Livre IV des Politiques d`Aristote

publicité
Aristote
Com m entaire du livre IV des Politiques
Laurent Cournarie 1
Philopsis : Revue numérique
http://www.philopsis.fr
Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute
reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande
d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer
librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance.
Plan
Chapitre 1 : La question fondamentale : qu’est-ce qu’un citoyen ?
§1 Question initiale : qu’est-ce que la cité ?
§ 2-3 Le détour par une question préalable
§ 4-6 La définition aristotélicienne du citoyen
§ 7 Résumé-conclusion
Chapitre 2 : Examen de la définition ordinaire du citoyen par la
naissance
§ 1 L’aporie du critère de la naissance
§ 2 La citoyenneté acquise à la suite d’un changement de constitution
Chapitre 3 : Définition de la cité
§1 Le lien avec la difficulté première
§ 2-3 : Le problème de l’identité de la cité
Chapitre 4 : La vertu politique : vertu du citoyen et vertu de l’homme
de bien
§ 1 Transition : une question décisive
§ 2-5 Vertu (excellence) du citoyen et vertu (excellence) de l’homme
de bien
§ 6-7 Vertu du commandement et vertu de l’obéissance
1
Cours professé par l’auteur en khâgne en 2012
www.philopsis.fr
§ 8 Résumé-conclusion
Chapitre 5 : L’artisan doit-il être un citoyen ?
§ 1 Le statut de l’artisan dans la cité
L’artisan n’est pas citoyen dans la cité excellente et ne peut pas l’être
Le statut des artisans varie selon les constitutions
§ 2 Résumé et conclusion (du chapitre 4)
Chapitre 6 : Le pouvoir selon les différentes constitutions
§ 1 Transition : Retour vers la question principale
§ 2 Définitions de la constitution et du gouvernement
§ 3-5 Rappel de deux thèses du livre I sur la fin de la cité et sur les
différentes formes de pouvoir
§ 6 La distinction de deux genres de constitution
Chapitre 7 : La distinction des régimes
§ 1 La classification des régimes déduite à partir des principes
§ 2-3 Lexique de la typologie des régimes droits et déviants
Chapitre 8 : Véritable nature de l’oligarchie et de la démocratie
La difficulté principale : peut-on distinguer par le seul critère du
nombre oligarchie et démocratie ?
Difficulté supplémentaire : la typologie des régimes n’admet pas ces
régimes hypothétiques
Le nombre des gouvernants est un accident de la réalité sociale
Chapitre 9 : La justice distributive et la cité : le juste oligarchique et le
juste démocratique
§ 1 Les conceptions du juste selon l’oligarchie et la démocratie
§ 2-4 La définition de la vraie cité à partir de sa fin contre les fausses
conceptions de la cité (§ 2 : les contrefaçons de la cité ; § 3-4 : la cité
soucieuse d’une bonne législation <eunomie> veille à la vertu des citoyens ;
le dernier aliéna constitue un paragraphe de conclusion.
Chapitre 10 : A qui le pouvoir souverain doit-il revenir ?
Chapitre 11 : La souveraineté populaire : ses avantages
§ 1-5 Les droits de la multitude à gouverner comportent des
difficultés : réponse à deux objections : supériorité de la masse sur les
individus ; les deux objections du « technocrate » et de l’aristocrate
§ 6 La souveraineté de la loi
Chapitre 12 : La répartition des magistratures
§ 1 Rappel des principes sur le juste et l’égalité
§ 2-4 (1283a9) Ne pas distribuer les magistratures selon une
supériorité quelconque
§ 4 (1283a9) Les qualités nécessaires à l’existence et à
l’administration d’une cité
© Philopsis – Laurent Cournarie
2
www.philopsis.fr
Chapitre 13 : Prétentions des partis au pouvoir : le problème de
l’ostracisme
§ 1 Les justes prétentions des cinq candidats au pouvoir
§ 2-6 Quel prétendant retenir ? (§ 2 Question de fait/ question de
droit ; § 4-6 Le cas général du peuple, le cas particulier de l’individu unique
§ 7-8 Sur l’ostracisme (§ 7 L’invention démocratique de l’ostracisme ;
§ 8 Le problème de l’ostracisme se pose pour toutes les constitutions)
Chapitre 14 : La royauté et ses différentes formes
Chapitre 15 : Avantages et inconvénients de la royauté
§ 1 Réduction des royautés à deux formes et finalement à la royauté
absolue
§ 2-4 La question principale : avantage et désavantage d’être gouverné
par le roi ou la loi
§ 5 Antiquité de la royauté : origine de la royauté et histoire des
régimes
Chapitre 16 : Sur la monarchie absolue
§ 1 De la monarchie selon la loi à la monarchie absolue qui avait été
présentée comme l’objet du traité sur la royauté
§ 2 Arguments des détracteurs de la monarchie
§ 3 La loi est toujours préférable
§ 4 Fausseté de l’analogie avec les arts
§§ 5-6 L’aristocratie dans la monarchie
© Philopsis – Laurent Cournarie
3
www.philopsis.fr
Introduction
1/ Lire Les Politiques
On a longtemps parlé de la Politique d’Aristote. Les éditions récentes
rétablissent le titre ancien, Les politiques, ce qui peut s’autoriser de deux
raisons principales. La première c’est que c’est ainsi qu’Aristote cite son
propre texte (et qu’il cite souvent ses propres œuvres). Mais surtout comme
dit Pellegrin dans son introduction de l’édition GF, « le pluriel rend mieux la
réalité d’un “traité” irréductiblement divers » (p. 5). De fait, on peut légitimement
se demander si Les politiques forment un traité sur la politique ou une série
de traités plus ou moins indépendants, si ce “traité” est celui d’Aristote ou
plutôt davantage celui d’un éditeur ou des éditeurs d’Aristote. Dès lors
s’impose immédiatement la question de savoir comment lire Les politiques.
Tout lecteur se voit ainsi confronté à deux ordres principaux de difficultés :
- difficultés de construction : a/ au lieu d’un traité divisé en livres, une
succession ou une juxtaposition de livres traitant d’objets différents, souvent
mal reliés entre eux ou par des transitions manifestement rajoutées après
coup ; b/ parfois c’est l’absence de liaison qui est déroutante (par exemple
entre la fin du livre II et le début du livre III ; c/ à l’intérieur des livres,
l’articulation des parties paraît artificielle : Pellegrin cite encore notre livre
III. Le traité sur la royauté des chapitre 14-17 est amené à la suite d’une
sorte d’association libre : « Il est sans doute bon, après les analyses développées
plus haut, de passer à l’examen de la royauté » (p. 256) ; d/ des redites multiples.
- difficultés d’interprétation tant il rencontre : a/ une harmonisation
déficiente des textes (plusieurs listes des formes de démocratie et
d’oligarchie au livre IV) ; b/ voire des contradictions : au chapitre 4 du livre
III Aristote s’efforce de montrer que la vertu du citoyen et la vertu de
l’homme de bien sont différentes, ce qui ne l’empêche pas au chapitre 18 de
prétendre avoir établi qu’elles sont les mêmes ; c/ des annonces de
développement sans suite, des changements de plan ; d/ des ambiguïtés qui
ne sont pas des « accidents éditoriaux » comme par exemple au début du
livre III : Aristote écrit : « Pour celui qui mène une investigation peri politeias ».
Politeias peut être à l’accusatif pluriel ou au génitif. Dans le premier cas, le
livre III est consacré à l’étude des constitutions, leur nature, leurs propriétés ;
et dans ce cas, les chapitre 1-5 sont comme un détour par rapport à l’objet du
traité qui ne commence d’être abordé qu’au chapitre 6 (= le vrai livre III), et
il y a une liaison forte entre le livre III et le livre IV où la question de la
pluralité des constitutions est centrale. Dans le second cas, le livre III est
centré sur le concept de politiea et alors les 5 premiers chapitres font entrer
dans le vif du sujet, mais c’est le problème de la diversité des constitutions
qui tend à passer pour un problème annexe du livre III et les liens de celui-ci
avec le livre IV sont évidemment beaucoup plus lâches.
Ces facteurs de diversité ont conduit plusieurs générations de
commentateurs à douter de l’ordre des livres qui serait le résultat du souci
des éditeurs d’introduire autant que possible une forme de cohérence entre
des textes largement autonomes. Aussi, du fait que Les Politiques
appartiennent aux traités dits « acroamatiques » (acroasis, le fait d’écouter et
la conférence que l’on écoute), on a pensé qu’il s’agissait de notes de cours
des étudiants d’Aristote. Dans tous les cas, l’état du texte est instable,
© Philopsis – Laurent Cournarie
4
www.philopsis.fr
lacunaire, augmenté et complété d’additions qui ne sont pas d’Aristote luimême. Il serait donc insensé de lire Les Politiques comme un traité composé
et construit selon un plan initial ou de les lire comme un ensemble de traités
sans rapports entre eux. Pellegrin penche plutôt pour un ouvrage in statu
nascendi, un ensemble de textes qui aurait pu être un « ouvrage au plein sens
du terme » (p. 67).
Or pour résoudre les difficultés d’interprétation, les commentateurs
ont été tentés de réorganiser l’ordre traditionnellement reçu des livres et
même de certains passages en faisant l’hypothèse d’une évolution de la
pensée aristotélicienne. Cette lecture chronologique a été en particulier
développée par Werner Jæger sur Aristote en 1923. Aristote ayant d’abord
été platonicien et peut-être un platonicien plus orthodoxe qu’on a voulu le
croire, tous les textes qui présentent des thèses idéalistes sont des textes
antérieurs et tous les textes plus réalistes sont des textes postérieurs qui
expriment la maturité de la pensée d’Aristote (cf. la fresque de Raphaël où
Aristote point son doigt vers le sol). A partir de cette « grille de lecture », on a
prétendu que les livres VII et VIII devaient être insérés à la suite du livre III
parce que ce sont des livres plus idéalistes ou platonisants (relevant de
l’Urpolitik), tandis que les livres IV à VI seraient, avec le livre I, des livres
plus récents. Mais un autre chronologisme a proposé un ordre tout différent :
Von Arnim entre autres pensait que les trois 1er livres sont les plus anciens et
les 7-8 les plus récents.
Pour Pellegrin, cette réorganisation ne peut pas vraiment s’appuyer sur
des critères matériels (par des références à des événements datés) ou sur des
critères stylistiques (comme pour les dialogues de Platon, sous l’impulsion
de Lewis Campbell dès 1867) mais seulement sur des critères doctrinaux qui
reposent finalement sur une sorte de préjugé : c’est parce qu’on juge
vraisemblable qu’Aristote s’est éloigné du platonisme que les textes réalistes
passent pour plus récents. Mais on voit facilement que le procédé est
circulaire : un ordre des textes décide de la chronologie qui fonde cet ordre.
Il faut en faire son parti : le texte des Politiques est composite,
incertain dans sa progression, fait de multiples méandres. Il faut donc le lire
tel qu’il se présente, avec « un certain esprit d’aventure » (p. 68).
2/ La politique des Politiques
Comment Les Politiques traitent-elles (de) la politique ? Il est ici
nécessaire de faire quelques précisions pour mieux comprendre l’originalité
de la pensée aristotélicienne sur la politique2.
/1/ La politique désigne à la fois une pratique ou un domaine : les
affaires humaines dans le cadre de la cité ou le domaine propre aux choses
de la cité (la politique donc n’apparaît qu’avec cette forme nouvelle de vie
sociale, inventée par les Grecs vers le VIIIè siècle). La politique désigne une
manière libre de vivre ensemble : la cité est le cadre de cette vie libre (ou
politique). Tout simplement, la cité désigne les affaires de la cité (polis). Par
là, il faut entendre : a) la ville par opposition à la campagne, b) la civilisation
par opposition à la barbarie, c) une entité communautaire autonome pour
quelques milliers d’habitants qui reconnaissent en celle-ci leur patrie (au Vè
2
Cf. Francis Wolff, Aristote et la politique, PUF, 1991.
© Philopsis – Laurent Cournarie
5
www.philopsis.fr
siècle le sentiment d’appartenance « politique » l’emporte sur l’enracinement
dans l’hellénisme, par la culture et la langue), d) un territoire qui excède les
limites de la ville, d) une organisation par un régime (politeia) spécifique.
Ainsi la politique possède un sens à la fois plus restreint et plus large pour un
Grec que pour un Moderne : plus restreint parce qu’elle concerne
uniquement le champ des affaires de la cité ; mais plus large ou plus général,
parce que la politique recouvre toute la sphère de la vie publique, c’est-à-dire
notamment des dimensions ou des activités qui pour nous relèvent davantage
de la sphère privée (morale, religion, éducation). Est politique ce qui est
relatif à un monde commun et qui ne peut être le privilège de personne.
Mais la politique désigne cette pratique d’une vie libre en commun
devenue consciente d’elle-même, c’est-à-dire l’analyse systématique de la
polis elle-même qui en est le lieu. La politique c’est comme dit F. Wolff « la
libre pensée d’une vie libre » (op.cit., p. 5). La politique c’est à la fois la chose et
son étude – et tout se passe comme si, tant que la pratique de la politique
n’est pas interrogée pour elle-même, c’est-à-dire tant que les hommes n’ont
pas conscience que la politique est un domaine propre et qui dépend d’eux
(mais un pouvoir qu’ils subissent), ils ne faisaient pas encore de politique. Il
y a donc bien comme une réciprocité entre la cité et la pensée politique : la
cité rend possible la politique, mais la politique réalise au plan du discours
l’autonomie pratique de la vie de la cité. C’est pourquoi la vie politique revêt
pour un Grec la plus haute valeur : elle contient en elle toutes les excellences
– excellence de la délibération dans les assemblées, excellence morale de
l’homme politique, excellence du pouvoir de l’individu sur ses pairs. La
civilisation du prestige (action héroïque) se réalise dans l’humanité politique
(réalisation de l’humanité par la citoyenneté).
/2/ Par là même, la politique (comme discours sur la cité) adopte
nécessairement un style à la fois descriptif et normatif. Penser la manière
dont vivent les hommes, c’est penser qu’ils pourraient y vivre autrement : si
la politique dépend des hommes, on peut concevoir des cités meilleures que
d’autres, voire une constitution parfaite. La pensée politique a ainsi
finalement trois objets : penser ce qu’est la vie politique, ce qu’elle pourrait
être, ce qu’elle devrait être.
/3/ Mais les deux sens de la politique, s’ils sont solidaires, ne sont pas
concomitants. Ainsi l’apogée de la polis (Vè siècle) ne coïncide pas avec
celle de la philosophie (IVè siècle). La philosophie politique est la
conscience thématisante d’une forme entrée déjà dans son crépuscule (cf. les
remarques hégéliennes sur la République de Platon par exemple au début des
Principes de la philosophie du droit). Et chez Platon, on assiste même à un
divorce entre la philosophie (exigence du vrai, de l’essence) et la
politique (pratique du mensonge et jeu des apparences) : la condamnation à
mort de Socrate par la cité consomme ce divorce. Mais paradoxalement, la
réhabilitation de la philosophie (de son maître) passe à la fois par une
réduction de la philosophie à la politique (toute la philosophie est politique
de part en part (la métaphysique, la théorie de la connaissance est
indissociable de la théorie de la cité) et une réduction de la politique à la
philosophie (la cité digne de ce nom est la cité idéale gouvernée par les
philosophes selon l’idée de justice, rejeton de l’idée du Bien). Autrement dit,
parce que la philosophie est politique et la politique philosophique, il n’y a
pas à proprement parler de philosophie politique chez Platon. Le domaine
© Philopsis – Laurent Cournarie
6
www.philopsis.fr
propre des affaires humaines de la cité disparaît comme champ autonome
pensable dans sa réalité et ses vicissitudes historiques.
/4/ Or ce sont Les politiques qui inaugurent vraiment la philosophie
politique – même si c’est une « philosophie politique mort-née » étant donnée
l’éclipse de quinze siècles qui suivra la mort de son auteur3. La philosophie
politique prend pour objet l’autonomie de la politique (de la vie de la cité
telle qu’elle est pratiquée et telle qu’elle se pense et a été pensée par les
législateurs et les théoriciens). Ainsi Aristote ne subordonne pas la pratique
politique à la science philosophique. Tout au contraire, il rapporte la
politique à ce qui échappe à la rationalité scientifique : la prudence et
l’expérience. La prudence est la sagesse pratique adaptée à la contingence du
monde (sublunaire) où l’homme doit vivre et agir. Or la cité réelle appartient
à ce monde de la contingence, et c’est cette vie au sein de l’espace de la cité,
frappée de contingence, autonome (irréductible à la sphère du nécessaire)
que la philosophie peut étudier pour elle-même en se faisant donc
philosophie politique. Aristote emploie au moins une fois l’expression de
« philosophie politique », en III, 1282b23. Autrement dit, la cité constitue, au
sein du monde sublunaire un champ autonome des actions humaines qui
mérite d’être étudié. Aristote parle ainsi à la toute fin du dernier chapitre
(10) du dernier livre (X) de l’Ethique à Nicomaque (censé faire la transition
avec Les politiques4) d’une « philosophie des choses humaines » (ta anthrôpeia
Cf. Pellegrin, introduction, p. 18 qui rappelle que sa résurrection au XIIIè
est équivoque, au service du combat contre l’augustinisme et plus tard dans la
querelle de la papauté et de l’Empire. Ainsi pendant toute la période hellénistique le
texte semble connu et même bien connu (cf. Cicéron) mais volontairement ignoré.
On ajoutera qu’on ne laisse pas d’être étonné que la philosophie politique fasse de la
cité l’horizon accompli de l’association humaine au moment même où la cité décline
et que ce soit non pas un Athénien de souche mais un envoyé du roi de Macédoine,
lui-même destructeur de la cité, qui en soit le penseur le plus avisé.
4 La suite du passage esquisse le plan des Politiques, à l’exception du livre I
passé sous silence. « Ainsi donc, en premier lieu, si quelque indication intéressante a
été fournie par les penseurs qui nous ont précédé, nous nous efforcerons de la
reprendre à notre tour ; ensuite, à la lumière des constitutions que nous avons
rassemblées, nous considérerons à quelles sortes de causes sont dues la conservation
ou la ruine des formes particulières de constitutions, et pour quelles raisons certaines
cités sont bien gouvernées et d’autres tout le contraire. Après avoir étudié ces
différents points, nous pourrons peut-être, dans une vue d’ensemble, mieux
discerner quelle est la meilleure des constitutions, quel rang préserver à chaque type,
et de quelles lois et de quelles coutumes chacun doit faire usage. Commençons donc
notre exposé ».
Ce paragraphe, qui expose un programme de recherches sur les constitutions
(dans un ouvrage perdu, intitulé Politeiai, servant de base documentaire, Aristote
avait réuni les constitutions de 158 Etats : ne nous est parvenu que La constitution
d’Athènes) peut se lire comme une transition vers les cours de Politique, dont le
contenu des livres (II, III-VI, VII-VIII), serait même esquissé. Il est introduit par une
expression insolite dans l’avant-dernier §, qui est un hapax chez Aristote : è peri ta
anthrôpeia philosophia teleiôthè. L'ensemble de la phrase s'inscrit dans la continuité
des remarques sur l'usage des recueils de constitutions. Aristote entend participer au
«perfectionnement de cette faculté critique » dont il a fait la « condition préalable »
à leur utilisation (Bodëus, p. 147). Cet avant-dernier paragraphe souligne la
négligence de tous les prédécesseurs sur le problème de la législation - Aristote feint
d'ignorer les œuvres majeures de son maître Platon, ce qui a pu faire croire à
3
© Philopsis – Laurent Cournarie
7
www.philopsis.fr
philosophia) – par opposition à la science ou à la philosophie des choses
divines (Parties des animaux, I, 5, 645e4) : « Nos devanciers ayant laissé
inexploré ce qui concerne la science de la législation, il est sans doute préférable que
nous procédions à cet examen, et en étudiant le problème de la constitution en
général, de façon à parachever dans la mesure du possible notre philosophie des
choses humaines ».
l'inauthenticité du passage (notamment à cause de l’absence, dans cette transition, de
toute référence au livre I de la Politique, et inversement, de toute référence, au début
de la Politique, d’une continuité avec l’Ethique à Nicomaque. Cf. Rodier,
Delagrave, p. 149-150) – et précise que les études sur la constitution doit venir
compléter « la philosophie des choses humaines », et clore ainsi la première partie
de la philosophie pratique.
Il faut évidemment lier les deux plans. Nous suivons ici l'interprétation de
Bodeüs qui ne se contente pas, comme le font d'habitude les commentateurs, de faire
le parallèle entre cette intention d'achèvement dans le domaine moral avec
l'expression d'un souci comparable au début des Météorologiques ou des Parties des
animaux. En l'occurrence, comme dans ces deux autres ouvrages, il ne s'agit pas,
pour Aristote, de parvenir à achever son entreprise de façon plus systématique, mais
bien de parfaire la philosophie pratique elle-même, càd de façon indissociable pour
le Stagirite, l'ensemble de toutes les recherches passées (cf. Bodeüs, p. 150-151). Sur
ce point la traduction de Tricot est sans doute fautive, sans doute sous l'influence du
parallélisme. On pourrait par exemple lire ainsi le texte : « Puisque, par conséquent,
dans le passé on a laissé de côté, sans qu’il ait fait l’objet de recherche, ce problème
de la législation, il vaut sans doute mieux que nous l’examinions et donc aussi, en
général, celui de la constitution, afin que dans la mesure du possible, la philosophie
relative aux choses humaines trouve son achèvement ». Mais parfaire la philosophie
morale c'est remédier aux lacunes non seulement des philosophes mais aussi des
législateurs et des législations réelles, comme Aristote en formule le projet dans la
Politique : « Au surplus, qu'on ne croie pas qu'en cherchant une nouvelle forme de
constitution, distincte de celles que nous venons de parler, notre désir soit de nous
livrer à tout prix à un stérile jeu dialectique : c'est parce que les diverses
constitutions déjà existantes ne sont pas sans défauts que nous nous engageons, on
peut le penser, dans cette enquête » (1, 1260b33). Ainsi, conformément à sa posture
à l'égard de l'histoire des idées, Aristote conçoit son propre projet comme un « relais
dans l'effort des générations antérieures pour réaliser une vie constitutionnelle
parfaite » (Bodeüs, p. 152).
Toutefois, quel est exactement le défaut incriminé dans cet effort
d'achèvement de la philosophie des choses humaines ? Puisque le temps des
découvertes est sans doute achevé et, qu'à ce titre, l'ambition platonicienne de
construire une constitution idéale est vaine, il est urgent et plus utile de rassembler
les découvertes et les inventions déjà faites et qui recouvrent finalement tous les
possibles. L'humanité ne recommence pas éternellement l'expérience du monde.
Aussi ce dont souffre la politique c'est d'une impuissance non pas à inventer des
constitutions, mais à choisir les meilleures législations, càd finalement à savoir
former le discernement du nomothète, puisqu'en dernière instance, tout repose sur sa
science politique. Or précisément le tort de tous les devanciers, est de n'avoir pas su
contribuer à l'instruction de cette capacité critique du nomothète en matière de
législation. En même temps, Aristote indique quel doit être le rôle du philosophe par
rapport au politique : il ne doit pas s'y substituer, devenant philosophe-roi ou
éduquant le roi à la sagesse philosophique, mais éclairer son choix et sa prudence,
d'une part par un travail conceptuel sur la définition de la loi, de la finalité politique,
d'autre part par l'examen des « inventions » législatives, afin de faire progresser
l'entreprise déjà longue des législateurs et des philosophes passés. Telle est la place
qui revient au philosophe politique.
© Philopsis – Laurent Cournarie
8
www.philopsis.fr
/5/ En réalité, les choses humaines et la politique ne sont pas
exactement la même chose. La politique est un domaine autonome du champ
autonome des affaires humaines – autonome par rapport à l’éthique.
Autrement dit l’humain en tant que tel (ce qui a rapport aux choses
humaines) peut être étudié soit selon le point de vue de la politique, soit
selon le point de vue de l’éthique. Les sciences de l’éthique et de la
politique sont distinctes mais indissociables. D’un côté la politique est la
science suprême (et/ou architectonique), comme l’affirme l’Ethique à
Nicomaque (I, 1) puisqu’elle étudie et met en œuvre le souverain bien :
autrement dit c’est dans le cadre de la cité que l’homme accomplit sa
fonction propre, c’est-à-dire accomplit pleinement toute son humanité –
l’homme est par nature politique et le bien de l’individu se confond avec le
bien de la cité. D’un autre côté, la cité digne de ce nom ne peut pas ne pas
avoir une finalité morale et la conduite de l’individu ne peut être bonne et
vertueuse sans les lois de la cité qui ont pour principal objet l’éducation.
Autrement dit, la politique n’est pas indépendante de l’éthique (ce qui est
impossible dans le monde antique) mais elle a acquis son autonomie par
rapport à elle : dans l’ordre des « choses humaines », elle étudie la cité dans
l’intégralité de ses manifestations, c’est-à-dire dans sa rationalité et dans sa
facticité – ce qui conduit la science politique a se montrer pour une part
importante finalement amorale, quand elle analyse les causes de la grandeur
et de la décadence des régimes quels qu’ils soient et que le philosophe
préconise les moyens pour le pouvoir, même tyrannique, de se conserver (cf.
V 8-11 : notamment le chapitre 11 qui conseille le nivellement des élites,
l’anéantissement des esprits supérieurs, l’interdiction des repas en commun,
des hétairies et de la culture, l’espionnage, la zizanie, l’appauvrissement).
Désormais penser la cité pour elle-même, constituer un discours politique
pour lui-même, cela a un sens : la philosophie politique n’est ni une
tautologie (la vraie politique c’est la vraie philosophie) ni une contradiction
(idéal théorétique de la vérité/réalisme de la pratique). Mais qu’est-ce que la
philosophie politique a à dire de la cité ?
/6/ Cela permet de s’intéresser au projet d’Aristote dans Les
politiques, c’est-à-dire à l’originalité de la philosophie politique
aristotélicienne. Nous suivons encore ici les indications de F. Wolff qui nous
semblent particulièrement éclairantes pour articuler l’unité de cette
philosophie politique et la diversité de sa réalité textuelle.
La philosophie politique aristotélicienne hérite de la tension ou de la
dualité entre description et prescription. Etudier la cité pour savoir comment
les hommes vivent ensemble suppose une distanciation et une objectivation
qui par elle-même ouvre la réflexion sur une autre pratique politique et
même sur l’hypothèse d’une cité parfaite : « de la politique qui se fait à celle
qu’il faudrait faire, le passage est nécessaire » (p. 17). La philosophie politique ne
peut pas se limiter à la description. Mais inversement, il n’est pas possible de
s’intéresser à la question de la cité ou de la constitution la meilleure, sans
s’enquérir de la multiplicité des régimes. Autrement dit pas de description
sans prescription, pas de prescription sans description. L’étude de ce qui est
implique la conception de ce qui pourrait et même devrait être, qui suppose
la connaissance des formes passées d’organisation politique. Par ailleurs,
outre l’intention descriptive et l’intention prescriptive de la philosophique, il
faut distinguer deux types de démarche : spéculative et positive. On peut
© Philopsis – Laurent Cournarie
9
www.philopsis.fr
penser la cité en privilégiant les questions générales et en dégageant ses
fondements théoriques. Mais aussi on peut adopter une approche positive qui
part des faits empiriquement constatables. Si l’on combine la dualité
d’intention (descriptive/prescriptive) et la dualité de démarche
(spéculative/positive), on peut rapporter la philosophie politique à quatre
projets. Ou plus exactement, l’originalité de la philosophie politique
aristotélicienne est de poursuivre ces quatre projets. Ainsi le philosophe
peut :
- s’interroger sur les fondements (point de vue spéculatif) de la
politiques à des fins descriptives (qu’est-ce que la cité dans son essence ?) ou
à des fins prescriptives (qu’est-ce que la cité parfaite dans l’absolu ?) ;
- s’en tenir aux faits (point de vue positif) à des fins descriptives
(quels sont les différents types de régimes ?) ou à des fins prescriptives
(quels sont les moyens de préserver la stabilité des régimes ?)
Cette hypothèse de lecture a pour principal avantage de dépasser
l’interprétation des Politiques qui oppose les livres idéalistes et les livres
réalistes, tout en rendant compte de toute la diversité de l’œuvre.
Il y a bien une philosophie politique des Politiques, qui prend pour
objet l’autonomie de la politique au sein des « choses humaines » et qui,
pour ce faire, articule plusieurs projets ou est traversée par des tensions qui
résultent de la combinaison de quatre critères. De fait Les politiques sont un
traité divers – et peut-être même une suite diverse de traités non destinés à la
publication, repris et réélaborés à plusieurs reprises au cours de
l’enseignement d’Aristote au Lycée. Pourtant il est inutile de rendre compte
de cette diversité et de l’unité des Politiques en invoquant une évolution de
la pensée politique d’Aristote : la tentative est vaine puisque le
rassemblement des livres tel qu’il nous est parvenu date sans doute d’une
édition tardive du Corpus aristotélicien (trois siècles après la mort
d’Aristote) et que tout effort pour recomposer un ordre chronologique des
différents livres se révèle incertain et contestable. Peut-être faut-il
simplement supposer que c’est l’autonomie de la politique qui suscite la
pluralité de ces approches qu’on nommerait aujourd’hui philosophie
politique, sociologie, histoire, et même économie ou anthropologie sociale.
Aussi n’y a-t-il pas de meilleure manière de désigner la philosophie politique
que l’expression de « philosophie des choses humaines ».
3/ Plan du livre III
Le livre III est-il le 3ème livre des Politiques ? Il n’y a peut-être pas de
réponse définitive à cette question, on l’a vu. Ce qui est en revanche plus
certain, c’est que le livre III est un des plus importants livres des Politiques.
Selon D. Ross (1923) il est « la partie centrale et la plus fondamentale de la
Politique d’Aristote » (Aristote, p. 345). C’est un des livres les plus théoriques,
où les principes de la philosophie politiques l’emportent sur des
considérations plus “réalistes” comme on vient de le rappeler. L’ordre
traditionnel le situe après les livres I et II qui se présentent comme une
introduction philosophique (I) (généralement considérée comme un livre
récent) et historique (II), abordant la discussion sur la citoyenneté, sur la
notion de politeia et sur les meilleurs régimes.
© Philopsis – Laurent Cournarie
10
www.philopsis.fr
Le plan en première approximation paraît clair 5 . Aristote indique
d’emblée le projet global du livre qui pourrait lui servir de titre : « de
l’essence et des propriétés des différents régimes politiques » (1, 1274b3234). A partir de là, on peut considérer que :
- les chapitres 1-5 sont comme une introduction qui analyse les
notions fondamentales de philosophie politique (cité, citoyen, constitution) ;
- les chapitres 6-8 sont consacrés à la classification des constitutions ;
- les chapitres 9-13 traitent de la justice distributive dans les différents
régimes ;
- les chapitres 14-17 forment un traité sur la royauté – on peut négliger
le chapitre 18 inachevé et peut-être inauthentique.
Quelle logique peut-on supposer organiser ces 4 parties du livre III ?
S’il s’agit de définir et d’évaluer les différentes politeiai, alors il faut 1°)
clarifier les notions fondamentales qui s’y rattachent (constitution-> cité->
citoyen-> vertu du citoyen). Ensuite 2°) le premier but du livre peut être
atteint : classer les constitutions en fonction de différents critères, ce qui
permet 3°) de satisfaire le second but : juger la valeur des constitutions, ce
qui implique de s’interroger sur la manière dont chacune d’elles conçoit la
justice (la distribution des magistratures), notamment la démocratie et
l’oligarchie. Enfin, 4°) une monographie peut être consacrée au 3ème régime
correct jusque là négligé (parce que dans une mon-archie, par définition les
arkhai ne sont pas distribuées), la royauté.
Mais cette structure ne doit pas dissimuler un désordre à l’intérieur de
chaque partie, un lien entre elles parfois assez lâche. Par ailleurs, le double
objectif du livre n’est pas tout à fait réalisé, ou du moins son unité est
compromise. La définition du chapitre 1 est parfaite si le but est la
clarification des concepts. Mais l’obscurité du chapitre 4 sur l’excellence du
citoyen entame l’autre objectif de fournir des critères de valeur du citoyen,
des constitutions, de leur principe de justice. Enfin, on serait bien en peine
de pouvoir déterminer à quel parti Aristote se range concernant la valeur
comparée des régimes.
5
Cf. F. Wolff, « L’unité structurelle du livre III », Aristote politique, p. 289-
291.
© Philopsis – Laurent Cournarie
11
www.philopsis.fr
Chapitre 1
La question fondamentale : qu’est-ce qu’un citoyen ?
§1 Question initiale : qu’est-ce que la cité ?
§ 2-3 Le détour par une question préalable et fondamentale
§ 4-6 La définition aristotélicienne du citoyen
§ 7 Résumé-conclusion
§1 Question initiale : qu’est-ce que la cité ?
La première phrase est une transition factice qui n’est certainement
pas d’Aristote et dissimule mal la discontinuité entre le livre III et le livre II :
ici l’analyse était descriptive (examen de certaines constitutions réelles après
l’examen de la cité idéale platonicienne), là l’analyse est nettement plus
théorique – ce qu’atteste le travail de clarification du langage politique de
base (cité, citoyen, vertu civique) dans ces 5 premiers chapitres. Comme on
l’a dit, une incertitude pèse sur l’interprétation de peri politeias, selon qu’on
interprète politeias comme un génitif singulier ou un accusatif pluriel : le
livre III aurait pour objet la notion de politeia ou l’examen des différentes
politeia. Le traité serait alors plus ou moins théorique : dans un cas, on se
situerait au même niveau que le livre I (fondements de la politique), et les
chapitres 1-5 en seraient le cœur, dans le second on aurait plutôt affaire à un
discours de « science politique » qui combine la réflexion théorique et
l’examen empirique, où les chapitres 1-5 ne seraient qu’un détour avant
d’entrer dans le vif du sujet à partir du chapitre 6.
