Premières controverses théologiques
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sant une fausse information. En outre, sans
citer l’affirmation coranique selon laquelle
Muhammad était annoncé dans la Bible,
Jean n’en proclame pas moins qu’« on ne
connaît personne qui ait témoigné en sa
faveur par avance ».
Le thème le plus développé est celui de
l’idolâtrie. Le Coran n’en fait pas grief aux
chrétiens et, si les contemporains du
Damascène l’ont fait, ce ne peut être qu’à
cause de l’ambiguïté de la composition du
Livre qui juxtapose critique du paganisme et
critique du christianisme. Fort de sa lutte
contre l’iconoclasme, Jean peut lancer ses sar-
casmes contre le culte de la pierre noire de la
Kaaba, ce qui lui permet de retourner contre les
musulmans l’accusation d’idolâtrie.
Pour le reste, le chapitre du Livre des hérésies
s’arrête surtout sur les aspects pratiques: poly-
gamie et répudiation notamment. Il se clôt, de
façon significative, sur des indications qui sou-
lignent la différence d’avec le christianisme:
circon cision, interdiction du vin, déplacement
des interdits alimentaires et du jour de repos.
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à l’aube de l’islam
Les cahiers du Monde de la Bible
relles avec les autres monothéismes, tout en
revendiquant pour lui seul la légitimité de la
révélation pleine et entière. Mais l’exigence poli-
tique, qui conduit à souligner la spécificité de la
religion du pouvoir, débouche sur tout un
ensemble de mesures de rupture prises sous le
calife ‘Abd al-Malik (685-705): mise en avant de
textes religieux spé cifiques – avec les griefs
coraniques contre les « gens de l’Écriture » –,
arabisation totale de la langue de l’administra-
tion, création d’une monnaie propre marquée de
signes confessionnels sans ambiguïté, officiali-
sation du statut de « tributaires » pour les sujets
non-musulmans ayant une religion constituée.
Par la suite, le politique débordera progressive-
ment sur le théo logique et finira par l’absorber.
Saint Jean Damascène
dénonce le « pseudo-prophète »
Bien qu’il ait existé, dès 639, des écrits apologé-
tiques chrétiens adressés aux musulmans, les
deux textes de saint Jean Damascène consacrés
à l’islam (le chapitre 100 de son Livre des héré-
sies, et la Controverse entre un musulman et un
chrétien) sont les premiers écrits – avec deux
fragments de papyrus – qui envisagent le phé-
nomène islamique comme une religion. Petit-
fils et fils de fonctionnaires du pouvoir musul-
man, devenu lui-même membre de son
administration, Jean la quitte sous le califat de
‘Umar II (717-720) pour se faire moine, le souve-
rain ayant durci ses exigences envers les chré-
tiens. C’est dans cette retraite que, assez tardi-
vement (après 743), il rédige le premier
document. Ses citations coraniques, bien que
justes dans leur fond, ne correspondent pas
exactement au texte que nous connaissons. Cela
peut être dû au fait qu’il a opéré de mémoire sur
des souvenirs de jeunesse. C’est peut-être aussi
que le texte coranique n’était pas encore défini-
tivement fixé, car Jean cite quatre passages
comme des « écrits » (graphè) séparés.
Ce chapitre 100 est remarquable car il est le
seul, de tout l’ouvrage, à mettre en jeu un
ma tériel nouveau. Il est peu étendu, ce qui
laisse penser que Jean considérait finalement
l’islam comme un danger moindre, pour
l’orthodoxie chrétienne, que certaines héré-
sies internes, tel l’iconoclasme auquel il
consacre un dévelop pement bien plus considé-
rable. Pour autant, il ne confond pas l’islam
avec une de ces hérésies internes, comme cer-
tains l’ont cru sur la foi du titre. Le mot « héré-
sie » signifie seulement « secte », et l’ouvrage
traite d’autres mouvements religieux non-
chrétiens.
