nos malheurs, et c’est par là qu’il faut chercher, dans un respect total de l’homme pensant, si ignorant qu’il soit ; sentiment avec lequel nous avons trop rusé ; oui, nous avons trop divinisé l’homme ; nous avons cru que l’assemblée ouvrière aurait des pensées de Dieu ; or nul ne nous a rien promis de tel. Ce qui est difficile dans le problème politique c’est qu’une assemblée d’hommes honnêtes n’aura nullement plus d’honnêteté ni même plus de raison que n’importe qui (...). Et voilà mon Lagneau qui se dessine, de vraie grandeur, comme on voit, et représentant la Pensée dans notre existence difficile, et mise en demeure de tout résoudre, j’entends ce mal des hommes qui vient des hommes, je dirais même des hommes vertueux. Cette opposition est xxvii La république et la nouvelle démocratie des citoyens des plus irritantes. Il y a pourtant une nécessité de ce paradoxe ; et le regard spinoziste n’y devait pas trouver de défaut. Certes ce mécanisme est partout et sans reproche, qui nous conduit du droit à la guerre. Lagneau, le soldat de 1870, a-t-il prévu ces choses ? Hélas, il était le seul qui pût écrire Mon combat en français. Il n’est pas trop tard ; il n’est jamais trop tard (...). Et certes la réponse à Mein Kampf sera écrite. Mais tout retard fera une catastrophe. « Ouvrage naïf, où il n’y a rien pour la parure », disait Alain des Souvenirs dans sa dédicace du 15 août 1925 à Marie-Monique Morre-Lambelin. Cet ouvrage m’est toujours apparu, par quelque bout qu’on le prenne, comme une de ces énigmes qui promettent des lumières, mais par retour indéfini, confiant par ceci que ce mouvement de retour est précisément celui, propre à Alain cette fois au regard de son maître, dont il nous conserve une trace privilégiée. La question politique nous renvoie à ce centre, peut-être au fond plus que toute autre, et si Alain avoue longtemps son impuissance à établir un lien rigoureux entre la philosophie première et cette philosophie « seconde, ou même troisième », il reste que c’est dans le sentiment de cette liaison que s’affirme une pensée particulièrement profonde du politique, et du radicalisme comme seule politique à hauteur de l’homme. Sillages ROBERT BOURGNE : « La question politique nous renvoie à ce centre, peutêtre au fond plus que toute autre, et si Alain avoue longtemps son impuissance à établir un lien rigoureux entre la philosophie première et cette philosophie "second", ou même " troisième", il reste que c’est dans le sentiment de cette liaison que s’affirme une pensée particulièrement profonde du politique, et du radicalisme comme seule politique à hauteur de l’homme. » Cette conclusion me semble devoir être confrontée au jugement de Raymond Aron (Alain et la politique p.163 Hommage à Alain NRF 1952) : « La confusion entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel frappe à mort la liberté. L’hostilité entre ces deux pouvoirs, érigée en principe, frappe à mort l’Etat. ». EMMANUEL BLONDEL : Il faudrait répondre longuement. Cela me semble presque impossible, en particulier parce que cela impliquerait de revenir de manière approfondie sur la tragédie de la seconde Guerre Mondiale, et sur La république et la nouvelle démocratie des citoyens la manière dont cet événement fausse, à mon sens, mais de manière quasi nécessaire, tout rapport objectif au analyses d'Alain. Nous savons tous à quel point ces questions, toute mauvaise foi mise à part, suscitent de passions. Quelques lignes seraient mal venues. Que dire brièvement ? Depuis son article de 1941 dans La France librexxviii, Aron a plusieurs fois réitéré cette critique, fondamentale à ses yeux, à l'égard d'Alain. Mais sa portée, et en particulier dans cet article de 1952, me demeure difficile à apprécier. L'attitude de Raymond Aron par rapport à Alain est ambiguë à plusieurs titres, mais elle l'est ici d'une façon particulière. Dissipons les ambiguïtés les plus manifestes. Aron a toujours affirmé sa fascination pour l'homme, pour son attitude, en particulier pendant la première guerre mondiale. « Encore aujourd'hui, écrit-il dans ses Mémoiresxxix parus en 1983, quand je relis les derniers propos d'Alain avant son engagement, ou son appel aux ennemis, en 1917, je tremble de respect devant la grandeur ». Aron, qui n'était pas élève d'Alain, nous dit clairement dans ces mêmes Mémoires qu'il est allé, jeune normalien, et sans doute introduit par Georges Canguilhemxxx, à sa rencontre comme à la rencontre d'un maître, et qu'Alain fut pour lui ce que Brunschvicg ne pouvait êtrexxxi ; les rares entretiens qu'il évoque témoignent de la familiarité qu'il eut à coeur d'entretenir avec lui ; et même dans ces années trente