En traduisant : « pour qui examine les constitutions », on adopte le point
de vue d’une transition : pour celui qui a passé en revue les constitutions,
aussi bien idéales que réelles, comme l’a fait le livre II, il est nécessaire
d’examiner en premier <prôtè skepsis> la question : qu’est-ce que la cité ? –
la suite justifiant le rapport nécessaire entre les deux, principalement par le
lien entre politeia et polis. Mais il faut s’arrêter sur l’expression ici traduite :
« sur les constitutions, c’est-à-dire sur ce qu’est chacune d’elles et sur ses
propriétés ».
- D’abord étudier la nature et les formes des constitutions c’est
suggérer que la notion de politeia est une notion première de la politique ; la
fin de I, 13 et le début de II, 1 y ont déjà insisté : il s’agit d’examiner quelle
est la meilleure forme de communauté politique, c’est-à-dire la cité la
meilleure, ce qui n’est possible que par la meilleure politiea. C’est donc
autour d’elle que l’analyse de la politique s’organise. Ce qui n’a sans doute
rien d’original. L’analyse des politeia – qui conduit à une double démarche :
classer les régimes, rechercher la constitution idéale – est un genre littéraire
déjà bien représenté au Vè siècle (Hérodote, Pseudo-Xénophon), auquel
Aristote lui-même a contribué (cf. le recueil perdu de 158 constitutions).
Autrement dit, a) il n’y a pas de cité sans constitution , b) il y a autant de
cités qu’il y a de constitutions différentes, c) il y a des bonnes et des
mauvaises constitutions. Et la notion de politeia est si essentielle qu’elle
figure à la fois comme genre et comme espèce : politeia désigne le régime ou
la constitution qui organise le pouvoir politique (genre) mais aussi le type
sain dont la démocratie est le régime déviant, comme on le verra.
© Philopsis – Laurent Cournarie
12
www.philopsis.fr
- La politique trouve ainsi dans la question de la politeia sa question
spécifique. Aristote recourt aux questions tis et poia tis qui caractérisent
(comme le note Pellegrin) la recherche scientifique. Penser la politique c’est
chercher à connaître la nature et les propriétés de chaque politeia, c’est-àdire son essence (genre) et ses différentes formes (espèces). Cette première
phrase établit un point d’équilibre entre les recherches spéculatives (du livre
I) sur les fondements de la vie politique et les recherches pratiques. Donc
Aristote ne s’interroge plus ici sur les raisons qui font que les hommes vivent
de manière politique (la polis), mais prenant cette vie politique comme
donnée, en étudie les formes, c’est-à-dire l’essence et les propriétés des
régimes politiques. Il ne s’agit plus de traiter de la polis comme communauté
suprême, définie par la finalité du bien-vivre (livre I), mais de la polis
comme politeia (livre III), c’est-à-dire tour à tour comme une communauté
des citoyens (d’où la nécessité de définir ce qu’est un citoyen) et comme
organisation politique.
- Pourtant le mouvement ne va pas de la polis à la politeia, mais à
l’inverse de la politeia à la polis. Autrement dit, Aristote enchasse deux
questions : la question principale ou fondamentale porte bien sur la politeia
(du moins sur la nature et les propriétés des différentes politeia) qui constitue
donc l’objet du livre III, mais pour accéder à celle-ci, c’est-à-dire pour traiter
le problème de la nature des différents régimes pour « trouver la ou les formes
légitimes de la vie politique » (Wolff, p. 84) il faut d’abord poser et passer par
une question initiale ou préalable : qu’est-ce que la cité ?, une cité digne de
ce nom, ce qui, à son tour, oblige à se demander ce qu’est un citoyen
(légitime). Ainsi « la solution du problème central (le nombre, la nature et la valeur
des régimes politiques) passe par une introduction sur l’essence de la cité ou du
citoyen » (ibid.). De fait, politeia est formée sur polis. La notion de politeia se
définit donc à partir de celle de polis. La polis se réalise dans la politeia,
mais la polis précède la politeia.
Aristote avance trois arguments pour justifier la priorité donnée à
l’étude de la polis :
1/ C’est une question de savoir qui est le sujet de l’action politique
(collective) : certains disent que c’est la cité (la cité-Etat) d’autres le régime
qui est au pouvoir. Ici Aristote ne semble pas justifier la priorité de la polis
sur la politeia mais insiste sur le rapport problématique des deux. La cité estelle toute la communauté des citoyens ou seulement la partie qui a l’exercice
effectif et direct du pouvoir ? Est-ce que l’action politique procède de la cité
ou de la politeia entendue comme ce qui possède l’archê ? En fait
l’argument semble être le suivant, comme le confirme le chapitre 3 : dans
l’évolution politique incessante où les régimes peuvent se succéder, la
question se pose de savoir si les actes d’un nouveau régime expriment
seulement la volonté de celui-ci ou bien celle de la cité. Le pouvoir du
régime est-il toujours légitime ? La cité est-elle chaque fois identique à sa
constitution ?
Ici Aristote privilégie dans la notion de politeia (et dans l’approche de
la polis) l’une de ses deux dimensions (l’archê) – parce que c’est elle qui
permet de distinguer les régimes (par le nombre des citoyens qui exercent ce
pouvoir : monarchia/oligarchia/demokratia) et ainsi de développer une
« science politique » – au détriment des nomoi (entendues au sens large),
c’est-à-dire des lois, des mœurs, de l’éducation qui constituent aussi la cité et
© Philopsis – Laurent Cournarie
13
www.philopsis.fr
la nature originale de chacune d’elles. On ne peut être qu’étonné par
l’absence de référence aux coutumes et à la religion pour définir la polis
chez Aristote – c’est seulement au livre (plus récent ?) 7 qu’il parle de
politeia à propos d’ethnè, qu’il étudie les koinai politeiai. Ce parti pris de
définir la cité par la politeia et la politeia par le pouvoir se retrouve dans
l’identification au chapitre 6 entre politeia et politeuma (gouvernement)6.
2/ Ici Aristote entend politeia sans doute davantage au sens d’action
politique ou de législation : tout acte de l’homme politique et/ou plus
précisément du législateur concernant la cité. Gouverner c’est organiser la
vie de la cité, la loi est en vue de la cité. Cette fois l’antériorité de la cité est
manifeste. La politeia paraît être le moyen de la polis.
3/ Enfin, et c’est l’argument principal, un régime se définit par la cité,
puisqu’elle est une certaine organisation de ceux qui sont assemblés dans
une cité. Une constitution est précisément ce qui est en commun entre les
habitants d’une même cité. Il n’y a de politea que là où il y a une polis.
Aristote se situe ici à un niveau nominal : une constitution est, comme on
l’admet communément, une organisation ou un ordre <taxis> qui est institué
entre les gens qui habitent la cité (la polis désigne étymologiquement la ville
fortifiée). Mais l’enjeu des premiers chapitres sera précisément de passer de
cette définition liminale à la définition proprement aristotélicienne sur
laquelle s’appuiera la déduction des régimes à partir du chapitre 6 : une
certaine organisation ou ordre (taxis) des différentes magistratures (arkhê)
d’une cité et surtout celle qui est souveraine dans les affaires de celle-ci (cf.
chapitre 6). C’est pourquoi, Aristote sera aussi amené (principalement au
chapitre 9) à récuser comme insuffisantes les manières habituelles de définir
la cité : ni l’unité topographique, ni l’unité ethnique, ni l’alliance militaire, ni
la communauté économique en vue de l’échange, ni même l’espace
juridique, ne permettent de définir l’unité de la cité. Autrement dit, c’est le
« synoecisme » (communauté de maisons, de villages) politique et non le
synoecisme géographique qui l’emporte. C’est ce que précisera le chapitre 3
(polis = koinônia politôn politeias : communauté de constitution entre
citoyens).
§ 2-3 Le détour par une question préalable
Or pour passer d’une définition à l’autre, il faut passer de communauté
de citoyens à citoyen, c’est-à-dire passer de la question : qu’est-ce que la
cité ? à la question : qu’est-ce qu’un citoyen ? On voit ainsi comment se
dessine la démarche :
Examen et classification des régimes -> définition de politeia ->
définition de polis -> définition de politès (question initiale/question
préalable/détour nécessaire).
Ici on voit poindre la différence d’approche entre le livre III et le livre
I. 1/ la cité n’est pas (plus) définie comme communauté en vue du bien vivre
(cette définition passe à l’arrière-plan, même si elle est rappelée brièvement
au chapitre 9 (1280a31-32 et b33-35) ; 2/ Dès lors il ne s’agit pas
différencier la cité des autres communautés, en procédant par genre et
Le terme de politeia est polysémique, si l’on s’en rapporte à
Plutarque (Moralia) : régime, constitution ; droit civique ; vie de l’homme
politique ; action ou mesure du gouvernement.
6
© Philopsis – Laurent Cournarie
14
www.philopsis.fr
différence, mais de savoir quel type d’être est une cité, c’est-à-dire ce qui fait
son identité. C’est pourquoi la définition requise se fait en termes de matière
et de forme pour un composé. La cité n’est pas une réalité homogène (une
cité est toujours constituée d’hommes différents : Politique II, 2 7 ) mais
l’unité d’une diversité. La cité est une totalité8 : en tant que totalité elle a une
unité, mais en tant qu’elle est composée, elle est plurielle. La cité est une
communauté, c’est-à-dire une composition. Dans un composé, on distingue
la matière, c’est-à-dire les éléments du tout, et la forme qui unifie et structure
cet ensemble. La matière, ce sont les citoyens, la forme c’est la constitution.
C’est pourquoi, en dernière (première) analyse, il faut étudier la notion de
citoyens. La cité est l’ensemble formé par les citoyens : la définition de la
cité suppose bien celle du citoyen.
On pourra noter ici que contrairement au latin (civis/civitas) le lien de
dépendance établit la cité et non le citoyen en première position
(polis/politès)9. Benveniste montre ainsi que le latin fait dériver le substantif
civitas de l’adjectif civis – ce qui fait que la traduction de civis par citoyen se
révèle être un hysteron proteron : il vaudrait mieux traduire civis par
concitoyen, tant il est vrai que civis est un « terme de valeur réciproque et non
une désignation objective : est civis pour moi celui dont je suis le civis » (art. cit., p.
274), alors que le grec procède à l’envers, de l’entité abstraite polis au statut
de politès (« celui qui est membre de la cité, qui y participe de droit, qui reçoit
d’elle charges et privilèges », p. 279). Aristote, en posant (au livre I) la cité
comme étant ontologiquement première sur toute autre communauté dont
elle procède pourtant génétiquement ou historiquement, pense en parfaite
cohérence avec la langue grecque. Aussi est-on étonné de le voir ici au début
du livre III soutenir la priorité du citoyen par rapport à la cité. Faut-il
reconnaître une contradiction dans les textes ?
Il suffit de souligner une fois encore la différence de visée et de
démarche. La cité est bien première dans l’ordre de l’être ou de la nature (cf.
I, 2 1253a19) mais non dans le temps et la genèse. Autrement dit la cité n’est
pas première dans tous les sens. Or méthodologiquement ou logiquement, il
faut pour se faire une notion claire de la cité posséder au préalable la notion
7 En fait on a bien deux séries de textes (cf. E. Lévy, Annexe I, « Cité et
citoyen dans la Politique d’Aristote », Ktema, n° 5, 1980, p. 246) où Aristote insiste
tantôt sur l’hétérogénéité de la cité, tantôt sur le fait que la polis est composée
d’homoioi – que c’est là non seulement une possibilité mais même le régime normal.
Pour concilier les deux points de vue, il suffit de considérer que les citoyens sont
semblables en tant : a) qu’ils on en commun la finalité du bien-vivre ; b) et qu’ils
s’efforcent d’atteindre cette fin par leur constitution spécifique.
8 Cf Métaphysique D, 26 : « Un tout, s’entend de ce à quoi ne manque aucune
des parties qui sont dites constituer naturellement un tout. – C’est aussi ce qui
contient les choses contenues, de telle façon qu’elles forment une unité. Cette unité
est de deux sortes : ou bien en tant que les choses contenues ont chacune une unité,
ou bien en tant que de leur ensemble résulté l’unité ». La cité réalise les deux sens de
la totalité : la cité est la communauté à laquelle ne manque aucune des parties
nécessaires à son autosuffisance, et aussi ce qui fait l’unité des choses rassemblées –
« l’Etat n’est pas une multitude rassemblée au hasard » lit-on en VII, 9 1328b16) –
et le deuxième sens de l’unité d’une totalité.
9 Cf. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, II, 20, p. 272-280. Cf.
l’article de Françoise Caujolle-Zaslawsky, « Citoyens à six mines », in Aristote
politique, PUF, 1993, p. 35sq.
© Philopsis – Laurent Cournarie
15
www.philopsis.fr
de citoyens. Plus exactement la notion de communauté contient les deux
interprétations : Si l’on définit la cité comme communauté (en vue) du bienvivre, on doit affirmer la priorité de la cité sur le citoyen (selon l’être ou la
nature) – c’est le point de vue privilégié par le livre I ; si l’on insiste sur ce
qu’implique la notion même de communauté, c’est-à-dire la composition, il
faut affirmer la priorité du citoyen sur la cité (selon la méthode ou la
connaissance) – c’est le point de vue privilégié par le livre III 10. Mais
affirmer la priorité logique ou méthodologique de la définition du citoyen
permet de dépasser ou d’intégrer cette même différence d’approche. En
réalité l’objet de la politique n’est ni la cité ni le citoyen, mais en quelque
sorte leur statut de relatifs et même de corrélatifs (l’un n’est pas antérieur à
l’autre) : si l’un ou l’autre des termes sont antérieurs relativement au point de
vue sur eux, on peut bien dire qu’Aristote les traite comme des notions
corrélatives. Or l’objet de la politique est à chercher dans la raison ou dans le
principe de leur corrélation, c’est-à-dire précisément dans la notion de
politeia. C’est ce que souligne Fr. Caujolle-Zaslawsky : « En réalité, l’objet
politique n’est ni la cité, ni le citoyen, mais la constitution (politeia) comme
l’indique d’emblée le début du livre III : “Pour qui examine une constitution…”.
N’oublions pas que, dans la réalité historique, Aristote a commencé par rassembler
les textes des constitutions grecques : c’est à travers elles qu’il s’est posé le
problème des meilleurs critères pour la possession ou l’attribution du droit de cité.
La constitution est le support <upokeimenon> à la fois de la cité et du
citoyen et c’est en ce sens-là qu’elle est première : première en ce sens
qu’elle est ce en raison de quoi on parle de citoyen et de cité, et que tout le
discours politique lui est subordonné ; première, aussi, comme la chose à
laquelle se réfère, même implicitement, tout ce discours. Ainsi, la définition
du citoyen, sujet apparent des chapitres 1 et 2 du livre III, n’est leur sujet
qu’à titre second et subordonné : elle est ce dont on traite (to pragma), mais
non l’objet premier eu égard auquel on traite de la question en cours, et sans
lequel on n’en traiterait pas » (ibid., p. 44).
Ainsi se dégage pleinement l’importance du livre III et son plan :
l’objet des Politiques est traité au livre III (le livre III est le cœur de toutes
les analyses rassemblées dans l’ouvrage), mais pour y introduire, il est
nécessaire de faire un détour (méthodologique) par la question de la
définition du citoyen. Par là, sans doute, Aristote critique Platon qui ne juge
pas nécessaire dans la République de définir le citoyen – tout lecteur de la
République est en effet en droit de se demander où commence et où finit
exactement la cité. Se limite-t-elle à la classe des gardiens ? Mais s’il faut y
intégrer le peuple, force est de constater que Platon ne s’intéresse pas à
l’éducation et à l’organisation des classes inférieures.
Aristote dédouble la question : qui mérite d’être appelé citoyen ? et :
qu’est-ce qu’un citoyen ? La première relève d’un problème d’extension (à
qui la notion de citoyen est-elle applicable ?), la seconde relève d’un
problème de compréhension (quelles sont les caractères nécessaires et
On peut aussi présenter les choses un peu différemment. L’argument
d’Aristote consiste à réduire la cité à ses éléments constitutifs. Cette perspective
était déjà présente au livre I. Mais alors la démarche était à la fois génétique et
analytique, tandis qu’elle est ici seulement analytique. Par ailleurs au livre I, les
éléments étaient des communautés (couple, famille, village) tandis que ce sont les
individus ou les citoyens au livre III. Cf. Aubonnet, note 6 p. 210-211.
10
© Philopsis – Laurent Cournarie
16
www.philopsis.fr
suffisantes à la qualification de citoyen ?). Et pour Aristote, la question de
compréhension précède logiquement la question d’extension. Si on sait ce
qu’est un citoyen on peut déterminer qui l’est ou qui mérite d’être appelé tel.
Ainsi c’est seulement une fois qu’est défini ce que c’est qu’être un citoyen
qu’on peut répondre à la question d’extension et se demander (cf. ch. 5) s’il
faut admettre les artisans parmi les citoyens.
Là encore, comme à propos de la cité, Aristote justifie ce détour par la
question préalable (qu’est-ce qu’un citoyen ?) par la controverse au sujet de
la citoyenneté. De fait, comme le rappelle F. Caujolle-Zaslawsky (art. cit., p.
35-36), Aristote s’exprime à une époque où les anciens critères de la
citoyenneté sont devenus caducs. On assisterait à une sorte de « “marché” du
droit de la citoyenneté » si l’on se réfère « aux quelques actes de vente, par des cités
à court d’argent, du droit de citoyenneté à des groupes habitant la cité sans en faire
légalement partie. C’est ainsi, par exemple, que, pour une somme de six mines, la
cité d’Ephèse vendit le droit de cité éphésien à un certain nombre d’hommes “libres
et fils de libres” – acte qui leur valut le surnom de “citoyens à six mines” » (p. 35).
Qu’est-ce donc que la citoyenneté si elle peut faire l’objet d’un commerce ?
Mais la controverse, comme pour la cité, porte ici encore sur la
variation : pour la cité, le problème était soulevé par le fait qu’un
gouvernement nouveau pouvait rejeter la responsabilité des actes du
précédent sous prétexte qu’ils n’étaient pas les actes de la cité ; pour le
citoyen, le problème vient de ce que le titre de citoyen est relatif à chaque
cité, et plus précisément à chaque constitution : le même homme n’est pas
citoyen dans des régimes différents : l’artisan par exemple sera citoyen en
démocratie et non en oligarchie, ou le sera dans telle oligarchie (thébaine par
exemple11) mais non dans telle autre (à base censitaire). Le problème reste
toujours celui de l’identité : identité de la cité qui elle-même implique la
recherche de l’identité du citoyen. Et là encore, la polysémie de politeia sert
de support au raisonnement : on passe d’autant mieux de politéia à polis et à
politès, que le droit civique, c’est-à-dire le droit qui définit la citoyenneté
(qualité et droits de citoyen) peut se dire politéia.
Aristote suit d’abord une démarche négative. Faisant abstraction de la
naissance ou de l’hérédité (être citoyen en étant le fils d’un citoyen) qui est
le régime normal de la citoyenneté depuis le décret (restrictif) de Périclès en
451 (être âgé de plus de 18 ans, de père citoyen et de mère fille de citoyen, et
ayant accompli l’éphébie - inscription sur la liste de son dème, instruction
militaire et docimasie) – mais qui aboutit à une aporie (cf. chapitre 2,
1275b22-24), et en mettant de côté, parce qu’il est exceptionnel, le cas de la
citoyenneté par naturalisation (celui est qui est fait ou décrété citoyen poiètos politès - jouit de tous les droits du citoyen mais est exclu de
l’archontat et des sacerdoces), il juge insuffisants les critères de la résidence,
de la possession de certains droits privés et finalement toute espèce de
correctif à raison de l’âge (enfant, vieillard) ou d’une déchéance civique
(atimie). Ainsi :
a) il ne suffit pas d’habiter une cité pour en être le citoyen, car alors il
faudrait admettre dans la classe des citoyens les métèques (celui qui habite
avec <meta> le citoyen, ou plus vraisemblablement, celui qui a changé de
résidence) et les esclaves. Le métèque appartient à la même communauté
culturelle que le citoyen, mais il n’appartient pas à la communauté politique
11
Cf Politiques, V, 1278a25
© Philopsis – Laurent Cournarie
17
www.philopsis.fr
de la cité (l’introduction du titre de métèque à Athènes remonte sans doute à
la réforme de Clisthène : le métèque à Athènes a besoin d’un protecteur
<prostatès>, cf. plus bas 1275a13, ne peut posséder une maison, il est
assujetti à une taxe spéciale de résidence <metoikon>, il peut intenter un
procès mais ne peut siéger dans un tribunal : le meurtre d’un métèque est
passible de l’exil mais non de la peine capitale…). Le métèque est non
citoyen parce qu’il est exclu de la vie politique même s’il est autorisé à
travailler et est protégé par des droits, peut se défendre en justice et
participer aux grandes fêtes religieuses et a l’obligation de servir dans
l’armée (infanterie). La preuve qu’il ne suffit pas d’habiter la cité pour être
citoyen vaut a fortiori pour l’esclave qui est non citoyen parce qu’il est non
libre, sans famille et sans possession. Le critère de la résidence est bien
insuffisant sinon il faudrait admettre qu’est citoyen le non citoyen par
définition, c’est-à-dire l’esclave, ce qui implique contradiction.
b) Le droit d’ester en justice (prendre l’initiative dans un procès) ne
permet pas non plus de définir la citoyenneté car les étrangers peuvent
exercer ce droit sous certaines conditions. C’est le cas des étrangers qui sont
liés à la cité par des conventions commerciales12. D’ailleurs les métèques
(qui ne sont pas citoyens) le possèdent partiellement puisqu’ils ont besoin
d’un patron ou d’un protecteur pour les exercer. Aristote veut ainsi dire que
posséder certains droits (civiques ou politiques) ne donnent pas droit à la
citoyenneté, ou du moins qu’ils ne correspondent pas au statut d’un citoyen
complet.
c) Ceux qui bénéficient de ces droits sont ainsi comparables à des
enfants qui ne sont encore que des citoyens conditionnels ou incomplets
(Aristote dit ici qu’ils sont citoyens ex hupotheseôs et, plus loin, en 5,
1278a4, qu’ils sont incomplets <ateleis>), ou à des vieillards retirés des
affaires publiques (sans qu’Aristote précise, à défaut d’une incapacité
psychologique, quelle est la règle qui s’applique exactement ici)13 ou à ceux
qui sont frappés d’atimie14 (privation partielle ou totale des droits civiques)
ou exilés.
Ce qui est intéressant ici c’est qu’Aristote établit une gradation aux
marges de la cité. Il y à la marge la plus extérieure le non citoyen complet ou
absolu (l’esclave) qui est inférieur au métèque (non citoyen relatif) qui est
inférieur à la famille du citoyen (citoyen incomplet ou relatif : l’enfant, le
vieillard, le citoyen déchu de ses droits civiques). Mais cette gradation a
pour fonction de mieux faire ressortir ce qu’est un citoyen à part entière,
c’est-à-dire ce qui sépare le citoyen complet de toutes les autres figures. Ces
remarques permettent d’introduire la définition proprement aristotélicienne
du citoyen. En résumé :
Non citoyen complet (esclave)
Non citoyen relatif (métèque)
Cf. Aubonnet, Aristote, Politique II (III-IV), note 8 page 211 : les
conventions qui réglaient les échanges comportaient des dispositions relatives aux
impôts et aux litiges entre les membres des cités contractantes.
13 Il faut sans doute comprendre ici que les vieillards sont libérés des
obligations militaires et qu’ils ne participent plus aux débats de l’assemblée.
14 Le citoyen alors ne peut plus participer aux assemblées, être juré, mais il
reste un citoyen par sa naissance et peut transmettre la citoyenneté à ses fils.
12
© Philopsis – Laurent Cournarie
18
www.philopsis.fr
Citoyen relatif (famille du citoyen ou citoyen déchu de ses droits
civiques) ou passif
---------------Citoyen, c’est-à-dire citoyen complet ou actif -> définition
aristotélicienne
§ 4-6 La définition aristotélicienne du citoyen
Il faut donner une définition rigoureusement politique du citoyen,
c’est-à-dire « par la participation à une fonction judiciaire et à une
magistrature (archê)». Participer à l’administration de la justice et être membre
de l’assemblée gouvernante, voilà ce qui définit au sens plein du terme la
citoyenneté. Le terme de magistrature (archê)15 englobe celui de fonction
judiciaire (krisis).
Aristote ici bouleverse l’usage habituel du grec. D’une part il intègre
la fonction judiciaire à la magistrature, comme l’expression « parmi les
magistratures » de la phrase suivante l’indique (la fonction judiciaire est un
pouvoir, surtout si on ne restreint pas le sens de krisis au domaine judiciaire
comme le suggère Aubonnet, note 4, page 212), et d’autre part il étend
l’archê discontinue des magistrats (il est interdit d’être deux fois amiral –
navarque- et l’on ne peut être deux fois stratège qu’après un intervalle de 5
ou 6 ans), qui est la seule archê dans le système politique grec (le pouvoir
exécutif est assuré par les magistratures militaires des stratèges, les
magistratures civiles des archontes) à l’archê continue ou sans limitation de
durée des membres de l’Assemblée (ecclesia) et des juges (Héliée) – même
si Aristote ne va pas jusqu’à nommer ceux-ci des archontes. Autrement dit,
tout citoyen en tant qu’il possède et conserve toute sa vie le droit d’assister
aux délibérations de l’Assemblée et d’être réélu membre d’un tribunal
participe à l’archê. Aristote est bien conscient d’introduire une modification
dans la langue politique. Mais le mot ne doit pas avoir raison de la chose et
faire oublier que d’une certaine façon, comme on l’a dit, un juge remplit le
rôle d’un magistrat quand il tranche un litige par une sentence et que le
pouvoir délibératif, même si la langue politique ne lui applique par le terme
de magistrature, constitue non seulement un pouvoir (archê) mais même le
pouvoir souverain (tous kuriôtatous) : ce point de vue sera plusieurs fois
exprimé, par exemple II, 11, 1282a28-29 ou en IV, 14, 1299a1 (« l’instance
délibérative, c’est-à-dire <l’instance> souveraine dans la constitution »). Il serait
ridicule de refuser le pouvoir à ceux qui possèdent l’autorité la plus grande,
sous prétexte qu’ils ne sont pas, au sens restreint du terme, des magistrats. Il
faut donc ici penser en quelque sorte contre la langue ou construire des
distinctions plus fidèles à la réalité de la politique. La langue est déficiente
puisqu’elle ne propose pas de terme qui exprime ce qu’il y a de commun
entre un juge et un membre de l’Assemblée et ce qui peut les distinguer
ensemble des véritables magistrats (civils ou militaires). C’est pourquoi
Aristote propose de définir ces deux fonctions par l’expression « magistrature
15 Comme le note F. Wolff, « le mot grec est ici arkhê, qui, dans un contexte
politique, signifie généralement “commandement, autorité, pouvoir”, mais désigne
aussi, plus spécifiquement, toute fonction publique exercée par un citoyen dans le
cadre des institutions de la cité. En français courant, les mots “magistrat” et
“magistrature” ont évidemment un sens beaucoup plus restreint » (op. cit., p. 91).
© Philopsis – Laurent Cournarie
19
www.philopsis.fr
sans limite » (aoristos archê) – par opposition à la magistrature limitée des
magistrats. A partir de là, on peut établir que « sont citoyens ceux qui
participent de cette manière [c’est-à-dire comme des magistrats dont le pouvoir
est continu et sans limites] au pouvoir ». Est citoyen celui qui participe à
l’archê sans limite même s’il n’est pas archonte.
On peut ainsi résumer toute la démarche en disant qu’Aristote procède
comme par une sorte de variation eidétique : « l’eidos du citoyen est obtenu
comme le reste invariant d’une série de variations conduite à partir de
1275a5 : on examine et l’on exclut d’abord le cas de celui qui est devenu
citoyen par décret, c’est-à-dire par naturalisation, puis le cas du simple
habitant du territoire urbain, puis celui du citoyen seulement passif (l’enfant
ou le vieillard), enfin le cas du citoyen qui ne participe que temporairement
aux affaires politiques. Reste donc l’invariant de la variation qui est le
citoyen haplôs » (Pierre Rodrigo, « Le jeu causal dans la Politique »,
Aristote. Une philosophie pratique, praxis, politique et bonheur, Vrin, 2006,
p. 102) qui désigne « simplement celui que la constitution reconnaît apte à
participer, sans aucune limitation temporelle, aux magistratures » (ibid.).
Mais cette définition de la nature du citoyen soulève une difficulté.
L’invariant ainsi obtenu convient parfaitement au régime démocratique.
Mais nombre de régimes ne comportent pas d’assemblée ou de tribunaux
populaires. Faut-il alors relativiser la définition du citoyen puisque
l’invariant ou l’essence correspond seulement à une forme (historique) de
constitution ? On peut répondre à l’objection en considérant que la logique
de l’argumentation d’Aristote le conduit à voir dans le citoyen de la
démocratie la réalisation de l’essence même du citoyen, ce qui revient à dire
que le citoyen d’une démocratie est en acte ce qu’est (en puissance) le
citoyen dans les autres régimes. Mais alors faut-il en conclure que la
démocratie est le meilleur des régimes ? C’est là une question inévitable
qu’Aristote sera amené à aborder plus tard.
Mais il est bien conscient des limites ou des difficultés de sa
définition, comme le montre le § suivant. Aristote entend y démontrer qu’il
n’y a pas une définition commune de la notion de citoyen (autrement dit que
la notion de citoyen n’est pas un genre) mais que cette définition varie en
fonction de chaque régime politique. Aristote utilise à cette fin l’argument de
l’avant et de l’après (husteron/proteron) – exposé pour lui-même
complètement au chapitre 12 des Catégories ou au chapitre 11 de
Métaphysique D, comme il l’a souvent fait ailleurs pour l’âme (De l’âme, I,
1, 402b5-8). « Mais on ne doit pas perdre de vue que les choses contenues dans des
sujets qui diffèrent spécifiquement et dont l’un est premier, l’autre second et ainsi de
suite, n’ont comme telles rien en commun ou presque ».
La thèse générale qu’applique ici Aristote est celle-ci : il n’y a pas de
genre commun pour les choses (nombre, âme et donc aussi citoyen) pour
lesquelles intervient un ordre de succession ou de subordination selon
l’antérieur et le postérieur, c’est-à-dire à chaque fois qu’il y a une hiérarchie
d’essences. Ainsi il n’y a pas une définition commune de l’âme dont les
âmes nutritive, sensitive et rationnelle seraient les espèces coordonnées. Ces
trois sortes d’âme forment plutôt une série de termes ordonnés
consécutivement et hiérarchiquement du plus imparfait au plus parfait, c’està-dire une série telle que le dernier terme suppose les précédents (l’âme
rationnelle contient l’âme sensitive qui contient l’âme nutritive) : l’âme
rationnelle est postérieure à l’âme sensitive qui est postérieure à l’âme
© Philopsis – Laurent Cournarie
20
www.philopsis.fr
nutritive. Ainsi la définition du premier antérieur (de l’âme nutritive) ne peut
s’appliquer aux termes postérieurs (l’âme sensitive et l’âme rationnelle), et
inversement la définition du terme postérieur aux termes antérieurs. Il n’y a
ainsi presque rien de commun entre l’âme en tant qu’elle est nutritive,
sensitive ou rationnelle (sinon qu’elle est principe de vie, mais la vie se dit
spécifiquement comme nutrition, sensation, intelligence) : il n’y a pas d’âme
(et donc de définition générique de l’âme) qui ne soit ni nutritive, ni
sensitive, ni rationnelle, comme il n’y a pas de figure qui ne soit ni triangle
ni quadrilatère ni pentagone. Or il en va précisément ainsi pour la notion de
citoyen. Comme dit Ross, « quand les espèces d’un genre peuvent être disposées
par ordre de mérite, comme peuvent l’être les différents types de constitutions, elles
n’ont pas grand chose de commun entre elles. D’où il résulte que la signification du
mot “citoyen” diffère selon la forme du gouvernement » (op. cit., p. 346). Les
constitutions diffèrent spécifiquement (royauté, aristocratie, politéia
[république modérée]) et elles sont antérieures et postérieures entre elles si
certaines sont les formes défectueuses, donc déviées (parékbasis)16 d’autres
(la tyrannie par rapport à la royauté, l’oligarchie par rapport à l’aristocratie,
la démocratie par rapport à la politéia), car ce qui est vicié ou qui comporte
des défauts est nécessairement postérieur à ce qui est droit et sain. Autrement
dit, les régimes ne sont pas des espèces à l’intérieur d’un genre mais se
présentent comme des séries hiérarchisées où le meilleur est toujours
antérieur et le pire toujours postérieur. Or si les constitutions s’organisent
selon l’antérieur et le postérieur, nécessairement la notion de citoyen ne peut
répondre d’une seule et même définition. Le statut du citoyen d’une
démocratie (espèce déviée de l’espèce politéia) diffère, au point d’être
presque incomparable (« rien en commun ou presque »), de celui du sujet d’une
monarchie (espèce non déviée).
Cet argument qui conclut à la signification variable de la notion de
citoyen conduit Aristote à relativiser sa définition du citoyen (participer à
l’administration de la justice et à l’assemblée gouvernante) et à la restreindre
à la constitution démocratique. En effet cette définition ne s’applique pas à
toutes les cités (comme Sparte ou comme la Crète) et à toutes les
constitutions : le plus souvent, ce sont seulement certains citoyens et non
tous les citoyens qui jugent et qui légifèrent. Autrement dit dans ces
constitutions, la fonction ou le pouvoir politique (archê) est le privilège de
quelques citoyens, attaché à des magistratures spécialisées. Ou pour le dire
d’une formule plus saisissante, dans tous ces cas en dehors de la démocratie,
« il n’y a pas de peuple » (ouk esti dêmos) – ce qui ne veut pas dire que le peuple
n’est rien (comme s’il était écrit ouden esti dêmos). Aristote veut dire que le
peuple alors n’est pas rien mais qu’il n’est pas composé de citoyens, que le
peuple n’est pas le peuple politique, c’est-à-dire que le peuple n’existe pas
puisqu’il ne participe pas au pouvoir en étant réuni sinon continuellement,
du moins au cours de sessions régulières à l’assemblée et dans des tribunaux
(comme c’est le cas avec l’Ecclesia démocratique, réunie de manière
régulière sans être convoquée par des magistrats). Tout au contraire il y a des
assemblées, mais elles sont extraordinaires et ne rassemblent pas la totalité
des citoyens. Et à la place des tribunaux populaires « choisis annuellement
Terme déjà employé par Platon, République V, 449a, VIII, 544a, et par
Aristote en 1273a3 et plus loin en 1279a19. Celui-ci s’en explique au chapitre 6,
1279a19.
