B. Le « sale boulot » et la division morale du travail

Introduction : Enquête autour du travail
Il existe 2 traditions sociologiques dans l’étude du travail, l’une américaine l’interactionnisme
symbolique (étude par observation), l’autre française la tradition Bourdieusiène (étude par entretien).
Les avantages de ces deux traditions sont multiples :
- elles s’intéressent à tous les métiers et toutes les professions, non plus exclusivement au
milieu ouvrier comme les études de G. Friedmann ;
- elles reposent sur une démarche empirique affirmée par étude par entretien ou
observation ;
- elles mettent l’accent sur les pratiques réelles et concrètes en situation de travail et les
propriétés des travailleurs (vision dynamique du travail).
Ex : Bourdieu montre qu’il existe un clivage intergénérationnel dans la conception et la
réalisation du travail.
Les deux traditions ont pour objet l’étude de la perception du travail par les travailleurs eux même
et le rythme de travail.
Le rythme de travail est un enjeu important pour ces enquêtes, il permet d’étudier : a) l’autonomie
des travailleurs au travail (question de l’aliénation), b) l’articulation de la vie professionnelle et de la vie
hors travail (charge familiale etc.), c) la mise en forme juridique de l’activité de travail (lois,
prescriptions), d) la question du lien entre rémunération et rythme de travail (rémunération à la tâche ou
au temps, freinage ou intensification), e) la santé au travail.
Partie 1 : la perception du travail par les travailleurs
Chapitre 1 : L’approche interactionniste du travail et des travailleurs
Cette approche insiste sur le rôle des travailleurs dans la définition du travail, le fait que les
travailleurs essayent de modifier le contenu ou l’exercice de leur travail afin d’en tirer une satisfaction
supplémentaire.
L’Ecole de Chicago est le lieu de générations de sociologues, mais surtout celui du point de départ
de l’interactionnisme. C’est une constellation formés au département de sociologie de l’Université de
Chicago, qui donnèrent dans les années 1920 et 1930 une impulsion décisive à la sociologie empirique de
facture ethnographique tout en jetant les bases de la sociologie urbaine.
La première École de Chicago
La Première Ecole s’est attachée à une problématique socio-urbaine. La dominante est l’enquête
de terrain basée sur l’observation directe. De fait, les chercheurs de Chicago des années 1920 ont
largement contribué à mettre au point les techniques d’enquête qualitative de la sociologie contemporaine
(entretien, biographie, observation participative). Robert Park développe une problématique de
« l’écologie humaine » en milieu urbain. Dans cette direction est affirmée l’existence d’un mode de vie
spécifiquement urbain marqué par le relâchement des liens communautaires traditionnels,
l’individualisation, le brassage social, la fréquence des comportements déviants.
La première école s'attache à étudier les relations interethniques et la délinquance dans les
grandes villes aux États-Unis. Celles-ci apparaissent alors comme une sorte de laboratoire social qui
permet d'étudier les nombreuses transformations des milieux urbains. Chicago accueille de nombreux
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immigrants de l'étranger ainsi que du sud des États-Unis. Les représentants de cette première école sont
notamment William I. Thomas et Robert E. Park.
La deuxième (et troisième) École de Chicago
Après les années 1940, arrive une deuxième génération de chercheurs. Ils se consacrent plus à
l'étude des institutions et des milieux professionnels. Bien que ces sociologues aient utilisé de
nombreuses méthodes quantitatives et qualitatives, historiques et biographiques, ils sont reconnus pour
avoir introduit, en sociologie, une nouvelle méthode d'investigation, largement inspirée des méthodes
ethnologiques, qu'est l'observation participante. Celle-ci leur permet de comprendre le sens que les
acteurs sociaux donnent aux situations qu'ils vivent. Les principaux représentant de cette seconde école
sont notamment Erving Goffman, Howard Becker, Anselm Strauss et Freidson. Everett Hughes apparaît
comme un maillon intermédiaire entre ces deux écoles.