où, étudiant en Allemagne, il se confirme peu à peu dans son opposition à l'attitude politique des collaborateurs des Libres Propos, c'est encore dans ces mêmes Libres Propos qu'il publie ses analyses. Aron n'a jamais dissimulé la force de cet ascendant, mais il n'a jamais dissimulé non plus son immédiate, et de plus en plus résolue, résistance intellectuelle. Résistance à l'idée du refus du galon, alors même que l'ascendant d'Alain le détourne de préparer sérieusement l'examen qui lui aurait permis d'écourter son service en intégrant le corps des officiersxxxii. Résistance au pacifisme d'Alain, à l'égard duquel il se montrera de plus en plus sévère jusqu'à son article de 1941 dans La France libre. Résistance à la « conception » alinienne des rapports du citoyen aux pouvoirs, puisque c'est de cela qu'il est question ici. Lorsque je parle d'ambiguïté, ce n'est pas de celle-là qu'il s'agit, même si on peut se demander si l'on peut juxtaposer en soi sans drame intellectuel une telle admiration et de telles réticences. Il y a une seconde ambiguïté, propre à l'article qu'Aron écrit en 1952 pour le numéro d'hommage de la Nouvelle revue française. La phrase que cite Robert Bourgne est la conclusion d'un développement assez obscur, non en lui-même, mais à cause de la manière dont Aron l'introduit. Une lecture rapide pourrait laisser croire qu'Aron se contente de rappeler, dans cet article de 1952, le contraste que nous avons évoqué. Il commence en effet La république et la nouvelle démocratie des citoyens par rappeler l'ascendant d'Alain : « Nous jugions nos aînés d'après leurs actes et leurs paroles, entre 1914 et 1918. Ceux d'Alain nous semblaient marqués de grandeur ». Sentiment jamais démenti, comme on l'a vu, et plutôt magnifié dans les Mémoires. « Et pourtant, poursuit Aron, même à ce moment, j'hésitais à souscrire aux principes de la politique d'Alain ». Grandeur de l'homme, faiblesse théorique : le mouvement est clair. Et comme toujours, Aron rappelle un des aspects de la pensée d'Alain qui suscite sa réticence : « est-il vrai que cette limitation des pouvoirs par la résistance morale soit la tâche unique du citoyen, du radical, du penseur, du pouvoir spirituel (toutes ces notions mystérieusement confondues) ? » Comme toujours encore, il revient sur sa rupture progressive avec ces opinions, et en des termes proches de ceux de son article de 1941 : « Résister aux pouvoirs, lorsque ceux-ci sont modérés, excellente méthode, en vérité, pour en accélérer la ruine et frayer la voie à d'autres pouvoirs qui, en cas de besoin, se passeront de l'assentiment des gouvernés et forceront l'enthousiasme des masses. » Lourde responsabilité. Cet article ne fait-il donc que reproduire la position qu'Aron a exprimée en 1941 ? Précisément non. Aron ne la réitère pas, mais il est en train de l'évoquer, et il le marque par son incise : « Il fallait un grand penseur, me disais-je avec rage, pour donner un semblant de justification à une telle sottise ». Pourquoi « me disais-je » ? Parce que Aron est en train de rappeler ces analyses de 1941, et non de livrer sa position présente (1952). Si donc on veut lire fidèlement cet article de 1952, il faut, mais cela le rend quelque peu plus difficile, entendre que jusqu'ici, Aron évoque non ce qu'il pense, mais ce qu'il a pensé. Et l'intention de l'article de 1952 est énoncé à la page suivante : « je juge ma sévérité récente (celle de 1941 ?) aussi excessive, plus injuste que l'admiration sans limites de ceux qui mettent les Propos sur la Politique auprès de la politique d'Aristote ». Faut-il alors penser que l'article de 1952 a pour objet de revenir sur cette excessive sévérité, et de la corriger ? Mais cela nous renvoie à une nouvelle difficulté : En quoi la sévérité d'Aron est-elle ici, le ton mis à part, moindre qu'elle n'était en 1941 ? Certes, il reconnaît que la mise en garde contre la divinisation des pouvoirs s'est révélée à nouveau, en ce début des années 50, plus pertinente politiquement qu'il n'avait su dire : « Le spectacle des ouvriers ou des intellectuels français, venant en procession apporter leurs offrandes à un potentat oriental, nous rappellerait, s'il en était besoin, les conseils d'Alain : ne pas adorer le « Roi Pot » ou « le bâton blanc de l'agent », ou les planificateurs de l'existence collective ». Mais la conclusion revient toujours à l'ironie : « Sans doute aurait-on eu tort d'adorer Poincaré, Clemenceau, Joffre ou Foch. Mais le danger était-il si grand ? ». La réponse est dans la question. Cela revient à réitérer, en conclusion, la critique de cet La république et la nouvelle démocratie des citoyens appel d'Alain à la vigilance, contre