16
© Philopsis – Laurent Cournarie
21
www.philopsis.fr
comme une section du corps entier des citoyens » (Aubonnet, note 4, p. 214) qui
jugent toutes les causes, les juges sont des magistrats élus par le
gouvernement qui peuvent soit juger toutes les causes (comme à Carthage)
ou seulement certaines (comme à Sparte où les éphores s’occupent des
contrats privés tandis que les gérontes se chargent du droit pénal). Il n’y a
plus d’un côté les magistratures à durée limitée et, de l’autre, les
magistratures à durée illimitée (tribunaux et assemblées) mais un système
politique où le pouvoir est confiée à des conseillers ou des magistrats
spécialement nommés et convoqués.
§ 7 Résumé-conclusion
C’est ce que le dernier § s’attache à expliquer en apportant donc une
« correction » à la définition. Pour toute constitution non démocratique, le
citoyen au sens complet du terme n’est pas celui qui participe à l’assemblée
et à la justice, mais celui qui exerce « une magistrature » particulière. La
définition du citoyen reste valide : est citoyen celui qui participe à l’archê,
c’est-à-dire au pouvoir délibératif ou judiciaire (Aristote ici, sous l’effet de
la généralisation qu’il est obligé de consentir, substitue archê bouleutikè
(1255b19) à l’ekkkèsiastès démocratique (1255b14), mais il se trouve que
l’archê en dehors de la démocratie n’appartient pas à tous les citoyens. Il
faut définir le citoyen par cette capacité politique d’accéder aux fonctions
délibérative et judiciaire, mais il faut ajouter, en tenant compte de la
diversité des constitutions, qu’en dehors de la démocratie, cette participation
est relative ou « affaiblie » (selon l’expression de Pellegrin).
A partir de là, on peut définir ce qu’est une cité, qui était la question
initiale, même si c’est seulement au chapitre 3 que la réponse sera
amplement donnée : est une cité la communauté dont les membres peuvent
accéder à cette participation aux magistratures illimitées (démocratie) ou
limitées des fonctions délibérative et judiciaire. Mais peut-être pour
compléter cette définition de la cité en faisant le lien entre le livre III et le
livre I (lien que le début du chapitre laisse supposer), il faut ajouter la
référence à l’autarcie – même si cette idée ne se déduit pas exactement de
toute l’analyse antérieure : est une cité « l’ensemble de <gens> de cette sorte [=
participant au pouvoir délibératif et judiciaire] quand il est suffisant pour vivre en
autarcie ». Aristote fait ici se rejoindre les deux définitions de la cité, comme
communauté autarcique en vue du bien vivre et comme communauté des
citoyens. Les deux définitions, en réalité, ne sont pas antagonistes, si l’on
veut bien admettre que l’autarcie n’a pas seulement un sens économique
(l’autosuffisance des besoins) mais qu’elle concerne aussi le bien-vivre (cf.
I, 2, 1252b27-30) et qu’elle passe aussi par l’autonomie politique des
citoyens.
© Philopsis – Laurent Cournarie
22
www.philopsis.fr
Chapitre 2
Examen de la définition ordinaire du citoyen par la
naissance
§ 1 L’aporie du critère de la naissance
Aristote revient sur la définition de la citoyenneté par la naissance
qu’il avait écartée plus haut au chapitre 1. Ce retour est marqué par une
opposition entre le point de vue théorique dont on peut penser qu’il a été
privilégié par Aristote dans sa construction de la définition du citoyen et le
point de vue pratique (pros tèn chrèsin). Selon l’usage, par exemple à
Athènes mais aussi à Byzance et dans de nombreuses autres cités (cf.
Economiques, II, 2, 1346b26), est citoyen celui qui est né de deux parents
citoyens. Mais Aristote rappelle que certains exigent une ascendance de
citoyens encore plus grande (deux aïeux voire plus). Cette définition adoptée
par Périclès dans son décret de 451 qui a retiré leurs droits à 4.760 citoyens
et a réduit à 14.240 leur nombre total – jusque là, pour être citoyen, il
suffisait d’avoir un père athénien – est dite politicôs kais pachéôs,
littéralement « politiquement et de manière grossière », et par là massive, et
finalement compacte ou concise : Pellegrin choisit de traduire « définition
politique immédiate ». Le sens de l’expression n’est pas très clair. Il faut
comprendre, nous semble-t-il, que la définition est à la fois pachéôs et
politikôs parce que, dans sa simplicité ou dans sa grossièreté immédiate, elle
est précisément efficace au plan politique, soit qu’on interprète politikôs de
manière neutre comme signifiant « ce qui appartient à la vie en commun »,
soit qu’on l’interprète positivement comme signifiant « utile à la paix
sociale ». Tricot dans la note 1 page 172 va dans ce sens : « définir le citoyen
par la naissance est ce qu’il y a de plus simple et de plus conforme à la paix sociale
(politikôs), car on évite ainsi toute discussion ».
Donc l’avantage de ce critère de la citoyenneté c’est que sa simplicité
le rend facilement applicable et en quelque sorte indiscutable – ce que les
autres critères ne sont pas, de sorte que la cité risque d’être instable parce
que le débat sur la citoyenneté vient miner l’ordre social. Mais cette
définition n’est pas sans inconvénients non plus. Une objection est
facilement formulable et a été formulée, par exemple par Antisthène,
disciple de Gorgias et par Gorgias lui-même sous une forme ironique : le
critère de la naissance conduit à une aporie puisqu’on ne peut l’appliquer
aux premiers habitants d’une cité. Ceux qui ont fondé la cité en ont été les
premiers citoyens sans être nés d’un citoyen : les premiers citoyens
n’auraient pas eu le droit d’être citoyens. Au contraire la définition
“théorique” proposée au chapitre 1 par la participation au pouvoir judiciaire
et au pouvoir délibératif ne tombe pas sous le coup de cette objection : les
premiers habitants d’une cité furent des citoyens, comme l’auront été leur
descendants, s’ils ont pu accéder à ce droit politique. C’est ce droit qui fonde
l’unité et la continuité de la cité, et non la naissance ou la naturalisation,
comme semble le suggérer Gorgias. Au droit de naissance dont les nobles
Larisséens pouvaient se targuer, ce dernier connu pour son ironie suggère
que la citoyenneté n’est pas un fait de naissance mais le résultat d’un
artifice : de même que les mortiers sont fabriqués par des fabricants de
mortiers, de même les Larisséens, c’est-à-dire selon un premier jeu de mots,
© Philopsis – Laurent Cournarie
23
www.philopsis.fr
les vases célèbres de Larissa et les citoyens de cette cité, sont produits en
série par les démiurges qui, selon un deuxième jeu de mots, désignent les
artisans mais aussi les magistrats de la ville. Sont citoyens ceux qui partagent
les droits qui constituent la citoyenneté : la question de l’origine
(naissance/convention) est ici indifférente. Et cette définition en quelque
sorte fonctionnelle de la citoyenneté permet justement de dépasser
l’opposition entre la nature et la convention – même si Aristote pose que la
cité est un fait de nature (I, 2, 1252a28). Ainsi Aristote est d’accord avec
Gorgias qui, comme lui, refuse le critère de la naissance pour définir la
citoyenneté. Mais il s’en démarque en considérant que contrairement au
sophiste, on ne peut faire abstraction du contenu du droit de cité pour définir
la citoyenneté en privilégiant exclusivement la qualité des magistrats et
l’acte légal qui confère ce droit.
§ 2 La citoyenneté acquise à la suite d’un changement de
constitution
Mais le problème de l’origine du droit de citoyenneté ne se laisse pas
facilement oublier. Plus exactement « une difficulté plus sérieuse » (mallon echei
aporia) se présente à propos de la naturalisation des citoyens à la suite d’un
changement de régime. Le problème ici n’est pas de fait – concernant par
exemple l’ampleur d’une telle naturalisation collective, comme ce fut le cas
précisément avec la réforme de Clisthène à Athènes en 507, qui attribua la
citoyenneté à des milliers d’hommes libres mais non athéniens qui résidaient
sur le territoire de la cité – mais de droit. En effet, d’une part ce sont des
étrangers, des métèques d’origine servile, c’est-à-dire des individus qui sont
« tout l’opposé de véritables citoyens » (Aubonnet, p. 8) qui sont les bénéficiaires
de cette naturalisation massive. Mais d’autre part, elle est accordée non par
les magistrats nommés par la cité, mais par les chefs politiques qui ont
institué une nouvelle constitution en renversant un régime antérieur
(Clisthène renverse l’aristocratie et établit la démocratie à Athènes). Ainsi la
question posée est celle de savoir si le statut de citoyenneté acquis dans les
conditions d’un changement de constitution est légitime : « l’objet du débat
qui les concerne n’est pas de savoir qui est citoyen, mais plutôt s’il l’est injustement
ou justement ». La question n’est pas de savoir qui, de fait, est ou non citoyen,
mais qui, de droit, mérite d’avoir ou d’acquérir la citoyenneté.
Aristote envisage une autre difficulté, mais dans le droit fil de la
précédente, une fois reconnu le problème de légitimité qu’elle posait. Ne pas
être justement (légitimement) citoyen, n’est-ce pas ne pas être citoyen ? Une
procédure injuste ne peut fonder le droit de citoyenneté. Un citoyen ayant
acquis injustement la citoyenneté est un faux citoyen. L’argument d’Aristote
est que « l’injuste et le faux se valent » (sont la même chose) : de même que
d’une prémisse fausse, on ne peut déduire le vrai, de même d’une procédure
injuste on ne peut justifier le droit à la citoyenneté. Ce qui est non vrai ne
peut être juste ; ce qui est injuste ne peut être vrai.
Mais là encore, comme à la fin du chapitre 1, Aristote s’appuie sur sa
définition du citoyen pour résoudre cette difficulté. De même qu’un
magistrat peut exercer injustement sa magistrature (son pouvoir) sans que
cela annule son pouvoir, de même un citoyen peut être injustement naturalisé
à la suite d’un changement politique, il est et reste un citoyen si du moins il
© Philopsis – Laurent Cournarie
24
www.philopsis.fr
exerce le pouvoir judiciaire et/ou législatif. Ce n’est pas l’origine qui décide
de la citoyenneté mais uniquement la fonction politique de participation à la
justice ou à l’assemblée. Les magistrats et les citoyens peuvent avoir été
investis injustement, ils sont des magistrats et des citoyens dès lors qu’ils
exercent en fait le pouvoir qui définit leur statut. Ainsi pour Aristote la
définition du citoyen doit être abordée à partir de la question de sa
légitimité : est légitimement un citoyen celui qui a part à la fonction ou au
pouvoir judiciaire et/ou législatif, abstraction faite de la naissance ou de
l’origine de ce droit.
© Philopsis – Laurent Cournarie
25
www.philopsis.fr
Chapitre 3
Définition de la cité
§1 : Le lien avec la difficulté première
Le chapitre 2 et le chapitre 3 sont artificiellement séparés. La première
phrase assure une double liaison : entre la question examinée au chapitre 2 et
le chapitre 3, et entre cette même question et la question plus large de
l’identité et de la pérennité de la cité qui avait ouvert la réflexion au début du
chapitre 1 (1274b34-35) : la cité se confond-elle avec la constitution qui est
en vigueur ? Ainsi se demander si le droit de cité est accordé justement ou
injustement se rattache au débat sur le rapport entre cité et constitution : ceux
qui ont été naturalisés citoyens l’ont-il été légitimement, c’est-à-dire par la
cité entière, ou illégitimement par simple décision du nouveau
gouvernement, c’est-à-dire finalement par un abus de pouvoir ou comme le
pur fait du pouvoir ou de la violence ? Si le statut de citoyen est accordé sur
la décision arbitraire du gouvernant sans que celui-ci ait la qualité pour
représenter la cité, alors cette acquisition passera pour illégitime.
Donc Aristote revient sur cette question débattue de savoir si la cité se
confond avec chaque gouvernement. Dans le cas d’une “révolution”, quand
on passe (comme avec Clisthène encore) d’une oligarchie à une démocratie,
et plus encore quand on quitte une tyrannie pour une démocratie, le nouveau
régime est-il obligé à l’égard des contrats conclus <sumbolaia>, par exemple
des emprunts, par l’ancien pouvoir – question d’actualité en 403 après
l’expulsion des Trente et le rétablissement de la démocratie, pour savoir si la
cité d’Athènes devait rembourser l’emprunt des spartiates auprès du
gouvernement oligarchique. Le raisonnement d’Aristote semble être le
suivant : la question de l’identité entre la cité et le gouvernement est
inséparable de celle des constitutions correctes et des constitutions déviantes.
Le gouvernement s’il sert l’intérêt commun (to koinê sumpheron) représente
la cité et ses actes sont légitimes et obligatoires : s’il sert l’intérêt particulier
de celui qui gouverne, les actes du gouvernement reposent sur la force (tô
kratein) ou la violence et ils ne sont ni légitimes ni obligatoires. C’est
pourquoi si (« si donc ») une démocratie utilise la force pour gouverner, ses
actes doivent recevoir la même qualification qu’une oligarchie ou qu’une
tyrannie. Le problème de la responsabilité de la cité ne se pose pas
seulement quand une démocratie succède à une tyrannie, mais pour toute
démocratie qui, comme la tyrannie, procède de la force. Ici sans doute le
vocabulaire est-il flottant puisque démocratie (encore faut-il préciser
qu’Aristote utilise ici un verbe <dêmokratountai> : ceux qui ont une
constitution démocratique, ceux qui gouvernent et sont gouvernés
démocratiquement, qui signifie en même temps la république modérée, le
gouvernement constitutionnel (la politeia au sens strict) qui est une
constitution droite et peut-être la meilleure de toutes, et la forme déviante de
celle-ci (la démocratie au sens propre ou restreint du terme). Autrement dit,
Aristote avance ici ce qui sera une de ses thèses majeures du livre III au
chapitre 6 (l’utilité commune comme fin de la cité) pour autant qu’elle
commande la classification des constitutions (chapitre 7).
Mais au fond, d’un point de vue théorique, ce problème de la
responsabilité de la cité pose la question de l’identité de la cité, c’est-à-dire
© Philopsis – Laurent Cournarie
26
www.philopsis.fr
de son unité et de sa permanence. Qu’est-ce qui fait que la cité est la même
malgré le renouvellement des individus et le changement des
gouvernements ? En quel sens la cité est-elle la même et n’est-elle pas la
même ? Autrement dit, la même question revient : qu’est-ce que la cité ?
§ 2-3 : Le problème de l’identité de la cité
Le plus simple c’est de définir la cité par le territoire et la population :
une cité = une population sur un territoire. Une cité est la même quand elle
conserve la même population sur le même territoire. Mais cette solution « la
plus immédiate » se révèle fragile. En effet territoire et population peuvent
être dissociés sans pour autant que l’identité de la cité soit compromise : une
population peut être privée d’une partie de son territoire ou une population
peut être dispersée dans plusieurs régions et ne plus habiter partiellement ou
même en totalité son territoire. Les athéniens connurent ainsi l’exil à
Salamine, à Egine et dans le Péloponnèse après la défaite (héroïque du défilé
des Thermopyles) devant l’armée de Xerxès Ier, sans que la cité d’Athènes
disparaisse. Autrement dit, il faut comprendre : a) que la cité désigne la ville,
le territoire, la population) : b) mais qu’elle se dit en deux sens principaux :
comme ensemble d’individus habitant sur un territoire donné (synœcisme
géographique) et comme collectivité de citoyens (synœcisme politique) ; c)
et donc puisque la dissociation du territoire ou de la population n’entraîne
pas la disparition de la cité, la cité se dit essentiellement comme collectivité
politique.
Pourtant quand bien même l’on retient le premier sens, on voit
apparaître des difficultés à définir la cité par le synœcisme géographique. La
cité est une derrière ses murailles : le périmètre de celles-ci définit l’identité
et l’unité de la cité. Mais d’une part suffit-il de dresser des murailles pour
constituer une cité une ? Et d’autre part l’unité du territoire (de la cité par le
territoire) peut-elle être préservée au-delà de certaines limites ? Aristote
répond à la première question en précisant qu’entourer tout le Péloponnèse
d’une muraille ne permettrait pas de lui donner l’unité d’une cité.
Manifestement l’étendue intervient dans la constitution de l’unité de la cité :
un territoire immense ne peut constituer une cité, comme si ce qui dépasse
un certain rayon en s’ouvrant sur une circonférence indéfinie était
contradictoire avec l’unité d’une cité. Ici se dessinent les deux modèles
antiques de l’organisation politique : la cité-Etat et l’Etat impérial. Le
problème de l’Empire sera celui de ses frontières, ouvertes par la conquête
elle-même, et construire à ses limites le fameux limes peut le protéger des
invasions mais difficilement constituer une unité sur le mode de la cité
grecque. Les limites de l’Empire ne peuvent être les mêmes que les limites
de la ville de Rome, pourtant déjà si peuplée (1 million d’habitants).
Aristote prend alors comme deuxième exemple Babylone. Babylone
n’a pas l’étendue du Péloponnèse. C’est une ville avec son enceinte. Mais la
ville de Babylone forme-t-elle une cité ? C’est une cité si on définit la cité
comme une ville entourée d’une muraille. Mais selon un récit attribué à
Cyrus en 538, on raconte que la ville est si vaste (environ 70 km2) que trois
jours après sa conquête, « toute une partie » ne s’en était pas aperçue. Aristote
souligne alors que le périmètre de la muraille définit le territoire d’une
peuplade (ethnos) – ce qui nous ramène toujours au synœcisme
© Philopsis – Laurent Cournarie
27
www.philopsis.fr
géographique et à la définition de la cité comme ensemble d’habitants d’un
même espace – et non le territoire d’une cité. Il faut donc distinguer le
peuple de la cité (communauté de citoyens) et la population dans la cité
(communauté de résidents).
Ainsi manifestement, la question des limites de la cité intervient dans
sa définition, c’est-à-dire dans la constitution de son unité et de sa
permanence. Aristote est plusieurs fois revenu sur ce point, qui est, comme
l’on sait, le souci grec par excellence (être = forme = fini) : la cité est l’unité
d’une multiplicité, mais il faut que cette multiplicité se situe dans certaines
limites, entre un nombre minimal et un nombre maximal d’habitants : ni trop
peu (la cité est un village) ni trop (la cité est un pays). Par exemple au livre
VII, 4, 1326a : « Et puisque le beau réside d’habitude dans un <certain> nombre et
une <certaine> grandeur, il en résulte que la cité aussi qui combine la grandeur à la
limite dont nous avons parlé [qui empêche de tomber dans le désordre, selon le
traducteur], sera nécessairement la plus belle ».
Sans doute Aristote évoque-t-il ce chapitre en reportant à plus tard
l’examen de cette difficulté sur l’étendue convenable d’une cité17. Pourtant
Aristote ne précise pas exactement le lien entre la contrainte géographique et
le principe politique. Peut-être faut-il se contenter de cette remarque finale
du chapitre 4 du livre VIIII selon laquelle la cité doit pouvoir être embrassée
d’un seul regard par le citoyen (« Dès lors il est évident que la meilleure limite
pour une cité c’est le nombre maximum [de citoyens] propre à assurer une vie
autarcique et qu’on peut saisir d’un seul coup d’œil » (1326b22-24): ce regard
recueille sous son unité la multiplicité de la cité et les limites de ce regard
traduisent les limites de sa composition. Car si Aristote dans ce chapitre
souligne qu’une cité grande n’est pas nécessairement la plus peuplée, qu’une
population trop nombreuse et trop composite peut en même temps satisfaire
l’autarcie économique et empêcher l’autonomie politique qui est la fin dont
l’autarcie est le moyen, il ne précise jamais à quel nombre doit être fixé la
population quel doit être la taille de la cité. Tout ce que l’on peut conclure de
la fin du chapitre 4 c’est que dès lors que :
a/ les magistratures sont distribuées sans que les citoyens qui
gouvernent et ceux qui sont gouvernés se connaissent mutuellement, et donc
sans que, par le trop grand nombre d’individus, le jugement et l’action
puissent être réfléchis ;
b/ les étrangers et les métèques peuvent facilement se fondre dans la
masse et se faire passer pour des citoyens sans l’être,
alors le nombre des citoyens et les limites de la cité sont excessifs.
Ainsi, le problème de l’étendue dans la cité ici posé et présenté
comme une difficulté que l’homme politique (et le philosophe politique qui
s’adresse à lui) doit examiner ne sera pas vraiment traité, du moins
complètement, même au chapitre 4 du livre VIII. Il en va de même du
problème de la composition ethnologique de la cité : est-il préférable que la
cité soit constituée d’un seul peuple ou de plusieurs et à quelle
proportion (comme il y a plusieurs peuples dans le Péloponnèse) ? – qui ne
reçoit pas de réponse ferme.
Cf. l’article de G. Romeyer-Dherbey, « L’un et l’autre dans la cité
d’Aristote », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2005/2, Tome 13,
n°1, p. 191-202.
17
© Philopsis – Laurent Cournarie
28
www.philopsis.fr
On comprend cette réserve sur la dimension ethnologique parce
qu’elle nous ramène à l’élément ou à la matière de la cité et donc nous
éloigne du principe formel de son unité, c’est-à-dire à la constitution
proprement politique de l’unité que va, en suivant, préciser Aristote. Et la
preuve en est que la cité est en un sens toujours différente, par les individus
qui la composent, et qui naissent et qui meurent, et qu’en un autre elle est
toujours la même. Ou plutôt il s’agit de se demander si la cité devient autre
ou reste la même quand, comme le suggère l’image du fleuve, ce qui la
constitue (les citoyens en tant qu’individus) est toujours changeant ?
La réponse d’Aristote est alors tout à fait claire : ce n’est pas le
changement de ses éléments qui change la cité, mais le changement de sa
forme, et c’est donc inversement la permanence de la forme qui maintient la
cité, malgré son changement de composition. Ce qui revient à proposer la
définition suivante de la cité à la recherche de laquelle est consacré, il faut le
rappeler, le chapitre, en renvoyant dos à dos selon les commentateurs,
Isocrate pour qui les cités sont immortelles et ceux qui pensent au contraire
que le changement dans les individus fait perdre à la cité son unité : la cité
est « une communauté déterminée et … elle est une communauté de constitution
entre des citoyens <koinônia politôn politeias>».
Il faut s’arrêter sur cette définition. Elle est brève mais elle a le mérite
de mettre à égalité les deux notions de citoyens et de politeia. La cité est une
communauté d’un certain type ou genre <tis>, à savoir une communauté de
citoyens. Mais qu’est-ce qu’une communauté de citoyens sinon une
communauté de constitution ? L’expression koinônia politôn politeias
« suggère, dit Lévy, une double liaison : d’une part la cité est une communauté de
citoyens, qui déterminent ce qu’ils mettent en commun (le koinon), à savoir leur
politeia ; d’autre part, la cité est une communauté de politeia : c’est elle qui, forme
de la polis, informe les hommes (matière de la polis) en citoyens » (art. cit., p. 235).
La cité est une communauté où les citoyens partagent la politeia, mais c’est
la politiea qui les constitue citoyen. La définition permet ainsi d’une part de
retrouver et d’expliquer la définition de la politeia au chapitre 1 : tôn tèn
polin oikountôn taxis tis : la constitution est cet ordre entre ceux qui habitent
la cité et qui font d’eux précisément des citoyens.
Autrement dit, les individus peuvent changer ou rester les mêmes, la
cité est la même ou change de nature selon que sa constitution reste la même
ou change de nature. Donc peu importe la population ou le territoire,
autrement dit peu importe la variation quantitative, c’est seulement la forme
de la constitution qui constitue l’unité et la permanence de la cité : si cette
forme demeure identique, la cité reste identique : si elle change, la cité
change. La philosophie politique applique ici la thèse métaphysique selon
laquelle c’est la forme <eidos> qui donne l’être (par la limite) : ce qui joue le
rôle de la forme en politique, c’est la politeia et c’est le changement de
forme qui entraîne le changement d’être (« tout autre communauté et [tout autre]
composé <sunthesin> sont autres si la forme de la composition est autre » <eidos
eteron tès sunteseôs>. Pour l’illustrer, Aristote emploie deux autres images qui
viennent s’opposer à l’image précédente du fleuve. Il ne faut pas dire que la
cité est toujours autre comme le fleuve dont les flots sont toujours différents
(et qui peuvent faire penser, à tort, que le fleuve diffère toujours de luimême), mais qu’elle ressemble plutôt à un chœur. Les acteurs qui le
composent peuvent changer ou rester le même : ce n’est pas ce facteur qui
fait qu’il est un chœur, c’est-à-dire qui fait son unité de chœur (étant entendu
© Philopsis – Laurent Cournarie
29
www.philopsis.fr
que sans cette unité, un chœur disparaît). Avec des acteurs différents, un
chœur tragique, s’il reste tragique, reste le même. Inversement, avec les
mêmes acteurs d’un chœur qui, de tragique, devient comique, le chœur a
changé spécifiquement. Ainsi de même que pour un chœur, c’est sa forme
(tragique ou comique) qui importe pour son unité et sa permanence, de
même pour la cité, c’est sa forme politique, c’est-à-dire sa constitution qui
détermine son unité et sa permanence. Aristote prend un exemple musical
qui développe la même idée : ce ne sont pas les sons qui composent un
morceau qui le définissent mais le mode (ou la gamme) auquel ils obéissent
comme à leur forme : chaque gamme prend le nom de la première note par
laquelle elle commence et au sein de chaque gamme certains éléments sont
dominateurs (la médiante qui est, dans la gamme dorienne, le la) et d’autre
subordonnés18, et c’est le changement de mode qui produit le changement
musical – le changement étant toujours passage d’une forme (ou d’une
privation de forme) à une forme par actualisation de la puissance de celle-ci :
par exemple du Dorien au Lydien ou de l’Hypolydien au Mixolydien,
puisque la musique grecque compte au total 7 modes.
Aristote peut alors conclure : c’est bien la constitution qui fait
l’identité de la cité et c’est sa permanence qui fait celle de la cité. Le nom de
la cité est indifférent – ou du moins ne touche pas à la nature de la cité. Il
faut continuer de privilégier la question de l’essence sur celle du nom
comme pour le citoyen. On en comprend facilement la raison : c’est que le
nom est une attribution relative au territoire ou à la population qui ne sont
pas les facteurs décisifs pour définir la cité.
Mais Aristote avance une autre conclusion. Il faut dissocier,
contrairement à ce qu’on aurait peut-être pu croire, la question (théorique) de
l’identité de la cité et la question (pratique) de la responsabilité de la cité par
rapport aux engagements pris par les gouvernements antérieurs. En fait,
Aristote laisse irrésolue cette deuxième question – comme par ailleurs, on l’a
noté, celle de l’unité ou de la disparité ethnique de la cité (cf. Aubonnet, p.
10). Mais on peut néanmoins, en guise de synthèse de toutes les analyses du
chapitre 3 énoncer que : si c’est la constitution qui fait l’identité de la cité
(principe de sa permanence et principe de son changement), alors la cité
n’est pas liée par les actes d’un précédent gouvernement, si elle a changé de
constitution ; en revanche, si les actes du précédent gouvernement servaient
l’intérêt commun, alors le changement de constitution n’autorise pas à ne pas
honorer les obligations contractées antérieurement. On voit là comment
articuler finalement les deux thèses essentielles : la politeia est l’essence de
la cité ; l’utilité commune est la finalité qui définit la rectitude de toute
politeia. Ainsi Aristote est-il justifié à dissocier comme dit Aubonnet (p.
220) « la question de la validité des contrats publics de celle de la permanence de
18 Le musicologue français Chaillet définit le mode comme « l’ensemble des
caractéristiques qui permettent de reconnaître un type d’organisation musicale ».
Chaque octave est établie à partir d’une note, ce qui donne 7 gammes (appelées
modes). La gamme fondamentale est le mode dorien, de style gai, un peu comme
notre gamme majeure, constituée par les 8 sons entre les 2 mi (mi-ré-do-si-la-sol-fami) – alors que le mode phrygien est compris entre deux ré, le mode lydien entre
deux do… Et les Grecs associaient à chaque mode un sentiment, susceptible d’agir
sur le comportement et l’âme des individus : ainsi le dorien était franc, viril, tandis
que le phrygien était enthousiaste et bachique…
© Philopsis – Laurent Cournarie
30
www.philopsis.fr
l’Etat » : c’est seulement le critère de l’intérêt commun qui peut réinscrire la
responsabilité de la cité dans le jeu politique, alors que le critère de la
politeia l’en a affranchie.
© Philopsis – Laurent Cournarie
31
www.philopsis.fr
Chapitre 4
La vertu politique : vertu du citoyen et vertu de l’homme
de bien
§ 1 Transition : une question décisive
Sans doute faut-il lire ensemble les chapitre 4 et 5. Après avoir défini
le citoyen (pour répondre à la question : qu’est-ce que la cité ?), il est
nécessaire de se demander ce qu’est un bon citoyen, quelle est la vertu du
citoyen (chapitre 4) – il avait déjà été question au chapitre 2 du vrai ou du
faux citoyen – et quelles catégories pourraient être exclues de cette définition
du bon citoyen et de sa vertu (chapitre 5). Le 1er paragraphe assure donc la
transition qui justifie, à la suite de l’examen de la citoyenneté, celui de savoir
« si l’excellence <arétèn> de l’homme de bien <andros agathou> et celle du bon
citoyen <politou spoudaiou> sont la même [chose] ou pas la même [chose] ». Est-
ce que l’excellence19 qui fait un homme bel et bon est l’excellence qui le fait
citoyen vertueux ?
Mais pourquoi un tel examen s’impose-t-il ? Là encore une double
lecture s’impose. Cette question répond d’abord à des raisons pratiques.
Comme le rappelle Aubonnet (p. 10-11), cette question était sans cesse
soulevée au cours des procès et dans les discours des orateurs. Sur le plan
théorique, c’est d’une part le problème de l’articulation de l’éthique et de la
politique qui se trouve posé, et/ou de l’articulation entre une éthique sociale
et une éthique plus individuelle. Ce chapitre est donc évidemment capital. Il
l’est d’autant plus qu’Aristote trouve ici l’occasion d’une part de prendre
position contre d’autres penseurs, en particulier Socrate et Platon, et d’autre
part d’introduire le critère sur lequel la classification des constitutions par
ordre de mérite peut être établi : une constitution est meilleure si elle assure
mieux que les autres la fin de la cité qui est de promouvoir la vertu et le
bonheur des citoyens.
§ 2-5 Vertu du citoyen et vertu de l’homme de bien
Donc si l’on laisse de côté le contexte pratique de la question, le
chapitre prend son relief par rapport à l’opposition à Socrate et à Platon. On
trouve en effet chez eux l’affirmation de l’unité de la vertu (cf. Protagoras
329d, Ménon, 73c), de l’identité entre la vertu de l’homme de bien (de
l’honnête homme ou de l’homme vertueux <spoudaios>) et la vertu du
citoyen (Gorgias). C’était sans doute une idée partagée (exprimée par
exemple par Thucydide) qu’être un bon citoyen c’est être utile à sa cité, et
que c’est là la même chose qu’être un homme de bien. Le bon citoyen est
celui qui sait rendre meilleurs ses concitoyens, dit Socrate dans le Gorgias
(517b-c). Mais par méthode, pour traiter correctement la question, il faut
19 On ne doit pas oublier que arétè en grec peut s’appliquer à un individu ou à
une collectivité, à un homme ou à un objet, pour désigner l’accomplissement qui lui
correspond (République, I, 352d-353e), avec le risque de saisir au lieu d’une vertu,
un essaim de vertus (cf. Ménon, 71e). Aussi la traduction par « excellence » est-elle
sans doute préférable le plus souvent à « vertu », sauf à employer le terme comme
dans la langue classique à propos de la vertu médicinale par exemple.
© Philopsis – Laurent Cournarie
32
www.philopsis.fr
« en premier lieu saisir à l’aide d’une image ce qu’est <l’excellence> du
citoyen » qui fournit le premier des trois arguments en faveur de
l’hétérogénéité des deux sortes de vertu.
Aristote propose une analogie : citoyens/marins, cité/navire, qui
repose sur l’idée de communauté <koinônia> : les marins appartiennent à
une communauté (ensemble de l’équipage et passagers) de même que les
citoyens forment une communauté (ensemble de ceux qui gouvernent et de
ceux qui sont gouvernés). Ainsi, chaque citoyen est comme un marin : il
assure une fonction particulière dans la cité comme le marin est rameur,
pilote ou timonier. Et l’excellence est alors relative à la fonction qu’exerce
chacun en propre. Autrement dit, tous les citoyens n’ont pas la même
excellence mais seulement celles qui leur revient en vertu de leur fonction
particulière. Autrement dit la définition de l’excellence est propre à chacun.
Mais tous les citoyens sont à l’égard de la cité comme tous les marins
à l’égard de la sécurité de la navigation. Les marins poursuivent dans
l’excellence de leur fonction qui leur est particulière et propre une même fin
(fonction <ergon>) commune qui les rassemble et fait de leur équipage une
communauté (la sécurité de la traversée). Il en va de même pour les
citoyens : tous ensemble poursuivent le salut et la sécurité ou la conservation
<sôteria> de la cité. Il y a donc une excellence du citoyen en tant que
citoyen, distincte de l’excellence de chaque citoyen dans sa fonction propre.
Mais la communauté que les citoyens forment n’est rien d’autre, comme l’a
montré le chapitre 3, que la constitution <politeia>. Autrement dit,
« l’excellence du citoyen est nécessairement fonction de la constitution ».