Quand on fait référence à l’Ecole de Chicago, on pense tout de suite à son innovation
méthodologique qui s’approche le plus de la sociologie qualitative : l’observation participante. Il n’est pas
étonnant qu’on retrouve chez les sociologues de Chicago la posture méthodologique d’obédience
interactionniste qui prend en effet toujours appui sur diverses formes d’observation participante. Patricia
et Peter Adler distinguent 3 grandes catégories de positions de recherche sur le terrain :
rôle « périphérique » : le chercheur est en contact étroit et prolongé avec les membres
du groupe mais ne participe pas (soit en raison de croyances épistémologiques, soit parce
que moralement il s’interdit de participer aux actions délinquantes, ou parce que ses
propres caractéristiques démographiques ou socioculturelles l’en empêchent).
rôle « actif » : le chercheur prend un rôle plus central dans l’activité étudiée.
Participation active, prend des responsabilités, se conduit avec les membres du groupe
comme un collègue.
rôle de membre complètement « immergé » : le chercheur a le même statut, partage les
mêmes vues et les mêmes sentiments, poursuit les mêmes buts. Fait l’expérience des
émotions…
Il est abusif d’employer le terme d’observation participante pour le simple fait d’aller sur le
terrain. Park (Première Ecole) insistait pour que le scientifique observe mais ne participe pas, il
recommandait une attitude détachée. Position qui peut paraître surprenante si on considère que l’Ecole de
Chicago a été le modèle théorique et méthodologique de l’observation participante. Park réagissait ainsi
en réaction au courant dominant précédant dans la sociologie naissante d’alors : l’enquête sociale. Selon
Park, il fallait que la sociologie se professionnalise. L’Ecole de Chicago est en fait le berceau d’une
variété d’approches empiriques, en particulier dans la sociologie urbaine pratique.
Dans chaque étude, plusieurs méthodes sont employées. Entretiens non structurés et récits de vie
dominent mais on trouve aussi des observations, des documents personnels, données recueillies, plans,
cartes de ville, données recensement, documents historiques, rapports municipaux, travail social, contacts
informels avec des journalistes, des avocats, des infirmières...
Il faut attendre pratiquement la fin des années 1950 pour voir apparaître, à l’instar de la sociologie
quantitative qui a très vite produit des réflexions méthodologiques sophistiquées, des débats sur les
méthodologies de type qualitatif en usage dans la sociologie. La suprématie de l’Ecole de Chicago prit fin
avec la rébellion de 1935 au sein de la Société américaine de Sociologie il y eut une utilisation
grandissante des techniques de recherche quantitative. Ces techniques de quantification étaient déjà
présentes à Chicago.
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L’interactionnisme symbolique
C’est une mouvance sociologique américaine dont les représentants (Becker, Goffman, )
partagent l’idée que la réalité sociale ne s’impose pas telle quelle aux individus ou aux groupes, mais
qu’elle est en permanence modelée et reconstruite par eux à travers les processus d’interaction. En cela,
ils s’opposent aux méthodes quantitativiste et privilégient les méthodes monographiques fondées sur
l’observation directe, voire participante. Ils sont les héritiers directs ou indirects de l’Ecole de Chicago en
reprenant à leur compte le style d’enquête et l’attention portée aux minorités et aux déviants.
L’interaction est définie par la façon dont « les individus cherchent à ajuster mutuellement leurs
lignes d’actions sur les actions des autres perçus ou attendues » (Becker). Elle concerne aussi bien les
rencontres de face à face (Goffman) que les relations internes aux institutions ou les actions collectives :
la conformité aux normes acquises ou prescrites est relative, les individus s’écartent plus souvent qu’ils
n’est dit des rôles assignés par les institutions, et c’est particulièrement le cas au travail.
Caractéristiques de l’interactionnisme :
- l’importance du travail de terrain, de l’enquête ethnographique est une tradition. Le
soucis de l’investigation de terrain est marqué par les méthodes d’observation, à l’instar
des méthodes quantitativistes. Ces enquêtes rendent par de la dimension subjective des
faits sociaux : ce que pensent les individus, comment les individus donne un sens à ce
qu’ils vivent, comment les individus orientent leur action etc. Ces réactions varient et sont
à apprécier selon les contextes, et les acteurs en présence. Il ne peut y avoir alors de
compréhension des sujets de l’enquête si on ne comprend pas le contexte dans lequel ils
évoluent.