les pouvoirs, mais d'abord contre soi et la fureur de croire. Cet appel était-il, ou non pertinent ? Et pourquoi, si Aron entendait dans cet article relativiser sa propre sévérité, finir sur ces lignes ironiques, comme le passage sur le rapport du citoyen aux pouvoirs s'achève sur cette phrase qu'on me demande de commenter ? On pourrait dire qu'une considération de fond explique ces apparentes hésitations elles-mêmes : il y a des périodes où certains appels à la vigilance sont politiquement pertinents, et d'autres où les mêmes appels sont funestes. Aron n'a cessé de dire que l'attitude d'opposition d'Alain par rapport aux pouvoirs lui avait été dictée par les luttes postérieures à l'Affaire Dreyfus (absence de personnel républicain dans l'administration et particulièrement dans la hiérarchie militaire) ; que le maintien de cette attitude, peut-être utile un temps, s'était révélé funeste, au moins dans la seconde partie de l'entredeux-guerres, parce qu'elle avait entretenu une suspicion systématique à l'égard d'un personnel politique qui aurait eu bien besoin d'un soutien de cette importance dans les luttes déilcates qu'il avait à mener ; Alain se serait donc, après 1918, trompé d'urgence politique, comme il se serait trompé à l'approche de la guerre de 1940, en croyant qu'il s'agissait d'éviter une répétition de celle de 1914-1918. Ces critiques sont celles de l'article de 1941. Mais que dire aujourd'hui ? En 1952, on pourrait presque dire que le rappel d'Alain à la vigilance, et particulièrement le rappel du danger de l'adoration des pouvoirs, se montre utile au regard des mirages extérieurs (le « potentat oriental »), et funeste au regard de la « décomposition actuelle de l'Etat français ». Mais alors, il ne s'agit plus de dire qu'Alain a manqué de ce sens historique qui lui aurait fait mesurer la pertinence de ses appels à l'aune de ce qui se jouait d'essentiel (l'avènement du nazisme, à son époque) : car aujourd'hui, que dire ? La perplexité même de Raymond Aron, le fait qu'il affirme avoir été trop sévère, lors même que sa conclusion reproduit les termes de cette sévérité, tout nous renvoie à la difficulté de la réponse. Je dirais tout de même deux choses. D'une part, il me semble qu'Aron reproche à Alain une attitude qui ne fut pas la sienne. L'appel à la vigilance se trouve trop facilement sous sa plume transformé en appel à la critique systématiquement hargneuse de tous les personnels dirigeants. Ce n'est certes pas le ton des Propos. Alain ne nous laisse pas le choix « entre la soumission et la révolte », ne nous invite pas à être « tour à tour grognards et sujets, et jamais citoyens de bonne volonté ». La caricature est grossière, et Aron ne peut l'ignorer. A lire aujourd'hui les Propos rédigés par Alain dans l'entre-deux-guerres, infiniment moins caustiques, pour beaucoup de raisons, que ceux d'avant-guerre, on voit mal comment de tels écrits illustrent une telle hargne, et moins encore comment elles auraient pu La république et la nouvelle démocratie des citoyens contribuer à discréditer le politique, ni même le personnel politique. Sans doute Alain en privé se permettait-il davantage, et Aron a pu l'entendre ; mais ce qui passe dans ses écrits d'entre-deux-guerres est d'une singulière hauteur, et s'adressait d'ailleurs à un public bien plus choisi que les propos d'un Normand. La critique d'Aron peut prendre un sens si l'on considère, comme il semble le penser, qu'Alain a, et peut-être malgré lui, cultivé et entretenu, et ce dès les Propos d'un Normand, des tendances bien françaises à la décomposition du lien politique et social ; il est vrai que si l'on peut lire davantage dans ses textes une invitation à les redresser en chacun, rien n'empêche de mal lire. Il arrive qu'Aron distingue les lecteurs et le maître, et on pourrait penser que les critiques d'Aron visent davantage une simplification caricaturale d'Alain qu'Alain lui-même ; mais les attaques semblent bien dirigées contre l'auteur même. Alors que dire ? Il me semble, pour faire vite, qu'il y a entre les deux hommes une différence qui faisait que, si Alain a pu accueillir et apprécier l'engagement de Raymond Aron dans son effort d'ancrer le jugement politique dans une analyse rigoureuse des ressorts de l'histoire immédiate, cet accueil ne pouvait être réciproque. Je crois qu'il y a place dans la pensée d'Alain pour ce que cherche Aron, mais peut-être pas à l'inverse. Aron l'évoque lui-même lorsqu'il explique que son centre de résistance fut l'exigence de toujours se placer dans la situation de celui qui aurait la décision à prendre. Pour le dire rapidement, il me semble qu'il y a chez Alain une forme