L’excellence du citoyen est alors d’assurer la conservation de la cité
conformément à la constitution de la cité. Mais étant donné qu’il y a
plusieurs espèces de constitution, il faut admettre qu’il n’y a pas, pour le bon
citoyen, une unique vertu. L’excellence du citoyen, c’est-à-dire le bon
citoyen, revêt plusieurs formes suivant les différentes constitutions. Or, à
l’inverse, il est raisonnable de penser que l’excellence de l’homme de bien
est une vertu unique et parfaite, qui ne varie pas et reste partout et toujours la
même : en tant qu’elle est parfaite, elle est un acte achevé, ce qui ne laisse
place à aucune relativité ni à aucune variation. La vertu de l’homme de bien
n’a qu’une seule forme, celle de son acte achevé. Ce raisonnement qui
enchaîne donc ces trois moments : excellence du citoyen dans la cité
(particulier) ; excellence du citoyen en tant que citoyen (universel) ;
excellence du citoyen relativement à chaque constitution (singulier) – aboutit
à la conclusion qu’absolument parlant <aplôs>, la vertu de l’homme de bien
est différente de celle du bon citoyen. Autrement dit il n’y a aucune
contradiction à être en même temps un bon citoyen et un homme non
vertueux : on peut posséder l’excellence qui fait le bon citoyen tout en étant
privé de l’excellence qui fait l’homme vertueux.
Aristote propose un deuxième argument présenté comme la reprise du
précédent mais sur le plan de l’idée de constitution idéale qui intervient pour
la première fois dans le livre III, en ayant recours à la méthode
diaporématique (ou aporétique) si fréquente chez lui. L’argument est un peu
sinueux mais on peut le ramener au schéma suivant. Même dans une cité
idéale ou la meilleure, tous les citoyens ne peuvent être des hommes
vertueux, c’est-à-dire aussi bien des hommes semblables : toute cité est
composée d’hommes différents et donc de vertu variable. Mais tous les
© Philopsis – Laurent Cournarie
33
www.philopsis.fr
citoyens doivent posséder la vertu du bon citoyen, sinon la cité ne serait pas
la meilleure. Donc la vertu du bon citoyen et la vertu de l’homme de bien
sont distinctes, même dans la cité idéale. Thurot présente ainsi les choses au
plus simple : « Dans le meilleur gouvernement, tous doivent avoir la vertu du bon
citoyen ; mais il est impossible que tous les citoyens d’un Etat soient gens de bien ;
donc tous les citoyens de l’Etat idéal n’auront pas la vertu de l’honnête homme »
(Etudes sur Aristote, p. 106).
On pourrait se demander ce qui fait différence entre la cité réelle et la
cité idéale, si même dans ce dernier cas les bons citoyens ne possèdent pas la
vertu de l’homme de bien. La composition de la cité peut servir à le
comprendre : dans la cité réelle, les hommes ne sont pas semblables – cette
idée implicite dans la définition de la cité comme composé est précisée par
l’analogie (si récurrente dans l’histoire de la philosophie) avec le vivant qui
souligne l’unité de composition et anticipe sur la relation hiérarchique de
commandement et d’obéissance : corps/âme, désir <orexis>/raison : ainsi de
même que l’âme commande le corps, de même l’homme commande la
femme, le maître commande l’esclave, ce qui malgré la diversité d’éléments
(gouvernants/gouvernés , soldats/juges ou conseillers, métiers d’artisanat)
suffit à garantir l’unité et la vie20), certains sont des non citoyens (esclave,
femme), d’autres des citoyens (homme, maître), d’autres enfin de bons
citoyens ; dans la cité idéale, tous les citoyens sont de bons citoyens, mais
pas plus que dans la cité réelle, il n’est nécessaire ou plutôt il n’est possible
que tous soient des hommes de bien.
Cité réelle
Cité idéale
Tous les hommes ne sont pas semblables
Non citoyens
Non citoyens
Citoyens ≠ Bons citoyens
Citoyens = bon citoyens
Les citoyens exercent une fonction différente
Donc des vertus variables
--------------------------------------------------------------------------------homme de bien
Unique vertu
Autrement dit, la diversité des vertus joue séparément pour la
citoyenneté et pour l’honnêteté. Dans la cité réelle, non seulement tous les
bons citoyens ne sont pas des hommes honnêtes, mais tous les citoyens ne
sont pas de bons citoyens.
Pourtant le lecteur reste perplexe devant ce deuxième argument. Si
l’on comprend que tous les citoyens de la cité réelle ne soient pas des
hommes de bien, la chose paraît plus discutable dans le cas de la cité idéale.
La cité idéale ne serait-elle pas précisément celle qui serait composée
d’hommes de bien ? La question se pose d’autant plus qu’Aristote, dans
d’autres passages, soutient l’identité entre la vertu du bon citoyen et la vertu
de l’honnête homme.
Pourtant l’argument présente des difficultés. Les commentateurs
soulignent la contradiction de celui-ci avec d’autres passages qui insistent au
L’analogie a peut-être sa limite, au moins en ce qui concerne le rapport des
citoyens eux-mêmes par rapport aux éléments du vivant : pour ceux-là la réciprocité
est la règle (celui qui obéit doit pouvoir commander et celui qui commande doit
savoir obéir), alors que pour ceux-ci la subordination est une relation dissymétrique
invariable.
20
© Philopsis – Laurent Cournarie
34
www.philopsis.fr
contraire sur l’idée que les deux vertus se confondent (III, 18, 1288a37, IV,
7, 1293b5, VII, 13, 1332a32). Pour diminuer l’écart, on peut souligner le
caractère dialectique de l’argument puisqu’Aristote précise qu’il reprend « le
même débat d’une autre manière par la méthode diaporématique », en adoptant les
raisons pour et les raisons contre. La position d’Aristote serait donc, à
l’exception de cet unique passage, que, dans la cité idéale, la vertu du bon
citoyen et la vertu de l’homme de bien ne font qu’une 21 parce que la
politique est l’art de rendre les hommes heureux et vertueux : la philosophie
politique doit ainsi dessiner l’idéal du meilleur gouvernement par rapport
auquel tous les autres sont en défaut, non pas le meilleur dans l’absolu, mais
d’une part : pour la plupart des hommes dans les circonstances ordinaires, et
d’autre part : relativement à chaque cité. Aristote a répondu par la négative à
la question du début du chapitre.
Dans le paragraphe suivant, Aristote envisage une sorte d’exception.
Si l’excellence du citoyen et l’excellence de l’homme de bien diffèrent
nécessairement, aussi bien dans la cité réelle que dans la cité idéale (règle
générale), peut-être trouvent-t-elles à être identiques au moins chez cet
individu tout à fait particulier qu’est le gouvernant. Il faut distinguer le cas
général du citoyen et l’exception du gouvernant. L’argument s’appuie sur la
notion de phronêsis (prudence). Le (bon) citoyen peut ne pas être vertueux,
ou vertueux sans être prudent ou sage, tandis que le bon gouvernant est
nécessairement vertueux et prudent.
Aristote a analysé la prudence au livre VI de l’Ethique à Nicomaque.
Il faut rappeler que : 1/ c’est une vertu (excellence) intellectuelle qui
appartient à l’âme rationnelle, alors que les vertus morales (tempérance,
justice…) sont des excellences du caractère et relèvent de l’âme désirante
(mais susceptible d’écouter la raison) . Ainsi la prudence naît et progresse
grâce à l’enseignement, requiert temps et expérience, alors que la vertu
morale « est le produit de l’habitude, d’où lui est venu aussi son nom, par
une légère modification de ethos » (EN, II, 1, 1103 a 17-18). 2/ Il ne s’agit
pas tant de bien agir que de bien déterminer comment agir, c’est-à-dire de
déterminer la règle vraie ou droite et donc générale de l’action, relativement
aux biens accessibles à l’homme (cf., VI, 5, 1140b20) et qui constitue la
majeure du raisonnement pratique
Ce passage permet de comprendre que le bon gouvernement repose
sur la sagesse pratique de la prudence et, inversement, que celle-ci possède
un caractère politique. Comme l’on sait, dans l’Ethique à Nicomaque et
comme l’a précisé Pierre Aubenque, Aristote ne prend pas pour point de
départ une essence mais un certain type d’homme, le prudent (phronimos) et
il cite comme exemple d’homme prudent Périclès et les gens comme lui qui
ont la capacité à apercevoir ce qui est bon pour eux et pour l’homme en
général. Tels sont aussi, ajoute Aristote, « les personnes qui s’entendent à
l’administration d’une maison ou d’une cité » (VI 5, 1140b8). Tricot dans sa note
(page 183) va jusqu’à écrire que « la sagesse politique est une application de la
phronèsis ». La prudence est l’excellence du jugement indispensable à l’art
politique, pour autant que celui s’exerce dans l’ordre du contingent. Aristote
développe cette intimité de la prudence et de la politique aux chapitres 8-9
Cf. Thurot, op. cit., p. 109 sq : Aristote ne romprait pas avec le génie grec
qui confond la législation et la morale.
21
© Philopsis – Laurent Cournarie
35
www.philopsis.fr
de l’Ethique à Nicomaque (« la sagesse politique et la prudence sont une seule et
même disposition »).
Donc pour Aristote, le gouvernant doit posséder la prudence, qui est la
vertu propre de l’homme de bien (l’accomplissement de la vertu morale
suppose la prudence), de sorte qu’en lui au moins, les deux vertus se
confondent. Il ne peut être un bon gouvernant sans être prudent et donc sans
partager la vertu de l’homme de bien (excellence du gouvernement ->
prudence = excellence de l’homme de bien).
D’ailleurs, cette différence se manifeste dans l’éducation que les
futurs gouvernants reçoivent ou doivent recevoir. De fait, on ne les forme
pas comme on forme les autres citoyens depuis l’enfance. Et Aristote de citer
le vers d’une tragédie disparue d’Euripide qui souligne que ce ne sont pas les
arts raffinés mais les arts les plus nécessaires au roi pour gouverner la cité,
l’équitation et l’art militaire, qui doivent constituent l’essentiel de cette
éducation.
Si donc la vertu d’un bon gouvernant est identique à celle d’un
homme de bien (selon l’argument) et si le gouvernant est un citoyen comme
tout autre, à cette différence près qu’il gouverne et n’est pas gouverné, alors
la vertu du gouvernant et celle du simple citoyen ne peuvent être identiques.
C’est dans ce sens qu’il interprète le mot du tyran Jason expliquant qu’il
souffrait de la faim quand il n’était pas tyran, faute d’avoir appris comme le
simple particulier, à gagner son pain pour se nourrir. Ainsi tout citoyen ne
partage pas la vertu de l’homme de bien mais seulement quelques citoyens,
c’est-à-dire les gouvernants.
§ 6-7 Vertu du commandement et vertu de l’obéissance
La suite du texte est un peu sinueuse et peut partiellement apparaître
comme une digression en son centre. Il s’agit toujours d’établir qu’il y a une
différence entre la vertu du citoyen et la vertu de l’homme de bien.
L’argument est le suivant. On loue souvent (l’opinion n’est pas, pour
Aristote comme pour Platon, assimilée à la puissance du faux : dans le
champ de la praxis notamment, comme le rappelle Tricot en note, la valeur
d’une action dépend de la manière dont elle est perçue collectivement : ce
qui est beau et bon est estimable et estimé, ou plutôt l’éloge ou le blâme sont
les signes du bien ou du mal) comme une vertu la capacité à bien
commander et à bien obéir. Et savoir obéir ou savoir commander sont une
forme d’excellence qui appartient au citoyen comme l’a montré par exemple
Platon dans les Lois (I, 643e : le citoyen accompli est celui qui est avec
justice à la fois chef et sujet) – puisque cette aptitude institue et maintient
l’ordre dans la cité. Mais si l’on admet que la vertu de commander
appartient exclusivement à l’homme de bien, alors il faut convenir que la
vertu du citoyen (aptitude à bien obéir et à commander) et la vertu de
l’homme de bien sont distinctes. L’argument peut sembler arbitraire, car on
se demandera ce qui peut fonder l’affirmation que l’aptitude à commander
est le privilège de l’homme de bien, sinon un préjugé qui associe la
supériorité morale et le pouvoir de gouverner : ce qui commande est toujours
le meilleur. On remarquera aussi que, de fait, se dessine une hiérarchie : les
deux types de vertu sont d’inégale valeur et l’éloge n’est pas le même dans
les deux cas – ce qui signifie sans doute qu’on loue davantage l’une (la vertu
© Philopsis – Laurent Cournarie
36
www.philopsis.fr
de l’homme de bien) que l’autre (la vertu du citoyen). On pourrait alors faire
l’hypothèse que le citoyen possède la capacité à gouverner en tant qu’il
possède la capacité à être gouverné : c’est à partir de l’obéissance qu’il sait
bien commander. Cette inégalité en tous cas justifie une différence
d’éducation : celui qui doit commander ne reçoit pas la même éducation que
celui qui est amené à être gouverné.
Mais en même temps cette inégalité de valeur, cette différence entre
l’art de commander et celui d’être gouverné n’est pas absolue mais relative
puisque l’aptitude à commander est commune au gouvernant et au simple
citoyen. Donc il ne faut pas opposer radicalement le citoyen et l’homme de
bien et leurs vertus respectives. Et c’est si vrai qu’Aristote poursuit en
relativisant encore davantage la distinction, en comparant le pouvoir
politique <archè politikè> et le pouvoir domestique ou despotique <archè
despotikè>.
Il y a bien une différence entre commander et obéir, mais le
commandement politique, c’est-à-dire l’aptitude à gouverner, en tant qu’il se
distingue du commandement domestique (le maître sur l’esclave) implique
les deux aptitudes. L’aptitude du maître à commander est de savoir donner
des ordres pour l’exécution de certaines actions qu’il n’a pas besoin
d’accomplir ni de savoir accomplir lui-même (l’esclave est un instrument
animé pour accomplir la volonté du maître). Il sait commander sans avoir à
s’abaisser à savoir faire les basses besognes qu’il ordonne. C’est pourquoi
les hommes libres qui deviennent des travailleurs manuels deviennent
presque des esclaves et c’est ce qui explique que certaines cités les ont
frappés d’atimie et leurs aient interdit de participer aux magistratures. Aussi
ni l’homme de bien, ni le gouvernant ni le citoyen ne doivent apprendre à
effectuer les tâches dignes de la condition d’esclave. Ici le commandement
est absolu et correspond à une relation absolument dissymétrique : celui qui
commande ne peut obéir, celui qui obéit ne peut commander. Et savoir
commander consiste même à ne pas savoir faire soi-même ce qu’on
commande de faire, et c’est pourquoi le maître a recours à un intendant qui
constitue une médiation supplémentaire entre sa nature libre et la nature
servile, entre l’âme et la matière. Aristote établit ainsi une hiérarchie :
- le maître qui commande sans travailler ni savoir travailler de ses
mains
- l’homme libre qui est condamné à travailler de ses mains pour autrui
et qui tend, par cette condition inférieure, à se confondre avec l’esclave (I, 5,
1254b17 ; I, 11, 1258b38) – quand Ulysse construit un bateau, c’est pour lui
même (Odyssée, V, 243sq)
- l’esclave dont la nature le rend apte au travail manuel.
Mais comme l’a montré le livre I, le pouvoir politique s’exerce non
pas entre inégaux de nature, mais entre égaux de droit : le gouvernement doit
commander des hommes également libres. Or pour savoir commander des
hommes libres il faut apprendre à obéir (en homme libre), en précisant qu’il
ne s’agit pas d’obéir pour obéir, mais pour commander peut-être. Aristote ici
prend l’exemple de la cavalerie et même de l’armée : nul ne peut être général
ou stratège s’il n’a d’abord occupé toutes les fonctions subalternes (soldat,
lochage, taxiarque, stratège). Et Aristote de citer la maxime attribuée à
Solon : « on ne commande pas bien si l’on n’a pas bien obéi ». Mais on trouve
également l’idée exprimée chez Platon (cf. Lois VI, 763e).
© Philopsis – Laurent Cournarie
37
www.philopsis.fr
A partir de ces considérations, Aristote maintient ensemble plusieurs
affirmations qui s’accordent mal entre elles :
- la vertu de commander et la vertu d’obéir sont spécifiquement
différentes (gouverner/être gouverné), ce que l’analyse de la justice et de la
tempérance va justement préciser ;
- le bon citoyen doit posséder néanmoins les deux vertus ou savoir
gouverner les hommes libres dans les deux sens, c’est-à-dire en commandant
et en obéissant (cf. aussi VII, 14, 1333a1-5) ;
- contrairement à la thèse initiale (1276b33), la vertu de l’homme de
bien ne consiste plus exclusivement dans l’aptitude à commander (ce qui
ferait qu’elle est spécifiquement une), mais elle sera également (comme pour
le bon citoyen) de deux espèces – ce qui laisserait supposer que la première
affirmation a un caractère diaporématique selon Tricot : de fait, en VII, 14,
Aristote écrit que selon lui (en référence sans doute au chapitre 4
précisément) : « puisque nous soutenons que l’excellence d’un citoyen et d’un
gouvernant est la même que celle de l’homme excellent, et que le même individu
doit d’abord être gouverné et plus tard gouvernant, l’affaire du législateur sera :
comment devient-on homme de bien, par quelles pratiques habituelles, et quelle est
la fin de la vie la meilleure ? ». Aristote pour l’établir montre que la vertu du
citoyen, et en l’occurrence la vertu de tempérance et la vertu de justice, n’est
pas exercée de la même façon selon que celui-ci est dans la position de
gouverner ou d’être gouverné, comme la tempérance et le courage sont
différents chez l’homme et la femme en fonction des rôles que chacun joue
au sein de l’administration de la communauté familiale. Donc la vertu de
l’homme de bien sera double selon qu’elle le rend apte à commander ou à
obéir. En revanche, seule la prudence ne se divise ou ne se dédouble pas, et
c’est pourquoi c’est une vertu qui n’est pas commune avec le citoyen mais
appartient seulement au gouvernant (cf. République, IV, 433c). Aristote
recourt ici à une analogie : la prudence est au gouvernant ce que l’opinion
vraie l’est au gouverné, et l’un et l’autre sont dans le même rapport que le
joueur de flute avec celui qui les fabrique. Pour Aristote comme pour Platon
à qui donc il fait ici clairement allusion, c’est l’usager qui commande au
producteur (et non l’inverse) : c’est lui qui sait comment faire de bons
instruments, parce qu’il en a effectivement l’usage. En termes politiques
donc, suivant l’analogie, le dirigeant commande parce qu’il sait ce qu’il faut
faire (concernant l’avenir de la cité) et ce savoir consiste dans la prudence –
alors que le gouverné doit se contenter de l’opinion vraie ou droite,
intermédiaire entre l’opinion et la science : le gouvernant qui a institué les
lois, dit Platon dans Les Lois (I, 632c) « prépose des gardiens à la conservation
de l’ensemble qu’elles forment : les uns suivant la voie de la pensée pure, les autres
de l’opinion vraie ».
§ 8 Résumé-conclusion
Aristote peut alors conclure, sous une forme qui lui est assez
habituelle, faisant la part des choses ou des opinions divergentes.
L’excellence de l’homme de bien est différente de celle du bon citoyen
(c’était l’objet du chapitre), mais sous un certain rapport elles sont identiques
puisque comme celui-ci doit savoir obéir pour savoir commander, celui-là ne
peut exercer sa vertu (ou les vertus principales comme la justice, la
tempérance ou le courage) de la même manière, selon qu’il est en position de
© Philopsis – Laurent Cournarie
38
www.philopsis.fr
commander ou d’obéir. Par ailleurs, il apparaît que la prudence est la vertu
propre du dirigeant, c’est-à-dire du citoyen qui gouverne.
© Philopsis – Laurent Cournarie
39
www.philopsis.fr
Chapitre 5
L’artisan doit-il être un citoyen ?
§ 1 Le statut de l’artisan dans la cité
L’artisan n’est pas citoyen dans la cité excellente et ne peut pas l’être.
Mais une dernière difficulté <aporia> ou une dernière question est
encore à débattre à propos du citoyen, dont la définition est préalablement
requise pour traiter de la nature et de la valeur des constitutions. Elle
concerne le statut de l’artisan au sein de la cité. Faut-il admettre les artisans
parmi les citoyens ? Plus précisément, faut-il étendre la citoyenneté au-delà
de ceux qui participent au pouvoir <archè> aux travailleurs manuels
<banausos> ?
La thèse générale d’Aristote est assurée : les artisans ne sont pas des
citoyens à part entière. Si les artisans sont citoyens, alors qu’ils ne
participent pas aux magistratures et ne peuvent y participer faute du loisir et
donc des compétences nécessaires22, alors tout citoyen ne possédera pas la
vertu spécifique du citoyen. En effet le chapitre précédent a permis de
montrer que la vertu propre du citoyen est sa double aptitude à bien
commander et à bien obéir. Or s’il n’a aucune part aux magistratures
<archôn> – comme c’est le cas en dehors des démocraties radicales (cf. déjà
la remarque faite en 1277b) –, l’artisan ne remplit qu’un des deux critères de
la vertu (être gouverné sans gouverner). Ainsi si l’artisan est citoyen, il l’est
de façon incomplète. Il faut remarquer ici (cf. Aubonet, p. 16) qu’Aristote
revient sur la définition du chapitre 1 puisque l’exercice des fonctions
législative et judiciaire (définis comme le pouvoir suprême, on l’a rappelé)
qui caractérise le statut du simple citoyen et auquel l’artisan peut prétendre,
ne suffit plus : Aristote privilégie, en suivant le vocabulaire politique qu’il
s’était employé à déplacer (en distinguant deux types de magistrature :
limitée ou non limitée), la participation au gouvernement et l’accès à la
fonction d’archonte. Donc l’artisan ne peut être citoyen qu’en tant que
gouverné <archomenos> et non en tant que gouvernant.
Mais les artisans font partie de la cité et leur nombre parfois important
signale qu’ils lui sont indispensables. Donc s’ils ne sont pas citoyens à part
entière tout en étant, dans la cité, nécessaires à la vie de la cité, dans quelle
catégorie les ranger ? Car ils ne font partie ni des métèques ni des étrangers.
La réponse d’Aristote est double : 1/ les artisans (qui furent anciennement
des esclaves ou des étrangers, ce qu’ils continuent d’être encore bien
souvent : « jadis dans certaines <cités> l’artisan état esclave ou étranger, et c’est
pourquoi la plupart le sont encore aujourd’hui ») appartiennent à la classe des
non citoyens, entre les non citoyens absolus (esclaves, affranchis) et les non
citoyens potentiels ou conditionnels (enfants, vieillards). Cette classe
d’individus ne porte pas de nom spécial : ces citoyens qui n’en sont pas
vraiment mais qui peuvent le devenir – de droit comme les enfants de
22 L’artisan d’une part n’a pas le temps et le loisir de développer de cultiver
en lui la vertu, la raison, les qualités d’une vie libre pour le corps et l’esprit. D’autre
part il est toujours au service d’autrui et ne peut développer en lui la vertu du
commandement. Ainsi l’artisan est-il incapable de devenir vertueux et de
commander à des hommes libres.
© Philopsis – Laurent Cournarie
40
www.philopsis.fr
citoyens ou en fait comme en oligarchie quand ceux qui sont d’abord exclus
du pouvoir peuvent atteindre le cens nécessaire (cf. Politique, IV, 6,
1293a14-15 ; V, 6, 1306b9-16) ou que les besoins militaires ou la
dépopulation incitent à augmenter le corps civique (cf. II, 9, 1270a34-38 ; et
un peu plus loin ici même en 1278a30-32) – sont désignés au moyen de
périphrases : gens qui habitent la polis (III, 1, 1274b38), gens de la chora
(VII, 14, 1332b29-30), gouvernés (archomenoi, II, 11, 1273b22-24) et
parfois tout simplement dèmos (VI 6, 1320b25-29), ou négativement ceux
qui sont en dehors de la politeia (ou du politeuma) ou qui n’y prennent pas
part, ce qui est une manière de suggérer qu’ils auraient pu appartenir au
corps civique. 2/ Mais précisément face à ce possible ou à ce conditionnel,
Aristote reste ferme sur la position de principe : dans la cité idéale, les
artisans ne sont pas citoyens parce qu’ils ne peuvent pas en avoir la vertu
complète : « la cité excellente, quant à elle, ne fera pas de l’artisan un citoyen ». Et
c’est pourquoi il faut rappeler la vérité sur cette question : « ce qui est vrai,
c’est qu’il ne faut pas ranger parmi les citoyens <des gens sous prétexte que> sans
eux la cité ne pourrait exister ». Identifier les citoyens et ceux sans qui la cité ne
pourrait exister reviendrait à donner une définition matérielle de la cité, ce
qu’Aristote a exclu au chapitre 3. Comme il le précisera plus loin (VII, 8,
1328a22) les conditions indispensables de la cité ne font pas partie du tout de
la cité : « ce sans quoi » le tout existe n’est pas une « partie » du tout.
Donc ou bien on admet que les artisans sont des citoyens, mais alors la
définition de la vertu du citoyen (cf. chapitre 4) ne s’applique qu’à une partie
des citoyens (ceux qui sont affranchis des travaux manuels et les hommes
libres), ce qui implique contradiction (ce qui définit le citoyen ne s’applique
pas à tous les citoyens) ; ou bien on maintient que la vertu propre du citoyen
doit valoir pour tous les citoyens et alors on exclut les artisans de la classe
des citoyens, sans pour autant les assimiler à la catégorie des esclaves.
Aristote propose ainsi de distinguer entre ceux qui accomplissent les tâches
indispensables (sans lesquelles la cité ne saurait exister) au service d’un
individu, qui sont les esclaves, et ceux qui accomplissent les tâches
indispensables à la communauté qui sont « les artisans et les hommes de peine »
<banausoi/thètes>.
Le statut des artisans varie selon les constitutions.
Mais le statut des artisans suit exactement celui des citoyens. Aristote
répète ce qu’il a déjà énoncé : il y a autant de citoyens que de formes de
constitutions, et principalement de citoyens (incomplets) en tant que
gouvernés. C’est pourquoi, selon les cas, les artisans sont ou ne sont pas des
citoyens.
Ainsi, dans un régime démocratique, les travailleurs manuels et les
artisans ne peuvent pas être considérés comme des citoyens car les honneurs
y sont accordés en fonction de l’excellence et du mérite <kat’ axian> (de la
naissance, de l’éducation, de la richesse, mais surtout de la vertu) auxquels
les uns et les autres ne peuvent prétendre par le fait de leur activité (cf. par
exemple VI, 4, 1319a26sq ; VII, 1328b37sq). Mais dans un régime
oligarchique, les travailleurs manuels ne sont pas des citoyens, faute de
pouvoir s’acquitter du cens, tandis que les artisans qui sont souvent riches,
peuvent l’être (cf. Homère, Odyssée, XVII, 386sq). Aristote cite encore le
régime plus sévère (qui a sans doute sa préférence) de l’ancienne de Thèbes
quand elle avait une constitution oligarchique, qui avait édicté une loi pour
© Philopsis – Laurent Cournarie
41
www.philopsis.fr
interdire l’accès aux fonctions publiques (donc à la citoyenneté) à tout
homme « qui ne s’était pas retiré des affaires depuis dix ans ».
Au contraire, « dans beaucoup de constitutions », la loi est plus libérale
puisque, comme dans la démocratie extrême, elle admet non seulement les
artisans mais « même certains étrangers < dans les corps des citoyens> » – ce cas
des démocraties extrêmes est évidemment le pire pour Aristote (cf. aussi VI,
4, 1319b6-19) : le fils d’une citoyenne pauvre et d’un métèque riche ou
l’enfant illégitime (de l’union d’un citoyen avec une esclave ou d’une
citoyenne et d’un esclave) devient citoyen. Mais, ces mesures s’expliquent
plutôt par la nécessité : en cas de sous-population, on naturalise massivement
toutes sortes de catégories de gens, tandis qu’à l’inverse « quand la population
est abondante » on restreint progressivement les critères d’accession à la
citoyenneté à la double ascendance de parents citoyens – ce qui prouve que
comme dit Aubonnet (note, p. 229) certains sont de plus authentiques
citoyens que d’autres.
§ 2-3 Résumé et conclusion
L’avant dernier paragraphe résume l’analyse. Il y a certes plusieurs
sortes de citoyens, mais est vraiment citoyen celui qui participe aux
fonctions publiques, c’est-à-dire aux « honneurs » de la cité, comme le
suggère le vers d’Homère : « Comme un errant privé d’honneurs… ». Le citoyen
(en tant que gouverné) qui ne participe pas aux honneurs publics est dans la
cité comme un métèque – ici Aristote joue sur le mot atimètos (sans
honneurs), passant de « déshonnoré », « sans honneur » ou « sans charge
honorifique » (comme se sent humilié Achille par Agamémnon dans le
passage de l’Iliade dont est extraite la citation (IX, 648) à « sans fonction »
ou « sans magistrature ». Et quand on dissimule cette exclusion, on trompe le
peuple, en maintenant un pouvoir simplement nominal (comme dit
Pellegrin). Aristote comme d’autres écrivains (Plutarque, Hérodote,
Démosthène) condamne ce jeu de duperie (cf. IV, 1297a7sq).
Le dernier paragraphe est censé conclure l’ensemble du chapitre. Mais
manifestement il referme plutôt le chapitre 4, preuve que les deux chapitres
forment un ensemble cohérent. De fait, la question de l’artisan s’efface
derrière la question principale du rapport entre vertu du citoyen et vertu de
l’homme de bien. Le citoyen et l’homme de bien sont le même (leurs vertus
sont identiques) uniquement dans le cas du citoyen actif qu’est l’homme
politique, capable de diriger « seul ou avec d’autres » les affaires de la cité,
c’est-à-dire d’exercer pour l’intérêt commun l’autorité sur des concitoyens
libres et égaux.
© Philopsis – Laurent Cournarie
42
www.philopsis.fr
Chapitre 6
Le pouvoir selon les différentes constitutions
Avec le chapitre 6, on passe au deuxième ensemble (6-8) qui constitue
sans doute le cœur du livre III (« noyau dur » dit F. Wolff, p. 84). Aristote,
après le détour nécessaire des 5 premiers chapitres (politeia -> polis ->
politès), aborde la question annoncée au chapitre 1 comme l’objet de sa
réflexion : la nature de la cité, les diverses constitutions et leur valeur
respective. En effet, être citoyen c’est participer aux magistratures. Mais
c’est la constitution qui règle cette distribution des pouvoirs en fonction de
principes spécifiques qui définissent chaque cité. Il faut donc en venir à la
notion de constitution et à ses variétés.
§ 1 Transition : Retour vers la question principale
Aussi le même ordre logique conduit, avant d’envisager le nombre et
les différences des constitutions, en distinguant celles qui sont correctes et
celles qui sont déviées (chapitre 7), à définir ce qu’est une constitution et de
classer les constitutions (chapitre 6). Au chapitre 8, Aristote s’attachera plus
particulièrement à l’oligarchie et à la démocratie (dont l’étude sera reprise
longuement aux livres IV et VI). F. Wolff fait justement remarquer ce qui
constitue la méthode aristotélicienne dans le livre III : pour résoudre « tout
problème politique de valeur » (valeur de la cité, valeur du citoyen, c’est-à-dire
sa vertu, valeur de chaque régime), il faut faire le détour par la définition de
l’essence (qu’est-ce qu’une cité ?, qu’est-ce qu’un citoyen ?, qu’est-ce
qu’une constitution ?), ce qui conduit à dégager la finalité qui leur est propre
(la cité est en vue du bonheur, le citoyen en vue de la participation aux
fonctions publiques, le pouvoir souverain en vue de l’intérêt commun), de
sorte qu’on peut effectivement considérer que « la finalité est … le véritable
moteur du livre » (p. 122), ce qui n’est pas pour surprendre chez Aristote.
Donc après le premier paragraphe de transition qui revient sur la
question principale : y a-t-il une ou plusieurs constitutions ? – mais on sait
déjà de fait qu’il y en a plusieurs : la seule interrogation étant alors peut-être
de savoir s’il y en a une meilleure que les autres –, en quel nombre et
caractérisées par quelles différences, Aristote définit la notion de
constitution (essence).
§ 2 Définitions de la constitution et du gouvernement
« Une constitution est pour une cité une organisation des diverses
magistratures et surtout de celle qui est souveraine dans toutes les affaires
<taxis tôn te allôn archôn kai malista tès kurias pantôn> ». En termes
modernes, une constitution (ou un régime politique, ou encore une forme de
gouvernement comme précise Tricot) est l’ordre ou l’organisation <taxis>
qui distribue les pouvoirs <archè> au sein de l’Etat. Mais Aristote rapproche
politeia de politeuma (gouvernement), définissant celle-là par celui-ci. Le
chapitre 7 dira finalement que les deux notions « signifient la même chose »
(1279a25) étant donné que le politeuma est le pouvoir souverain ou l’autorité
souveraine dans la cité, c’est-à-dire le pouvoir législatif (plus loin Aristote
emploiera des formules équivalentes pour le corps des citoyens qui
© Philopsis – Laurent Cournarie
43
www.philopsis.fr
participent à la politeia ou au politeuma (IV, 1287b 5 et 10). Manifestement
Aristote, qui est peut-être le premier à introduire le terme de politeuma, et
par là le concept de souveraineté, transfert l’activité de la politeia au
politeuma : le gouvernement c’est la puissance souveraine, le corps des
citoyens en tant qu’ils sont actifs et qui possède l’autorité suprême. Aristote
précise son propos en évoquant la démocratie et l’oligarchie : la constitution
ou le régime démocratique caractérise le pouvoir politique de la cité quand le
peuple est souverain c’est-à-dire gouverne ou dirige les affaires communes ;
la constitution ou le régime oligarchique correspond à l’exercice de ce même
pouvoir souverain par « le petit nombre ». Dans ces conditions, la politeia ne
fait que fixer l’organisation de l’autorité souveraine et elle varie en fonction
de cette organisation : il y a autant de constituions qu’il y a de manières
d’organiser la puissance souveraine (donc constitution démocratique =
gouvernement populaire…). Donc une cité (polis) c’est essentiellement une
constitution (politeia) qui a pour objet d’ordonner la souveraineté
(politeuma) : la cité reste la même si sa constitution c’est-à-dire la manière
dont la souveraineté est organisée reste la même, et les différences entre les
cités se déduisent de leurs différences de constitution ou de régime. Donc la
relation se fait dans ce sens : politeuma -> politeia -> polis (la politeia ne
constituant en termes modernes que l’ensemble des lois constitutionnelles et
des lois organiques qui réglementent tous les pouvoirs et principalement le
pouvoir souverain ou la magistrature souveraine).