S’il reprend l’idée reçue que Muhammad a
« pris connaissance, par hasard, de l’Ancien et
du Nouveau Testament et, de même, fréquenté
vraisemblablement un moine arien », il n’en
considère pas moins que le « pseudo-prophète
[…] fonda sa propre hérésie ». Soucieux de
dénoncer tout ce qui met en péril l’orthodoxie
chrétienne, le Damascène consacre à la chris-
tologie coranique un paragraphe bien informé,
mais il ne la discute même pas, se contentant
d’enchaîner sur « d’au tres absurdités dignes
de rire ». La seule accusation coranique qu’il
réfute est celle d’associationnisme. Pour les
musulmans, l’associa tionnisme, seul péché
qui ne sera pas pardonné par Dieu, est le fait
de ne pas reconnaître l’unicité absolue de
Dieu, mais de lui associer d’autres personnes;
la Trinité chrétienne est ainsi considérée par
eux comme une atteinte à l’unité de Dieu.
S’agissant du reproche d’altération des textes
sacrés, il présente les deux explications possi-
bles: pour les uns, il s’agit d’une mauvaise com-
préhension résultant d’une interprétation allé-
gorique des prophètes par les chrétiens; pour
les autres, c’est une falsification volontaire de
la part des juifs. Notons que, dans ce dernier
cas, est intro duite une idée nouvelle par rap-
port au Coran: cette falsification serait due au
désir de perdre les chrétiens en leur fournis-
Dieu aurait indiqué
à Abraham et à son fils Ismaël
où et comment ils devraient
construire un sanctuaire.
On l’appellerait Kaaba,
« cube ». Ses quatre angles
devraient être orientés aux
quatre points cardinaux.
L’objet le plus saint, une
pierre noire venue du ciel,
devrait être enchâssée vers
l’Orient. Il s’agit d’un
aérolithe, une « pierre
tombée du ciel » remontant
à l’Arabie préislamique, et
censée être chargée
d’influences spirituelles. Des
équivalents
se retrouvent chez d’autres
peuples anciens. Selon
la tradition musulmane,
la pierre sacrée aurait
été apportée par l’archange
Gabriel; initialement
immaculée, elle aurait été
noircie par le péché humain.
La Kaaba se trouve au centre
de la mosquée sacrée
de La Mecque, le lieu le plus
saint du monde musulman.
Manuscrit persan
du XVIe siècle, conservé à la
Bibliothèque universitaire
d’Istanbul.
la Pierre noire
de La Kaaba
Soucieux de dénoncer ce qui met en péril
l’orthodoxie chrétienne, le Damascène relève dans
le Coran des « absurdités dignes de rire ».
Apparaît bien là l’homme qui a été blessé par la
montée de l’ostracisme envers ses coreligion-
naires et qui a préféré se retirer au désert.
La Controverse est plus théologique. Elle
explique – fait remarquable – que la dogmatique
explicitement formulée dans le Coran (par
exemple dans le « Verset du Bien », II, 177), sans
bien sûr avoir été mise en doute, n’a pas été
pour autant objet d’intérêt de la part des musul-
mans; leur théologie, naissante à l’époque du
Damascène, s’est orientée d’emblée vers des
problèmes différents: le libre arbitre et la pré-
destination, les attributs divins, la justification
par la foi. Ce qui a fait écrire à l’éminent islamo-
logue Josef van Ess, dans Premices de la théolo-
gie musulmane: « Au fond, l’islam n’a pas traité
de problèmes nouveaux par rapport au christia-
nisme, il a traité les mêmes problèmes de
manière différente. » En effet, les thèmes de la
Controverse dépassent largement les formules
dogmatiques du Coran, puisqu’ils portent sur la
liberté de l’homme et la justice de Dieu, sur la
parole de Dieu et son rapport avec la christolo-
gie, et sur le personnage de Marie. Le troisième
R. MICHAUD / RAPHO