naturellement utopique de la pensée politique (et économique) qui se situe aux antipodes de la démarche de Raymond Aron. Alain le dit d'ailleurs, et en assume les conséquences. La référence constante à la « cité des besoins » de la République de Platon en est un exemple : car l'idée de cette « cité de pourceaux » doit éclairer la cité humaine, comme la « Structure paysanne » servir d'idée régulatrice à la pensée des sociétés modernes. La conséquence, c'est que tout demeure à penser, et que le jugement ne peut attendre. Or l'idée éclaire, mais ne dicte pas. L'usage régulateur de l'idée exigerait sans doute, en droit, l'élaboration d'un effort comparable à celui qu'entreprit Raymond Aron. Alain ne l'a pas accompli. Par mépris de l'histoire ? Il faudrait nuancer ce terme de mépris. Il y a un refus d'Alain de se consacrer, en ce sens, à l'histoire, refus constitutif de l'élaboration de son oeuvre propre. Mais alors, pourrait-on dire, il faut réserver au philosophe le rappel des idées régulatrices, mais lui interdire le jugement. Et il est vrai que le penseur se trouve renvoyé consciemment à la position réelle du citoyen, ignorant de l'histoire, et sommé de se prononcer alors qu'il ignore tout ou presque des forces et des enjeux réels. Je vois une illustration de cette difficulté dans un curieux passage de l'article de 1941. Aron y évoque Rousseau et sa « mauvaise » lecture par La république et la nouvelle démocratie des citoyens Alain. Et il me semble précisément qu'ici encore, il ne mesure pas le caractère utopique de la pensée de Rousseau – caractère utopique qui, cela va sans dire, n'altère en rien sa totale et évidente pertinence. Et cela l'amène à de curieux contresens, fréquents sous d'autres plumes, étranges sous la sienne. « Lorsque Jean-Jacques Rousseau évoque les citoyens réunis en assemblée du peuple, il imagine non pas que chacun arrive sur la place publique prisonnier de ses intérêts, de sa profession, de sa situation particulière, mais bien que tous oublient leurs soucis privés et se préoccupent uniquement de la chose publique. Certes, il s'agit là du citoyen idéal, de même que la volonté générale à laquelle Rousseau attribue une valeur absolue est l'expression idéale du peuple. Mais l'idée n'en est pas moins nette. Selon la véritable théorie de la démocratie, les membres d'une collectivité accomplissent véritablement leur devoir dans la mesure où ils s'élèvent au niveau de l'intérêt général et, jugeant selon leur conscience, prennent les mesures ou formulent les lois, impératives pour tous et orientées vers le salut commun ». Singulière lecture du Contrat social (II, 3), quoique très répandue. Car Rousseau dit bien : « Il importe donc pour avoir bien l'énoncé de la volonté générale qu'il n'y ait pas de société partielle dans l'Etat et que chaque citoyen n'opine que d'après lui ». D'après lui, c'est-à-dire d'une part sans influence (encore une utopie) et d'autre part pour lui seul, comme l'indique la note consacrée à Machiavel, qui dit bien que l'on ne saurait supprimer les rivalités, mais que le tout est de les empêcher de se constituer en factions. « Chaque intérêt a des principes différents », disait M. d'Argenson, que Rousseau cite dans la note précédente. L'intérêt « privé » ne se substitue à l'intérêt commun que lorsque des partis se forment, c'est-àdire quand l'électeur ne vote plus pour soi, mais pour un parti, c'est-à-dire se prononce en fonction d'une certaine idée de l'intérêt commun. Le problème n'est pas que chacun vote pour son intérêt propre, mais bien qu' « on veut toujours son bien, mais [qu']on ne le voit pas toujours ». Non, le citoyen n'arrive pas, comme le dit Aron, « prisonnier de ses intérêts, de sa profession, de sa situation particulière », ou plutôt il en perd le sentiment lors du vote, et c'est bien pour cela que la volonté qui s'exprime ne sera pas générale, parce qu'elle empêche les différences (qui de ce fait ne s'expriment pas) de se compenser réellement. Si chacun voyait son bien, et votait en fonction de son bien seul, la volonté serait toujours générale. Le risque des partis se nourrit précisément de ce rêve d'exprimer par son vote particulier l'intérêt commun. Il faut donc bien dire que la vérité générale est une utopie, mais évidemment régulatrice, et la lecture qu'en fait Aron pour s'opposer à Alain ne fait que mettre en évidence la bien plus grande fidélité du maître à l'égard de Jean-Jacques. Mais c'est que la famille de pensée est ici la même. La république et la nouvelle démocratie des citoyens Reste à savoir si le développement de cette pensée utopiste s'accommode bien du passage à l'inscription effective dans le débat