Cette équivalence constitution (régime)-gouvernement donne le
premier critère de classification des régimes, qui s’opère donc selon
l’extension du souverain. Qui gouverne ? un seul, plus d’un ou une
multitude. En quelque sorte il n’y a que trois types de régime possibles parce
qu’il y a seulement trois manières de gouverner : un seul, plusieurs,
beaucoup ou tous. C’est ce que développera le chapitre 7.
§ 3-5 Rappel de deux thèses du livre I sur la fin de la cité et sur les
différentes formes de pouvoir
Mais Aristote introduit un second critère de classification avant de
développer le premier. Distinguer les régimes en fonction du nombre des
gouvernants n’a en effet rien de très original comme le rappelle F. Wolff (op.
cit., p. 86), puisqu’on le trouve chez Hérodote, mais aussi chez Platon au
moins dans le Politique (291d) où il distingue cinq régimes (deux formes de
monarchie, royauté et tyrannie, deux gouvernements du petit nombre,
oligarchie et aristocratie, et la démocratie – alors que dans la République il
avait introduit un critère de valeur (ce qui importe c’est que ce soient les
meilleurs en sagesse qui gouvernent, peu importe que ce soit un, ou
plusieurs). Et ce second critère se déduit de deux principes généraux de la
philosophie politique sur la finalité de la communauté politique et sur les
différentes formes de pouvoir. Ces principes ont été exposés au livre I. C’est
pourquoi l’introduction de ce second critère (qui croisé avec le premier
engendre la classification aristotélicienne des constitutions, cf. ch. 7) prend
la forme d’un rappel.
Ainsi avant de classer les constitutions, il faut « établir en vue de quoi
la cité est constitué, et combien il y a de sortes de pouvoir concernant
l’homme et la communauté dans laquelle il vit », c’est-à-dire en tenant
© Philopsis – Laurent Cournarie
44
www.philopsis.fr
compte des différentes sortes d’autorité en rapport avec la famille, le village
et la cité. Aristote renvoie explicitement aux analyses du livre I (cf. ch. 2) où
il a montré que :
- l’homme est un animal (vivant) politique par nature (1278b20) –
voulant dire par là qu’il est naturellement porté à la société et qu’il réalise sa
nature propre dans la cité qui est la fin en vue de laquelle toute communauté
existe. Autrement dit l’homme est le plus social des animaux mais aussi le
seul politique ;
- l’homme atteint le bonheur (qu’il recherche naturellement) dans et
par la cité (communauté politique). Aristote expose alors plusieurs idées : a/
le bien-vivre est la fin spécifique de la cité et c’est en vue du bien-vivre que
les hommes sont conduits à vivre ensemble même quand ils n’ont pas le
besoin les uns des autres ; b/ chaque membre tire parti ou profit du fait que la
cité a pour fin de procurer le bien-vivre à l’ensemble de la communauté : ou
encore la fin de la cité est de procurer le bonheur à tous et à chacun en
particulier ; c/ mais les hommes s’associent déjà « dans le seul but de vivre »
(cf. I, 2, 1252b29), parce que la vie est en elle-même un plaisir ou un bien
désirable (cf. Ethique à Nicomaque, IX, 9, 1170b1 : « le fait de vivre est chose
bonne et agréable »), surtout quand elle est délestée ou soulagée de nombreux
maux ou des maux excessifs, comme lorsqu’elle est partagée collectivement.
Aristote ajoute ainsi que cette valeur de la vie est démontrée par
l’attachement que les hommes lui portent naturellement, même au prix des
souffrance endurées.
Le second rappel porte sur les différentes formes de pouvoir. Aristote
renvoie à ses écrits « exotériques », destinés au public (peut-être antérieurs et
perdus, comme un dialogue sur la justice, sur la politique ou sur la royauté)
par opposition aux discours destinés aux auditeurs du Lycée (dits
« ésotériques »). Pellegrin traduit l’expression par « traités de vulgarisation »
pour dire qu’il s’agit là d’un contenu doctrinal répandu dans le public à
l’extérieur de l’Ecole. Ainsi il faut distinguer les différents pouvoirs et les
communautés qui leur correspondent :
- le pouvoir du maître sur l’esclave dans la communauté despotique
qui vise essentiellement l’intérêt du maître et accidentellement celui de
l’esclave. En un sens, il y a un intérêt commun entre le maître et l’esclave,
ou c’est en vue de leur conservation commune que le maître commande et
que l’esclave obéit (cf. I, 2, 1252a30sq) : l’intérêt du maître et celui de
l’esclave se confondent. Mais il n’en demeure pas moins que, puisque
l’esclave existe en vue du maître, c’est bien l’intérêt du maître qui est la fin
essentielle dans la relation de pouvoir : l’esclave travaille pour le maître. La
preuve, dit Aristote, c’est que « si … l’esclave disparaît il est impossible que le
pouvoir du maître subsiste ». A l’opposé de tout renversement dialectique entre
la maîtrise et la servitude (qui ferait que l’intérêt du maître est l’inessentiel
puisqu’il dépend de l’existence de l’esclave), il faut comprendre que
l’esclave n’existe pas pour lui-même (il est inessentiel), qu’il a sa fin dans le
maître et que c’est à travers l’intérêt du maître qu’il peut trouver un intérêt à
son existence. En cessant d’exister l’intérêt du maître disparaît, preuve qu’il
n’existait que par cet intérêt ;
- le pouvoir du père sur les enfants ou du mari sur la femme (c’est-àdire des personnes de condition libre) dans la communauté domestique, qui
vise essentiellement l’intérêt de ceux sur lesquels il s’exerce et
© Philopsis – Laurent Cournarie
45
www.philopsis.fr
accidentellement l’intérêt de celui qui l’exerce. Il en va d’ailleurs de même
de la supériorité que la maîtrise d’un art (médecine, gymnastique,
navigation) confère. Le pédotribe enseigne la gymnastique aux athlètes : il
exerce son art dans l’intérêt de ceux qu’il entraîne. Et c’est seulement par
accident que son art sert son intérêt personnel quand il s’applique à luimême l’art de la gymnastique. De la même façon, l’intérêt du père ou du
mari peut entrer en ligne de compte, dans certaines circonstances, dans
l’exercice de son pouvoir. On notera que cette analogie des arts et du
pouvoir, y compris politique, était fréquente chez Platon, mais
qu’Aristote est aussi bien soucieux d’en marquer les limites (d’une part on
ne saurait se passer de la loi, malgré toutes ses insuffisances, en politique et,
d’autre part, la prudence qui est la vertu politique par excellence ne relève
pas de l’art) ;
- le pouvoir proprement politique, qui correspond non seulement à une
communauté d’hommes libres (contrairement à la communauté despotique)
mais encore à une communauté d’égaux (citoyens) (contrairement à la
communauté domestique), ce qui rend injustifiable qu’il soit exercé toujours
par les mêmes et que ce soient toujours d’autres qui soient gouvernés. En un
sens la cité se rattache à la communauté domestique puisque le pouvoir y est
exercé en vue de l’intérêt général, du moins dans une constitution droite.
Comme dans la famille, le pouvoir dans la cité est exercé dans l’intérêt des
gouvernés : celui qui exerce une magistrature le fait essentiellement pour ses
concitoyens et seulement accidentellement, en quelque sorte, pour lui en tant
que membre du corps civique auquel s’applique le pouvoir. Mais étant donné
que les gouvernés sont égaux avec les gouvernants, l’intérêt général impose
l’exigence de l’alternance de l’exercice du pouvoir souverain (cf. plus loin
VII, 3, 1325b7 et 9, 1329a13). L’égalité des citoyens spécifie alors la cité
par rapport à la communauté domestique.
Aristote conclut le paragraphe en regrettant qu’aujourd’hui les
avantages de l’exercice du pouvoir ait pu entraver cette rotation et cet
échange entre gouvernants et gouvernés. Le philosophe avance une
explication en quelque sorte psychologique ou psycho-physiologique : le
désir de conserver le pouvoir vient de ce qu’il laisse en bonne santé celui qui
l’exerce.
§ 6 La distinction de deux genres de constitution
A partir de là, Aristote peut définir deux types de régime : il y a les
régimes où le gouvernement est exercé selon le juste au sens absolu, c’est-àdire dans l’intérêt commun et il y a les régimes où le gouvernement profite
exclusivement à qui gouverne. Il faut bien avoir à l’esprit ce point, pour ne
pas se perdre dans les méandres des chapitres 9-13 (cf. F. Wolff, p. 88) : la
justice ne dépend pas du premier critère de classification (qui gouverne,
c’est-à-dire combien ?) mais du second (en vue de qui ou de quoi gouverne
qui gouverne ?) qui est le seul à être évaluatif. Ainsi les constitutions du
premier genre sont dites droites parce qu’elles sont conformes à la finalité de
l’autorité politique : les constitutions du second genre sont défectueuses,
c’est-à-dire qu’elles sont des déviations des constitutions droites parce
qu’elles dérogent à la finalité politique et se rapprochent de l’autorité
despotique en niant la liberté et l’égalité des citoyens (elles sont des
© Philopsis – Laurent Cournarie
46
www.philopsis.fr
déviations non pas tant des régimes droits que de la rectitude du pouvoir
politique). En effet, « la cité est une communauté d’hommes libres » (cf aussi IV,
11, 1295b20sq). Les vrais régimes sont les régimes politiques, c’est-à-dire
ceux qui réalisent l’essence de la cité en restant conforme à sa fin : à
l’inverse tous les régimes anormaux sont tels parce qu’ils sont tous
également despotiques en confisquant le pouvoir destiné à tous au profit
d’un seul, de quelques-uns, ou de la majorité.
On peut résumer le chapitre de cette façon avec F. Wolff : « Si
l’essence de la cité est de viser le bonheur de ses membres et si l’essence du
pouvoir qui s’exerce entre ces membres est de viser le bien des destinataires,
c’est-à-dire en l’occurrence de tous puisque tous recherchent également le
bonheur commun, alors tous les régimes “qui visent l’avantage commun se
trouvent être des formes droites” » selon la justice (p. 87).
© Philopsis – Laurent Cournarie
47
www.philopsis.fr
Chapitre 7
La distinction des régimes
§ 1 La classification des régimes déduite à partir des principes
Le chapitre 7 n’apporte pas en vérité d’analyses nouvelles, même s’il
est décisif dans le livre III et pour les Politiques en général. En effet tout en
tirant les conséquences du chapitre VI, il propose néanmoins une typologie
des régimes, distincte des typologies de Platon ou d’Hérodote23, en croisant
les deux critères de classification (selon le nombre de gouvernant, selon la
rectitude à l’égard de la finalité politique, qui sont en eux-mêmes
indépendants et qui avaient été maintenus tels jusqu’à présent. Le chapitre
est essentiel parce qu’il constitue un schéma sur lequel Aristote s’appuiera
dans ses analyses ultérieure
Donc Aristote en vient à son objet (cf. début du chapitre 1: « pour celui
qui mène une investigation sur les constitutions… ») : examiner le nombre des
constitutions, « combien elles sont et quelles elles sont ». Ensuite il suit
l’ordre naturel qui s’impose : commencer par les constitutions qui sont
droites – puisque il est de la nature de ce qui est une déviation d’exister
après, relativement à ce qui est normal.
La classification des régimes se présente comme une déduction :
déduction des critères et déduction à partir du croisement des critères :
- le critère du nombre (qui gouverne ?) se déduit de la définition de la
notion de politeia puisque politeia et gouvernement signifient la même
chose. Ainsi si la politeia est défini par la forme du gouvernement (cf.
chapitre 6 : la politeia organise le gouvernement qui est, dans la cité, le
pouvoir souverain), puisque le pouvoir peut être exercé soit par un seul, soit
par quelques-uns, soit par tous (ou par le plus grand nombre), il y a donc
trois régimes (normaux) possibles ;
- le critère de la finalité (pour qui est exercé le gouvernement ?) se
déduit de l’essence de la communauté politique (la cité existe en vue du bien
commun, c’est-à-dire de la justice pour tous). C’est évidemment ce second
critère qui autorise à parler de déviation et donc de norme, parce qu’il est le
seul à être évaluatif, alors que le premier est simplement descriptif – ce qui
n’implique pas pour Aristote et pour employer un vocabulaire moderne qu’il
soit moins objectif que celui-ci ;
23 Aubonnet résume sous forme de tableau les différents systèmes de
classification chez Platon et chez Aristote :
Platon : A/ dans la République VIII : 1 aristocratie idéale, 2 timocratie, 3
oligarchie, 4 démocratie, 5 tyrannie ; B/ dans Le Politique : constitution conforme à
la loi 1 monarchie, 2 aristocratie, 3 démocratie tempérée ; constitution non conforme
à la loi 4 démocratie radicale, 5 oligarchie, 6 tyrannie.
Aristote : A/ dans l’Ethique à Nicomaque VIII, 12 : Constitutions normales 1
royauté, 2 aristocratie, 3 politeia ; Déviations 1 démocratie, 2 oligarchie, 3 tyrannie ;
B/ dans Rhétorique I, 8 : 1 monarchie, 2 aristocratie/ 3 oligarchie, 4 démocratie.
La typologie aristotélicienne ici, voire la méthode de construction de celle-ci,
se retrouve dans l’histoire de la philosophie : cf. Machiavel, 1ère décade de Tite-Live
(I, 2), Spinoza, Traité politique, Montesquieu, De l’esprit des lois, Rousseau,
Contrat social (III, 2-10).
© Philopsis – Laurent Cournarie
48
www.philopsis.fr
- en croisant donc les deux critères, il y a six (et six seulement)
régimes possibles : trois régimes normaux et trois régimes déviants ou
anormaux, selon que le gouvernement gouverne en vue de l’intérêt général
ou de son intérêt propre : en déviant de la fin du pouvoir politique, ils sont de
nature despotique et donc proprement anormaux. Aristote ajoute cette
explication (« car ou bien il ne faut pas appeler… ») : quand les citoyens n’ont
pas part à l’avantage commun, ce qui a lieu quand le gouvernement ne
s’exerce pas pour le bien de tous, ils ne peuvent être appelés vraiment des
citoyens. Une cité est une communauté de constitution des citoyens (ch. 4) :
quand la constitution ou le gouvernement (ch. 6 et 7) ne vise pas l’intérêt de
tous les citoyens, on n’a pas affaire à un régime politique et donc pas à un
Etat ou à une cité véritable.
§ 2-3 Lexique de la typologie des régimes droits et déviants
A partir de là, on peut constituer un tableau des régimes en nommant
chacun d’eux comme il convient :
Pouvoir exercé par
pour tous
un
quelques-uns
royauté aristocratie
pour soi-même tyrannie
oligarchie
la majorité ou la masse
régime constitutionnel
(politeia)
démocratie
Donc la tyrannie est une déviation de la royauté, puisqu’un seul
gouverne dans son intérêt ; l’oligarchie, c’est-à-dire en fait la ploutocratie,
est la déviation de l’aristocratie, puisque quelques-uns gouvernent dans
l’intérêt des riches. Quant à la démocratie, elle est la déviation d’un régime
qui ne porte pas de nom propre, qui n’est pas établi dans la langue politique
comme les autres, et qu’Aristote dénomme du nom commun à toutes les
constitutions : politeia.
Ce régime qui a une réalité dans la typologie sans avoir de nom pose
au moins deux questions au commentateur – outre le problème de sa
traduction : on en a proposé plusieurs : république, république modérée,
régime constitutionnel, ou simplement politie.
1/ On peut voir dans la distinction politeia/démocratie une originalité
d’Aristote. Le mépris pour le gouvernement populaire (chez Platon par
exemple) s’accommode d’un seul terme. Au contraire le Stagirite a/
distingue, grâce à la constitution de deux critères, un bon et un mauvais
régime populaire et b/ attribue au bon gouvernement populaire le mot
générique de tous les régimes droits, ce qui revient à dire que la politeia est
conforme à l’essence de la politique. Le bon régime dont la démocratie est la
déviation porte le nom de tout régime bon, comme si donc « il incarnait
l’essence de tout régime véritablement politique » (F. Wolff, note, p. 90). Faut-il en
conclure que la « politeia » est la meilleur politeia ? Sans doute pas, parce
que les régimes droits sont tous excellents en étant également conformes à
l’essence du pouvoir politique. En l’occurrence, en permettant à tous les
citoyens égaux d’être alternativement gouvernants et gouvernés, ce régime
© Philopsis – Laurent Cournarie
49
www.philopsis.fr
correspond à ce qu’on peut appeler un « régime constitutionnel populaire » (F.
Wolff, ibid.).
2/ Ensuite on ne peut manquer de se demander pourquoi Aristote juge
« rationnel » que ce régime constitutionnel, régime moyen et équilibré par
des institutions démocratiques et aristocratiques, porte le nom commun à
toutes les constitutions. On pourrait penser que ce qui est rationnel (eulogôs,
avec raison : « c’est là un fait bien naturel» traduit Tricot) c’est qu’il soit sans
nom propre, l’explication étant apportée par ce qui suit : ce régime est sans
dénomination parce que sa réalisation est, sinon impossible, du moins très
rare puisqu’elle suppose la vertu pour le plus grand nombre – du moins pour
la vertu qui n’est pas simplement militaire (le courage). Si la valeur ou la
vertu guerrière est le fait de la multitude (pleioi) ou de la masse (plethos), en
revanche « il est vraiment difficile qu’un grand nombre de gens possèdent une
vertu dans tous les domaines », à commencer sans doute par la prudence. Ainsi
on voit comment Aristote évite l’idéalisme (accorder toute vertu au peuple)
aussi bien que le réalisme (il ne peut pas y avoir de bon gouvernement
populaire).
© Philopsis – Laurent Cournarie
50
www.philopsis.fr
Chapitre 8
Véritable nature de l’oligarchie et de la démocratie
Aristote a donc établi qu’il existe six régimes (et si seulement). Mais
reste à déterminer la nature de chacun d’eux (« il faut traiter un peu plus
longuement de ce qu’est chacune de ces constitutions »), et notamment ceux qui
comme l’oligarchie et la démocratie se définissent par le seul critère du
nombre. Ce critère est-il suffisant ? C’est à cette question (à cette difficulté,
aporia, dont le terme est répété trois fois dans l’ensemble du texte) que
répond le chapitre 8 qui vient ainsi clore la (deuxième) partie du livre III
consacrée à la déduction des régimes politiques.
- La difficulté principale : peut-on distinguer par le seul critère du
nombre oligarchie et démocratie ?
Le philosophe, dit Aristote, est celui qui non seulement ne se limite
pas au côté pratique des choses, mais, en outre, ne néglige rien de chacun des
objets soumis à l’examen. En l’espèce, il s’agit de savoir si le critère du
nombre (un, quelques-uns, tous ou la majorité) permet de donner une
définition exacte des régimes déviés.
Aristote rappelle donc successivement la définition de la tyrannie
(royauté de type despotique), de l’oligarchie (pouvoir des riches), de la
démocratie (pouvoir des pauvres). Or si la définition de la tyrannie ne fait
pas difficulté, il n’en va pas de même des deux autres formes de
constitutions déviées, l’oligarchie et la démocratie. Plus exactement, le
problème concerne la différence entre les deux : peut-on utiliser seulement le
critère du nombre pour les distinguer – comme encore son maître Platon (cf.
Politique, 291d) ?
Aristote va être ainsi conduit à corriger ses définitions parce qu’elles
ne correspondent pas à la réalité (« il semblerait donc que la définition proposée
à propos des constitutions ne soit pas bonne » l. 25, p. 232). Il procède alors pour
ainsi dire par une sorte de variation imaginaire ou d’expérience de pensée en
supposant qu’une majorité de gens riches ou, inversement, qu’une minorité
de pauvres gouverne. Alors dans le premier cas, on aurait affaire à une
démocratie, et dans le second à une oligarchie. Mais peut-on admettre
qu’une démocratie soit un régime où les riches gouvernent et qu’une
oligarchie soit un régime où des pauvres ont le pouvoir ? Une majorité de
possédants peut-elle constituer une démocratie et une minorité indigente
peut-elle former une oligarchie ? Donc la stricte application du critère
numérique conduit à une typologie que la réalité ne vérifie pas.
- Difficulté supplémentaire : la typologie des régimes n’admet pas ces
régimes hypothétiques
On peut, pour sortir de la difficulté, ajouter le critère économique
(pauvreté/richesse) au critère numérique en additionnant « aisance et petit
nombre » (oligarchie) et « revenu modeste et grand nombre » (démocratie). Mais
une autre difficulté surgit alors : la prise en compte des deux critères aboutit
à deux formes de régimes hypothétiques (majorité riche, minorité indigente)
qui ne rentrent pas dans la classification des régimes proposée au chapitre 7.
© Philopsis – Laurent Cournarie
51
www.philopsis.fr
Peut-être la typologie est-elle trop rigide et l’on peut y introduire des
formes mixtes ou des formes intermédiaires pour mieux rendre compte de la
réalité ou y intégrer tous les cas de figure possibles. Aristote au livre VI ira
dans ce sens (cf. ch. 1). Mais ici Aristote en tire une autre conclusion qui
réaffirme la primauté de la finalité dans la définition des régimes.
- Le nombre des gouvernants est un accident de la réalité sociale
L’argument semble en effet poser l’évidence suivante (« Or il semble
que la raison rende clair le fait suivant » <eoike toinun o logos poeins dèlon oti)> :
le nombre plus ou moins grand des gouvernants est un accident de la réalité
sociale et non une différence essentielle entre l’oligarchie et la démocratie. Il
se trouve simplement (« ce qui arrive » <sumbanei>) que sont majoritaires les
classes populaires pauvres et minoritaires les classes fortunées. Il ne sert
donc à rien de doubler les critères (nombre + richesse ou pauvreté) pour
définir oligarchie et démocratie, puisque le rapport entre eux relève de
l’accident et que sur une différence accidentelle on ne peut établir aucune
définition consistante (cf. Topiques VI, 6, 144a23 : « jamais la différence ne
doit faire partie des attributs accidentels »). Il n’est pas essentiel que l’oligarchie
soit le gouvernement du petit nombre et que la démocratie soit le
gouvernement du grand nombre, non plus donc qu’ils se distinguent l’un de
l’autre par ce critère du nombre.
En revanche, c’est bien la richesse et la pauvreté qui sont
essentielles24. Autrement dit, une oligarchie est un régime où les riches, qui
se trouvent être accidentellement peu nombreux (même si c’est toujours le
cas), gouvernent par la richesse ; une démocratie est un régime où les
pauvres, qui sont de fait les plus nombreux (ce qui se vérifie partout),
gouvernent par la pauvreté. Le critère numérique est accidentel, le critère de
la richesse et de la pauvreté est essentiel par rapport au critère politique de la
finalité du pouvoir : l’oligarchie est le régimes où les riches gouvernent pour
les riches (et il est en quelque sorte indifférent qu’ils soient une minorité) et
la démocratie où les pauvres gouvernent pour eux-mêmes (qui se trouvent
être les plus nombreux). Donc ce qui définit l’oligarchie, la démocratie et
leur différence, ce n’est pas le nombre, mais la richesse et la pauvreté. Pour
autant, si le critère est économique, la définition ne l’est pas. Car c’est le
critère de la finalité qui ici est à l’œuvre : l’oligarchie c’est le pouvoir des
24 Cf. Livre IV, 4 : « Il ne faut pas poser, comme certains en ont aujourd’hui
d’habitude, que la démocratie existe simplement là où la masse est souveraine (car
sans les oligarchies aussi, comme partout ailleurs, c’est la fraction majoritaire qui est
souveraine), ni qu’il y a oligarchie là où peu de gens sont souverains dans la
constitution. Si, par exemple, l’ensemble des citoyens était de mille trois cents, et
que parmi eux, il y ait mille riches et qu’ils ne partagent pas le pouvoir avec les trois
cents autres, pauvres, libres et qui leur sont semblables sur les autres points,
personne ne prétendra que ces gens vivent en démocratie. Et il en est de même si les
pauvres, étant en petit nombre, sont pourtant plus forts que les gens aisés tout
majoritaires que soient ceux-ci, personne n’appellerait un tel régime oligarchique, si
les autres citoyens, les riches, ne participent pas aux honneurs publics. Mieux vaut
donc dire qu’il y a régime populaire quand les hommes libres sont souverains, et
oligarchie quand ce sont les riches. Mais c’est par accident que ceux-là sont
nombreux et ceux-ci en petit nombre, car il y a dans les faits beaucoup d’hommes
libres, mais peu de riches ».
© Philopsis – Laurent Cournarie
52
www.philopsis.fr
riches, c’est-à-dire de ceux qui (en petit nombre en fait mais qui pourrait être
plus nombreux) exercent le pouvoir en vue des riches, la démocratie c’est le
pouvoir des pauvres, c’est-à-dire de ceux qui (en grand nombre en réalité
mais qui pourraient l’être moins) gouvernent en vue des pauvres.
Le chapitre se termine sur une remarque qui introduit la liberté en lieu
et place de la pauvreté pour définir la démocratie en la distinguant de
l’oligarchie : « peu de gens sont aisés, alors que la liberté est le partage de tous ».
Comment comprendre cette substitution ?25 Aristote le fait comprendre en
précisant que la liberté appartient à tous ou au plus grand nombre et qu’elle
est la valeur invoquée pour réclamer le pouvoir. Pour ainsi dire, la liberté est
le bien de ceux qui ne possèdent pas de biens (de richesses) – ce qui de fait
appartient à tous les citoyens. Et c’est bien au nom de la liberté que les
démocrates entendent défendre et imposer la démocratie comme c’est au
nom de leurs richesses que les riches veulent gouverner la cité. Ainsi il
revient au même de dire qu’on est en présence d’une démocratie quand ceux
qui gouvernent sont pauvres ou qu’ils le font pour la liberté qui est le bien de
tous. La richesse est le mérite que l’oligarchie oppose comme critère
légitime du pouvoir : la liberté est ce par quoi les pauvres qui se trouvent être
les plus nombreux exigent de commander. Cette remarque sert de transition
avec le chapitre 9.
Platon dans la République (VIII) définit la démocratie à la fois comme le
régime qui fait de la liberté le bien suprême et comme le régime obtenu par la victoire
des pauvres sur les riches.
25
© Philopsis – Laurent Cournarie
53
www.philopsis.fr
Chapitre 9
La justice distributive et la cité : le juste oligarchique et le
juste démocratique
Le chapitre 9 est sans doute l’un des plus importants du livre III et
peut-être même des Politiques (cf. Tricot ou Aubonnet). En effet il aborde le
problème du pouvoir du point de vue de la justice distributive, c’est-à-dire le
problème fondamental de la justice politique : comment, c’est-à-dire selon
quel principe de justice faut-il distribuer aux citoyens les charges, les
honneurs et les magistratures, ce qui détermine la nature de chaque régime ?
Ce chapitre inaugure la troisième partie du livre consacrée donc à une sorte
de longue « dissertation sur la juste répartition des pouvoirs » jusqu’au chapitre
13, prenant pour objet la démocratie et l’oligarchie (en continuité avec le
chapitre 8) – le cas de la royauté étant traité à part dans la dernière partie du
livre (14-17). Aussi, en même temps qu’il introduit un nouveau mouvement
de réflexion, il est en lien avec le chapitre précédent. Car il aborde la même
question : différencier les régimes (chapitre 8). Simplement, il change de
point de vue en se demandant désormais « quel est le principe d’après lequel les
charges sont attribuées » (D. Ross, Aristote, p. 252).
Si l’on suit l’établissement du texte par Pellegrin, le chapitre 9
comporte deux parties :
§ 1 : les conceptions du juste selon l’oligarchie et la démocratie
§ 2-4 : la définition de la vraie cité à partir de sa fin contre les fausses
conceptions de la cité
§ 2 les contrefaçons de la cité
§ 3-4 la cité soucieuse d’une bonne législation (eunomie) veille à la
vertu des citoyens
Le dernier aliéna constituant un paragraphe de conclusion.
Mais on peut aussi considérer que le § 2 constitue comme une sorte de
généralisation de la deuxième critique du § 1, Aristote dénonçant à partir de
là ce qu’on pourrait appeler une conception utilitariste de la cité.
§ 1 Les conceptions du juste selon l’oligarchie et la démocratie
Chaque régime se prétend supérieur aux autres et justifie la supériorité
d’un groupe ou d’une classe au nom de la justice. Un régime est meilleur
parce qu’il est plus juste. Dès lors saisir le critère ou la définition <oros> des
régimes consiste à saisir le principe de justice dont ils se réclament. Et
puisqu’ils constituent, au IVème siècle, les régimes les plus communs,
Aristote va commencer par l’oligarchie et la démocratie sa réflexion sur la
répartition des pouvoirs. Aristote va ainsi exposer les deux thèses en
présence (le juste oligarchique et le juste démocratique : cf. 1280a7-16) puis
leur opposer deux critiques successives (1280a16-24 et 1280a31-b5).
Comment donc définit-« on » le juste oligarchique et le juste
démocratique. Le « on » et le « tous » de la 2ème phrase peuvent désigner,
comme le suggère Pellegrin, soit tout le monde soit les partisans de chaque
régime. De fait tout le monde définit chaque régime à partir d’une certaine
conception de la justice distributive. Autrement dit tous, qu’ils soient
oligarques ou démocrates s’accordent sur le principe d’appliquer la justice
distributive à la répartition du pouvoir, qui contrairement à la deuxième sorte
© Philopsis – Laurent Cournarie
54
www.philopsis.fr
de justice particulière (cf. Ethique à Nicomaque, V) dite commutative (ou
corrective) n’établit pas une égalité arithmétique (à chacun le même : 1 = 1)
qui vaut dans les échanges mais une égalité proportionnelle ou géométrique
(à chacun selon X). Est juste l’égalité qui respecte dans la distribution le
rapport entre les personnes de telle sorte qu’ayant reçu une part
proportionnelle, elles conservent entre elles le même rapport.
Tout l’objet du chapitre est pour Aristote de renvoyer dos à dos les
adversaires parce que leurs raisonnements reposent sur une fausse
conception de la cité (cf. 2ème partie du chapitre). Ils parlent bien de la
justice, mais seulement d’un certain point de vue, et jamais du juste par
excellence – c’est-à-dire du juste politique défini à partir de la finalité de la
cité. Quel raisonnement tiennent-ils donc ?
Les uns, les démocrates, posent que le juste c’est l’égal pour tous ; les
autres que le juste c’est l’inégal entre certains et tous. Plus exactement, les
démocrates exigent qu’on accorde à tous les citoyens une part égale de
pouvoir parce que tous les citoyens sont égaux en liberté. A l’inverse, les
oligarques soutiennent qu’on doit donner une part inégale de pouvoir aux
citoyens puisqu’ils sont inégaux en richesse. Donc les démocrates et les
oligarques sont d’accord pour distribuer le pouvoir selon un certain critère
ou mérite (à chacun selon…) mais sont en désaccord sur la valeur = X à
distribuer.
En un sens ils ont raison : le juste c’est l’égal ou l’inégal : ils parlent
donc « de ce qui est juste jusqu’à un certain point ». Mais ils ont tort en omettant
de préciser que la loi de proportion est juste dans le premier cas uniquement
entre égaux et dans le second uniquement entre inégaux : l’égal est juste
entre tous les égaux (et non pas pour tous) et l’inégal est juste seulement
entre les inégaux. « Ils suppriment le “entre tels”, et portent un jugement faux ».
D’où vient cette erreur de jugement ? Aristote en voit la cause dans le fait
« que c’est eux-mêmes qu’ils jugent, et que la plupart des gens sont mauvais
juges de leurs affaires propres. » Ils sont, pour ainsi, juges et parties et c’est
pourquoi ils appliquent à tous ce qui ne convient qu’à eux seuls. Ou plus
exactement ils projettent sur tout le corps social l’intérêt de leur classe. Ils
confondent les intérêts de la cité comme un tout avec leurs intérêts propres.
Comme l’écrit parfaitement F. Wolff : « Leurs doctrines de la justice (à chacun
selon son X) sont donc ce qu’en termes modernes on appellerait des idéologies :
elles se présentent comme de pures pensées théoriques, préoccupées seulement de
rationalité et de justice universelle, mais sont en réalité l’expression d’intérêts
pratiques de groupes sociaux déterminés » (p. 102). Les démocrates érigent en
critère absolu le critère de la liberté : parce que tous les citoyens sont égaux
en liberté, ils sont égaux en toutes choses et doivent recevoir tout également.
Mais la liberté qui est présentée comme le principe théorique de la justice
politique, et devant s’imposer à la réalité à ce seul titre, se trouve exprimer
en fait les intérêts démocratiques : parce qu’ils veulent que la masse
gouverne, les démocrates posent la liberté (selon laquelle tous les citoyens
sont effectivement égaux) comme principe inconditionnel du juste politique.