- la situation d’interaction est au cœur de l’analyse. Selon Goffman, il s’agit d’une
situation de face à face, une situation les individus sont en situation de coprésence
physique, en contact immédiat et vont ajuster leur comportement (rôle) en fonction des
réactions des autres (garder la fac, interaction dépendante). Mais l’interaction n’est pas
exclusivement focalisée, l’interdépendance est le fait d’agir en fonction des autres même
s’ils ne sont plus physiquement. Cela élargit d’autant le champ d’investigation. C’est un
concept décisif : a) le niveau d’observation d’enquête est l’observation des interactions, b)
le niveau d’analyse est l’explication (tel action car tel acteurs en présence).
Définitions utiles :
Socialisation : ensemble des mécanismes par lesquelles les individus font l’apprentissage des rapports
sociaux entre les hommes, et assimilent les normes, les valeurs et les croyances d’une société ou d’une
collectivité.
Observation participante : elle consiste pour un enquêteur à s’impliquer dans le groupe qu’il étudie
pour comprendre sa vie de " l’intérieur".
Darwinisme sociale : pour Darwin, la domination des élites est le principe de la sélection naturelle qu’il
applique à la nature des rapports sociaux. Repris par Spencer, le darwinisme social permet de crire le
comportement des individus en société
Fonctionnalisme : ensemble des courants anthropologiques et sociologiques qui considèrent le système
social comme une totalité unifiée dont tous les éléments (division du travail, institutions, idéologies) sont
nécessaires à son bon fonctionnement. Ces courants insistent sur l’intégration et tiennent pour secondaire
les conflits et les dysfonctionnements.
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Ethnométhodologie : démarche sociologique développée aux Etats-Unis à partir dès années 60, proche
de l’interactionnisme symbolique, centrant son intêret sur le savoir et les capacités de chacun des
membres de la société.
Ecologie urbaine : comme dans le milieu naturel, l’individu s’adapte àla ville qu’il modifie à son tour.
Cette communauté humaine se caractérise par des équilibres et des déséquilibres entre groupes en
concurrence. Les sociologues tentent d’expliquer ainsi la perpétuelle recomposition à laquelle est soumise
la ville de Chicago.
Désorganisation : déclin de l’influence des valeurs collectives sur l’individu ; conséquence de
changements rapides dans l’environnement économique et social.Selon Thomas, la désorganisation est
aggravée par les migrations.
I. La sociologie des métiers d’Everett Hughes (1897-1983)
Hughes a travaillé dans les années 40 et 50 à Chicago. A l’époque une autre sociologie est
développée : la sociologie industrielle qui correspond aux travaux d’Elton Mayo (école des relations
humaines). Cette sociologie s’intéresse au travail ouvrier : des sociologues sont appelés par les dirigeants
d’entreprise pour résoudre les problèmes (productivité, relationnel). Ces sociologues ont alors une
démarche d’experts, et produisent des conseils directement applicables dans l’organisation productive. La
sociologie industrielle est donc une sociologie appliquée et ouvriériste.
Ce n’est pas le cas de la sociologie inspirée de Hughes. Il finit des objectifs bien différents : a)
s’abstenir des conseils et comprendre le travail et ses enjeux (neutralité du sociologue) ; b) il faut
s’intéresser aux « métiers invisibles », donc à toutes les activités de travail ; c) il faut développer la
volonté de généraliser, d’établir et de dégager des analyses transversales, c'est-à-dire indifférentes au
contexte.
A. Deux principes méthodologiques
La diversité des cas
Il faut, dans l’analyse sociologique, s’appuyer sur une grande diversité de cas afin de faire des
comparaisons et de dégager les problèmes fondamentaux du travail. Même si l’enquête se situe dans
un milieu précis, pour comprendre, il faut comparer le milieu d’enquête avec d’autre cas, c’est à cette
condition que le sociologue pourra mettre à jour des processus communs qui dépassent les différents
contextes ou métiers.