public, là où il s'agit, non seulement (ce qu'Alain fait d'une manière qu'on ne saurait, me semblet-il, lui reprocher légitimement) pour rappeler des valeurs fondamentales, mais pour influer directement sur le cours des événements. Ici Alain rappellerait l'image du navigateur, l'opacité de l'ordre politique, et l'idée que je ne peux mesurer le possible que par la résistance. Mais on peut reprocher au navigateur, surtout quand d'autres le suivent, de ne pas s'être renseigné sur la météo, et d'avoir ignoré un avis de tempête, certes suspect, mais qui implique un type particulier de prudence. Alain a choisi de parler comme l'électeur, sans se targuer d'un regard sur l'histoire immédiate plus aigu que celui de quiconque. Fallait-il alors parler ? Et c'est ici que le renversement me paraît difficile et nécessaire : oui, il faut parler, en particulier parce que s'il faut se taire, l'idée même de République est atteinte en son coeur ; car assumer l'utopie, c'est reconnaître qu'un citoyen a le devoir de juger sans savoir, puisqu'il faut qu'il juge, et qu'il ne peut savoir ; et que tout discours public doit être pris à ce titre comme moment de ce débat toujours renouvelé dans lequel se forme, en chacun comme il l'entend, et comme il le peut, la conscience politique. Le tout est de ne plus croire aux maîtres. Mais il faut reconnaître alors que cette prise de parole même, celle d'Alain en particulier, est « utopique » en un sens, parce qu'elle semble présupposer ce à quoi elle invite, le refus de diviniser le discours. Aron s'interrogera toute sa vie sur le sens de la « boutade » qu'Alain lui lança un jour que le jeune normalien le raccompagnait du lycée Henri-IV à son appartement de la rue de Rennes et lui faisait part de ses projets d'études en Allemagne : « Ne prenez pas trop au sérieux mes propos sur la politique ». Le problème, c'est que la tentation du sérieux est universelle, et la tentation de la confusion des pouvoirs spirituel et temporel active et présente en chacun. Alain ne cesse, à mon sens, de travailler à la défaire, et elle ne cesse pourtant de le rattraper. On appelle à la libre pensée, et on crée des « aliniens ». Alain développe une politique d'entendement, et on l'interprète comme une politique de cette synthèse impossible, que rêvait Aron, entre politique de l'entendement et politique de la Raison. La forme même du Propos, l'art du paradoxe, l'ellipse, tout voudrait créer la distance ; mais toutes ces formes peuvent engendrer un fanatisme d'un autre type, une nouvelle figure du « maître ». L'enjeu de la tension en Aron à l'égard d'Alain me semble être de cet ordre : quel discours peut prétendre éclairer l'homme ? Quel discours peut réunir ces deux exigences, renvoyer l'homme à l'idée de sa condition, et en même temps à sa réalité ? Peut-être l'idée des Libres Propos fut-elle de réaliser une image de cette synthèse impossible par la juxtaposition et le jeu des discours, au risque de l'antagonisme. Au fond on ne créait qu'un jeu de La république et la nouvelle démocratie des citoyens plus, renvoyant au lecteur la responsabilité de penser. Il me semble qu'Aron ressentit comme une limite, une insuffisance, voire comme une souffrance, de ne pouvoir réaliser cette synthèse qu'Alain savait ne pouvoir se réaliser en aucun discours. Il semble que la tragédie ait rendu encore plus difficile d'accepter que le discours ne puisse être plus que ce qu'il est, et résorber l'inhumanité du monde, en particulier celle du monde humain. Ici la sérénité, le très profond refus du « sérieux » d'Alain font injure à beaucoup. Aussi j'arrête ; mais il me paraît que cette question était plus lourde qu'elle pouvait paraître. Notes i Nous les citerons, par le seul numéro de page, dans la réédition récente de Robert Bourgne : Alain, Spinoza suivi de Souvenirs concernant Jules Lagneau, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1996. ii Ce commentaire a été réédité dans les bulletins 38 à 40 de l’Association des Amis d’Alain. iii « La rédaction de nos cours, que j’avais entreprise autrefois comme un monument de piété, ne m’a pas paru mériter l’attention des philosophes. Je ferai mieux connaître l’Homme par ces détours et digressions auxquels je m’abandonne, et cette manière indirecte et errante donnera une idée assez exacte de ces leçons surchargées, interminables, propres à scandaliser le Pédant » (169). Cf. p. 200 : « Si j’avais pour fin de coordonner les documents qui nous restent, j’arriverais trop aisément à résumer une philosophie idéaliste qui ressemblerait à beaucoup d’autres. Ce genre d’erreur serait le pire ; et c’est pour n’y point tomber que j’ai pris cette méthode libre et