A l’inverse, mais selon la même démarche, parce qu’ils désirent que les
riches gouvernent, les oligarques posent comme critère absolu la richesse
(selon laquelle effectivement tous les citoyens sont inégaux). L’intérêt de
classe constitue ainsi précisément le point-limite jusqu’où les adversaires
parlent de la justice et qui les empêche de saisir le juste absolu. Le juste
absolu <aplôs> ou la justice en elle-même consiste à distribuer des parts
© Philopsis – Laurent Cournarie
55
www.philopsis.fr
égales en tenant compte du statut des personnes attributaires. Or les
démocrates au nom de l’égalité de liberté sont conduits à exiger une égalité
en tous points, notamment au plan économique et matériel : mais les
personnes, tout en étant pareillement de condition libre, ne sont pas égaux en
richesse. Donc le juste démocratique est inégal ou l’égalité du principe
démocratique injuste. Le juste démocratique c’est le juste non pas en soi,
mais relativement au principe démocratique. De la même façon, les
oligarques font comme si l’inégalité de richesse était la forme d’inégalité qui
puisse servir de critère de distribution et négligent, en outre, que l’inégalité
de richesse suppose néanmoins une égalité de liberté qui vaut pour tous les
citoyens. Comme l’écrit donc Aristote : « Les uns, en effet, sous prétexte qu’ils
sont inégaux d’un point de vue déterminé (par les richesses par exemple), se croient
globalement inégaux, les autres, sous prétexte qu’ils sont égaux d’un point de vue
déterminé (par la liberté par exemple) se croient globalement égaux ». Pour les uns
l’égalité politique implique l’égalité économique (le partage égal des biens) ;
pour les autres l’inégalité économique implique l’inégalité politique (le
partage inégal des droits). Ce faisant, ils confondent chacun à leur manière le
politique et l’économique.
Or cette confusion tient à une méprise radicale sur la nature de la cité
(« Mais ils n’abordent pas l’essentiel »). En fait, Aristote avance une deuxième
critique qui ne se contente pas de corriger l’erreur et le caractère
« idéologique » du raisonnement des oligarques et des démocrates, mais
s’attache au principe de justice distributive lui-même. L’argument est à peu
près celui-ci : les oligarques auraient raison : il est injuste que ceux (les
riches) qui apportent le plus de capital à la cité reçoivent la même part de
pouvoir que les pauvres, qui ne contribuent pas à sa prospérité (il est injuste
que celui qui a apporté une mine reçoive autant que celui qui en a apporté
cent) – si la raison d’être de l’association politique dans la cité se réduisait à
mettre en commun les biens matériels. La deuxième critique donc consiste à
récuser la conception erronée sur l’origine et sur la fin de la cité, comme si
elle n’était qu’une association des biens privés, elle-même subordonnée à la
préservation et à la défense de ces biens. Aristote conteste donc l’idée que la
cité est née du désir de partager et de défendre les richesses.
Mais cette forme d’économisme politique, condamnée à propos des
oligarques conduit Aristote à une généralisation. La critique s’adresse alors
au « présupposé utilitariste » (F. Wolff, p. 102) qui concerne cette fois autant les
démocrates que les oligarques. Car l’essentiel, que les uns et les autres
passent finalement sous silence, c’est de savoir si le pouvoir est à distribuer
comme un bien et comme une récompense ou s’il n’est pas l’instrument au
service du bonheur de tous dans la cité. C’est ici que Pellegrin fait
commencer le 2ème paragraphe.
§ 2-4 : la définition de la vraie cité à partir de sa fin contre les
fausses conceptions de la cité
Aristote va retrouver ici des analyses déjà esquissées plus haut au
chapitre 3. Il récuse les définitions courantes de la cité : alliance militaire et
défensive, société commerciale. Si la cité était l’association des intérêts
privés, alors selon la logique commerciale de l’investissement, ceux qui
engagent plus mériteraient plus de pouvoir pour défendre leurs biens et les
oligarques auraient raison : le juste oligarchique serait le juste politique. On
peut faire un raisonnement similaire à propose de la défense démocratique de
© Philopsis – Laurent Cournarie
56
www.philopsis.fr
la liberté telle qu’Aristote pouvait la trouver chez certains sophistes comme
Lycophron, mais aussi sans doute Hippias, Antiphon, Critias. Si la cité a
pour fin la défense de la liberté, si les citoyens sont membres de la cité par
un simple contrat, alors le principe du juste démocratique (à chacun selon la
liberté) est légitime. Mais ces conceptions reposent sur une incompréhension
de ce qu’est la cité. Pour Aristote, la cité (communauté politique) ne naît pas
des besoins (Platon), autrement dit ne trouve pas sa fin dans l’individu (sa
liberté selon les démocrates ou ses biens selon les oligarques) – c’est
pourquoi, comme y insiste la fin du chapitre, la cité n’est pas une
communauté des individus mais une communauté de communautés
(familles, villages) – et par conséquent le pouvoir n’y a pas à être distribué
selon l’intérêt, qu’il s’agisse de richesse ou de liberté, qui y a été placé. Ce
qui veut dire qu’Aristote ne conçoit pas la cité comme un mal nécessaire ou
du moins comme le moindre mal, comme ce qui permet aux associés de
s’éviter des « injustices mutuelles » (Platon, Protagoras, 322b), mais comme le
plus grand des biens pour tous.
Ainsi est reprise la thèse centrale du livre I : « ce n’est pas seulement en
vue de vivre, mais plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en cité ».
Sinon une communauté d’esclaves ou une communauté d’animaux
formeraient une cité alors mêmes que les uns ne sont que des instruments
animés d’une volonté étrangère (le maître) et que les autres n’accèdent pas
davantage à une vie guidée par le choix réfléchi ou la délibération
(proaisèsis)26. La cité n’est pas une communauté du simple vivre, pour
satisfaire les besoins ou pour défendre par des conventions les richesses ou
la liberté. C’est ici qu’on retrouve ce qu’on peut appeler malgré
l’anachronisme l’anti-contractualisme aristotélicien : il ne suffit pas d’un
pacte pour faire société. Les traités entre les peuples ne font jamais de ces
peuples une même cité : ainsi des Etrusques et des Carthaginois. Il en va du
traité comme de la muraille au chapitre 3. Et on retrouve le même argument
qu’alors : tant qu’il n’y a pas de magistratures communes, il n’y a pas de
cité, quand bien même il existe des conventions mutuelles, des traités
militaires, des accords économiques.
Ces pactes ne suffisent pas à faire une cité parce que la délibération, le
choix ne se fait pas en vue du bien mais seulement en vue de s’éviter du mal.
Une société « contractualiste », qui peut aussi bien, dans le cas extrême, être
une association de malfaiteurs s’entendant pour ne pas se nuire, est privée
d’une visée morale. Le bien vivre qui constitue la fin de la cité ne consiste
pas dans un vivre ensemble entendu comme simple coexistence pacifique, où
les citoyens veillent seulement à respecter les termes d’un contrat et à «ne pas
se causer mutuellement de préjudice ».
Au contraire, la cité véritable a le souci de la bonne législation
<eunomia> qui est la fin de l’art politique (cf. Ethique à Nicomaque, III, 5,
1112b14) – sinon c’est une cité par homonymie ou une cité au sens
simplement nominal du terme – et une bonne législation est celle qui a les
yeux fixés sur la vertu et le vice (certains manuscrits cf. Aubonnet, ajoutent
« politiques »), ayant le projet d’éduquer et de faire progresser moralement
les citoyens (cf. Ethique à Nicomaque, X, 10). Autrement, la cité serait une
Aristote a précisément défini la cité au livre I comme communauté
d’animaux politiques réunis par un choix de vie commune. Et au chapitre 13, il est
précisé que l’esclave est privé de partie délibérative (1260a12).
26
© Philopsis – Laurent Cournarie
57
www.philopsis.fr
alliance militaire qui ne se distinguerait pas des autres alliances militaires
sinon par l’unité de lieu (unité géographique contre diversité de territoires,
proximité contre éloignement des associés). Dans un tel genre de cité, la loi
elle-même est comme corrompue. Elle est réduite à n’être qu’un garant de la
justice, c’est-à-dire des droits – justice corrective ou correctrice puisqu’il est
question de la justice dans les « rapports mutuels », pour que les contrats
soient garantis ou que les personnes lésées obtiennent réparation pour les
torts subis contre leur gré. Mais si pour les Modernes, la loi doit limiter son
action au respect des droits définis - elle doit rendre possible la justice, c’està-dire permettre la conciliation des libertés sans s’aventurer à proposer une
conception du bien, ce qui conduirait l’Etat à empiéter sur le droit individuel
à déterminer pour soi-même le bien et le bonheur (ce qui correspond à peu
près à la conception déontologique du juste) – pour les Anciens, la vertu est
une condition du bonheur, et toute la positivité de la loi consiste à éduquer le
citoyen aux vertus éthiques (courage, tempérance, justice…) : donc le juste
politique est en vue du bien ou du bonheur (conception téléologique du
juste).
Dans la suite du texte, Aristote procède par élimination. Il écarte
toutes les fausses possibilités ou les contrefaçons de la cité : le voisinage,
l’intermariage, la défense mutuelle (déjà évoquée) qui sont autant de
pratiques communautaires caractéristiques des cités mais qui ne sont pas au
fondement de la cité. Et naturellement on retrouve ici une thématique
abordée au chapitre 3 : la cité n’est ni une communauté de l’échange et du
besoin (là encore la critique de Platon, cf. République II, 369a sq est
manifeste), ni une communauté défensive, ni une communauté de lieu. On
retrouve aussi l’idée que ce qui est condition de la cité n’est pas par là même
partie ou élément de la cité : il faut distinguer entre « ce sans quoi » la cité
n’existe pas (conditions d’existence) et ce par quoi elle est une cité (raison
d’essence). Certes assurer la paix, protéger les relations mutuels, favoriser
les échanges (économiques, mais aussi « culturels » comme l’on dirait
aujourd’hui), ce sont là certes « des conditions qu’il faut nécessairement
réaliser si l’on veut qu’une cité existe, mais même quand elles sont réalisées,
cela ne fait pas un cité ». Ou encore ces conditions sont nécessaires mais non
suffisantes. En effet, une communauté est une cité seulement si elle est
« communauté de la vie heureuse, c’est-à-dire dont la fin est une vie parfaite et
autarcique pour les familles et les lignages ». Aristote y insiste encore. Certes
cela ne va pas sans l’occupation et l’habitation d’un même territoire ; sans
les « liens de parentés », les mariages, sans les règles et les rites religieux (on
a là une des rares mentions de la religion dans la constitution de la cité chez
Aristote : « sacrifices publics ») qui sont autant de facteurs d’union, de
rassemblement, de vie commune, la cité serait impossible. Mais il faut
chercher ailleurs le vrai ciment de la cité : non pas répétons-le dans la
convention, le traité d’alliance ou de défense comme si mon concitoyen était
un ennemi potentiel, toujours susceptible de me spolier ou de me ravir ma
vie, tant que nos libertés n’ont pas été subjuguées par un pouvoir souverain
(cf. contractualisme moderne), mais dans l’amitié <philia>. C’est l’amitié
qui est la source de tous les liens communautaires – la cité est bien définie
non pas comme société d’individus (conventionnalisme antique ou
contractualisme moderne), mais comme une communauté de « familles et de
lignages » – et celle-ci procède du choix délibéré de vivre ensemble en vue du
© Philopsis – Laurent Cournarie
58
www.philopsis.fr
bien. L’amitié montre en elle-même cette aspiration au bien commun, à la
vie autarcique et achevée au-delà de l’intérêt individuel et de sa défense par
le droit. Cette finalité n’apparaît pas immédiatement. Elle se découvre dans
la pratique de la vie commune, dont Aristote énumère les facteurs (cf. I, 2,
1252b29-30). Mais elle est bien ce qui est visé par ces pratiques
communautaires qui toutes expriment à leur origine l’amitié27. L’homme est
un animal politique précisément parce qu’il n’est pas un individu isolé,
replié sur sa volonté et son intérêt, mais toujours déjà le partenaire ou le
membre d’une communauté où s’expérimentent les avantages matériels et
affectifs de la compagnie des autres et, à travers eux, la recherche de la vie
bonne et accomplie que seule la cité réalise. La cité existe en vue du bien
vivre et non pas en vue de la vie en société. « La fin d’une cité c’est donc la vie
heureuse, alors que les relations en question sont en vue de cette fin ». Ainsi si la
cité existe en vue du bonheur de tous les citoyens, ou encore « si c’est en vue
des belles actions qu’existe la communauté politique, et non en vue de vivre
ensemble », il n’est pas possible de considérer que le pouvoir obéit aux
règles de justice distributive relevant du droit privé puisqu’il est ordonné non
à la défense des personnes et des intérêts de classe mais au bonheur de tous.
La conclusion du chapitre serait ainsi qu’on ne peut traiter la distribution du
pouvoir comme s’il s’agissait d’ « une rétribution proportionnelle à la part de
chacun » (F. Wolff, p. 103).
Mais Aristote enchaîne une dernière remarque où il paraît répondre à
la question : à qui est-il juste d’attribuer le pouvoir ? « C’est pourquoi ceux
qui contribuent pour la part la plus grande à une telle communauté reçoivent
plus de la cité que ceux qui, leur étant égaux ou supérieurs par la liberté ou
par la naissance, leur sont inférieurs du point de vue de l’excellence
politique, ou que ceux qui les dépassent par la richesse mais qu’ils dépassent
en vertu ».
« L’amitié semble former le lien des cités et les législateurs semblent y
attacher plus de prix qu’à la justice elle-même » lit-on dans l’Ethique à Nicomaque
(VIII ,1, 1155a). Il ne faut pas oublier, en effet, que le terme philia qu’on traduit par
amitié, ne désigne pas seulement l’inclination personnelle et délibérée d’une
personne envers une autre mais toutes les appartenances librement formées pour
vivre, se distraire, s’entraider. Cela va de la famille aux phratries (qui regroupent les
familles pour des sacrifices et des repas rituels, en passant par les hétairies
(associations de jeunes camarades), les cercles littéraires ou philosophiques jusqu’à
la communauté politique elle-même dotée d’une constitution (la polis). En intégrant
toutes les communautés inférieures, la cité accomplit aussi pleinement cette
puissance sociale de l’amitié : elle en est la réalisation pleinement politique. C’est
ainsi l’amitié, ce libre choix de vivre ensemble, qui s’exprime dans la concorde
(homonoia) qui n’est pas une simple convergence d’opinion (homodoxia) mais
l’action commune qui se produit « quand les citoyens … unanimes sur ce qui est
avantageux, choisissent librement la même ligne de conduite et exécutent les
décisions prises en commun » (Ethique à Nicomaque, IX , 6 1167 a ). Enfin on
ajoutera que toute forme de constitution droite correspond à une forme d’amitié
entre gouvernants et gouvernés. La contre-épreuve de la dimension politique de
l’amitié est rencontrée avec la tyrannie qui annule l’amitié en détruisant toute
communauté avec le peuple.
27
© Philopsis – Laurent Cournarie
59
www.philopsis.fr
Il y a deux manières d’interpréter cette déclaration. La lecture usuelle
y voit finalement une sorte d’éloge de l’aristocratie qui, de ce fait, passera
pour le meilleur régime. Aristote maintient en effet le principe de la justice
distributive, mais il substitue aux faux critères oligarchique ou démocratique
une nouvelle norme proportionnée aux qualités morales des citoyens. La
vraie justice consiste à confier le pouvoir à ceux qui, l’emportant par leur
vertu, contribuent plus que les autres citoyens à la totalité morale de la cité.
Le juste politique se déduit du principe : à chacun selon sa vertu. Ainsi ce ne
sont pas les hommes libres, les hommes riches, ou bien nés qui doivent
gouverner, mais seulement les hommes bons et vertueux. Aristote aurait, par
cette conclusion, dégagé l’idéal le plus élevé de la cité qu’il est possible de
concevoir (cf. Ross).
F. Wolff conteste cette lecture parce qu’elle contredit « toute la
démarche d’Aristote » (p. 103). Aristote voudrait simplement faire remarquer
que, si dans les communautés non politiques (comme dans les fausses cités
qui ont été évoquées, notamment les associations de défense, personne ne se
préoccupe de savoir si ceux qui commandent possèdent une capacité et une
excellence qui les rend légitimes dans cet exercice, en revanche dans la
communauté où la fin est le bien vivre comme il a été rappelé, il est
conforme à cette fin, précisément, que l’on se soucie de savoir si les
dirigeants partagent « la vertu propre à la vie en commun » et à l’intérêt général.
Cette recherche ou du moins cette question se pose pour tous les régimes
droits. Chacun d’eux exclut ceux qu’il estime inaptes à la vertu politique du
gouvernement en vue de l’avantage commun : dans un gouvernement
« populaire » (le bon gouvernement populaire ou politeia) ce sont les
esclaves, les enfants, les femmes ; en aristocratie ou en monarchie on confie
le pouvoir à quelques-uns ou à un seul en pensant qu’ils sont les meilleurs
pour cette tâche de veiller à l’amitié entre les gouvernants et les gouvernés,
c’est-à-dire à une bonne vie en commun parce qu’ils possèdent la vertu
politique (il faudrait alors rétablir politikè en 1280b6, comme ce n’est pas le
cas dans toutes les éditions) de commander pour le bien de tous. Ainsi le
sens de l’analyse d’Aristote ne serait pas de substituer un principe
aristocratique de justice distributive aux autres mais de récuser la justice
distributive comme principe de justice politique. Tout ce chapitre n’aurait
« rien à voir ni avec un principe de justice distributive, ni avec la “vertu” tout court,
ni avec un principe “aristocratique” » (p. 105). L’hypothèse a le mérite de la
cohérence et de la radicalité. Mais on peut se demander si cette lecture par le
commentateur moderne ne lui est pas inspirée par sa volonté de démontrer
qu’Aristote est plutôt démocrate.
© Philopsis – Laurent Cournarie
60
www.philopsis.fr
Chapitre 10
A qui le pouvoir souverain doit-il revenir ?
Le chapitre 11 est en continuité avec le 10. La formule qui peut
sembler abrupte (« Mais il y a une difficulté ») en est paradoxalement le signe.
Il constitue donc le 3ème moment d’argumentation mise en place dans le
chapitre suivant, sous la forme d’une opposition (« mais »). Il nous semble
(avec F. Wolff) que le raisonnement d’ensemble est le suivant28 : puisque nul
ne peut prétendre justement au pouvoir au nom d’un principe de justice
distributive (on retient alors la seconde interprétation du chapitre 9), qui doit
exercer le pouvoir souverain <to kurion> ? En d’autres termes, à qui le
pouvoir souverain doit-il être accordé en toute justice, non pas en raison de
la plus juste répartition possible (ce que le chapitre 9 aurait écarté) mais en
raison du juste politique lui-même, c’est-à-dire en raison de la finalité
politique qui exige que le pouvoir soit exercé au bénéfice de tous ? Telle est
la nouvelle difficulté <aporia> qu’il faut aborder après que la justice
distributive a été critiquée comme principe du juste politique. Cette nouvelle
question introduit en fait non seulement le présent chapitre mais aussi le
suivant. En effet, le chapitre 10 consiste à écarter les prétendants ou les
candidats possibles (« soit la masse, soit les riches, soit les honnêtes gens, soit un
seul, le meilleur de tous, soit un tyran ») – mais le cas du tyran n’est pas traité,
s’excluant de lui-même : il est « l’intrus de la liste » comme dit F. Wolff,
celui qui dont le pouvoir est unanimement tenu pour illégitime puisqu’il
repose sur la force – en reprenant l’argument principal du chapitre 9. Le
chapitre 11 reprend la question en examinant (et en approuvant ?)
l’attribution du pouvoir souverain à la masse populaire.
Le chapitre 10 donc, après avoir formulé la nouvelle difficulté,
énumère les différents candidats à qui le pouvoir souverain (souvent identifié
au pouvoir législatif on l’a dit) pourrait revenir. Et Aristote d’enchaîner dès
le 1er paragraphe et dans les trois suivants les raisons pour les écarter tous
autant qu’ils sont. Le chapitre a un caractère nettement aporétique : Aristote
multiplie les questions et les réponses brèves dans un style « haché »
(Aubonnet, p. 28) qui peut faire penser à un « extrait conservé d’une discussion
de cours » (ibid., p. 29).
Aristote se place d’abord dans l’hypothèse d’un régime populaire, soit
d’une majorité pauvre, soit d’une majorité quelconque (ou riche ou pauvre) :
- majorité pauvre : les pauvres en masse spolient la minorité des
riches. Même si la loi autorisait cette action (« puisque cela a semblé juste à
l’autorité souveraine » : est juste la loi que l’autorité souveraine décide), elle
serait « le comble de l’injustice », aussi bien selon la justice correctrice (le vol
engendre une inégalité dans le rapport des personnes et instituer le vol
comme loi c’est le comble de l’injustice) que selon la justice distributive (la
loi de proportion dans le rapport entre les choses et les personnes est abolie :
c’est une injustice au regard de la justice absolue). Mais on peut aussi
Pour Aubonnet au contraire : « Après avoir recherché, en se fondant sur les
normes de la justice distributive, quels citoyens ont droit, plus que les autres, aux
charges et honneurs, Aristote se demande, d’après les mêmes principes, quelle
pourrait être l’“autorité souveraine” dans l’Etat » (p. 28).
28
© Philopsis – Laurent Cournarie
61
www.philopsis.fr
considérer que l’injustice provient du recours exclusif à la force, ce qui fait
qu’en réalité la masse se comporte bien comme un tyran. C’est ce
qu’Aristote précise un peu plus bas : « Autrement les actions accomplies par le
tyran seront nécessairement justes elles aussi, car il emploie la violence, parce qu’il
est le plus fort, tout comme la masse à l’égard des riches » ;
- majorité quelconque : mais peu importe que la majorité soit
composée de pauvres. A chaque fois que le nombre impose sa force à une
minorité, l’action est injuste et destructrice des conditions mêmes de la cité :
on ne peut sans contradiction poser comme juste ce qui détruit une cité. Mais
encore une fois, c’est ici le droit du plus fort qui est dénoncé. Si la spoliation
d’une minorité par une majorité était juste, alors il faudrait admettre comme
étant également juste l’action accomplie par le tyran. Ce qui revient à dire
que le régime populaire se conduit comme le pouvoir tyrannique. Dans les
deux cas, c’est la force qui prétend fonder le droit, ce qui est impossible.
- Mais alors, est-il plus juste qu’une minorité gouverne ? Autrement
dit le régime oligarchique où le pouvoir appartient à une minorité riche est-il
préférable ? La même réponse vaut que dans l’autre cas – ou plutôt si c’est
vrai pour la minorité à l’égard de la minorité, cela vaudrait également dans
ce cas pour la majorité à l’égard de la minorité (« Si oui, alors l’autre cas le
sera aussi »). En fait, la minorité risquant de gouverner dans l’intérêt de sa
classe, impose par la force ses décisions à l’ensemble de la cité. En réalité,
toutes ces situations sont équivalentes et également mauvaises et injustes.
Aristote passe enfin à deux autres possibilités :
- le régime des « honnêtes gens », c’est-à-dire le régime
aristocratique : dans ce cas, les gens de valeur s’accaparent tous les
honneurs, privant tous les autres (la majorité) des citoyens des droits
civiques (exercer les fonctions publiques et les magistratures), et en se les
réservant toujours. Mais n’est-il pas injuste que ce soit toujours les
(quelques) mêmes qui gouvernent et toujours tous les mêmes qui soient
gouvernés ?
- le régime de l’homme le plus vertueux. Aristote fait alors trois
remarques qui conduisent aussi à l’élimination de cette éventualité : a/ le
pouvoir monarchique du plus vertueux est le plus oligarchique qui soit – et si
donc la solution oligarchique est insatisfaisante, a fortiori l’est celle qui a le
plus d’effets oligarchiques. En effet, « les gens exclus des honneurs publics
seront encore plus nombreux » que dans une oligarchie. b/ En outre, il faut
toujours redouter d’accorder tout le pouvoir à un seul homme plutôt qu’à la
loi parce que « l’âme de cet homme peut être sujette aux passions ». L’idée est
commune dans l’éloge grec de la loi. On peut la trouver exprimée chez
Platon par exemple dans les Lois (IV, 713c) : « aucun naturel humain n’est apte,
quand il est investi d’un pouvoir personnel absolu, à administrer en totalité les
affaires qui sont du ressort de l’homme ». La supériorité de la loi est justement
qu’elle est sans passion (« la loi est un logos qui provient d’une certaine
prudence et intelligence <nous> » écrit Aristote dans l’Ethique à
Nicomaque, X, 9, 1180a21-22) et que cette neutralité peut justement mettre à
distance les hommes qui, dans les affaires qui les concernent, sont agitées
par les passions les plus violentes. c/ Mais finalement la loi ne règle pas à
elle seule la difficulté. Tout donner à la loi ne peut être la solution pour
© Philopsis – Laurent Cournarie
62
www.philopsis.fr
Aristote29, qui partage ici la même méfiance finalement à l’égard de la loi
que Platon – pour qui, rappelons-le, l’homme royal du Politique, est audessus des lois. Une loi dans un régime oligarchique ou dans un régime
démocratique connaît les mêmes excès que le principe de ces régimes, ce qui
donc ne règle pas les « difficultés qui nous occupent ». Ce n’est pas la loi qui
détermine la nature du régime politique (politeia) mais l’inverse le régime
politique qui fait la valeur de la loi. La loi est bonne dans un régime droit.
C’est ce que rappellera d’ailleurs le chapitre 11 – ce qui permet de voir dans
cette dernière remarque sur la loi, et malgré le caractère aporétique de tout le
chapitre 10, une transition de celui-ci vers celui-là.
Donc on le voit, on peut lire d’une manière double tout le chapitre 10,
selon qu’on retient le principe de justice distributive ou sa critique comme
l’argument principal. En effet, les solutions proposées au problème : « qu’estce que doit-être le pouvoir souverain de la cité ? », sont « toutes mauvaises et
injustes » soit parce qu’elles nient le principe de justice distributive (il est
injuste au regard de l’égalité géométrique que la majorité spolie la minorité,
ou l’inverse, que l’aristocratie s’approprie toutes les charges et tous les
honneurs, qu’un seul, même le plus vertueux, exclut tous les citoyens, c’està-dire toute la cité sauf lui-même, de la souveraineté), soit parce qu’elles
reposent sur le droit du plus fort (il est injuste que la majorité … parce que
dans tous les cas c’est la force qui soumet l’intérêt et le bonheur de tous à
l’intérêt d’un groupe ou d’un individu). Ou plus exactement, si l’on suit
encore F. Wolff, le chapitre 10 conclut d’une manière aussi négative que le
chapitre 9. Mais alors que le chapitre 9 avait exclu les candidats au pouvoir
souverain en réfutant le principe de justice distributive, dans le chapitre 10
l’exclusion se justifie parce qu’aucun ne présente par lui-même les titres
suffisants pour que lui soit confié le pouvoir souverain.
29 Cf. Pierre Aubenque, « Le loi chez Aristote », Archives de philosophie du droit,
1980, tome 25.
© Philopsis – Laurent Cournarie
63
www.philopsis.fr
Chapitre 11
La souveraineté populaire : ses avantages
Le chapitre 11 est « très important » (Pellegrin) parce qu’Aristote y
aborde la question de la valeur de la démocratie. Les interprètes se
demandent parfois quel est pour Aristote le meilleur régime. En un sens,
cette question n’est pas précisément aristotélicienne puisque :
a) il n’y a pas dans l’absolu un régime qui serait le meilleur de tous ;
b) il y a trois régimes parfaits dans leur genre (royauté, aristocratie,
politeia) ;
c) qui s’adaptent ou correspondent aux particularités de chaque cité.
Mais on peut se demander si la préférence d’Aristote va plutôt à la
monarchie, plutôt à l’aristocratie ou plutôt à la souveraineté populaire. Le
chapitre 10 donne des arguments en faveur de la monarchie (il est
raisonnable de confier le pouvoir à un seul, le meilleur ou le plus vertueux)
ou de l’aristocratie (les plus vertueux doivent gouverner), selon
l’interprétation commune. Mais quel est le jugement d’Aristote concernant la
démocratie ? Est-il incongru de se demander si Aristote ne serait pas
démocrate ? Une partie de la réponse est apportée par ce chapitre 11.
Aristote corrige l’impression d’avoir penché en faveur « du règne d’un petit
nombres d’honnêtes gens <epeikeis> » (Aubonnet, p. 30), et reconnaît, face au
droit exclusif de l’élite, les mérites de la multitude. Ainsi renvoyant à plus
tard, l’analyse des «autres prétendants au pouvoir souverain » (cf. ch. 12-17,
notamment le traité sur la royauté, et les livres IV et VI), Aristote envisage
l’hypothèse que « la masse soit souveraine … semblerait apporter une solution ».
Il s’agit d’évaluer sérieusement, même contre les avis dominants ou les plus
autorisés (Platon) les mérites ou les droits ou les « titres » (cf. Rancière) à
gouverner de la masse <to plèthos>.
Donc attribuer le pouvoir au plus grand nombre, cela résout-il les
difficultés examinées précédemment ? Aristote n’hésite pas à répondre oui,
mais à certaines conditions, parce que cette solution « fait aussi difficulté » par
ailleurs. Il énumère ainsi les arguments en faveur du régime populaire.
- Supériorité de la masse sur les individus
Le premier argument insiste sur la supériorité d’une assemblée
collective sur les individus qui la composent. L’argument reste placé sous le
mode de la possibilité (à mettre en rapport avec « comporte aussi sans doute du
vrai »: « il est possible » que la masse rassemblée en corps soit supérieure aux
individus, non seulement quelconques, mais même les meilleurs. Même s’il
est prudent et mesuré, ce que toute la suite va confirmer, Aristote n’envisage
pas une contradiction en quelque sorte immédiate entre le juste politique et
la souveraineté populaire. Du moins, la possibilité ayant un sens moins
logique (ce dont le contraire implique contradiction) que réel, étant lestée
d’une certaine facticité (endechetai : il peut arriver : Tricot traduit par
l’expression : « est susceptible »), Aristote envisage comme une éventualité
qui mérite d’être examinée que la multitude se montre supérieure à l’élite
« dont il a été question » (au chapitre précédent).
Donc tout le peuple est supérieur même à la petite partie la meilleure.
L’argument reste audacieux, puisque même le commentateur (Tricot)
© Philopsis – Laurent Cournarie
64
www.philopsis.fr
s’emploie en note à tempérer le jugement du philosophe, à opposer à son
« optimisme » les démentis de l’histoire, ou à objecter que dans le peuple ce
n’est pas seulement la vertu mais aussi le vice qui peut s’ajouter, de sorte
que finalement Aristote ne serait pas assez prévenu contre les errements ou
« l’âme des foules » (note p. 215). L’argument consiste à comparer le corps de
tous les citoyens au corps d’un homme augmenté dans ses pouvoirs par
l’addition des compétences, en faisant jouer une double analogie (corps
collectif/corps individuel : physique/moral).
a) « au sein d’un grand nombre … chacun possède une part d’excellence et
de prudence » : il n’est pas possible que les individus soient dépossédés de
toute vertu pratique ou que cette dépossession frappe la majorité des
membres du corps des citoyens – ce qui correspond, on a déjà eu l’occasion
de le dire, à une conviction fondamentale d’Aristote : la vérité éclate partout,
la sagesse est répartie universellement, et c’est cette conviction qui
commande sa méthode diaporématique et dialectique de recueil des opinions
dans l’examen de chaque question.
b) tous les individus en corps forment comme un seul corps dont les
pouvoirs sont augmentés par leur association collective (cf. IV, 4,
1292a11sq)30
c) il en va des facultés morales et intellectuelles comme des facultés
physiques : de même que le corps collectif est doué de plus de mains, de plus
d’organes des sens, de même il est pourvu de plus de « qualités éthiques et
intellectuelles ».
Aristote en trouve la confirmation ou la preuve dans le domaine
« esthétique ». Contrairement à ce qu’il peut soutenir ailleurs (cf. VIII, 6,
1340b23 : qu’il est impossible de bien juger la musique à défaut de savoir
jouer soi-même d’un instrument, et aussi VII, 1342a18 : qu’un auditoire
d’artisans, d’ouvriers manque de goût)31, le Stagirite soutient que, chacun
jugeant une partie, la somme des jugements parvient à composer un
jugement sur le tout de la production artistique qui l’emporte sur n’importe
quel jugement éclairé. Un seul ne peut totaliser l’œuvre dans son jugement,
ce qui, au contraire, est possible pour la multitude : le tout n’échappe pas à
tous.
Aristote prolonge l’argument en développant une nouvelle analogie
entre l’homme vertueux et la foule par une analogie entre le modèle et son
image. Les hommes vertueux sont différents <diapherousin> et même sont
supérieurs aux individus de la foule comme les hommes qui sont beaux par
rapport aux hommes qui ne le sont pas ou comme les modèles par rapport
aux représentations. Il faut comprendre l’idée de la façon suivante : la
supériorité de l’homme vertueux, c’est qu’il rassemble en lui des qualités
dispersés chez les individus de la foule. De la même façon, la supériorité de
l’art consiste dans sa liberté de composition des éléments pour produire
30 Platon avait déjà comparé la masse à un animal de grande taille (cf.
République, VI, 493a sq) mais précisément, ce grand animal était dénué de toute
forme de sagesse et de toute compétence en matière musicale ou artistique.
31 Cf. aussi Platon, République VI, 493a, déjà cité, et Lois II, 670b : « C’est
en effet une prétention risible, oui vraiment, de la part d’une foule nombreuse, de
s’imaginer qu’elle reconnaît ce qui est, ou non, une belle harmonie, un beau rythme
… mais que ces gens accomplissent ces actes sans rien savoir de chacun d’eux, voilà
ce dont la foule ne se rend pas compte ».
© Philopsis – Laurent Cournarie
65
www.philopsis.fr
l’image d’un corps parfait, bien que l’image soit toujours inférieure à
l’original, et que dans la réalité et pris séparément, ici ou là, l’œil ou telle
partie du corps soient plus beaux qu’en peinture. Il en va de même de la
foule : c’est une unité de composition mais une unité réelle qui comme
l’homme vertueux ou le chef d’œuvre (en dépit de la supériorité de la nature
sur l’art, cf. sur la mimèsis, Physique, II, 1, 192b), combine ou cumule en
elle des vertus éparses dans les individus qui la composent.