Il ne faut pas alors hésiter à comparer les métiers prestigieux et les métiers dévalorisés, les
problèmes fondamentaux du travail se retrouvent quelque soit le prestige de la profession.
Ex : un des problèmes fondamentaux du travail est le contrôle par les travailleurs des
clients/consommateurs/usagers.
Dans beaucoup de métiers, les professionnels veloppent des stratégies pour maintenir à
distance les clients/consommateurs/usagers. Le médecin impose une disponibilirelative :
il n’est pas disponible à tout moment , il se protège des appels téléphoniques intempestifs.
Le gardien d’immeuble en fait de même : il s’efforce de faire respecter par les locataires
ses horaires de travail, de même que la nourrice.
L’usage d’une connaissance intime des clients/consommateurs/usagers est aussi un
problème fondamental du travail. Beaucoup de professionnels sont amenés de par leur
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travail à recueillir des informations privés et intimes sur les personnes qu’ils rencontrent.
La question est alors de savoir que faire de ses connaissances, et la règle du secret
professionnel est souvent développée, soit explicitement (médecins…), soit implicitement
(assistante sociale…).
Privilégier les métiers modestes
Dans un second temps, il faut privilégier les tiers modestes pour mettre à distance ce qu’on
appelle « les rhétoriques professionnelles ». Une autre sociologie consistait à étudier exclusivement les
professions organisées (ordre des médecins, avocat du barreau etc.) et reconnues ayant un droit d’entrée
élevé (diplômes…). Ce sont donc des métiers privilégier et prestigieux que cette sociologie étudiait.
Hughes s’oppose à cette vision de la sociologie et préfère en prendre le contre-pied : il faut
s’intéresser aux métiers situés en bas de l’échelle du prestige, car ils sont plus instructifs. Il part pour cela
du constat qu’un des problèmes du travail est la valorisation des activités prestigieuses et la mise sous
silence des tâches les moins intéressantes ou valorisantes. Spontanément, les travailleurs mettent en avant
les plus positifs et significatifs de leur métier.
Ex : les enseignants auront tendance à mettre en avant la transmission des savoirs, mais à
occulter le côté administratif de leur travail. Les concierges s’attarderont volontiers sur le
caractère indispensable de leur travail (réparations, services), mais moins sur les
désagréments de celui-ci (gestion des ordures…).
Les travailleurs ne mentent pas volontairement, mais font un tri de ce qui donne une image
positive d’eux même dans leur activité de travail. Cette tendance fait que le sociologue n’obtient qu’une
vision partielle du travail, de la diversité des tâches qu’il implique et de la difficulté du métier. Cela est
d’autant plus vrai quand il s’agit de professions organisées dans la mesure elles ont développés une
rhétorique structurée, un discours officiel : les médecins sont garant de la vie, les avocats du respect des
droits etc.
Pour effacer cette façade, il faut donc s’intéresser aux métiers les plus modestes, seuls ces
travailleurs vont parler plus vite et plus facilement de ce qui est difficile ou dévalorisant dans leur travail.
Ces métiers n’ayant pas développés des rhétoriques avantageuses, ils se livrent mieux à l’étude du
sociologue, qui a alors accès à la totalité de leur travail. Ces métiers modestes sont essentiels dans la
perception des problèmes fondamentaux du travail.
B. « Le drame social du travail »
Cette expression relève de 2 idées fondamentales :
1/ Il faut entendre le mot « drame » dans son sens théâtrale, il s’agit ici d’étudier le travail comme
une scène de théâtre. Le système d’interaction est le drame social du travail. Les acteurs ont un rôle
préétablit, se donnent la réplique et réagissent en fonction des autres. Il faut, pour Hughes, commencer
par représenter l’ensemble des acteurs impliqués pour analyser et comprendre l’activité de travail (ceux
sur la scène comme dans les coulisses). Il faut mettre en relief toutes les interdépendances.
Idée du système d’interaction : le travail est le produit des relations entre les divers individus ou
groupes dont les actions sont des réponses aux actions des autres.
Ex : les institutrices sont directement en interaction avec les élèves et les parents, ce n’est
pas pour autant qu’il n’existe pas d’autres acteurs : inspecteurs, agents de services, etc.
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