tâtonnante, sans autre prétention que d’avertir ». La nécessité s’en fera d’autant plus sentir lorsque la réapparition de Letellier aura rendu inévitable la publication du Cours sur Dieu. iv Voir les indications données par Robert Bourgne concernant le manuscrit des Souvenirs, in Alain, Spinoza suivi de Souvenirs concernant Jules Lagneau, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1996, pp. 267-268. v Retour tardif, puisqu’Alain avait visiblement déjà achevé la rédaction de la « première version ». On trouve en effet, vers la fin de l’ouvrage (232), la phrase suivante : « Je n’ai pas entendu cette célèbre leçon sur Dieu, mais j’en connais le sommaire, et même plus que le sommaire ». Ces derniers mots « et même... » sont surajoutés, sans doute après l’insertion de l’encart du premier chapitre, qui les rend nécessaires. Ce passage de la p.232 représente donc paradoxalement une première approche, si l’on veut, de ce qui se trouve développé au premier chapitre. vi « J’espère qu’une partie s’éclairera par l’autre » (191). vii Lagneau, Cours sur Dieu, in Célèbres leçons et fragments, Paris, Presses Universitaires de France, 1964, p.358. viii Cf. n.4. ix C’est aussi le sens d’une autre anecdote, laquelle une fois de plus stigmatise la rhétorique, aide à comprendre le sens de l’entreprise réflexive et justifie l’entreprise d’écriture d’où sortiront les Souvenirs : « La philosophie de Lagneau était premièrement et je dirais peut-être uniquement une théorie de la perception. Il semble que la nature même l’avait averti au sujet de cette connaissance qui semble immédiate. Un jour, comme je lui faisais visite, en cette chambre où la fatigue le retenait souvent, il me fit voir par la fenêtre un treuil qui servait à des maçons. « Ce n’est pas, me dit-il, un petit avantage d’avoir une mauvaise vue ; les moindres objets sont alors des énigmes ; ainsi ce n’est qu’après des heures d’attention que j’ai bien saisi ce que c’est qu’un treuil ». J’avais la vue bonne et j’ai toujours deviné très vite le secret des mécaniques. Le treuil est La république et la nouvelle démocratie des citoyens une des plus simples, et c’est l’élément de toutes ; je l’aurais toujours supposé assez connu, et je me serais amusé aux composés sans cet oracle. Depuis je n’ai jamais vu un treuil sans y faire grande attention, et à chaque fois j’ai découvert quelque chose (...). Sans cet oracle j’étais perdu, je crois bien, par la diabolique facilité ; je vois qu’elle en a perdu d’autres. C’est peu de chose que comprendre le treuil ; toutefois cette méditation, extérieure encore, mais du moins délivrée des signes, avait certainement contribué à éveiller cette réflexion percevante, dont j’ai voulu retracer ici quelque chose. Cette méditation n’avait d’autre objet que les choses mêmes, et c’est pourquoi elle était naturellement si éloignée de la forme écrite ; c’est pourquoi aussi, je ne puis que la raconter ». On peut noter le parallèle avec la version définitive de la fin du chapitre I : « Cette aurore de l’esprit émerveille. On ne s’en lasse point. Elle m’est neuve encore à chaque fois. Mais on voudrait croire que c’est chose faite, et courir aux conséquences ; journée de manœuvre. En cette classe, comme sur ce visage architectural, c’était toujours matin » (194). Cet avertissement revient, très logiquement d’ailleurs, au terme d’une « nouvelle » (puisque rédigée ensuite) évocation de « cette leçon sur la perception, qui ne finissait point », évocation qui constitue l’essentiel de la « réponse » d’Alain à la publication du Cours sur Dieu et explicite la formule déjà citée : « j’espère qu’une partie s’éclairera par l’autre » (191). x Elle est explicite p.200 : « A mes yeux tout cet effort de pensée de Lagneau, et presque tout perdu, représenterait, si l’on voulait des âges, le dernier âge, auquel Renouvier n’a pas été tout à fait étranger, la liberté ne pouvant se conquérir, soit dans la réflexion, soit dans l’action, qu’en repoussant à elle-même la nécessité purement mécanique ; et c’est cette pensée en acte qui efface tout à fait le Destin ». xi On y trouve d’ailleurs indirectement rétabli le sens de la sévérité à l’égard de la rhétorique, par la réapparition du terme significatif de « diabolique » : il s’agit bien de s’expliquer chez Lagneau cette « disposition étonnante à confondre les écarts de la vie privée et les hardis jugements de la vie politique comme résultant d’un même fond de diabolique révolte » (177-8). L’énigme de cette intrication thématique que fait surgir le souvenir me semble être l’objet même autour duquel s’ordonne la démarche, effectivement particulièrement sinueuse, si l’on se rend sensible à