Mais que la somme des qualités d’hommes même médiocres soit
supérieure aux qualités des meilleurs pris individuellement, que donc l’être
collectif puisse l’emporter sur l’élite reste évidemment une thèse qui a
toujours quelque chose d’intempestif. Aussi Aristote s’empresse-t-il de
restreindre la portée de celle-ci. L’argument précédent, si conforme à la
vérité qu’il soit, mérite d’être corrigé – ou c’est la même vérité qui oblige à
en limiter la validité. Aristote suggère ainsi qu’il ne peut pas s’appliquer
indifféremment à toutes les masses : la différence et la supériorité du peuple
sur une élite vertueuse ne vaut pas pour tout peuple. Il y a peuple et peuple.
Toute multitude ne réalise pas cette totalisation des qualités dispersées qui
fait l’unité et donc la supériorité du peuple sur toute élite. Toute multitude ne
saurait l’emporter sur toute élite, sinon l’argument pourrait s’appliquer aux
« bêtes sauvages » ou aux esclaves si proches des animaux, ce qui est
évidemment scandaleux (« par Zeus »). Or, dans certains cas, la foule se
comporte comme une meute d’animaux sauvages : « en quoi certaines foules
diffèrent-elles, pour ainsi dire, des bêtes sauvages ? » Le peuple est un grand
animal qui, en tant que tel, l’emporte sur les individus pris séparément. Mais
dans le grand animal sommeillent les puissances du gros animal, la
sauvagerie ou la bestialité. Aristote retrouve le préjugé qui assimile dèmos et
plèthos et les associent, par les éléments inférieurs qui les constituent : les
banausoi ou les thètes, cf. VI, 4, 1319a 19 sq, sont classés avec les esclaves
(IV, 1277a 37 sq), eux-mêmes si proches des bêtes (I, 5, 1254b 24sq) (cf.
Platon, République VI, 496sq et Aristote lui-même, Ethique à Nicomaque, I,
3, 1095b 19 sq). Pour autant, à condition d’éliminer du corps du peuple, ses
couches ou ses franges les plus frustes et les plus basses, l’argument
conserve toute sa validité générale. Ainsi « rien n’empêche que ce que nous
avons dit soit vrai, mais vrai d’une certaine sorte de masse », d’une masse
déterminée, c’est-à-dire de cette population naturellement encline à la
bestialité. Le peuple ou la masse n’est pas toute la population du peuple.
Mais non seulement l’argument conserve une validité générale, une
fois opérée la restriction de toute foule à une masse déterminée, mais encore
il est propre à résoudre la difficulté principale, toujours laissée en
suspens (depuis 10, 1281a11) : à qui confier le pouvoir suprême ?
L’argument permet, en outre, de répondre à une autre question connexe sur
l’extension de la souveraineté populaire : « sur quoi les hommes libres, c’est-àdire la masse des citoyens – tous ceux qui ne sont ni riches [redisons ici que
dèmos en grec désigne l’ensemble des membres d’une cité mais aussi la
classe des démunis] ni pourvu d’aucun titre à aucune excellence [de vertu ou de
richesse] – doivent-ils être souverains ? » Autrement dit sur quoi ou jusqu’où
doit s’exercer la souveraineté populaire ? Quelle est l’étendue de la
souveraineté populaire, après en avoir admis la validité générale ?
On voit encore Aristote faire preuve de prudence, équilibrant le
principe à la réalité. D’un côté, il est dangereux de faire participer des
© Philopsis – Laurent Cournarie
66
www.philopsis.fr
hommes qui n’ont aucun titre de mérite aux plus hautes fonctions publiques.
L’absence d’excellence propre, notamment le manque de discernement,
l’inaptitude au raisonnement et même la folie <aphrosunè> des hommes de
la foule l’interdit. Mais d’un autre côté, refuser à tous ou à la grande majorité
des membres de la cité de pouvoir participer au gouvernement et à
l’administration du pouvoir politique, est tout aussi redoutable car c’est
instaurer une rancœur généralisée qui peut être fatale à la cité : écarter la
masse du pouvoir c’est faire de tous les citoyens autant d’ennemis intérieurs
de et dans la cité. Or une cité ne peut être ce qu’elle est (communauté de
citoyens et même constitution de citoyens) si l’inimitié est au fondement de
la socialité – on l’a vu, une cité sans amitié n’est pas une cité digne de ce
nom, mais une simple association32. Or c’est ce qui se passe ou se passerait
si la masse des citoyens était interdite d’accès et de participation au pouvoir
politique. De cette double remarque, elle-même inscrite dans le
prolongement de l’argument fondamental sur la validité générale de la
souveraineté populaire, se déduit la thèse principale du chapitre : « Il reste
donc à faire participer ces gens-là aux fonctions délibérative et judiciaire ». Que le
pouvoir puisse légitimement revenir au peuple revient à fixer les limites de
cette souveraineté aux pouvoirs législatif et judiciaire à l’exclusion du
pouvoir exécutif.
Aristote prend exemple sur l’équilibre institutionnel qu’ont su trouver
Solon (en 592-591) ou d’autres législateurs (Dracon vers 624 ou
Nicomachos) accordant au peuple le droit d’élire les magistrats en excluant
(pour Nicomachos) selon Aristote des magistratures les plus importantes (II,
8, 1268a1133 ) les paysans et les artisans (1268a20 sq). Aristote semble
partager les vues d’Isocrate dans son éloge de la démocratie comme le
précise Aubonnet (p. 248) « qui met les plus capables aux affaires de l’Etat, mais
les place sous le contrôle du peuple maître souverain » (L’Aréopagite, § 27). « Le
peuple doit, comme un tyran, établir les magistrats, punir ceux qui font des fautes et
juger les litiges ; les personnes qui peuvent avoir du loisir et possèdent les moyens
suffisants de vivre doivent s’occuper des affaires publiques comme des serviteurs »
(§ 26).
Aristote conclut cette partie démonstrative du chapitre par une
nouvelle analogie, cette fois culinaire : de même qu’un ingrédient impur (le
son) mélangé à un ingrédient pur (la farine) produit un aliment plus riche
(plus nutritive) qu’une préparation à base exclusivement de farine, de même
une cité retire les meilleurs effets (stabilité, sagesse) si les hommes de la
foule sont mêlés aux meilleurs au lieu d’être écartés du pouvoir. Le mélange
du peuple et de l’élite est préférable à l’aristocratie.
- Les deux objections du « technocrate » et de l’aristocrate
Mais deux objections se présentent à l’équilibre d’une « telle
disposition constitutionnelle », qu’on peut par commodité nommer
« technocratique », malgré l’anachronisme, et aristocratique. La première
objection, longuement examinée (jusqu’à 1282a23), est celle-là même
Cf. Constitution d’Athènes, V. C’est parce que la foule était l’esclave de la
minorité que le peuple s’est révolté contre les nobles. Mais les risques de
débordements des atimoi (privés d’honneurs) a été souligné en 10, 1281a28.
33 Mais en II, 12n 1273b41 sq, les magistrats sont tirés au sort (cf. aussi
Constitution d’Athènes, VIII).
32
© Philopsis – Laurent Cournarie
67
www.philopsis.fr
qu’utilisait Platon pour discréditer la démocratie : l’objection du défaut de
compétence34. En démocratie, c’est l’homme sans mérite ou sans titre à
gouverner, et même pire le hasard (par la pratique du tirage au sort) qui
décide – ce qui est contraire à toute raison. C’est seulement à celui qui
possède l’art ou le savoir que devrait revenir le pouvoir politique ou le
pouvoir de juger le pouvoir politique. Ainsi c’est le médecin seul, c’est-àdire celui capable de traiter le malade, qui peut juger « celui qui a prescrit un
traitement médical correct ». Et il en va ainsi des autres métiers <empéria> ou
des autres arts <technè>. On doit certes les différencier (cf. Métaphysique A,
1) comme ce qui procède d’une pratique habituelle, factuelle (savoir que, oti)
et routinière et ce qui repose sur un savoir du général ou de l’universel (un
savoir notionnel ou théorique capable de connaître les causes et d’agir sur
elles pour rétablir la santé par exemple : savoir pourquoi, dioti). Mais il n’en
demeure pas moins que pour juger d’un traitement ou pour rendre compte du
jugement d’un médecin, on ne s’adresse pas au profane, à l’incompétent, au
premier venu, mais on sollicite l’avis soit de l’amateur éclairé, soit du
praticien, soit du médecin (ou encore de celui qui possède une culture
médicale, du praticien ou du chef d’une école de médecine), c’est-à-dire
dans tous les cas à un professionnel de la santé. Pareillement en matière de
géométrie c’est le géomètre qu’on consulte ou le pilote de navire pour toute
décision relative à la navigation. Or la démocratie confie le pouvoir ou le
jugement sur le pouvoir à une assemblée d’incompétents. Ainsi « selon ce
raisonnement il ne faudrait donner à la masse la souveraineté ni sur le choix des
magistrats ni sur la vérification des comptes ».
Pourtant le raisonnement n’est pas tout à fait convaincant. Aristote
répond d’une double manière à cette première objection. D’une part il
reprend l’argument principal : à condition de n’être pas trop servile, trop
basse, ou inculte comme le regrette par exemple Platon dans les concours
dramatiques où les auteurs s’en remettent au vote d’un public sans culture
Cf. P. Aubenque : « Dans le chapitre 11 du livre III de la Politique, il arrive
à Aristote de renoncer à toute précaution de langage et d’attribuer à la démocratie,
dont le nom est désormais privé de toute connotation péjorative, des avantages qu’il
ne trouve qu’à cette forme de gouvernement. Dans ce texte, Aristote argumente,
sans le nommer, contre la thèse de Platon selon laquelle les gouvernants doivent être
les gens compétents et la masse, étant incompétente, doit être exclue des fonctions
de gouvernement. La thèse platonicienne était, au sens propre du terme
“technocratique”, même si ce terme de formation grecque n’appartient pas au
vocabulaire du grec ancien ; elle était illustrée notamment par le paradigme du
médecin : de même que le médecin sait ce qui est bon pour son patient et se règle
donc dans ses décisions sur sa science et non sur l’opinion du malade, de même le
gouvernant compétent sait ce qui est bon pour le peuple et n’a donc pas besoin de lui
demander son avis. Les arguments d’Aristote en faveur de la démocratie sont
clairement dirigés contre ce paradigme technocratique. Premièrement, on peut dire
… qu’une somme de compétences partielles l’emporte sur une compétence isolée.
Deuxième argument : il n’est pas nécessaire d’être savant soi- même pour juger ;
ainsi, pour juger d’un acte médical, et en particulier de son opportunité pour le
malade, il n’est pas nécessaire d’être médecin, il suffit d’être versé en médecine.
Enfin, dans certains cas, ce n’est pas l’homme compétent qui est le plus à même de
juger : dan un art, une technique, qui concernent à la fois la production et l’usage, ce
n’est pas l’homme de l’art, le constructeur, qui est le meilleur juge, mais bien
l’utilisateur, l’usager » (« Aristote et la démocratie », Aristote politique, p. 261-262).
34
© Philopsis – Laurent Cournarie
68
www.philopsis.fr
libérale dont il flatte le plaisir corrompu (cf. Lois, II, 659b-c), la masse est
sinon meilleur juge que les meilleurs juges pris individuellement, du moins
pas plus mauvais qu’eux D’autre part, si la politique est un art, ce n’est pas
un art de la production – ce qui rend l’analogie avec les arts ou du moins
l’argument de la compétence technique sans pertinence. Ou plus exactement,
comme dit F. Wolff, « il y a des arts (et la politique en fait partie), qui doivent être
jugés par l’usager et non par le producteur » (p. 110). La réussite de l’art est
mieux jugée par celui qui en use que par celui qui en est la cause (l’argument
est déjà platonicien cf. République, X, 601d): ainsi de celui qui habite la
maison par rapport à la maison, du pilote par rapport au gouvernail, du
convive par rapport au festin. Ainsi la masse qui constitue toute la cité, qui
se plie à sa constitution est-elle la plus apte à choisir les magistrats et à
contrôler leurs finances.
Aristote oppose une seconde objection (aristocratique), liée à la
précédente. Accorder au peuple en masse la participation au pouvoir
politique, c’est risquer d’établir une « médiocratie ». « Il semble, en effet,
absurde, que dans des domaines de grande importance les gens de moindre valeur
l’emportent souverainement sur les honnêtes gens. » L’assemblée populaire a le
pouvoir d’élire et de contrôler les magistrats. Or elle est composée de gens
payant un cens modique et d’âge indifférent alors que charges de trésorier et
de stratège sont confiées aux grands censitaires. Mais à nouveau, Aristote
semble prendre la défense de la démocratie, à moins qu’il ne se réfère encore
à l’argument du plus grand nombre. En effet, il rappelle que celui qui décide
ou contrôle ce n’est pas le juge ou le membre du conseil à titre individuel,
mais le tribunal ou le conseil. Le juge ou le participant de l’Assemblée n’est
qu’une fraction du tribunal ou de l’Assemblée et ceux-ci peuvent bien de
manière parfaitement légitime détenir l’autorité suprême. Il ne faut pas
confondre la valeur du corps délibératif ou judiciaire avec les membres qui
les constituent (cf. Wolff, p. 111) : on retrouve l’argument principal. Cette
rectification porte en elle une conséquence (« de sorte que »). L’Assemblée ou
le tribunal comporte de nombreux membres. Or le revenu de tous ces
citoyens est nécessairement supérieur à celui de l’élite des grands censitaires
qui exercent les plus hautes magistratures.
« Ici s’achève la partie du chapitre destinée à prouver que le
gouvernement du peuple (limité aux organes délibératif et judiciaire) résout
le problème de la souveraineté. Il reste à montrer que, contrairement aux
craintes précédemment exprimées, cette solution n’entraîne pas
nécessairement des injustices d’une partie de la cité contre une autre » (F.
Wolff). Le dernier paragraphe, qui constitue la très brève 2ème partie du
chapitre, tente de montrer que cela est possible sous l’autorité souveraine de
la loi.
- La souveraineté de la loi (§6)
Aristote reprend le problème (cf. début du chapitre 10) des injustices
causées par la classe des pauvres qui spolient les riches de leurs biens. Ce
désordre social et ces injustices sont évités si les lois sont souveraines dans
le domaine qui leur est propre, celui des règles générales – Aristote, comme
ailleurs, précise que le particulier échappe à la loi, qui exige l’arbitrage du
magistrat pour compenser cette impuissance : c’est ce qui justifie la
correction de la vertu de justice par l’équité (cf. Ethique à Nicomaque, V,
© Philopsis – Laurent Cournarie
69
www.philopsis.fr
14). « Il faut que ce soit les lois qui soient souveraines ». Mais, comme on l’a
déjà vu et comme il l’a précisé ailleurs (cf. II, 8, 1269a9 sq : « dans l’ordre
politique aussi il est impossible de préciser par écrit tous les détails, car la loi écrite
a forcément pour objet le général, tandis que les actions ont rapport aux cas
particuliers »), la loi n’est pas par elle-même le rempart contre toute injustice .
Le règne de la loi évite les injustices mais quand les lois sont établies dans
des constitutions normales et qu’elles sont elles-mêmes également sages et
justes. Comme on l’a dit, Aristote ne fait pas de la loi la solution à tous les
problèmes politiques. La loi dans une constitution déviée n’est pas juste.
Donc le critère du juste politique (la visée du bien commun) est la norme de
la loi et non l’inverse. Le règne de la loi c’est toujours le règne de la loi
conforme à telle constitution. La loi n’est pas un absolu puisque sa valeur est
relative à la constitution qu’elle sert. C’est ce que dit Aristote pour finir : « ce
qui est toujours manifeste, c’est qu’il faut accorder les lois à la constitution. Mais
s’il en est ainsi, il est évident que celles qui correspondent à des constitutions droites
seront nécessairement justes, et celles qui correspondent à des constitutions déviées
injustes ».
Que peut-on conclure de ce chapitre 11 ? Doit-on y voir une défense
et même un éloge de la démocratie ? La position d’Aristote vis-à-vis de la
démocratie a été souvent étudiée. Il faut d’abord rappeler qu’Aristote ne peut
être favorable à la démocratie si l’on désigne par là le sens restreint que lui
donne le philosophe et qui constitue un des trois régimes déviés. Mais par
ailleurs, outre le fait qu’aucun régime n’est sans défaut – on le verra aussi
avec l’examen de la royauté –, on observera que le lexique n’est pas stable et
qu’il arrive à Aristote d’employer le mot demokratia pour désigner la forme
de gouvernement populaire qu’est la politeia35. Plus essentiellement encore,
la description de ce régime modéré, de ce bon gouvernement populaire
reprend « la plupart des traits que nous attribuons et que les Grecs attribuaient déjà
à la démocratie » (Aubenque, p. 257), en particulier le principe de l’alternance
qui assure l’égalité des citoyens, non pas en aptitudes ou en mérite, mais au
regard de la loi – on peut rappeler que l’isonomia a peut-être été le premier
nom de la démocratie. Or cette alternance est plus qu’une disposition
institutionnelle. Elle est davantage qu’une loi (cf. III, 16, 1287a18), la loi
même de la politique, de toute cité définie comme communauté des citoyens
libres et égaux « car la réciprocité dans l’exercice du pouvoir n’est elle-même
rendue possible que par la soumission de tous au “au règne de la loi”, qui, seul,
assure la continuité du gouvernement, parce qu’il en est l’essence. » (Aubenque, p.
260) Par ailleurs, « il est clair … que le gouvernement alternatif évite que le
pouvoir ne “dévie” en devenant l’instrument d’intérêts privés d’un gouvernement
inamovible ou d’une classe inamovible de gouvernants » (ibid.).
Si donc, malgré tout, Aristote évite d’employer le mot « démocratie »,
c’est sans doute parce qu’il était décrié dans les cercles philosophiques :
c’est bien sous un régime démocratique que Socrate a été condamné. Mais
cette méfiance à l’égard du mot ne se double pas comme chez Platon d’une
méfiance à l’égard de la chose elle-même. Cette approbation de la
démocratie n’est pas explicitée, mais elle peut être établie indirectement. Si
l’on admet que la royauté est le meilleur des bons gouvernements (cf. III, 13,
1284a13-14), mais si la tyrannie est le pire des mauvais, on peut considérer
35
Cf. Aubenque, art. cit., p. 256-257.
© Philopsis – Laurent Cournarie
70
www.philopsis.fr
avec Aubenque que « la démocratie, qui est la déviation la moins distante de son
correspondant correct, la “politie”, est “le plus modéré <metriôtatên> des mauvais
gouvernements” [Politiques IV, 2, 1289b4-5] et, sinon le meilleur … à tout le moins
le moins mauvais » (p. 259-260). C’est la conclusion qu’il faudrait tirer
précisément du chapitre 11. Ainsi selon F. Wollf : « Telle est donc la
“démocratie” prônée par Aristote : le régime de la souveraineté populaire est
généralement (il faut en effet tenir compte du “caractère national”) le meilleur pour
les intérêts de la cité car une assemblée populaire délibère et juge mieux que
quiconque ; cette souveraineté totale n’est limitée que par deux bornes : elle ne doit
pas s’étendre au-delà des organes de délibération et de jugement … et doit toujours
se faire en accord avec les lois » (p. 111).
Finalement il faudrait considérer que « la réhabilitation de la
démocratie », telle qu’on peut la lire notamment dans ce chapitre 11, n’est
pas chez Aristote « une thèse circonstancielle, mais se rattache à des thèses
essentielles de sa philosophie » (Aubenque, p. 262). Si elle relève du champ
pratique, c’est-à-dire du domaine du contingent, il n’y a pas de rationalité
scientifique possible de la politique. Il faut donc savoir se contenter de
l’opinion vraisemblable et du raisonnable. Or la démocratie, contrairement à
ce qui se passe chez Rousseau est affaire, non pas de volonté, mais de
jugement. Mais en politique aucun jugement ne s’impose de lui-même. C’est
pourquoi, l’institution du partage des voix, de la délibération commune en
vue d’un juste milieu qui spécifie le régime démocratique se tient au plus
près de la vérité politique elle-même. Par cette procédure, la politique
maintient et renforce cette amitié qui est au fondement de la communauté.
« C’est en ce sens que le “gouvernement du milieu”, qu’on l’appelle “politie” ou
“démocratie”, est la plus “excellente” des constitutions : non parce qu’il est plus que
d’autres le gouvernement des classes moyennes ou une forme moyenne de
gouvernement, mais parce qu’il ouvre et maintient ouvert un espace, un “milieu”,
celui de la parole et des biens échangés, de l’expérience partagée, des aspirations
communes, hors duquel la vie humaine, réduite à la solitude, ne serait plus celle
d’un homme, mais celle d’une bête ou d’un dieu » (Aubenque, ibid., p. 264). Autant
dire que la démocratie réalise la politique.
© Philopsis – Laurent Cournarie
71
www.philopsis.fr
Chapitre 12 La répartition des magistratures
Le chapitre 11 a attribué à l’ensemble du peuple l’exercice des
pouvoirs délibératif et judiciaire qui avaient servi à définir au chapitre 1 le
citoyen. Il faut désormais s’intéresser aux magistratures proprement dites,
c’est-à-dire aux fonctions publiques autres que le pouvoir délibératif et que
le pouvoir judiciaire pour déterminer la manière de les répartir36.
§ 1 Rappel des principes sur le juste et l’égalité
Aristote commence par rappeler comme quatre principes, du plus
général au plus spécifique : a/ toutes les sciences et tous les arts visent un but
et ce but est un bien ; b/ en politique (dans l’art ou la science politique) la fin
(ou le bien) c’est le juste ou l’intérêt commun qui, conformément au chapitre
6, constitue la fin de la cité et de tout constitution correcte ; c/ or le juste est
toujours une « certaine égalité ; 4/ et comme Aristote l’a expliqué dans
l’Ethique à Nicomaque, ou repris au chapitre 10, le juste n’est pas l’égalité
ou l’inégalité en tout. Donc il s’agit de savoir « sur quoi porte l’égalité et sur
quoi l’inégalité », c’est-à-dire quelle égalité ou quelle inégalité donne droit
aux magistratures. Il faut donner des parts égales aux personnes égales, des
parts inégales aux personnes inégales : mais en quoi sont elles égales ou
inégales. A chacun selon X mais comment déterminer cet X ?
§ 2-4 (1283a9) Ne pas distribuer les magistratures selon une
supériorité quelconque
La répartition des charges ne peut se faire selon n’importe quelle
espèce de supériorité, par exemple la prestance, la beauté, la taille ou tout
autre avantage de ce genre. Aristote le démontre à partir d’un exemple ou de
l’analogie avec un autre art, l’art de la flûte (aulos, en fait un instrument à
deux tuyaux) : tous ceux qui partagent le même talent de flûtiste méritent
d’avoir des flûtes de même excellence sans que la noblesse, la naissance
entre en compte dans cette répartition. Inversement (§ 3), un flûtiste possèdet-il l’habileté de l’art de la flûte à un plus haut degré de perfection, même s’il
est inférieur dans des qualités qu’on peut estimer avoir plus de valeur
comme la beauté ou la noblesse mais qui son inessentielles à l’exercice de
l’art musical, c’est à lui que doit revenir le meilleur instrument, « car c’est à
l’accomplissement de la tâche que doit servir la supériorité, et dans le cas du jeu de
flûte, la supériorité en richesse et celle de la naissance n’y contribuent en rien ».
36 Certains considèrent que les chapitres 12-13 ont été ajoutés par un éditeur
tardif, que l’enchaînement logique ferait suivre le chapitre 11 par le chapitre 14. Si
le pouvoir politique doit toujours être subordonné à l’autorité des lois, il aurait
semblé naturel de se demander ce que doivent être ces lois. Mais Aristote revient sur
le juste politique en précisant que la participation au pouvoir politique doit reposer
sur les éléments constitutifs d’une cité (naissance, richesse, liberté). Comme le
suggère Wolff qu’on suit ici encore, la suite n’est pas incohérente si l’on considère
qu’Aristote aborde à présent la répartition des magistratures au sens strict qu’il avait
négligée jusque-là.
© Philopsis – Laurent Cournarie
72
www.philopsis.fr
§ 4 (début) Si d’ailleurs on devait appliquer ce critère : distribuer la
part qui revient à chacun en tenant compte de n’importe quelle supériorité,
alors « tout bien serait commensurable avec n’importe quel autre ». Autrement dit,
tout bien en vaudrait un autre, et chacun serait égal avec tous, ce qui ne
manquerait pas de créer le plus complet désordre social puisque chacun
pourrait revendiquer la même part que le riche au nom de sa prestance ou de
sa beauté naturelle.
§ 4 (1283a9) Les qualités nécessaires à l’existence et à
l’administration d’une cité
Puisque pareille commensurabilité est impossible – puisqu’on ne peut
ramener à la même mesure (quantitative) ce qui est qualitativement différent
–, il faut appliquer, à la suite de l’exemple de l’art de la flûte, le principe
général du juste politique. Si la conclusion du chapitre 9 a été de soutenir
que le pouvoir politique n’était pas un bien que certains pourraient
revendiquer comme leur dû ou comme une récompense et si, comme il vient
d’être explicitement dit, « le juste, c’est le bien politique, à savoir l’avantage
commun », alors il faut tenir compte dans l’attribution des magistratures des
qualités utiles à la communauté toute entière. Il en va de l’art politique
comme de l’art de la flûte : on répartit les fonctions les plus hautes comme
on le fait pour les meilleurs instruments en ne considérant que l’avantage
commun. Autrement dit, « il est nécessaire de formuler sa revendication à
partir de ce dont la cité est composée ».
Or il y a trois qualités privées ou trois facteurs qui composent toute
cité et qui contribuent au bien de celle-ci (la fin commune de tous les
citoyens) : la richesse, la noblesse, la liberté. La revendication des riches, des
nobles ou des hommes libres pour exercer les magistratures est légitime
parce qu’une cité ne peut exister sans ces trois catégories de citoyens. Il ne
peut y avoir une cité constituée exclusivement de riches, ou de nobles ou
d’hommes libres et indigents, pas plus qu’ « elle ne peut l’être d’esclaves ».
Aristote ajoute encore deux autres qualités, la vertu de justice et la vertu
guerrière pour autant qu’elles sont également des vertus intrinsèquement
communautaires c’est-à-dire politiques. Quelle différence y a-t-il entre la
richesse, la noblesse, la liberté d’un côté, et la justice et la valeur militaire de
l’autre ? Aristote suggère que les premières sont nécessaires à l’existence de
toute cité, les secondes à une bonne cité ou à sa bonne administration – les
mêmes idées seront développées en IV, 4 et en VI, 8 (1321b6 sq) : une cité
ne peut être telle si elle devient l’esclave de ses agresseurs (1291a8) ou sans
une administration qui rende la justice conformément au droit, et c’est la
raison pour laquelle Aristote critique la composition platonicienne de la cité,
qui correspond à la cité première des besoins, rassemblant seulement quatre
types d’hommes indispensables (tisserand, laboureur, cordonnier, maçon)
sans y intégrer initialement la classe militaire et la classe qui administre la
justice. On peut, sur ce dernier point, s’appuyer sur le livre I : la cité y a été
présentée comme l’espace où les hommes développent le sentiment du juste
et où ils délibèrent sur le juste et l’injuste. Ainsi « la vertu de justice est
politique, car la justice introduit un ordre dans la communauté politique, et la justice
démarque le juste de l’injuste » (I, 2, 1253a38-40) – ce qui peut se laisser
interpréter comme signifiant que la justice est l’essence de la cité.
© Philopsis – Laurent Cournarie
73
www.philopsis.fr
Chapitre 13 Prétentions des partis au pouvoir : le
problème de l’ostracisme
Le chapitre 13 est un long chapitre, un peu répétitif. Il répond, au
moins dans sa première partie (§1-6) à la question de savoir laquelle des
prétentions fondées sur la richesse, la noblesse, la liberté, la valeur militaire
et la vertu de justice (chapitre 12) doit prévaloir et être retenue (en fait la
valeur militaire s’efface ici, sans doute parce qu’elle appartient au peuple
collectivement), tandis que dans sa seconde partie il traite de l’ostracisme,
déduit comme une pratique démocratique mais qui se révèle être un
problème politique pour toute constitution.
§ 1-6 Quel prétendant retenir ?
- § 1 Les justes prétentions des cinq candidats au pouvoir
Le § 1 expose la légitimité de chaque prétendant : les riches parce qu’ils
possèdent la plus grande partie de territoire qui est chose commune
(argument de la richesse foncière) et qu’ils inspirent confiance dans les
transactions, les nobles parce que cette vertu héréditaire est partout
honorée, les vertueux parce que la justice est une vertu éminemment
sociale qui fonde toutes les autres, la majorité parce qu’elle est la plus
nombreuse (argument de la force numérique).
- § 2 Question de fait/ question de droit
Mais alors quand tous ces partis sont représentés dans la cité et sont
mêlés à la masse (« si tous ces gens étaient dans une seule cité »), à qui confier le
pouvoir politique, puisqu’ils peuvent chacun se le disputer et le disputer aux
autres de manière semble-t-il légitime ?
Aristote relève d’abord que dans la pratique le problème ne se pose
pas : chaque régime attribue le pouvoir à telle ou telle classe, et cette
attribution définit la forme du régime (riches/oligarchie ; nobles/aristocratie ;
masse/démocratie). Il n’y a pas de « dispute » à ce sujet puisque ce sont ceux
qui possèdent le pouvoir qui déterminent les différences constitutionnelles :
« c’est par ceux qui ont le pouvoir souverain que ces constitutions diffèrent les unes
des autres ». De fait le problème est résolu par chaque régime légitime :
mérite de gouverner celui qui gouverne
Mais Aristote soulève une difficulté de droit, qu’on peut opposer à
tous les prétendants. Chacune des justification avancée par ceux-ci tombe
devant l’argument suivant : si parmi les riches, les nobles, les vertueux, il
s’en trouve un qui est plus riche, plus noble ou plus vertueux que tous les
autres réunis, alors, en vertu même du principe de justice distributive qu’ils
utilisent pour asseoir leur pouvoir (argument idéologique, on l’a vu), tous
devront s’incliner devant celui qui les surpasse et lui remettre le pouvoir.
- § 4-6 Le cas général du peuple, le cas particulier de l’individu unique
© Philopsis – Laurent Cournarie
74
www.philopsis.fr
Cet argument, qui n’est que la radicalisation ou le développement
jusqu’à ses ultimes conséquences du principe à chacun selon X, montre ainsi
(§ 4) « qu’aucun de ces critères n’est correct au nom desquels certains estiment que
ce soit eux qui gouvernent et que tous les autres leur soient soumis ».
Deux cas se présentent. 1/ Le candidat qui réclame le pouvoir est la
masse, comme cela se passe le plus souvent. Même dans le cas où l’élite au
nom de la vertu commande ou exige de commander, le peuple peut toujours
à bon droit « opposer un argument juste : rien n’empêche à un certain moment la
masse d’être meilleurs que le petit nombre ni d’être plus riche que lui, non pas
chaque individu, mais l’ensemble des gens ». Aristote reprend ici l’argument de
1283b30-35 qui justifie le peuple dans sa prétention à revendiquer le pouvoir
en toute légitimité : le peuple est toujours légitime, contrairement aux autres
classes, à briguer la conduite des affaires puisque, comme l’écrit F. Wolff
« il possède globalement plus cette qualité que n’importe laquelle de ses propres
“parties” qui la posséderaient même éminemment. En toute hypothèse la
souveraineté populaire est alors fondée » (p. 119).
On peut aussi interpréter le passage (cf. Tricot, Aubonnet) comme une
défense du régime mixte (et non plus du gouvernement populaire), en
s’appuyant sur la fin du § 4. Sans doute la masse est-elle toujours supérieure
même à l’élite la plus accomplie. Pour autant un sage législateur, s’il vise
l’intérêt général et veut établir les lois les plus justes, doit faire en sorte que
l’élite et la masse se partagent le pouvoir, c’est-à-dire que les intérêts des uns
et des autres soient également représentés au gouvernement (l’élite en raison
de sa vertu propre, la masse en raison de la supériorité collective). L’utilité
commune est que les intérêts de l’élite et de la masse soit également
satisfaits.
2/ Mais que faire quand se présente un individu à ce point
exceptionnel que sa supériorité est « sans commune mesure avec l’excellence de
tous les autres réunis » ? Le cas est symétrique du précédent : ce n’est pas la
masse qui collectivement surpasse les meilleurs (en richesses, en vertu…)
mais un individu qui surpasse la supériorité collective. Un tel individu
n’appartient pour ainsi plus au genre de la communauté, il n’est pas une
partie de la cité. Il est en quelque sorte « comme un dieu au milieu d’hommes »,
et il serait aussi peu raisonnable de soumettre un « surhomme » à la loi
commune que de ramener un dieu à la condition mortelle. Il n’y a pas de loi
pour ce type de personnages car « ils sont eux-même la loi ». Dans ce passage,
Aristote fait manifestement référence à « l’homme royal » du Politique de
Platon. Dans un deuxième temps, Aristote approfondit l’hypothèse « du cas
exceptionnel de l’être exceptionnel »(Wolff, p. 120) en abordant la question de
l’ostracisme.
§ 7-8 Sur l’ostracisme
Devant pareille éventualité, il n’y semble-t-il que deux solutions : ou
bien exclure le surhomme de la cité des hommes – c’est la voie de
l’ostracisme, exposée dans la 2ème partie du chapitre – ou bien l’accepter et
lui confier sans réserve le pouvoir (cette solution sera développée au chapitre
17)
- § 7 L’invention démocratique de l’ostracisme
© Philopsis – Laurent Cournarie
75
www.philopsis.fr
L’ostracisme est une pratique instituée dans les démocraties,
bannissant pour un temps déterminé tous ceux qui par leur richesse, leur
vertu exerçaient une trop grande influence sur le corps des citoyens. Parce
qu’elles reposent sur l’égalité, elles se méfient des êtres supérieurs. Cette
pratique a des origines lointaines et mythiques : ainsi d’Héraclès abandonné
par les Argonautes en raison de son poids ou de Périandre qui conseilla à
Thrasybule d’étêter les épis qui se dressaient le plus haut.
