issus du grec ancien oïkos signifiant maison, mais avec une nuance sensible. Historiquement, l’éco-
nomie évoque le « sage et légitime gouvernement de la maison, pour le bien commun de toute la
famille » (Rousseau). L’oïkosde l’économie renvoie à l’habitat, au foyer, au domestique, alors que
celui de l’écologie renvoie au milieu, à l’ensemble, au biotope.
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Économie et écologie entretiennent un rapport de hiérarchie enchevêtrée. La première se construit
au sein de la seconde, du particulier au général. Économie et écologie sont, comme des matrioch-
kas, des sphères qui se superposent. Lorsque la sphère inférieure (l’économie) sort du foyer, mono-
polise l’espace public et dépasse la sphère qui la contient (l’écologie), s’ensuit inévitablement une
rupture catastrophique.
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On sait qu’en Grèce antique, polis, la cité, s’opposait à oïkos. Il s’agissait de la division entre le do-
maine public (la politique, l’art du gouvernement) et le domaine privé (l’économie, l’administration
du foyer). Le domaine public ne connaissait que des égaux, c’était l’espace de liberté. Le domaine
privé contenait la sphère des inégalités, il était placé sous la responsabilité du chef de famille, le
maître antique. Mais « dans nos conceptions, écrit Arendt, la frontière s’efface parce que nous ima-
ginons les peuples, les collectivités politiques comme des familles dont les affaires quotidiennes re-
lèvent de la sollicitude d’une gigantesque administration ménagère » [7]. Au commencement de
l’époque moderne, l’économie, qui aurait dû rester dans le foyer domestique, en sort et s’empare de
l’espace public. La sphère privée s’élève, les limites domestiques éclatent et, à la suite de l’empire
romain, c’est l’Église qui a maintenu l’unité. L’ascension moyenâgeuse du séculier au religieux est
transposable à celle, antique, du privé au public. Mais la sphère séculière féodale a absorbé toutes
les activités humaines du domaine public dans le « privé », et le processus a continué jusqu’à son
assimilation complète et au triomphe de l’économie. C’est ici que commence ce qu’aujourd’hui
nous appelons l’économiscisme.
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Pour Arendt, le politique connaît le même dévoiement avec la compassion, cette identification du
riche au pauvre, cette passion de le sauver qui conduit à parler en son nom, au nom de tous et non à
tous, et qui mène au système totalitaire à partir de Robespierre. Il est à noter que le totalitarisme est
bien une pathologie de la modernité car sans les principes de la science appliqués à la politique (la
convertibilité du vrai et du faire selon Vico), ce régime est inconcevable.
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L’histoire est le passage du laïc au religieux, puis au rationnel. La modernité a divisé la rationalité
entre sa branche instrumentale et sa branche axiologique, les moyens et les valeurs. Cette séparation
était indispensable pour permettre à la science de « dire » la vérité. Le désenchantement du monde
est un mouvement de désacralisation, de « démagification » et un processus d’autonomisation de la
rationalité instrumentale. C’est le passage du monde enchanté des mythes et des Dieux au monde
mécanique puis cybernétique des machines. Mais c’est parce que le monde se désenchante que le
vice de l’égoïsme individuel se libère et permet le déploiement de l’économie ; ce n’est pas la ratio-
nalisation du monde qui le désenchante.
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Aujourd’hui, la gauche et la droite considèrent toutes deux l’économie comme la solution. Mais la
gauche dénonce traditionnellement la violence de l’économie, la droite insiste sur ses bienfaits. En-
gels décrit dans l’Anti-Dühring les liens inséparables entre l’économie, qui opprime et exploite, et
l’esclavage. À l’opposé, pour Montesquieu, « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix ».
En réalité, ces deux traditions qui ont constitué deux pôles distincts, ne s’opposent pas, elles se
complètent.
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