ce jeu, des Souvenirs concernant Jules Lagneau. xii C’est peut-être pourquoi Alain rappellera, en ce second encart du premier chapitre, à quel point Lagneau pouvait, face à ce peuple d’enfants, être sans scrupules et tout à la joie de sa tâche de libération : « Dans ce mouvement de la réflexion, il n’était que bonté et grâce, en ce monde d’écoliers, fermé à la politique, ouvert au monde ; c’était le moment de l’incrédulité et de l’innocence. Il est vrai aussi que cette enfance du monde n’est possible un moment que par l’ordre sévère autour. » Ces quelques lignes constituent à leur tour une explicitation de celles qui figurent p.240 : « Celui qui réveille en chacun l’esprit libre, et sur le point d’y réussir, ne peut rester sans scrupule devant l’incrédulité totale, peut-être prématurément délivrée, disons même toujours prématurément délivrée ». xiii On retrouve ici le sens des constantes références d’Alain au souvenir du visage et des gestes de Lagneau. Sur Spinoza : « l’on saisit ce que j’entendais par cette défiance et ce soupçon au premier degré qui armaient le visage du maître dès qu’il lisait dans le livre à reliure rouge » (215) ; « je pense à ce geste de Lagneau qui retirait sa main ouverte, au lieu de prendre » (216) ; et dans la conclusion du second encart : « Il y a du secret dans toutes les grandes âmes, et ce qui est le plus secret, est par le jeu des passions, ce que nous voudrions savoir d’abord. D’où cet amour qui refuse pitié. Je ne puis expliquer mieux les nuages circulant autour de ce front sublime. Et ce n’est pas trop dire que dire qu’il fuyait et haïssait le clair. Clarum per obscurius, ce fut sa devise. Car la clarté est comme un refus. Mais la Pensée est justement le refus du refus. Ici je revois son visage et son geste. Assurément je ne me trompe pas d’un cheveu. Mais aussi ce visage est sans doute le seul signe auquel j’aie fait réellement attention » (183-4). xiv Rappelons le portrait de Lagneau au début des Souvenirs : « Le vêtement était celui des Universitaires en ce temps-là, sans aucune élégance, mais non sans beauté ». La république et la nouvelle démocratie des citoyens xv C’est ainsi par fidélité au rude avertissement de Lagneau à l’égard de la rhétorique qu’Alain définira le spectre de l’Idolâtrie : « l’attention portée au cours fortuit des choses, et l’impossibilité où nous sommes radicalement d’en former une connaissance rationnelle, définit tous les genres de prophètes et l’idolâtrie elle-même, qui n’est que le culte des signes » (220 : voir aussi n.8). C’est le sens de l’appréhension de Lagneau à l’égard de cet élève qui, disait-il précisément, « manquait de rhétorique » (175) : car manquer de rhétorique, c’est aussi risquer à terme d’en devenir dupe. « Comme Lagneau me parlait au sujet d’un camarade plus jeune, et que j’ai toujours aimé, plein d’élan et de feu, enfin tel qu’on se représente le jeune philosophe en ses premières effusions, le Maître trouva à dire, après un éloge de cœur, que ce garçon manquait de rhétorique. Le son de cette parole m’étonna. J’en ai vu depuis les suites, et comment, après avoir trop espéré, on revient à l’Idolâtrie, c’est-à-dire à prendre les discours mal faits comme ils sont et l’Apparence comme elle n’est point. Nous ne sommes pas si loin de la route de Metz ; car plus d’un y est entré avec gloire, mais moi j’en suis encore à regarder cette route sinistre, m’attachant à bien penser, à complètement penser cette simple question : « Que faisais-tu là ? ». xvi « La position de Lagneau est rare (...) par ceci que l’objet étant déchu de son rang divin, non pas d’après de petites remarques, non plus d’après un doute léger et badinant, mais au contraire d’après les plus solides pensées, il ne reste plus que la force nue qui puisse tenir debout l’ordre comme tel ». (240) xvii Voir ce thème du secret dans le passage cité n.12. xviii « J’ai vu l’Homme » (224) xix Cf p.197 & 200-201 : « C’est toujours d’après l’image du Démiurge que je me représente le philosophe véritable, ou si l’on veut le Métaphysicien. Non pas isolant les idées et les produisant dans l’abstraction, comme s’il se détournait du spectacle des choses, mais au contraire revenant de ces abstractions faciles, allant toujours du clair à l’obscur, épaississant le nuage jusqu’à lui donner la consistance de la chose (...). Platon était déjà à sa tâche d’homme (...). Dans une note que je fis passer aux journaux après la mort de Lagneau, j’avais employé le mot génie sans aucune épithète ; mais les philosophes d’institut écrivirent une périphrase assez plate : « Un véritable génie philosophique » ; ainsi dirent-ils. Je veux gagner ce procès-là ». xx « Cette