- § 8 Le problème de l’ostracisme se pose pour toutes les constitutions
déviées, correctes et même idéale
Mais l’ostracisme est une pratique courante non seulement dans les
tyrannies et les oligarchies (1284a33) qui l’utilisent « en vue d’un intérêt
particulier » (éloigner un citoyen qui menace l’intérêt de celui ou de ceux qui
gouvernent) mais aussi bien dans les régimes corrects, où l’intérêt général
est en jeu (1284b3). L’ostracisme est au fond une simple pratique
éliminatoire que justifie l’harmonie sociale entre les gouvernants et
l’ensemble de la cité – de même qu’un peintre ne laissera pas un élément
disproportionné dans son tableau détruire la beauté générale. Mais, d’une
part, cette mesure reste un expédient et l’idéal sera toujours que « le
législateur ait dès le début établi la constitution de telle sorte qu’il n’y ait pas besoin
d’une telle médecine ». D’autre part, en pratique, l’ostracisme est toujours
utilisé au profit des factions : il est avantageux mais dans l’intérêt exclusif
des gouvernants. Dans ces conditions, l’ostracisme n’est « pas juste
absolument ».
L’ostracisme est une mesure juste et justifiée dans les constitutions
correctes et seulement juste relativement dans les constitutions déviées.
Qu’en est-il de sa justification dans la constitution idéale ? L’ostracisme
pose une « grande difficulté » dans le cas où ce qui est en jeu ce n’est pas
l’excès de richesse, de noblesse, de réseau d’influences (« amis nombreux »)
mais l’excellence individuelle. « Que faut-il faire » dans cette circonstance ?
Doit-on ostraciser l’être exceptionnel ?
Pour Aristote, puisqu’il n’est pas possible de bannir et d’exiler un
homme si exceptionnellement excellent sans infliger à la cité une perte
irréparable et puisqu’il n’est pas davantage possible de le commander – ce
qui serait aussi insensé que de prétendre « commander à Zeus en partageant
avec lui les magistratures » - il ne reste qu’une seule solution : s’en remettre
à l’autorité d’un tel homme, lui confier le pouvoir absolu. Ces dernières
remarques sur le pouvoir d’un seul homme introduisent l’étude du pouvoir
monarchique, dans sa forme normale : la royauté.
Autrement dit, face aux revendications des quatre prétendants au
pouvoir au nom d’un principe de justice (en réalité un intérêt de classe),
deux conséquences se présentent : le principe de justice entraîne soit la
légitimité du pouvoir populaire, soit la soumission au pouvoir de l’individu
d’exception. Ainsi s’impose, ou bien généralement le pouvoir du peuple, ou
bien exceptionnellement celui du monarque exceptionnel. Pour Wolff cela
confirme qu’il n’y a pas de juste distribution du pouvoir mais seulement des
pouvoirs justes, quand ceux qui gouvernent le font pour le bien de tous.
© Philopsis – Laurent Cournarie
76
www.philopsis.fr
Chapitres 14-17
Traité sur la royauté
La dernière partie du livre III est consacrée à l’étude de la royauté,
c’est-à-dire du régime où un seul gouverne (mon-archie) (cf. Rhétorique I, 8,
1365b37 et Politiques III, 7, 1279a33) et est maître souverain de toutes
choses. La monarchie ou la royauté (les deux termes étant souvent pris l’un
pour l’autre par Aristote) a deux formes principales : elle est soumise à un
ordre ou elle est un pouvoir sans limites (= tyrannie).
Nous avons noté (cf. Aubenque) que la position d’Aristote à l’égard
de la démocratie pouvait être ambivalente. Mais cette position est la
conséquence de son jugement ambivalent sur la monarchie comme il ressort
de ces derniers chapitres.
En effet, la monarchie est peut-être le meilleur des gouvernements : si
un individu (ou une famille) dépasse tous les autres citoyens en vertu et en
capacité à gouverner, alors il faut lui confier le pouvoir. C’est ce qu’a montré
le chapitre 13 (1284a3 sq) et ce que reprend la fin du chapitre 17 (1288a15
sq)37. Comme l’écrit Aubenque : « Un homme supposé à la fois scientifiquement
compétent et moralement excellent – l’ “homme royal” <basilikos anér> dont parle
Platon dans le Politique – n’aurait pas besoin d’être soumis à des lois, car, comme le
dit Aristote, “il serait lui-même la loi” » (« Aristote et la démocratie », Aristote
politique, p. 258). Les avantages de la royauté s’en déduisent. En effet, si le
roi est la loi :
- il n’a pas à interpréter des lois dont il n’est pas l’auteur ;
- l’efficace politique de la décision est préservé et accru ;
- contrairement à la loi (écrite), il sait s’adapter aux circonstances
particulières ;
- il incarne en sa personne la justice et son correctif, l’équité ;
- il n’est pas divisé en lui-même, alors qu’une élite risque toujours de
se fractionner en factions rivales.
On retrouve ces arguments « intemporels » qui ont toujours servi à faire
l’éloge de la royauté ou d’un « pouvoir “fort”, concentré en un seul » (Aubenque,
ibid.).
Mais les contre-arguments ne sont pas moins soulignés par Aristote.
Au fond, toute l’argumentation ici « obéit à la dialectique du roi (l’homme
exceptionnel) et de la loi (la règle générale) : à les supposer parfaits dans
leur genre, lequel doit régner ? » (F. Wolff, p. 121). Contre la monarchie,
Aristote va ainsi faire valoir que :
- l’homme universellement compétent est en fait introuvable ;
- et c’est pourquoi, à défaut de l’homme exceptionnel qui ne l’est
jamais vraiment, il faut préférer « une somme de compétences partielles,
telles qu’elles sont réunies dans une instance collective comme l’est une
La fin du chapitre, et le dernier alinéa (« A propos de la royauté, de ses
variétés, si elle n’est pas avantageuse ou avantageuse aux cités… ») suffisent à
intégrer le chapitre 17 dans ce traité sur la royauté, même si les deux premiers
paragraphes étudie la prédisposition de certains peuples à tel ou tel régime. La thèse
du chapitre 17 serait alors celle-ci : même « sous cet angle “ethnologique”, il y a des
cas où la monarchie s’impose » (F. Wolff, p. 121).
37
© Philopsis – Laurent Cournarie
77
www.philopsis.fr
assemblée du peuple » (Aubenque, p. 258-259) : avantage donc à la
souveraineté populaire ;
- que s’agissant de la vertu, il en va comme d’une grande quantité
d’eau : de même qu’il est difficile de détourner un puissant cours d’eau, de
même « la masse est plus difficile à corrompre que des hommes peu nombreux »
(15, 1286a32) : nouvel avantage pour la démocratie ;
- l’individu est nécessairement sujet aux passions et davantage qu’une
multitude – on a vu, au chapitre 11 que Tricot reprochait à Aristote cette
naïveté et cette erreur psychologique, comme si la foule ne pouvait pas être
animée des passions les plus violentes et les plus destructrices.
Pour Aubenque, tous ces (contre-) arguments vont dans le même
sens : ils tendent à établir que, si en droit la monarchie est le meilleur
régime, il est en fait non pas le pire mais celui qui peut toujours verser dans
le pire, et que, parce que « la compétence et la vertu ne peuvent pas
s’autodésigner, il n’y a pas de gouvernement de droit divin » (p. 259). Avec la
monarchie, les extrêmes se touchent : la royauté (meilleur régime en
principe) peut facilement ressembler au pire régime qu’est la tyrannie. De là,
cette préférence une fois de plus rappelée par Aristote pour un régime où
domine la délibération : « Ce sont les citoyens réunis qui rendent la justice,
délibèrent, décident, et ces décisions portent toutes sur des cas particuliers. Or
individuellement ils sont sans doute pire comparés à l’homme le meilleur, mais la
cité est composée de beaucoup de ces gens, et comme un festin payé collectivement
est meilleur que celui offert par une seule et même personne, pour cette même raison
aussi une masse nombreuse décide mieux que n’importe quel individu » (15,
1286a26-31).
Le plan que suit Aristote dans cet ensemble sur la royauté est le
suivant :
- Le chapitre 14 dégage deux questions : a) la royauté est-elle
avantageuse ou non ? – cette question fait l’objet des chapitre 15-16 ; b) à
quel peuple convient-elle ? (chapitre 17). Ensuite, Aristote s’emploie à
distinguer cinq types de royauté, en se référant à des exemples historiques
précis.
- Le chapitre 15 donc envisage les avantages et les inconvénients de la
royauté
- Et le chapitre 16 aborde la question en étudiant la monarchie absolue
qui est un des cinq types de royauté.
- Le chapitre 17 montre que, pour certains peuples, le gouvernement
d’un seul convient.
-
© Philopsis – Laurent Cournarie
78
www.philopsis.fr
Chapitre 14
La royauté et ses différentes formes
Aristote distingue cinq formes ou types de royauté.
Deux sont des formes existantes :
- La royauté spartiate, conforme à des lois : le roi y est une sorte de
stratège, doué des pleins pouvoir pour les affaires militaires (en campagne, il
a le droit de vie et de mort), et qui a aussi en charges les affaires religieuses
– puisque (cf. Aubonnet, p. 263) le succès militaire est considéré comme un
don des dieux. La royauté est alors une charge de stratège conférée à vie.
Aristote fait figurer dans cette catégorie de royauté, la monarchie
d’Agamemnon comme chef des armées grecques devant Troie ;
- La royauté des peuples barbares – dont Aristote rappelle ici encore
qu’ils ont une nature qui les incline à la soumission et à la servitude : ces
royautés se rapprochent de la tyrannie mais ce sont des royautés et non des
tyrannies parce qu’elles sont soumis à des lois, que le pouvoir y est stable
(étant héréditaire, mais pas nécessairement de père en fils) et que l’armée
n’est pas composée de mercenaires. Surtout, les rois gouvernent avec le
consentement de leur peuple là où le tyran gouverne par la force et la
contrainte (= domination).
Deux autres formes sont désormais tombées en désuétude
- La royauté nommée aïsymnétie : c’est une tyrannie élective (ce qui
la distingue des royautés barbares) que les anciens Grecs ont pu s’imposer
pour mettre fin aux discordes civiles. Ces législateurs ont des pouvoirs
dictatoriaux (Dracon et Solon sont parmi les plus connus), nommés vie ou
pour une période déterminée ;
- La royauté des temps héroïques (c’est-à-dire aux temps d’Héraclès,
de Priam) qui combine caractère héréditaire, conformité à la loi,
consentement des sujets. A l’origine, ceux qui ont été les bienfaiteurs de leur
peuple (dans le domaine des techniques, de la guerre ou de la cohésion) sont
devenus rois et leur titre s’est ensuite transmis héréditairement. Leur
compétence était limitée, et les peuples ont finalement repris
progressivement toutes leurs attributions pour ne leur laisser que quelques
sacrifices et le commandement de l’armée en campagne.
Et finalement a royauté absolue : le roi règne en maître absolu sur sa
cité comme un père sur sa famille. Cette royauté passe pour la forme par
excellence de la royauté (cf. début du chapitre 15).
© Philopsis – Laurent Cournarie
79
www.philopsis.fr
Chapitre 15
Avantages et inconvénients de la royauté
§ 1 Réduction des royautés à deux formes et finalement à la
royauté absolue
La question principale de ce chapitre (mais qui sert finalement de fil
conducteur à tout le traité sur la royauté) est de savoir qui, du roi ou de la loi,
doit commander. Aristote a distingué cinq espèces de royauté. Mais
finalement, il n’en conserve que deux principales : la royauté
lacédémonienne et la royauté absolue, les trois autant étant des
intermédiaires
variant
entre
celles-ci
par
plus
ou
moins
d’attributions (certaines ont moins de pouvoirs que la royauté absolue mais
plus que la spartiate). Dès lors deux questions restent pertinentes : a) un
stratège perpétuel est-il un avantage ou non pour une cité ? b) le pouvoir
concentré en un seul gouvernant est-il un avantage ou non ? Les deux
questions peuvent sembler proches. Et elles le sont de fait. Plus exactement
si l’objet de toute la réflexion au livre III porte sur la constitution, et si
l’examen de la première question (a) relève des lois et non de la constitution
– parce que tout régime peut faire appel à un stratège – alors il est manifeste
que tout se ramène à la seconde question (b) – ce qui revient à privilégier
l’étude de la royauté absolue qui constitue une forme de constitution à part
entière.
§ 2-4 La question principale : avantage et désavantage d’être
gouverné par le roi ou la loi
On se contentera de reprendre ici et de préciser les éléments indiqués
dans la présentation générale sur l’ensemble du traité. Les avantages d’être
« gouverné par l’homme le meilleur » se déduisent des faiblesses de la loi. La
loi (écrite) est (trop) générale et ne peut s’appliquer aux circonstances
particulières ; elle est rigide et impersonnelle. C’est déjà ce qui se passe dans
le domaine des arts, comme Platon l’avait fait remarquer avant Aristote (Cf.
Politique, 295d) : il est permis et même recommandé de ne pas suivre les
règles écrites jusqu’au bout comme si elles étaient inviolables – par exemple
le médecin n’est pas dépendant des ordonnances prescrites dans les manuels
mais doit s’en écarter pour mieux guérir ou soigner le malade en s’adaptant
au cas particulier de la maladie de son patient qui ne rentre pas dans le cas
général de la prescription normative. Il en va de même dans le domaine de la
législation : la constitution conforme à la loi (exclusivement) « n’est pas … la
meilleure ».
Mais les partisans de la loi soulignent à l’inverse les faiblesse d’un
gouvernement personnel : la loi est sans passion alors qu’aucune âme
humaine n’en est exempte (l’idée sera reprise et amplifiée au chapitre
suivant). Pourtant, même si la loi est un pis-aller nécessaire, elle ne peut
remplacer le gouvernement personnel d’un roi qui seul peut délibérer et
s’adapter dans sa délibération aux cas singuliers. Ainsi les arguments sont en
équilibre (pour et contre).
© Philopsis – Laurent Cournarie
80
www.philopsis.fr
Aristote propose une solution de compromis : il est nécessaire qu’il y
ait un roi et des lois. Le roi légifère et la loi est souveraine. Mais que faire
quand la loi dévie de ce qui est bon ? Qui est habilité ou compétent pour
corriger la loi ? Et qui peut juger quand la loi dévie d’elle-même, quand elle
est souveraine et quand elle ne doit plus l’être ? Autrement dit, qui peut juger
de l’exception à la loi ?
Le même problème ressurgit : faut-il en confier la tâche au roi ou à
l’ensemble des citoyens ? Le problème étant toujours le même, la solution ou
la préférence aristotélicienne reste identique : si chaque citoyen est
individuellement inférieur à l’homme le meilleur, en revanche
collectivement une assemblée lui est toujours supérieure – contrairement à
Wolff, Aubonnet doute pourtant que cette défense des droits de la multitude,
étant donnée son caractère diaporématique, puisse exprimer « la pensée
véritable d’Aristote » (p. 269). Et Aristote de reprendre la même comparaison
qu’au chapitre 11 (1281b2) du repas pris et payé en commun qui est meilleur
que le festin offert par un seul. Ce qui rend plus sûre la délibération
populaire c’est que la multitude est plus difficile à corrompre qu’un seul
individu, comme il est plus difficile de détourner un cours d’eau
puissant qu’un ruisseau : même l’homme le meilleur peut se laisser
influencer par un mauvais conseiller, séduire et corrompre par son
entourage. Surtout, l’individu est nécessairement sujet aux passions,
notamment la colère, quand sa volonté est contrariée, et celle-ci, ou « quelque
autre passion de ce genre », altère le jugement. Au contraire, il est rare que
toute la masse se mette en colère et se trompe : il s’en trouve toujours pour
avertir et corriger une assemblée de ses errements.
La suite pourtant marque un infléchissement du gouvernement
populaire vers l’aristocratie – c’est sans doute là que le caractère
diaporématique du passage serait le plus accusé, comme le confirmerait le
paragraphe 5 sur l’évolution des sociétés et des régimes et sur « la difficulté à
propos de la puissance » qui semble être développée simplement pour les
besoins de la discussion. Ainsi Aristote laisse-t-il entendre : a) qu’il est
difficile de concevoir la masse des hommes libres capable de cette sage
conduite qui consiste à obéir à la loi chaque fois qu’elle vise le bien et à s’en
écarter pour délibérer en commun quand elle présente des lacunes, alors que
c’est plus vraisemblable pour une majorité de gens de bien et/ou de bons
citoyens. Aristote passe ainsi de la masse des hommes libres (démocratie) à
une simple « majorité numérique » qui n’est qu’une partie de celle-ci mais sa
partie « éclairée » ou la meilleure ; b) de sorte qu’entre le défaut
monarchique de l’individu passionné et le défaut d’unanimité sur ce qui est
bien en démocratie, l’aristocratie se présente comme un point d’équilibre
heureux : elle conserve la perfection de la délibération « démocratique »
contre l’aveuglement individuel de la monarchie, tout en se préservant de la
division en faction de l’assemblée populaire, c’est-à-dire tend à former, par
l’unité de la vertu, comme un individu collectif, imitant en cela l’atout de la
monarchie (l’individu ne se divise pas en factions)38. On est bien passé de
tous les hommes libres à tous les hommes de bien ou à la majorité des
hommes de bien dans la masse des hommes libres. Si la royauté est critiquée,
le gouvernement populaire est dans le même mouvement délaissé au profit
Cf. Ethique à Nicomaque, VIII, 4 : c’est ce qui se passe dans l’amitié
fondée sur la vertu.
38
© Philopsis – Laurent Cournarie
81
www.philopsis.fr
de l’aristocratie, puisque c’est ainsi qu’il faut nommer le gouvernement
d’une majorité d’hommes de bien : « si … le gouvernement de tous les hommes
de bien quand il sont majoritaires doit être considéré comme une aristocratie, une
aristocratie serait plus souhaitable qu’une royauté pour les cités ».
§ 5 Antiquité de la royauté : origine de la royauté et histoire des
régimes
Mais ce raisonnement peut servir à éclairer l’origine et l’évolution des
sociétés politiques. Si l’aristocratie se présente comme un régime modéré
(entre la souveraineté populaire et l’individualité monarchique), alors on
peut faire l’hypothèse (« peut-être ») que c’est faute d’hommes vertueux que
la royauté s’est imposée comme la première forme de régime (« et c’est peutêtre pourquoi les cités furent d’abord gouvernées par des rois ») -– ce qui donne
occasion à Aristote de retracer « une évolution historique des sociétés et une
succession des constitutions » (Aubonnet, p. 46).
Comme les commentateurs l’ont tous relevé, cette « histoire »
politique est différente non seulement de la conception platonicienne de
l’évolution des régimes (cf. République, VIII, 550c sq et Lois III, 693a sq)
mais aussi de la présentation qu’Aristote fait de la transformation des
régimes au livre IV (13, 1297b16 sq) en suivant les progrès dans l’art de la
guerre, de la cavalerie à l’infanterie. Aristote renverse l’ordre
platonicien (oligarchie -> démocratie -> tyrannie) : monarchie -> aristocratie
-> oligarchie -> tyrannie -> démocratie. Autrement dit :
- à l’origine des cités, les hommes de bien sont rares : ils sont élus rois
pour leurs qualités exceptionnelles ;
- mais l’autorité royale (d’un seul) est insupportable aux hommes de
bien, tous égaux entre eux et devenus plus nombreux ;
- l’aristocratie oubliant la vertu et le bien public au profit de la
richesse se transforme en oligarchie ;
- la tyrannie n’est que l’oligarchie poussée à l’extrême puisqu’elle est
animée par la même passion de l’amour du gain – la différence consistant
dans le fait que dans la tyrannie, un seul possède et concentre tout ce qui
revient à plusieurs en oligarchie ;
- la masse s’accroit face à la classe dirigeante perdue et affaiblie par
« son sale amour du gain » : la démocratie naît en réaction contre l’oligarchie
et la tyrannie ponctuelle et est désormais la forme de régime la plus
répandue, étant donnée l’extension démocratique des cités.
L’histoire politique commence donc par la royauté, passe par
l’aristocratie et finit par la démocratie ; et si la démocratie n’est que la
réaction à l’oligarchie et/ou à la tyrannie, qui sont une corruption de
l’aristocratie, et que la royauté est première seulement par défaut des
hommes de bien, on peut être amené à considérer que l’aristocratie est le
meilleur des régimes. En tous cas, la royauté accumule les défauts, plus sans
doute que la démocratie.
C’est ce que souligne, au moins sur le mode diaporématique, les deux
derniers paragraphes concernant l’hérédité et la force dans le régime
monarchique :
1/ la descendance est pour la royauté un problème redoutable : tout
descendant du roi doit-il être appelé à régner à son tour, à l’instar
© Philopsis – Laurent Cournarie
82
www.philopsis.fr
d’Antipater qui refusa sur son lit de mort de transmettre la régence à son fils
Cassandre, en lui préférant Polysperchon, sans lien de parenté avec lui ? Les
exemples ne manquent pas pour se persuader que cette disposition d’une
transmission héréditaire peut avoir des effets catastrophiques, tandis que les
exemples contraires sont extrêmement rares Autrement dit l’excellence de
l’unique gouvernant, qui fait la perfection du régime monarchique (régime
normal ou droit), ne se transmet pas héréditairement : c’est là sa faiblesse
indépassable face à l’aristocratie ou à la démocratie. Ou alors, il faudrait que
le roi ait le courage politique de « ne pas transmettre son pouvoir à ses enfants ».
Mais c’est supposer là une vertu qui excède «la vertu de l’humaine nature ». Le
roi n’est pas tenu à l’impossible et l’impossible ne fait pas droit. Pourtant, le
chapitre 17 admet la monarchie héréditaire, qui est un des cas où la royauté
absolue s’impose (1288a5 sq).
2/ quelle doit être la puissance d’un roi étant entendu qu’il a besoin
d’une force (garde) armée pour exercer son pouvoir, même quand il s’agit
d’une monarchie conforme à la loi où le monarque ne gouverne pas de
manière arbitraire ? Mais la difficulté pour ce genre de royauté n’est pas
insurmontable et il suffit de s’inspirer des exemples des anciens aisymnète
ou de Denys l’Ancien : l’armée du roi doit être plus puissante que tout sujet
ou tout groupe d’individus mais inférieure à l’ensemble du peuple, sinon
dans un cas, le pouvoir serait toujours contesté et la cité condamnée à
l’instabilité, dans l’autre le pouvoir se retournerait contre tous les citoyens
transformant la monarchie en tyrannie. A défaut de cette disposition, la
monarchie serait un régime précaire ou déviant.
© Philopsis – Laurent Cournarie
83
www.philopsis.fr
Chapitre 16
Sur la monarchie absolue
§ 1 De la monarchie selon la loi à la monarchie absolue, qui avait
été présentée comme l’objet du traité sur la royauté
Aristote dans la discussion précédente a abordé en réalité la royauté
selon la loi. Mais cette forme de royauté dont l’examen a conduit à une
analyse comparée avec le gouvernement populaire et surtout avec
l’aristocratie ne réalise pas vraiment l’essence du gouvernement
monarchique. D’une part on a vu que c’est la loi, plutôt que le roi, qui y était
posée comme l’autorité souveraine : le compromis entre la loi et le roi allait
à la loi. D’autre part toute constitution est susceptible de recourir,
momentanément voire durablement, à une charge de stratège : « ainsi y a-t-il
une magistrature de ce genre à Epidamme et à Oponte » 39 . C’est pourquoi,
Aristote aborde cette fois le régime où le roi possède une compétence
universelle, c’est-à-dire « qui agit en tout selon son bon vouloir », qui constitue
une véritable forme de gouvernement. L’examen de ce type de royauté avait
été présenté dès le chapitre 15 comme l’objet principal de toute l’enquête sur
la royauté (1286a5).
§ 2 Arguments des détracteurs de la monarchie
Aristote commence par reprendre les arguments de ceux qui pensent
qu’il n’est pas conforme à la nature qu’un seul commande tout selon son bon
vouloir. Qu’y a-t-il de contre nature <kata phusin> dans un tel régime ? Si la
cité est la communauté des citoyens, c’est-à-dire des égaux, il est
effectivement contre nature qu’un seul ait tout le pouvoir sur tous. On peut
dire aussi bien que la monarchie absolue est constituée contre l’essence de la
cité ou dire que c’est un régime injuste, car il est injuste que ceux qui sont
semblables et qui ont les mêmes droits soient toujours dans la position de
gouvernés et jamais dans la position de gouvernants. La monarchie absolue
traitant inégalement des sujets égaux agit injustement. C’est l’occasion pour
Aristote de formuler sans doute l’une de ses plus fortes convictions : la
justice politique repose sur l’égalité, ce qui signifie l’égalité dans la
réciprocité ou dans l’alternance gouvernants/gouvernés. Cette disposition
n’est pas seulement une loi, elle est la loi même au fondement de l’ordre
<taxis> politique lui-même ou encore l’ordre politique institué par cette
alternance « est une loi » <nomos> : elle fixe un « ordre de succession
invariable » qui a « tous les caractères d’une loi » dit Tricot (p. 246) et à ce titre
donc, elle vaut mieux que le gouvernement d’un seul individu. On peut ainsi
dire que l’alternance gouvernants/gouvernés est la loi du politique (la loi qui
commande la distribution ordonnée et stable du pouvoir politique), c’est-àdire que le gouvernement de la loi est supérieur au gouvernement
monarchique. Et même si la loi seule n’est pas suffisante, même s’il « est
La perpétuité des magistratures se retrouve en démocratie, même si c’est
une disposition contraire au principe démocratique (cf. VI, 2, 1317b41 sq) ou en
aristocratie, comme à Sparte, où la charge de général était perpétuelle et héréditaire.
39
© Philopsis – Laurent Cournarie
84
www.philopsis.fr
meilleur que certains gouvernent » plutôt que la loi uniquement, il faut encore
admettre que l’exercice du pouvoir se fait à partir des lois et pour les faire
respecter. Les gouvernants doivent ainsi être les gardiens et les serviteurs des
lois.
§ 3 La loi est toujours préférable
Aristote poursuit en ajoutant des considérations qui lui sont sans doute
davantage personnelles contre le gouvernement d’un seul homme. La loi est
toujours préférable, même à l’homme le meilleur. Il s’agit ainsi de réfuter les
objections contre la loi (notamment l’objection de la généralité de la loi).
- peut-on admettre qu’un homme réussisse là où la loi échoue ?
- d’ailleurs la loi a anticipé cette carence : d’une part elle est à
l’origine de l’éducation des magistrats précisément en charge de délibérer là
où la loi ne peut déterminer par elle-même le juste ; d’autre part, c’est encore
elle qui attribue aux magistrats le droit de corriger la loi40. Autrement dit
l’opposition magistrat/loi, ou encore délibération/loi est relative puisque la
loi précède et détermine les conditions de l’exercice de la délibération et des
magistratures. La loi n’a donc pas la faiblesse qu’on lui prête puisqu’elle
prévoit sa propre correction et dans cette auto-correction elle intègre les
magistrats qui pouvaient lui sembler une instance extérieure de pouvoir.
Non seulement il ne faut pas discréditer le pouvoir de la loi, mais il
faut plutôt en faire l’éloge. Le gouvernement de la loi c’est le gouvernement
de dieu et de la raison. Aristote reprend ici une association nous-nomos,
logos-nomos qu’on trouve chez Platon (Lois, I, 644d-645a, 713 e-714a) car
la loi est fixée par la raison. Et puisque la raison est souvent identifiée à dieu
ou à ce qui est divin en l’homme (cf. Ethique à Nicomaque, X, 7, 1177b26
sq), on peut par contraste en déduire que vouloir seulement le gouvernement
d’un homme c’est « ajouter celui d’une bête sauvage ». Car c’est toujours le
désir <epithumia >et la passion <thumos>41 qui corrompent le jugement des
magistrats. Aristote pense peut-être à Homère (« la colère qui gonfle le cœur
dans la poitrine des plus sages », Iliade, IX, 553) ou à Pindare (Olympiques, VII,
27-31). L’homme est une raison exposée au désir et à la passion, ce qui met
les hommes les plus sages à la merci de tous les excès. Au contraire, « la loi
est une raison <nous> sans désir ». Aussi valant mieux que l’homme (une
raison douée de passion), elle vaut mieux que le gouvernement de l’homme,
même le meilleur.
§ 4 Fausseté de l’analogie avec les arts
Cet éloge de la loi doit conduire à remettre en cause l’analogie des arts
qui sert si souvent à discréditer son autorité. Aristote entreprend de montrer
la fausseté de l’analogie. On pense qu’il est préférable de s’adresser aux
hommes de l’art plutôt qu’aux règles écrites parce qu’ils « ne font rien de
Aristote (cf. Aubonnet, p. 273) se rappelle peut-être Platon (Lois, VI, 772b)
et/ou se réfère aux pratiques athéniennes d’un examen et d’un amendement annuel
des lois où participaient tous les pouvoirs (les six thesmothètes, l’assemblée, les
nomothètes).
41 Chez Aristote, contrairement à Platon, le désir et l’ardeur ne sont pas deux
parties de l’âme, mais deux dimensions de l’âme sensitive et désirante.
40
© Philopsis – Laurent Cournarie
85
www.philopsis.fr
contraire à la règle par amitié » et ne « touchent leurs salaires » qu’après avoir
guéri leurs patients – leur intérêt ne diffère pas de celui de leur malade ce qui
rend donc leur art irremplaçable – tandis que les magistrats sont guidés par la
faveur, la malveillance, corrompent et se laissent facilement corrompre, ce
qui fait qu’en ce qui les concerne il faut se référer à des textes écrits
<grammata>. Mais en réalité, le primat de la règle sur l’art s’étend à la
médecine elle-même quand la passion interfère dans le diagnostic, soit que le
patient soupçonne son médecin de s’être entendu avec ses ennemis pour lui
nuire soit que le médecin soit lui-même malade et doive faire appel à un
confrère médecin, ne pouvant bien juger et bien se soigner parce qu’étant
alors en quelque sorte juge et partie, il est « sous l’emprise de la passion ».
Mais la règle écrite, « loi sans désir », est encore le meilleur gage
d’impartialité. C’est pourquoi il faut la préférer au jugement individuel quel
qu’il soit. Les partisans de la loi ont donc raison : « ceux qui recherchent le
juste recherchent le moyen terme <meson>, car la loi est moyen terme ». La justice
est milieu entre deux excès et c’est pourquoi le juge est la justice incarnée,
juge impartial entre les partis opposés (cf. Ethique à Nicomaque, V, 7,
1132a22). Or la loi réalise par elle-même cette médiation et cette médiété,
règle impartiale à distance des passions et des désirs individuels. Enfin,
même si l’argument était contestable, c’est-à-dire si un homme pouvait
l’emporter sur la règle écrite, celui-ci ne pourrait surpasser la loi issue de la
coutume <kata ta ethè>, qui équivaut alors à la loi non écrite. Autrement dit,
dans tous les cas, la loi l’emporte : la loi écrite sur l’homme, la loi non écrite
sur la loi écrite et le parallèle avec les arts plaide, contrairement à l’usage qui
en est généralement fait, en faveur de celle-là.
§§ 5-6 L’aristocratie dans la monarchie
Enfin, Aristote s’emploie à souligner les insuffisances du pouvoir d’un
seul : « mais il n’est pas facile non plus pour un seul homme d’avoir l’œil sur
beaucoup de choses ». Un roi doit ainsi s’entourer de magistrats et de
conseillers, d’hommes de confiance pour observer, contrôler (cf. Xénophon,
Cyropédie, VIII, 2, 10-12)42. Mais alors la monarchie contient en elle un
système aristocratique : elle est en fait une aristocratie ou une politeia qui ne
dit pas son nom. Il n’y a pas de monarchie pure.
Par ailleurs (« de plus »), s’il est vrai que doit commander plus qu’un
autre l’homme vertueux, a fortiori pour deux hommes de bien, qui valent
mieux qu’un seul, comme l’avait déjà exprimé Homère dans l’Iliade :
« quand deux vont ensemble… » (on trouve cette citation aussi dans l’Ethique à
Nicomaque, VIII, 1, 1155a15) ; « puissé-je avoir dix conseillers pareils ». Il faut
enfin s’appuyer sur ce qui se passe « de nos jours » : dans certains domaines,
le jugement des magistrats est requis là où la loi est inadaptée, ce qui veut
dire que dans tous les autres, elle a une pleine et entière autorité et légitimité.
C’est encore un argument supplémentaire pour contester le règne d’un roi.
Voilà qui ramène à la question première de savoir « s’il est préférable
que ce soit la loi excellente qui gouverne ou l’homme excellent », puisqu’on ne
légifère pas (règle générale) sur ce qui est objet de délibération (cas
particulier). L’ensemble de l’argumentation permet d’y répondre :
Aubonnet précise que « Œil du roi (ophtalmos basileôs) » était le titre
officiel des hommes de confiance du roi perse ou mède.
42
© Philopsis – Laurent Cournarie
86
www.philopsis.fr
- sans nier la valeur et la compétence d’un seul homme, on juge
préférable que plusieurs magistrats puissent se prononcer : on préfère
plusieurs avis à un seul, quand bien même il serait bien informé par la loi ;
- c’est d’ailleurs ce que les monarques ont depuis toujours compris et
c’est pourquoi ils associent leurs amis ou ceux qu’ils considèrent tels à
l’exercice du pouvoir – l’amitié fait la différence avec la tyrannie : et cette
absence d’amis (cf. Xénophon, Hiéron ou sur le tyran) manifeste, d’un point
de vue aristotélicien, l’extrême perversion de ce régime corrompu. Le roi luimême donc pense qu’il doit gouverner avec ses égaux (en l’occurrence ses
amis) de sorte que finalement la monarchie n’est rien d’autre qu’une
aristocratie.
Le chapitre 16 devait être un chapitre consacré à la monarchie absolue
et en faveur de celle-ci. Mais la discussion sur la loi, ou plus exactement la
défense de la loi (règne de la raison, raison sans désir), a suffi à déconsidérer
ce type de régime qui soit tend à la tyrannie quand le pouvoir est vraiment
arbitraire (gouvernement selon le bon vouloir du roi), soit se ramène à une
aristocratie. Assurément Aristote n’est pas favorable à la monarchie.
© Philopsis – Laurent Cournarie
87
Téléchargement