dernière idée est dans Spinoza. Elle est la vie et comme l’âme de ce puissant système » (226) xxi Alain, « Lagneau », Histoire de mes pensées, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1958, pp. 15-17. xxii « La philosophie de Jules Lagneau » : texte rédigé entre août 1940 et le solstice d’hiver 1941, édité par Maurice Savin en 1961 dans Portraits de famille, réédité par Robert Bourgne in Alain, Spinoza suivi de Souvenirs concernant Jules Lagneau, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1996, pp.253-262. xxiii D’autres suivent, en fait : la référence sibylline à Mr de Saint-Louis chez Saint-Simon, la lecture par Lagneau de la République, l’analyse du socialisme. Mais on va ainsi de nouveau vers le clair, dont le développement est vivifié par le contact avec ces obscurités sur lesquels Alain revient « buter ». xxiv Il faudrait suivre le sens des références récurrentes à Minos, Éaque et Rhadamante, la première p. 182 : « Il serait commode d’attendre que mademoiselle de Chevreuse, madame sa mère et les autres, rendissent justice contre injustice ; mais elles rendent injustice et folie, et c’est la justice de Minos, Éaque et Rhadamante » ; la seconde p.229 (à la fin du chapitre « Spinoza ») : « Je me souviens qu’un jour, après qu’il eut fait revivre l’esprit de Descartes solitaire, il se déchargea soudain de nos âmes, improvisant cette sublime pensée que j’ai retrouvée dans ses notes : « Être ou ne pas être, soi et toutes choses, il faut choisir. » (...) La sévère condition est celle-ci, que chacun éprouve dans les moindres choses, c’est que si l’on oublie le principal, il faut de proche en proche oublier beaucoup et même tout. Ainsi cet homme bon avait souvent ce La république et la nouvelle démocratie des citoyens mouvement sévère de se retirer. « Je ne puis penser pour vous ni décider pour vous », voilà ce que disaient Minos, Éaque et Rhadamante ensemble dans ce regard réfléchissant ». On retrouve ici la leçon du livre X de la République, « où, à mesure que l’on approche de la fin, et par cette implication des caractères et des constitutions, par le tableau final de la tyrannie, se règle peu à peu le compte de l’homme par la Somme intégrale de ses pensées d’aventure ». À ces développements fait écho ce passage des Dieux : « Minos, Éaque et Rhadamante, ces arbitres sans recours, sont bien d’anciens rois, mais qui n’ont pas été élevés au rang des dieux. On demande justice aux dieux, qui ne la donnent point ; on ne la demande point à l’homme, parce qu’on sait qu’il la donnera (...). Quand vous saurez que les dieux sont sans faute, vous saurez tout. » (Les Dieux, Livre III, ch.8, dernières lignes). xxv Bien plus tard (en 1941), Alain pourra écrire : « Lagneau (...) commençait par voir Dieu, en l’Univers, ce qui signifiait qu’il aimait les deux d’un même amour, immense et suffisant. Et par ce grand préjugé, il attaquait l’Univers à la Descartes, prenant pour vrai ce que lui proposait l’Esprit. Voilà ce que c’est qu’un métaphysicien. J’ai écrit quelque part que je ne comprenais pas bien la Méthode expérimentale de Spinoza. À présent je juge que Lagneau visait précisément cela. Il voulait dire que si on ne juge pas l’Univers légitime (aimable), on ne peut l’attaquer avec sécurité et l’on n’est pas capable de la moindre expérience ; par exemple prendre comme centre un treuil en travail ou bien retrouver un homme dans la définition d’une passion (...). Seulement comment annoncer cela ? On ne peut ; il faut l’oublier justement quand on essaie ; c’est ce que j’ai fait quelquefois, et ce que Lagneau faisait toujours, emporté par un enthousiasme d’amour dont les élèves de Michelet étaient bien dignes. C’est ainsi que ce génie se communiquait ». Cité in Alain, Spinoza... p.251. xxvi « La philosophie de Jules Lagneau » in Alain, Spinoza suivi de Souvenirs concernant Jules Lagneau, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1996, pp.256-58. xxvii Ici un retour sur la mort du camarade d’Alain, Chédorge (cf. Souvenirs, p.216) et sur Barrès (cf. Souvenirs, p.238). xxviii « Prestige et illusions du citoyen contre les pouvoirs », in Raymond Aron, Chroniques de la guerre, Gallimard, Juin 1990, pp.492-504. L'ouvrage rassemble plus de soixante études publiées à Londres dans la revue La France libre et sept autres parues à Paris au lendemain de la Libération. xxix Raymond Aron, Mémoires, Julliard, 1983, p.43 xxx Mémoires, p.45 xxxi « Pour nous inspirer d'un maître, pour le mettre à mort ou pour prolonger son oeuvre, nous n'avions le choix qu'entre Léon Brunschvicg, Alain et Bergson » (mémoires, p.38). Sur Alain, voir en particulier les pp.41-45. xxxii Mémoires, p.50.